Oui, c'est lui ! Un peu vieilli
et un peu plus maigre. Qu'il paraît fatigué ! Mais toujours le même sourire,
la même condescendance. Il se laisse arrêter où l'on veut et parle dès qu'on le
lui demande. Il caresse avec une joie visible les têtes chenues qui s'inclinent
devant lui et les fronts ébouriffés des enfants qu'on lui tend. Il serre dans
les siennes les mains rugueuses de tout ce bon peuple, redisant à tous : « Pax
et bonum ! La paix et le bien ! »
François a l'audience des foules. Il
entend et comprend aussi l'appel qu'elles lui lancent. Il veut être digne de la
confiance qu'elles mettent en lui. Il inspire à ces chrétiens l'horreur et le
dégoût de ce monde pervers qui fait parfois d'eux des complices et plus souvent
des victimes du mal. Ce peuple attend que les principes de justice et de
charité qu'il jette dans les masses comme un bon grain produisent à brève
échéance des effets salutaires. Ce monde meilleur qu'il se propose, au moyen de
l'Évangile, de placer à même la vie, est ardemment désiré par ces simples et
ces pauvres. D'autant que le monde nouveau en train de naître – François le
sait mieux encore que le peuple ne le pressent – n'est pas meilleur, pas plus
chrétien que celui qui se meurt. Sous de nouvelles enseignes se cachent les
mêmes vieilles passions ; sous de nouveaux noms revivent plus que jamais
les mêmes vieux abus.
* * *
Toutefois
beaucoup commencent à
penser que pour faire honneur à la foi, il ne suffit pas d'élever de superbes
cathédrales, de les revêtir de marbres précieux volés à quelques infortunés
ennemis ou de les orner de l'or extorqué au malheur des vaincus. Qui plus est,
un certain nombre décèlent la flagrante contradiction qui sépare un très
louable objectif des moyens inavouables employés pour l'atteindre. Cependant,
sur l'ensemble de ces chrétiens, le milieu, l'ambiance, les conditions de la
vie quotidienne, continuent d'exercer leur lourd handicap, ils les rendent
toujours plus inconséquents avec eux-mêmes, souvent durs et cruels pour leurs
semblables et parjures à Dieu. Ce qui n'empêche point que tous se croient bons
chrétiens. Ils vont tremper dans l'eau bénite le poignard, instrument de leur vengeance ; ils vont
prier le Christ crucifié de faire tomber leur ennemi dans le traquenard qu'ils
ont soigneusement préparé ; ils font serment sur l'image de la
Madone d'exterminer la famille rivale. Ils se croient chrétiens, parce qu'ils
font baptiser leurs enfants et paient la dîme à la paroisse. Bien osé qui voudrait
leur prouver que cette religiosité n'est pas pur christianisme, car c'est de
l'église qu'ils partent pour leurs expéditions guerrières ; c'est le nom
de Dieu qu'ils invoquent à l'envi dans les conditions féroces qu'ils imposent aux
vaincus, après avoir mis à feu et à sang leurs maisons ; c'est au nom
de Dieu qu'ils jurent les accords qu'ils violeront bientôt et qu'ils signent
des trêves qu'ils sont prêts à rompre. De cette prétendue
religion qui fait de Dieu une formule officielle, un sceau d'autorité,
l'exemple vient de haut : l'empereur lui-même le donne à ses feudataires
et ceux-ci à leurs vassaux qui, à leur tour, le transmettent à leurs
subordonnés pour l'offrir, tous ensemble à la foi simpliste du peuple.
Le monde nouveau qui se dresse,
fringant et effronté, derrière les enseignes flamboyantes des libertés populaires,
ne se montre pas meilleur que celui qu'il combat. La Commune, elle aussi, est
féroce, parjure et fourbe, ce qui ne l'empêche nullement de se croire
religieuse : elle aussi, avec ses consuls et podestats en robe
d'hermine ou de soie, « en nom Dieu » fait des lois partisanes et
condamne les citoyens au bannissement, quand ce n'est pas l'énucléation, à l'écartèlement
du corps, au sac, à la spoliation des biens et au massacre de toute une
parenté !
* * *
À cette mentalité, soi-disant chrétienne, François a
longuement réfléchi. L'appel qui vers lui monte du peuple comme vers un autre
Christ ne le laisse point insensible. Il ne se perdra pas non plus comme un
vain et douloureux sanglot. François a un projet.
Il a compris que la dure
expérience vécue par le peuple, que cette aspiration vers le bien qui se lève
de partout, imposent une action plus directe, plus profonde et plus large, un
exemple encore plus marquant que celui offert par ses frères. Il faut un
exemple donné au monde dans le monde, non par des religieux seulement, mais par
des hommes et des femmes de ce même monde qui, chez eux, au travail, dans toute
manifestation de leur activité, montrent ce que veut dire : penser et
agir en chrétien. Son plan est de flanquer son armée de religieux, prédicateurs
de l'Évangile, d'une troupe de fidèles qui
fournissent la preuve que l'on peut vivre cet Évangile
dans le monde tout en refusant de
s'accommoder aux exigences perverses de ce monde.
Il reconnaît l'audace de son
projet, la difficulté de recruter la troupe qu'il lui faut, mais il est sûr que
tous ceux qui lui crient leur enthousiasme sur les places, n'épuisent pas à
l'applaudir la ferveur qui les anime. François est sûr de trouver dans cette
masse, des chrétiens capables d'embrasser la folie de la Croix, prêts à se jeter à contre-courant
des préjugés reçus, sans crainte d'être taxés d'illuminés et de fantasques,
décidés qu'ils sont de faire un bond en avant sur leur temps, au risque de
passer pour des hérétiques et des casse-cou plutôt que de sacrifier au conformisme
en vogue. Il lui faut des croyants téméraires et humbles la fois, comme le
furent les apôtres et les premiers disciples. François les trouvera !
C'est de cette conviction que va
naître, après les frères Mineurs et les Pauvres Dames, la troisième famille
franciscaine, le Tiers-Ordre de la pénitence. Dans la pensée de François, le
Tiers-Ordre fait partie de la chevalerie des temps nouveaux, entièrement
dévouée au salut de la société chrétienne. Sans armes, elle ne le cédera en
rien, en fait de courage et de décision, à celle qui, sous le heaume et le
baudrier, avait eu son heure de splendeur à une époque désormais révolue.
Ce qu'il veut, c'est un Ordre, non
une quelconque confrérie religieuse, ni une association de charité, mais
quelque chose de plus profond et de plus dynamique qui présuppose un choix de
gens aux qualités pas ordinaires. Ce qu'il veut, c'est un rassemblement de
volontés, en rupture délibérée avec toutes les idolâtries inavouées auxquelles
l'humanité sacrifie au mépris du Christ. Ce qu'il lui faut, c'est un groupe de
vraies consciences, rebelles à la tyrannie de la matière, et non
point des ombres inconsistantes d'idéalistes désabusés, refoulés et inertes ; ce sont des
ouvriers actifs et sans respect humain, confiants et tenaces dans la tâche
entreprise. Il veut semer dans la masse amorphe de l'humanité un ferment
bénéfique, pareil à celui qui transforme le moût épais et trouble en
limpide et délicieux nectar.
À Poggibonsi,
au pied de ces collines qui
paraissent se donner la main et danser une joyeuse ronde autour de l'ombrageuse
Sienne, François rencontre deux époux, Lucchesio
et sa femme, Buona Donna, vrais modèles de la vie chrétienne dans le monde. Ce sont deux
créatures d'amour et de douleur que la férocité des luttes civiles a jetées
hors de Sienne comme d'indésirables rebuts. Au dur contact de la tribulation,
qui fait rendre à toute âme sa tonalité profonde, comme le sang jaillit
d'une veine ouverte, ces deux êtres répandent autour d'eux la douce harmonie de
cœurs pacifiés et unis. Ce que la douleur vous fait rentrer dans l'intime
d'ennuyeux et d'amer, eux le déversent en bonté et charité, et le transforment
en merveilleuses sources de consolations. En ce couple qui élève et sublime son
propre amour, dans ce plus grand amour qui embrasse en Dieu toutes les
créatures, François découvre l'incarnation de sa nouvelle idée. Il en fera la
première cellule de sa réforme, étendue à l'ensemble des chrétiens et qui
prendra le nom de Tiers-Ordre.
C'est une cause de joie pour
François ! Le long de son chemin, entre misères et tribulations, il a
découvert une fleur à garder avec celles qui réjouissent et parfument la
fraîcheur de son âme : il a vu une autre forme de
l'amour, celle qui embrase deux créatures liées ensemble par l'amour humain
sanctifié par le mariage et les aide à monter droit vers Dieu. Et de
surcroît, il a découvert un moyen merveilleux de soulager les misères du peuple
et de hâter sa marche vers la vraie libération.
François, en cette famille
chrétienne, découvre la sainteté de l'amour conjugal. Il est certes, cet amour,
de style différent de l'amour virginal de Claire ou de la forte dévotion de
frère Jacqueline, mais comme eux, il vient de Dieu et retourne à Dieu après
avoir semé le bien tout le long de son passage sur terre. En effet, en créant
le Tiers-Ordre, François eut la main heureuse : il inventa un
moyen d'une efficacité merveilleuse pour aider ses contemporains. Il ne s'agit plus de s'opposer aux nombreux maux de
l'époque par le palliatif de secours individuels, intermittents, nécessairement
restreints, mais d'agir sur la cause même de ces maux en les combattant sur le
plan social.
* * *
La Règle du Tiers-Ordre est, à cette fin,
d'une efficacité incontestable. Aussi bien, les membres de la nouvelle
Fraternité, quoique sans vœu à
proprement parler, sont néanmoins
astreints à certaines obligations précises, à incidences
sociales très grandes. Du fait qu'ils sont des hommes voués,
consacrés à Dieu, les tertiaires ressortissent à la
juridiction ecclésiastique, ils ne doivent pas prêter serment d'allégeance à personne, ni
porter l'épée, ni engager de procès devant les tribunaux civils. À distance,
ces obligations peuvent apparaître anodines et inopérantes, mais placées dans
leur contexte de temps et de lieu, c'est-à-dire en plein XIIIe siècle, en Italie surtout, elles
hâtèrent le déclin de la féodalité et limitèrent les excès de la jeune Commune.
Lorsqu'à travers les cités italiennes il y eut assez de tertiaires pour refuser
de porter les armes, pour des causes toujours très discutables et le plus
souvent mauvaises, le combat inexpiable de la guerre civile finit faute de
combattants.
Les pouvoirs établis ne sont point
longtemps à accuser le coup. Cependant, ils ne distinguent pas
tout de suite qu'il s'agit, en l'espèce, non pas d'une révolte politique, mais
bien plutôt d'une revendication d'ordre moral et spirituel, pour mieux dire
religieux, ce qui est infiniment plus délicat. Ils ripostent et se défendent
comme ils peuvent : l'empereur Frédéric cependant n'a point tout à fait l'âme
d'un apostat, et l'eût-il, qu'il lui manquerait les moyens d'une répression
adéquate. La Commune, prise de court, ne possède, pour faire opposition à ce mouvement,
que l'amas des feuilles de sa constitution changeante : elle hésite
aussi à sévir contre ces hommes qui jouissent du prestige de
leur vertu et ont l'opinion de leur côté. Contraints à ruser, entre
la papauté et l'empire, il n'y a pas un consul ni un podestat qui se sente de
taille à affronter l'Église
sur ce nouveau terrain qu'elle
gagne et défend.
Toutefois c'est la Commune qui est
la plus frappée, sans être directement visée, par le Tiers-Ordre. Elle prétend
établir un ordre nouveau sous prétexte d'émancipation, et en fait, elle
étouffe, écrase l'individu sous son autorité draconienne et dans sa législation
tentaculaire. Mais voici que des citoyens lui opposent une résistance passive : ils ne
veulent plus porter les armes, ils se refusent aux querelles, ils récusent la
juridiction des tribunaux civils, car ils sont, eux aussi, « d'Église » et l'Église les reconnaît et les appuie.
Rien n'arrête ce mouvement qui, à travers les
villes et les bourgades, s'étend à la manière d'un puissant levain
dans la masse jusqu'alors amorphe et taillable sans merci.
Au début, on avait cru à une pieuse
originalité, à un rêve creux de quelque mystique sans contact aucun
avec les réalités de la vie. Mais bientôt cette étrange association s'est
révélée une force puissante autant qu'incoercible et insaisissable. Fondée avant
tout sur des valeurs spirituelles, elle touche le social et le transforme
d'autant plus vite qu'elle a l'audience du peuple à qui elle fait
mieux que promettre une vraie liberté et une paix authentique, car elle lui
apporte et lui garantit ces mêmes biens. Ceux qui en font partie ne sont ni
moines ni religieux, ni moniales, cependant ils ne sont plus tout à fait laïcs.
Ils vivent d'une vie irrépréhensible et claire, sans
abhorrer le monde au point de le fuir, pas plus qu'ils ne se résignent à
l'accepter tel qu'il est. En les fréquentant, on comprend qu'ils sont des
croyants irréductibles. Ils ont l'esprit de pauvreté, et c'est pourquoi, ils se
contentent pour eux-mêmes du nécessaire et distribuent aux autres le superflu.
Ils ont l'esprit de paix, et c'est pourquoi, n'ayant pas d'ennemis, ils aident
les autres à ne pas en avoir, et réconcilient ceux qui en ont. Ils ont l'esprit
de vraie justice et travaillent à réparer les torts et les injustices. Ils ne
refusent point ses droits à la vie qu'ils apprécient comme un don divin, mais
ils ne concèdent rien aux passions.
À converser avec eux, on les sent
posséder la merveilleuse certitude de la foi, mère de l'espérance et soutien
des affligés. Ils possèdent la vraie charité qui comprend, pardonne
l'impardonnable et vole au secours des victimes de l'abandon. Ce sont des gens
de toutes conditions : nobles et roturiers, artisans de
tous métiers, dames de haut lignage et pauvres filles du peuple, tous unis autant
qu'ils sont par un lien plus fort que l'amour : le lien de la
divine charité. Ils vont au secours de toutes les infortunes, souriant aux plus
répugnantes, indulgents à ceux qui les offensent, jamais las de faire le bien,
jamais déconcertés devant le mal. Là où un petit enfant pleure, où une mère se
meurt, où un père a été tué, où un lépreux a été jeté dehors, là où l'appel est
le plus déchirant et le silence plus poignant, eux, les humbles chevaliers du
Tiers-Ordre, arrivent, sans être appelés ni attendus, comme si la main de Dieu
les guidait. Ils apportent le vrai réconfort, celui qui n'a été ni demandé ni
espéré, celui qui prend figure de miracle et d'une visite du ciel.
« Mon frère, ma sœur ! » :
ce n'est pas seulement la Règle
qui donne ces noms aux membres du Tiers-Ordre, c'est la foule de leurs obligés
et bientôt l'ensemble du peuple. Et ces noms ne sont point usurpés ou une
quelconque appellation, ils sont pleinement mérités, car eux, les tertiaires,
les ont revalorisés et réintégrés en chrétienté. Et c'est pourquoi cette œuvre
est vraiment une des plus belles réussites de François 1, la
réalisation de son souhait : « Pax et bonum ! »
Giuseppe
Bastianini, in Lorsque Dieu passe