Vous
savez avec quelle passion les écrivains russes du XIXe siècle se sont penchés
sur le problème du mal,
et en particulier sur le problème de la souffrance infantile. Comment l'enfant
peut-il souffrir ? l'enfant innocent, comment peut-il être torturé ?
comment peut-il subir le martyre puisqu'il n'a rien fait dont il puisse être
responsable ? Et vous vous rappelez comment Karamazov, Yvan Karamazov,
voulait rendre son billet au spectacle de la vie si une seule larme d'enfant
doit couler dans l'univers ! et, pour lui, il n'était pas question de
croire en un dieu quelconque dès lors qu'il y avait dans le monde la souffrance
des innocents.
Vous
vous rappelez que Camus a repris ce thème dans La Peste en faisant dire au docteur Rieux que le plus grand honneur
que l'on puisse faire à Dieu dans un monde tel que le nôtre, c'est de croire
qu'il n'existe pas.
En
réalité, plus le mal est atroce, plus il nous scandalise ; mais aussi
plus la présence de Dieu s'atteste car, et c'est ce que la Croix va nous
apprendre, le mal, le mal des innocents, le
mal sous toutes ses formes, le mal de la douleur, le mal de la
mort, le mal de la faute, Dieu
en est la première victime. Et c'est justement parce que Dieu est victime du
mal que le mal a un visage effrayant.
Nous
sommes scandalisés par la souffrance d'un petit enfant, et davantage encore par
le martyre d'un petit enfant, martyre gratuitement infligé par des adultes en
face desquels il est sans défense comme la petite fille enfermée dans les
cabinets pendant les mois d'hiver dans un jardin de Moscou et qui bat des
poings la porte pour se faire ouvrir, et personne ne l'entend ! Le martyre
des enfants nous scandalise justement parce que nous sentons qu'il y a dans l'enfant une majesté d'autant
plus vénérable qu'elle est fragile et désarmée, mais cette valeur, précisément dans l'enfant,
cette valeur méconnue, méprisée et bafouée, ce n'est pas autre chose que Dieu
Lui-même 1. Car
si l'enfant était un petit animal, un paquet d'instincts sans conséquence, s'il
n'y avait pas en lui une valeur possible, une valeur infinie qu'il a à
développer et à communiquer, le mal ne serait pas le mal.
S’il
est absolu, s’il a ce caractère effroyable, s’il est monstrueux, c'est
justement dans la mesure où une valeur infinie est profanée, est méconnue. Cela
veut dire que, no seulement le scandale du
mal ne nous éloigne pas de Dieu, mais il nous révèle Dieu comme la victime du
mal, à condition bien entendu que l'on parle du Vrai Dieu.
Et cependant rien n'est plus
étrange que de voir avec quelle facilité les hommes ont attribué à Dieu des
caractères qui les feraient rougir eux-mêmes si on les leur attribuait, en faisant de Dieu un vengeur impitoyable, un despote,
un moloch, un être acharné à la poursuite de ses créatures, embusqué à tous les
tournants de la route pour les surprendre en faute et leur infliger des
châtiments éternels.
On a
oublié qu'il y avait dans l'humanité une capacité d'amour, une capacité de don
merveilleuse qui peut atteindre à l'héroïsme le plus pur et le plus
désintéressé ! On a oublié ce qu'une mère, une vraie mère, est capable
d'endurer et d'offrir pour sauver son enfant menacé.
Je vous
rappelle cette mère qui s'est fait ôter un rein pour tenter une greffe afin de
sauver la vie de son petit garçon menacée. Et ce n'est qu'une image, d'ailleurs
splendide, de ce pouvoir de générosité qui permet à une vraie mère de
s'identifier avec son enfant et de le vivre plus intensément qu'il ne le fait
lui-même ! Car il y a des épreuves qu'une mère peut vivre en son enfant,
pour lui, en lui, plus que lui par ce pouvoir de générosité qui la solidarise
avec la vie de son enfant au point qu'elle la préfère à la sienne.
Est-ce
concevable ? D'où jaillit l'amour
maternel ? Quelle en est la source quand il est vrai,
quand il est héroïque, quand il va jusqu'au bout de ses exigences ? Quelle est la source de cet amour sinon Dieu
Lui-même ? Et il n'y a pas à hésiter : l'amour de la
Vierge elle-même, cet amour qui embrasse toute l'humanité, cet amour
si vénérable qui nous est si sacré, n'est
qu'un écho lointain de cet Amour infiniment maternel qui est l'Amour de Dieu.
Comment voudrait-on que Dieu fut moins maternel que la meilleure des mères ? Dieu est notre Mère autant qu'il est notre
Père, c'est-à-dire qu'il l'est à un degré infini.
On sait
ce qu'est la justice d'une mère, d'une vraie mère : la justice d'une vraie
mère n'est pas de se venger sur son enfant de l'abandon dont elle a pu être
victime, mais c'est de tout sacrifier pour reconquérir le cœur de son enfant,
de s'immoler pour lui pour qu'il redevienne lui-même ! Une vraie mère comprend
que le véritable drame qui se joue dans un fils qui s'éloigne, dans un fils qui
se déshonore et la déshonore avec lui, est qu'il s'aliène à lui-même, qu'il
devient étranger à soi, qu'il s'extériorise au lieu d'être une source et une
origine et un créateur : il est simplement à la remorque de ses glandes et
de ses nerfs et de ses instincts, en un mot de sa biologie passionnelle. Il n'est
alors plus qu'une chose au lieu d'être quelqu'un, et c'est cela qui déchire la
vraie mère !
L'émerveillement
de la maternité dans le premier sourire du petit enfant, provient de la
possibilité entrevue, cette possibilité qui ravit le cœur de tous les parents
au berceau, ce sentiment d'une possibilité encore vierge et inépuisable qui
pourra faire de cet enfant quelqu'un d'unique et d'irremplaçable.
Mais
pour cela, il faut qu'il le veuille, il faut qu'il fasse la conquête de
lui-même, il faut qu'il se déprenne de toutes ses servitudes biologiques, il
faut qu'il devienne un créateur, il faut, selon les termes de Saint Augustin,
qu'il passe du dehors au dedans. Et c'est quand il est devenu une intimité
inviolable qu'il sera vraiment la source de ses actes, qu'il sera vraiment un
centre de rayonnement et que la vie toute entière pourra devenir comme celle de
Saint François, pourra devenir à travers toute l'histoire un ferment de
générosité et de libération.
Mais
quelle mère sachant cela voudrait contraindre son enfant, tenterait de le
contraindre, c'est-à-dire de l'amener par des voies extérieures à rejoindre et
à découvrir son intimité ? C'est absolument impossible ! Comment
voudrait-on que cela fut possible à Dieu puisque Saint Augustin reconnaît Dieu
précisément à ceci que Dieu
est toujours dedans et que nous sommes dehors, et que Le rencontrer, c'est au contraire échapper aux servitudes de
l'extériorité, c'est entrer au cœur de notre intimité et là,
dans un dialogue de lumière et d'amour, connaître enfin le sens et l'usage de
sa liberté qui consiste non pas à choisir entre un chewing-gum et une plaque de
chocolat ! mais qui
consiste à pouvoir faire de tout soi-même un don, et justement,
au lieu d'accepter le donné, tout ce qui est préfabriqué, tout ce que nous
avons à subir, de le transformer pour en faire une offrande, une oblation,
enfin un don qui réponde à la générosité qui est Dieu, cette générosité
toujours présente en nous et qui ne cesse jamais, et qui ne cessera jamais de
nous attendre.
Il est
bien clair que, dans cette conception, l'enfer
prend un sens essentiellement nouveau. Impossible d'imaginer que Dieu l'ait
inventé, il se crée tout seul, il se
crée tout seul par le poids même de notre extériorité.
Dans un
ménage, quand il n'y a plus d'amour, quand il n'y a plus de confiance, quand
les âmes cessent de s'échanger, ce n'est pas la batterie de cuisine qui va
faire l'unité ! Au contraire, plus l'ordre matériel demeure parfait, plus
les discordes intimes, plus la séparation des âmes, plus l'aliénation des
sensibilités l'une à l'autre devient sensible et intolérable.
On est
contraint d'être ensemble, on n'a plus rien à se dire. On est contraint d'être
ensemble, on n'a plus rien à échanger. Et c'est cette contrainte d'une présence
qui n'est plus un présent, qui n'est plus un don, qui n'est plus un cadeau, qui
n'est plus une gratuité, qui n'est plus un pur élan de générosité, qui n'est
plus une découverte toujours nouvelle et toujours plus libre, c'est cela
l'enfer. L'enfer,
c'est-à-dire un univers qui a l'air humain et qui est en réalité devenu un
univers de choses, un univers d'objets, un
univers où pèsent toutes les servitudes de l'extériorité. Cet
enfer-là, c'est nous qui le créons.
Il y en a un autre, c'est l'enfer
de Dieu, celui qu'Il subit dans cette crucifixion que nous lui
infligeons à l'intérieur de nous-même et c'est là justement
qu'apparaît la justice de Dieu, la justice de la mère qui est de prendre la
place de son enfant coupable, de se faire coupable pour lui, de se faire
coupable à sa place, de payer pour lui dans l'innocence absolue, car c'est la
seule manière de lui ouvrir les yeux, c'est la seule manière de l'introduire
dans l'ordre proprement existentiel puisque le bien, le bien est existentiel,
c'est-à-dire que le bien, c'est pour nous
la seule forme d'être, et ce bien, ce n'est pas quelque chose à faire, mais
c'est Quelqu'un à aimer, Quelqu'un à aimer ! Quelqu'un qui
est là, Quelqu'un qui se donne, Quelqu'un qui ne s'impose jamais tout en se
proposant toujours.
C'est
ce mal qu'il s'agit de guérir. C'est cette brèche qu'il s'agit de combler. Et
c'est justement l'amour qui doit faire le pont entre les lèvres de cette plaie
béante où l'être est déchiré : il
n'y a que l'amour qui puisse être médiateur, il n'y a que
l'amour qui puisse rétablir l'harmonie et l'unité.
La
justice de la mère, c'est cela même, et il n'y en a pas d'autre qui soit digne
d'une mère que de prendre sur soi toute la faute, d'en porter en elle-même
toutes les conséquences pour que la brèche soit réparée, pour que la plaie se
cicatrise, pour que l'existence atteigne
enfin à cette dimension humaine, qu'elle devienne cette
existence où je est un autre, cette existence qui est un concert de
relations, cette existence qui est un élan vers un autre, cette existence enfin
en forme de don.
La mère
dont j'ai parlé si souvent, qui a attendu trente-cinq ans un fils qui lui avait
été arraché par un mari brutal, cette mère qui a attendu trente-cinq ans sans
rien dire, sans rien attendre, sans rien demander, en payant les dettes de son
fils avec les économies de sa pauvreté, en le vêtant de neuf, en le choyant
quand il a été malade, en le recueillant finalement lorsque, consumé de
tuberculose, ayant usé sa vie par tous les bouts, incurable et refusé par tous
les sanas, il échoue chez elle.
Et la voilà
qui le soigne jour et nuit, et qui n'ouvre pas la bouche, et qui ne lui prêche
pas. Elle ne lui demande pas de se convertir, bien que son cœur brûle de cet
unique désir qu'il trouve la lumière, qu'il fasse de sa mort un don, un acte
libre, un acte humain, qu'il ne la subisse pas comme il n'a cessé de subir ses
instincts. Elle n'attend pas autre chose. Elle le demande, mais
silencieusement. Elle sait que cette âme est ombrageuse, elle sait qu'elle
n'admettra aucun empiétement sur son autonomie. Elle est là, sereine,
dépouillée, transparente, entièrement donnée, silencieuse comme la Vierge au
jour où Joseph découvre une maternité dont il ignore l'origine, cette mère
silencieuse au berceau de l'éternité de son fils, cette mère qui enfin le voit
s'ouvrir parce qu'il a compris, parce qu'il a découvert cet évangile vivant
qu'est l'amour de sa mère, parce qu'il a tout compris à travers elle, parce
qu'à travers elle, il a senti battre dans son cœur le cœur maternel de Dieu.
Il n'a
pas voulu demeurer en reste. Il a voulu avoir la religion de sa mère, il a
voulu être baptisé comme elle, communier avec elle, parce que tout, en un
instant, est devenu clair, parce qu'en un instant il est passé, comme Augustin,
du dehors au dedans et qu'il a trouvé au cœur de son cœur cette Présence qui
n'avait jamais cessé de l'attendre et dont le visage de sa mère était
l'évangile visible et irréfragable.
Il est
clair qu'il n'y a pas d'autre chemin et qu'il n'y avait pas d'autre voie pour
Dieu que celle-là, celle de souffrir pour nous, de souffrir en nous, de
souffrir avant nous, de souffrir plus que nous.
Comment concevoir une souffrance
divine ? Mais justement sur le modèle de cette souffrance maternelle car la mère dont je viens de parler, cette mère sainte,
admirable, que j'ai eu l'honneur de connaître et dont je garde toujours le
rayonnement, cette mère n'attendait rien.
Elle
était si dépouillée qu'elle avait renoncé à tout retour et, lorsqu' elle
souffrait dans son fils, ce n'était pas pour elle, ce n'était pas parce qu'elle
était humiliée et déshonorée, c'est parce que, étant donné ce qu'elle était,
vivant de la lumière qu'elle respirait, la déchéance de son fils qui lui était
plus sensible qu'à lui-même, elle vivait cette déchéance dans un déchirement
purement altruiste, uniquement pour lui avec lequel elle était si parfaitement,
si héroïquement identifiée, et elle l'aimait d'une façon si pure, je m'en suis
rendu compte le jour où il s'est tourné vers Dieu dans un élan soudain, elle ne
l'a pas davantage aimé que la veille, elle ne pouvait l'aimer davantage parce
qu'elle l'aimait totalement, parce qu'elle l'aimait sans retour, parce qu'elle
l'aimait pour lui.
Simplement,
comme je le lui ai dit souvent, son amour a changé de couleur, comme le soleil
change de couleur suivant les nuances du vitrail qu'il inonde de ses rayons,
mais c'était le même amour toujours donné, toujours altruiste, qui n'avait rien
perdu parce qu'il avait déjà tout perdu.
Et
c'est justement cela l'Amour
de Dieu : c'est un Amour qui a tout perdu éternellement, c'est
un Amour qui ne peut rien perdre parce
qu'il a tout donné éternellement au cœur de la Trinité où
respire la divine pauvreté. Il n'y a pas de reste, il n'y a pas de réserve, il
n'y a rien qui n'ait été entièrement donné et communiqué et c'est pourquoi Dieu,
justement, peut souffrir en nous, pour nous, plus que nous, avant nous, sans
être diminué en rien parce qu'il est capable d'une identification sans retour
et sans réserve et que, lorsque nous nous convertissons, simplement son amour
change de couleur parce que nous sommes devenus un vitrail d'une autre teinte,
ou plutôt, de murs que nous étions, nous sommes devenus vitrail où le soleil
peut chanter.
Il y a une douleur divine au cœur
de la douleur humaine et c'est justement
cette douleur divine qui donne au mal toutes ses dimensions. Le scandale d'Ivan
Karamazov, le scandale de Camus et de tant d'autres nous émeuvent parce qu'ils
sont, à leur manière, un témoignage à cette
blessure divine qui ne cesse de saigner dans la douleur humaine.
L'Humanité
de Notre Seigneur est une Humanité sacrement. L'Humanité de Jésus, cette
Humanité toute pauvre, cette Humanité incapable de dire je et moi puisque son moi
est Dieu, cette Humanité qui ne possède rien et qui, comme Dieu, est
radicalement incapable de rien s'approprier parce qu'elle est tout don, toute
offrande et toute oblation, cette Humanité de Jésus ne témoigne jamais
d'elle-même. Tout ce qu'elle souffre, tout ce qu'elle endure, la nuit même de
l'Agonie, le déchirement et la solitude de la Croix, tout cela est un
témoignage rendu à l'éternelle divinité.
Il y a donc en Dieu une réalité
qui est la source et la caution de cette passion humaine de Jésus, cette passion humaine de Jésus est la
parabole dans le temps de la souffrance divine.
Si Jésus souffre, c'est que Dieu
souffre. Si Jésus meurt, c'est que Dieu meurt, comme l'amour peut mourir dans un cœur qui le refuse et
qui s'obstine à lui dire non, comme la vérité peut mourir dans un esprit
indifférent qui refuse d'être attentif, comme la musique peut mourir au milieu
du bruit qui l'environne et qui la couvre, et Dieu est à la fois la musique, Il est à la fois la
vérité, Il est à la fois l'amour, il est
justement la fragilité infinie qui caractérise toutes les valeurs de l'esprit.
Claudel
s'en est aperçu et c'est cela qui a déterminé de nouveau en un instant sa
conversion. Il était entré en dilettante, vous vous rappelez, à Notre Dame, un
jour de Noël 1886. Il y cherchait des émotions pour bercer son ennui et il
entend les antiennes de Noël et, tout d'un coup, il découvre, comme il le dira
plus tard « l'innocence déchirante et l'éternelle enfance de Dieu ». Quand
il ressortira de la cathédrale, il sera croyant malgré lui, croyant jusqu'au
fond et il sentira que sa vie toute entière désormais doit être un témoignage à
cette innocence déchirante et à cette éternelle enfance de Dieu.
Graham
Greene, à sa manière, fera la même découverte dans ce roman magnifique qu'est La Puissance et la Gloire. Il montrera
finalement un prêtre, un mauvais prêtre, à l'origine un prêtre qui n'avait rien
compris tout simplement, un
prêtre qui avait eu comme tant de prêtres un faux dieu, sans en
être le moins du monde responsable d'ailleurs, et qui va découvrir à travers la
persécution, à travers un sens tout neuf de la responsabilité parce qu'il se
sent pour la première fois le berger d'un troupeau abandonné, il va découvrir
soudain cet amour merveilleux qui, pour la première fois, luit dans son esprit
et dans son cœur et, finalement, à la veille du martyre, il découvre qu'aimer
Dieu, c'est vouloir, c'est vouloir Le protéger contre nous-mêmes.
Aimer Dieu, c'est vouloir Le protéger
contre nous-même parce que la Passion de Jésus Christ,
qui n'est que la parabole incomparable, la
parabole dans le temps de l'éternelle passion de Dieu, car Dieu
sera éternellement crucifié tant qu'il y aura un seul être, une seule créature,
qui dira "non". Il n'y a pas en Dieu de partialité, Il n'est pas une
mère qui discerne entre ses enfants, chaque
créature est l'objet d'une tendresse infinie et, tant qu'il y en
a une seule qui
ne sera pas engrangée dans les moissons éternelles, Dieu sera crucifié. Et
c'est cela l'enfer, l'enfer dans la lumière de la Croix, l'enfer auquel nous
condamnons Dieu et dont il nous faut absolument Le délivrer.
Oui, il
est clair qu'il est impossible d'entendre autrement l'appel de la Croix. Il ne
s'agit pas d'un sacrifice offert à un moloch par un innocent traqué et
abandonné, il s'agit de cette innocence, il s'agit de la révélation de la
Passion d'un Dieu qui est mère infiniment plus que toutes les mères et dont la
justice, la justice maternelle, comporte cette
substitution de l'innocence infinie à la culpabilité illimitée.
Si cela
est vrai, il faut absolument
renverser toutes les perspectives : ce n'est pas nous qu'il faut sauver, c'est
Dieu. C'est Dieu ! Il faut Le sauver de nous-mêmes, le
sauver de nous-mêmes comme il faut sauver la musique de notre bruit, comme il
faut sauver la vérité de nos fanatismes, comme il faut sauver l'amour de notre
possession. Dieu est infiniment fragile et Dieu est désarmé. Dieu est sans
défense contre nous.
Comment
voulez-vous qu'on fasse la
vérité contre celui qui se bouche les oreilles ? Elle
n'est pas un objet pour le contraindre et l'écraser, elle est une pure intériorité, elle est la
lumière de la flamme d'amour qui ne peut luire que dans un
esprit qui la laisse transparaître. Et c'est cela justement l'aventure du
vendredi Saint, l'immense aventure du
vendredi Saint ! ce retournement de toute la perspective !
Nous ne
risquons rien du côté de Dieu. Qu'est-ce qu'une mère peut faire sinon attendre,
souffrir, se donner et mourir pour l'enfant rebelle, pour justement qu'il
revienne à soi, pour qu'il cesse d'être dehors et qu'il respire au dedans ?
Qu'est-ce
que nous pourrions craindre de Dieu ? Son jugement ? C'est nous qui
l'avons prononcé, ce n'est pas Lui qui nous crucifie, c'est nous qui Le
crucifions ! Ce n'est pas Lui qui cessera jamais de nous aimer, c'est
impossible ! c'est nous qui sommes
constamment distraits de Son Amour et indifférents à Sa Présence !
C'est donc Lui qu'il faut sauver, c'est Lui qu'il faut protéger contre
nous-mêmes, et c'est à cette souffrance
divine qu'il faut nous rendre sensibles dans la souffrance humaine.
Si la
souffrance humaine est intolérable, c'est finalement parce qu'elle est vécue en
chacun par une maternité divine où s'atteste au cœur de chacun la présence d'un
Dieu qui ne cesse de l'attendre.
D'ailleurs
nous sommes là au cœur de l'Évangile. C'est Jésus Lui-même qui va nous initier
à ce secret incroyable dans le mot si saisissant et si peu compris : « Celui
qui fait la volonté de mon Père », cette volonté qui pour Jésus est une
nourriture, un pain vivant, un pain de vie comme elle doit le devenir pour
nous, « celui qui fait la
volonté de mon Père est mon frère, et ma sœur, et ma mère » (Marc
3, 35).
Et ma mère. Et ma mère ! c'est donc vrai que nous avons à devenir le berceau de
Dieu, que nous avons à veiller sur Lui comme Marie sur l'enfant de Bethléem, à
Le laisser croître en nous, à Le défendre contre toutes nos limites, à
conquérir cette transparence qui cessera de faire de Lui une caricature, à nous
aborder nous-mêmes sur la pointe des pieds avec un respect infini pour laisser
à toutes les fibres de notre être cette dimension infinie que lui communique la
présence de Dieu puisque c'est là le témoignage que nous avons à rendre, notre
existence elle-même en forme de don.
Si Dieu
n’était pas engagé dans notre vie, nous pourrions surseoir, nous pourrions
attendre à demain pour L'aimer, nous pourrions ne jamais L'aimer, cela n'aurait
aucune conséquence ! En réalité les conséquences sont infinies car il n'y a pas pour Dieu d'autre manière de
s'enraciner dans notre histoire, d'être une présence vécue dans la Création,
que notre consentement et notre amour.
Vous
vous rappelez ce mot admirable du mystique Angélus Silesius : « L'abîme
de mon esprit ne cesse d'invoquer dans un cri l'abîme de Dieu. De ces deux
abîmes, dis, quel est le plus grand ?". Il nous laisse conclure que
ce sont deux abîmes symétriques et que, finalement, l'infinité de Dieu ne peut
se révéler que dans l'infinité de l'homme. Il faut que l'homme devienne sacrement et les sacrements
n'ont pas d'autre sens, n'ont pas d'autre ordination, n'ont pas d'autre
intention, à l'instar et sur le modèle de l'Humanité incomparable de Jésus
Christ, c'est à cela que nous sommes appelés.
Tous
les évangiles diffusés par la presse, toutes les traductions bibliques, toutes
les lectures parlées seront absolument vaines, et ne seront que des ferments
d'idolâtrie si, finalement, l'Évangile, ce n'est pas nous-même. Si l'Évangile
ne passe pas par nos mains, si nos mains ne deviennent pas des mains de
lumière, des mains qui donnent et ne veulent plus posséder, si notre visage ne
porte pas ce sourire de la divine bonté, si notre corps tout entier ne devient
pas le sanctuaire de l'Esprit. Tous les livres, tous les discours ne feront alors
que brouiller les cartes et dresser des murs de séparation parce que, seule une âme peut parler à une âme, seule
une intimité peut en éclairer une autre, seul un amour peut susciter l'amour.
C'est pourquoi saint Jean de la Croix nous disait : « Là où il n'y a
pas d'amour, mettez l'amour et vous en extrairez l'amour ».
Tout
donc est changé. Nous entrons dans une
immense aventure, nous avons la charge de Dieu. Ce serait
sordide d'avoir la charge de nous-même et qu'est-ce que cela voudrait dire ?
Si nous avions la charge de nous-même, nous resterions captifs de notre moi !
Or c'est justement de cela qu'il faut être sauvé, de ce moi qui nous possède,
de ce moi qui nous limite, de ce moi qui est le faisceau de toutes nos
servitudes. Mais comment décoller de ce moi sinon, justement, en sentant, en
vivant, toute la fragilité désarmée, toute l'innocence déchirante de Dieu ?
Ah ! ce n'est pas de la
littérature ! S'il n'y avait pas
derrière le visage humain cette possibilité d'une révélation divine, nous
pourrions tranquillement nous suicider ce soir, la vie n'aurait aucun sens. Mais
c'est cela justement qui saisit un être attentif, c'est cette révélation de
Dieu par l'absence. Tous ces visages pourraient, s'ils étaient décontractés,
s'ils étaient ouverts, apaisés, s'ils étaient recueillis, silencieux, s'ils
laissaient passer à travers eux cette lumière éternelle, tous ces visages
seraient autant de ferments de libération, tous ces visages annonceraient la
paix et la communiqueraient parce que chacun, à travers eux, éprouverait la
splendeur de la vie et l'importance décisive de chaque mouvement de sa volonté,
de chaque battement de son cœur.
Oh ! Dieu fragile !
fragile infiniment ! Dieu
caché comme le secret le plus profondément enfoui au cœur de notre cœur !
Et la Croix de Jésus atteste justement à quel point Il est victime de tous nos
refus d'amour et que le mal est une blessure, une blessure faite à cet Amour
qui n'est qu'Amour.
Et,
puisque c'est dans l'humanité, puisque c'est dans la Création que Dieu saigne
et qu'il meurt, c'est donc dans cette Création qu'il nous faut porter les
remèdes de l'amour, qu'il nous faut déraciner le mal, qu'il nous faut répandre
le rayonnement du bien.
Tout ce
négativisme que nous entretenons, que nous propageons, tout ce négativisme,
toutes ces façons de démolir, de détruire, de décourager, de déprimer,
d'asphyxier tous les élans de l'âme, comme tout cela est anti-chrétien !
Justement les bras de la Croix, les bras de l'Amour étendus vers nous, nous
pressent d'entrer dans le oui pour
que l'univers soit, pour que l'existence rayonne, pour que le monde soit
transfiguré, pour que toutes les fleurs se mettent à fleurir et que toutes les
réalités se mettent à chanter.
Jésus
ne meurt pas pour que nous macérions dans la méditation de la mort ; mais
pour qu'avec Lui nous soyons des vainqueurs de la mort. La vraie mort est celle
où nous stagnons dans la possession, dans l'instinctivité, dans le moi
passionnel où nous sommes roulés comme une noix sur l'océan par les forces
obscures. Notre vocation est de clarifier, de décanter, d'apaiser, d'harmoniser
pour faire du monde un cosmos, c'est-à-dire, selon le sens du mot, une chose
pure, une chose belle.
Maurice Zundel
Conférence du vendredi saint 1961
Sainte-Marie-de-la-Paix, Le Caire
Conférence du vendredi saint 1961
Sainte-Marie-de-la-Paix, Le Caire
1. Comme c'est difficile pour nous de
voir les choses ainsi ! La valeur d'un enfant est infinie puisque Dieu
lui-même, l'humanité même de Jésus-Christ, l'habite réellement dès le premier instant
de son existence.