samedi 9 avril 2016

En passant... Giuseppe Bastianini, Le Tiers-Ordre franciscain


François s'est remis sur les grandes routes, sur ces routes qu'il aime tant mais qu'il avait dû abandonner un temps à cause de son extrême fatigue. Celle qu'il foule maintenant se faufile entre les collines de l'Ombrie et se cache au milieu des vignes et des blés, comme si elle avait honte, elle-même, de ne rien produire, au milieu de tant d'abondance. Les paysans qui rendent féconde cette terre tenace dont les mottes deviennent dures comme des cailloux, se servent très rarement de ces chemins par trop battus. Ils leur préfèrent les sentiers discrets entre champs et remblais, le long des fossés, agrippés aux talus, qu'ils ont tracés eux-mêmes comme bon leur semblait, pour raccourcir les distances. Une méfiance manifeste, pis même, une sourde rancœur, les tient éloignés des grandes routes où passe le seigneur du lieu, l'air farouche et hautain, entouré de ses sbires. On y rencontre trop souvent aussi le chevalier du trimard et de la resquille et il n'est pas rare non plus d'y voir défiler, avinées et querelleuses, les bandes armées des châtelains qui se font la guerre. Mais lorsque François est de passage, l'on ne sait d'où sort tout ce monde qui l'entoure, ni comment se forment ces troupes d'enfants qui lui font fête comme s'il était un de leurs compagnons de jeux. Son nom partout retentit en un clin d'œil, la cloche de l'église s'ébranle et le curé, pareil à une ombre, débouche d'un verger verdoyant et accourt à sa rencontre avec de grands gestes : les gens s'appellent, s'interrogent, se groupent et se précipitent à qui mieux mieux devant lui.
Oui, c'est lui ! Un peu vieilli et un peu plus maigre. Qu'il paraît fatigué ! Mais toujours le même sourire, la même condescendance. Il se laisse arrêter où l'on veut et parle dès qu'on le lui demande. Il caresse avec une joie visible les têtes chenues qui s'inclinent devant lui et les fronts ébouriffés des enfants qu'on lui tend. Il serre dans les siennes les mains rugueuses de tout ce bon peuple, redisant à tous : « Pax et bonum ! La paix et le bien ! »
François a l'audience des foules. Il entend et comprend aussi l'appel qu'elles lui lancent. Il veut être digne de la confiance qu'elles mettent en lui. Il inspire à ces chrétiens l'horreur et le dégoût de ce monde pervers qui fait parfois d'eux des complices et plus souvent des victimes du mal. Ce peuple attend que les principes de justice et de charité qu'il jette dans les masses comme un bon grain produisent à brève échéance des effets salutaires. Ce monde meilleur qu'il se propose, au moyen de l'Évangile, de placer à même la vie, est ardemment désiré par ces simples et ces pauvres. D'autant que le monde nouveau en train de naître – François le sait mieux encore que le peuple ne le pressent – n'est pas meilleur, pas plus chrétien que celui qui se meurt. Sous de nouvelles enseignes se cachent les mêmes vieilles passions ; sous de nouveaux noms revivent plus que jamais les mêmes vieux abus.
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Toutefois beaucoup commencent à penser que pour faire honneur à la foi, il ne suffit pas d'élever de superbes cathédrales, de les revêtir de marbres précieux volés à quelques infortunés ennemis ou de les orner de l'or extorqué au malheur des vaincus. Qui plus est, un certain nombre décèlent la flagrante contradiction qui sépare un très louable objectif des moyens inavouables employés pour l'atteindre. Cependant, sur l'ensemble de ces chrétiens, le milieu, l'ambiance, les conditions de la vie quotidienne, continuent d'exercer leur lourd handicap, ils les rendent toujours plus inconséquents avec eux-mêmes, souvent durs et cruels pour leurs semblables et parjures à Dieu. Ce qui n'empêche point que tous se croient bons chrétiens. Ils vont tremper dans l'eau bénite le poignard, instrument de leur vengeance ; ils vont prier le Christ crucifié de faire tomber leur ennemi dans le traquenard qu'ils ont soigneusement préparé ; ils font serment sur l'image de la Madone d'exterminer la famille rivale. Ils se croient chrétiens, parce qu'ils font baptiser leurs enfants et paient la dîme à la paroisse. Bien osé qui voudrait leur prouver que cette religiosité n'est pas pur christianisme, car c'est de l'église qu'ils partent pour leurs expéditions guerrières ; c'est le nom de Dieu qu'ils invoquent à l'envi dans les conditions féroces qu'ils imposent aux vaincus, après avoir mis à feu et à sang leurs maisons ; c'est au nom de Dieu qu'ils jurent les accords qu'ils violeront bientôt et qu'ils signent des trêves qu'ils sont prêts à rompre. De cette prétendue religion qui fait de Dieu une formule officielle, un sceau d'autorité, l'exemple vient de haut : l'empereur lui-même le donne à ses feudataires et ceux-ci à leurs vassaux qui, à leur tour, le transmettent à leurs subordonnés pour l'offrir, tous ensemble à la foi simpliste du peuple.
Le monde nouveau qui se dresse, fringant et effronté, derrière les enseignes flamboyantes des libertés populaires, ne se montre pas meilleur que celui qu'il combat. La Commune, elle aussi, est féroce, parjure et fourbe, ce qui ne l'empêche nullement de se croire religieuse : elle aussi, avec ses consuls et podestats en robe d'hermine ou de soie, « en nom Dieu » fait des lois partisanes et condamne les citoyens au bannissement, quand ce n'est pas l'énucléation, à l'écartèlement du corps, au sac, à la spoliation des biens et au massacre de toute une parenté !
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À cette mentalité, soi-disant chrétienne, François a longuement réfléchi. L'appel qui vers lui monte du peuple comme vers un autre Christ ne le laisse point insensible. Il ne se perdra pas non plus comme un vain et douloureux sanglot. François a un projet.
Il a compris que la dure expérience vécue par le peuple, que cette aspiration vers le bien qui se lève de partout, imposent une action plus directe, plus profonde et plus large, un exemple encore plus marquant que celui offert par ses frères. Il faut un exemple donné au monde dans le monde, non par des religieux seulement, mais par des hommes et des femmes de ce même monde qui, chez eux, au travail, dans toute manifestation de leur activité, montrent ce que veut dire : penser et agir en chrétien. Son plan est de flanquer son armée de religieux, prédicateurs de l'Évangile, d'une troupe de fidèles qui fournissent la preuve que l'on peut vivre cet Évangile dans le monde tout en refusant de s'accommoder aux exigences perverses de ce monde.
Il reconnaît l'audace de son projet, la difficulté de recruter la troupe qu'il lui faut, mais il est sûr que tous ceux qui lui crient leur enthousiasme sur les places, n'épuisent pas à l'applaudir la ferveur qui les anime. François est sûr de trouver dans cette masse, des chrétiens capables d'embrasser la folie de la Croix, prêts à se jeter à contre-courant des préjugés reçus, sans crainte d'être taxés d'illuminés et de fantasques, décidés qu'ils sont de faire un bond en avant sur leur temps, au risque de passer pour des hérétiques et des casse-cou plutôt que de sacrifier au conformisme en vogue. Il lui faut des croyants téméraires et humbles la fois, comme le furent les apôtres et les premiers disciples. François les trouvera !
C'est de cette conviction que va naître, après les frères Mineurs et les Pauvres Dames, la troisième famille franciscaine, le Tiers-Ordre de la pénitence. Dans la pensée de François, le Tiers-Ordre fait partie de la chevalerie des temps nouveaux, entièrement dévouée au salut de la société chrétienne. Sans armes, elle ne le cédera en rien, en fait de courage et de décision, à celle qui, sous le heaume et le baudrier, avait eu son heure de splendeur à une époque désormais révolue.
Ce qu'il veut, c'est un Ordre, non une quelconque confrérie religieuse, ni une association de charité, mais quelque chose de plus profond et de plus dynamique qui présuppose un choix de gens aux qualités pas ordinaires. Ce qu'il veut, c'est un rassemblement de volontés, en rupture délibérée avec toutes les idolâtries inavouées auxquelles l'humanité sacrifie au mépris du Christ. Ce qu'il lui faut, c'est un groupe de vraies consciences, rebelles à la tyrannie de la matière, et non point des ombres inconsistantes d'idéalistes désabusés, refoulés et inertes ; ce sont des ouvriers actifs et sans respect humain, confiants et tenaces dans la tâche entreprise. Il veut semer dans la masse amorphe de l'humanité un ferment bénéfique, pareil à celui qui transforme le moût épais et trouble en limpide et délicieux nectar.
À Poggibonsi, au pied de ces collines qui paraissent se donner la main et danser une joyeuse ronde autour de l'ombrageuse Sienne, François rencontre deux époux, Lucchesio et sa femme, Buona Donna, vrais modèles de la vie chrétienne dans le monde. Ce sont deux créatures d'amour et de douleur que la férocité des luttes civiles a jetées hors de Sienne comme d'indésirables rebuts. Au dur contact de la tribulation, qui fait rendre à toute âme sa tonalité profonde, comme le sang jaillit d'une veine ouverte, ces deux êtres répandent autour d'eux la douce harmonie de cœurs pacifiés et unis. Ce que la douleur vous fait rentrer dans l'intime d'ennuyeux et d'amer, eux le déversent en bonté et charité, et le transforment en merveilleuses sources de consolations. En ce couple qui élève et sublime son propre amour, dans ce plus grand amour qui embrasse en Dieu toutes les créatures, François découvre l'incarnation de sa nouvelle idée. Il en fera la première cellule de sa réforme, étendue à l'ensemble des chrétiens et qui prendra le nom de Tiers-Ordre.
C'est une cause de joie pour François ! Le long de son chemin, entre misères et tribulations, il a découvert une fleur à garder avec celles qui réjouissent et parfument la fraîcheur de son âme : il a vu une autre forme de l'amour, celle qui embrase deux créatures liées ensemble par l'amour humain sanctifié par le mariage et les aide à monter droit vers Dieu. Et de surcroît, il a découvert un moyen merveilleux de soulager les misères du peuple et de hâter sa marche vers la vraie libération.
François, en cette famille chrétienne, découvre la sainteté de l'amour conjugal. Il est certes, cet amour, de style différent de l'amour virginal de Claire ou de la forte dévotion de frère Jacqueline, mais comme eux, il vient de Dieu et retourne à Dieu après avoir semé le bien tout le long de son passage sur terre. En effet, en créant le Tiers-Ordre, François eut la main heureuse : il inventa un moyen d'une efficacité merveilleuse pour aider ses contemporains. Il ne s'agit plus de s'opposer aux nombreux maux de l'époque par le palliatif de secours individuels, intermittents, nécessairement restreints, mais d'agir sur la cause même de ces maux en les combattant sur le plan social.
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La Règle du Tiers-Ordre est, à cette fin, d'une efficacité incontestable. Aussi bien, les membres de la nouvelle Fraternité, quoique sans vœu à proprement parler, sont néanmoins astreints à certaines obligations précises, à incidences sociales très grandes. Du fait qu'ils sont des hommes voués, consacrés à Dieu, les tertiaires ressortissent à la juridiction ecclésiastique, ils ne doivent pas prêter serment d'allégeance à personne, ni porter l'épée, ni engager de procès devant les tribunaux civils. À distance, ces obligations peuvent apparaître anodines et inopérantes, mais placées dans leur contexte de temps et de lieu, c'est-à-dire en plein XIIIe siècle, en Italie surtout, elles hâtèrent le déclin de la féodalité et limitèrent les excès de la jeune Commune. Lorsqu'à travers les cités italiennes il y eut assez de tertiaires pour refuser de porter les armes, pour des causes toujours très discutables et le plus souvent mauvaises, le combat inexpiable de la guerre civile finit faute de combattants.
Les pouvoirs établis ne sont point longtemps à accuser le coup. Cependant, ils ne distinguent pas tout de suite qu'il s'agit, en l'espèce, non pas d'une révolte politique, mais bien plutôt d'une revendication d'ordre moral et spirituel, pour mieux dire religieux, ce qui est infiniment plus délicat. Ils ripostent et se défendent comme ils peuvent : l'empereur Frédéric cependant n'a point tout à fait l'âme d'un apostat, et l'eût-il, qu'il lui manquerait les moyens d'une répression adéquate. La Commune, prise de court, ne possède, pour faire opposition à ce mouvement, que l'amas des feuilles de sa constitution changeante : elle hésite aussi à sévir contre ces hommes qui jouissent du prestige de leur vertu et ont l'opinion de leur côté. Contraints à ruser, entre la papauté et l'empire, il n'y a pas un consul ni un podestat qui se sente de taille à affronter l'Église sur ce nouveau terrain qu'elle gagne et défend.
Toutefois c'est la Commune qui est la plus frappée, sans être directement visée, par le Tiers-Ordre. Elle prétend établir un ordre nouveau sous prétexte d'émancipation, et en fait, elle étouffe, écrase l'individu sous son autorité draconienne et dans sa législation tentaculaire. Mais voici que des citoyens lui opposent une résistance passive : ils ne veulent plus porter les armes, ils se refusent aux querelles, ils récusent la juridiction des tribunaux civils, car ils sont, eux aussi, « d'Église » et l'Église les reconnaît et les appuie.
Rien n'arrête ce mouvement qui, à travers les villes et les bourgades, s'étend à la manière d'un puissant levain dans la masse jusqu'alors amorphe et taillable sans merci.
Au début, on avait cru à une pieuse originalité, à un rêve creux de quelque mystique sans contact aucun avec les réalités de la vie. Mais bientôt cette étrange association s'est révélée une force puissante autant qu'incoercible et insaisissable. Fondée avant tout sur des valeurs spirituelles, elle touche le social et le transforme d'autant plus vite qu'elle a l'audience du peuple à qui elle fait mieux que promettre une vraie liberté et une paix authentique, car elle lui apporte et lui garantit ces mêmes biens. Ceux qui en font partie ne sont ni moines ni religieux, ni moniales, cependant ils ne sont plus tout à fait laïcs. Ils vivent d'une vie irrépréhensible et claire, sans abhorrer le monde au point de le fuir, pas plus qu'ils ne se résignent à l'accepter tel qu'il est. En les fréquentant, on comprend qu'ils sont des croyants irréductibles. Ils ont l'esprit de pauvreté, et c'est pourquoi, ils se contentent pour eux-mêmes du nécessaire et distribuent aux autres le superflu. Ils ont l'esprit de paix, et c'est pourquoi, n'ayant pas d'ennemis, ils aident les autres à ne pas en avoir, et réconcilient ceux qui en ont. Ils ont l'esprit de vraie justice et travaillent à réparer les torts et les injustices. Ils ne refusent point ses droits à la vie qu'ils apprécient comme un don divin, mais ils ne concèdent rien aux passions.
À converser avec eux, on les sent posséder la merveilleuse certitude de la foi, mère de l'espérance et soutien des affligés. Ils possèdent la vraie charité qui comprend, pardonne l'impardonnable et vole au secours des victimes de l'abandon. Ce sont des gens de toutes conditions : nobles et roturiers, artisans de tous métiers, dames de haut lignage et pauvres filles du peuple, tous unis autant qu'ils sont par un lien plus fort que l'amour : le lien de la divine charité. Ils vont au secours de toutes les infortunes, souriant aux plus répugnantes, indulgents à ceux qui les offensent, jamais las de faire le bien, jamais déconcertés devant le mal. Là où un petit enfant pleure, où une mère se meurt, où un père a été tué, où un lépreux a été jeté dehors, là où l'appel est le plus déchirant et le silence plus poignant, eux, les humbles chevaliers du Tiers-Ordre, arrivent, sans être appelés ni attendus, comme si la main de Dieu les guidait. Ils apportent le vrai réconfort, celui qui n'a été ni demandé ni espéré, celui qui prend figure de miracle et d'une visite du ciel.
« Mon frère, ma sœur ! » : ce n'est pas seulement la Règle qui donne ces noms aux membres du Tiers-Ordre, c'est la foule de leurs obligés et bientôt l'ensemble du peuple. Et ces noms ne sont point usurpés ou une quelconque appellation, ils sont pleinement mérités, car eux, les tertiaires, les ont revalorisés et réintégrés en chrétienté. Et c'est pourquoi cette œuvre est vraiment une des plus belles réussites de François 1, la réalisation de son souhait : « Pax et bonum ! »
Giuseppe Bastianini, in Lorsque Dieu passe

1. Fioretti 1, XVI ; De Laudibus beati Francisci, par Bernard de Besse. VII, in fine ; Lettre à tous les fidèles, dans les Opuscules de saint François ; Histoire du Tiers-Ordre, par Pierre Kano.