Le monde de Dostoïevski est
radicalement chrétien, non seulement parce que ses personnages sont baptisés et
parlent du Christ, mais surtout parce qu'il se situe au cœur du mystère
chrétien : celui de la nature humaine déchue, blessée, en proie au Prince
de ce monde, mais rachetée, pardonnée et aimée par le Fils de Dieu crucifié et
ressuscité. Le caractère absolu des personnages russes, qui peuvent paraître
outrés à nos yeux d'occidentaux, met à nu, en relief, le drame du cœur humain
écartelé entre la convoitise de Satan et le désir de Dieu, mais libre de se
donner à l'un ou à l'autre. C'est le diable qui lutte avec Dieu et le champ
de bataille est le cœur de l'homme, dit Dmitri Karamazov (Les Frères Karamazov, livre
II, chapitre 3) 1.
LE PARRICIDE RELIGIEUX.
À l'origine du péché est le refus de regarder Dieu comme un Père.
Au début de la Genèse, au Créateur épris de son œuvre (« Et Dieu vit que
cela était bon »), le serpent oppose la caricature d'un despote qui n'a
créé que pour affirmer sa domination (Genèse 3, 1-5).
Pour déjouer
la souveraineté contraignante de ce Dieu-despote, il suffit de s'égaler à lui, de devenir « comme les dieux » en connaissant et en décidant
soi-même le Bien et le Mal. La loi morale, qui n'est pas reconnue comme les douces
attaches, les liens d'amour d'un Père
apprenant à marcher son enfant 2, mais comme la
coercition d'un maître sur ses esclaves, est niée au nom de valeurs supérieures.
Ainsi Ivan Karamazov :
Ce n'est pas
Dieu que je refuse, comprends-le bien, c'est l'univers créé par lui, c'est
l'univers de Dieu que je n'accepte pas et que je me refuse à accepter... À
quoi bon connaître le bien et le mal quand il en coûte tant ? Tout
l'univers de la connaissance ne vaut pas alors les larmes du petit enfant vers
le « Bon-Dieu »... Et si les
souffrances des enfants ont servi à compléter la somme des souffrances nécessaires à gagner la
vérité, alors j'affirme
d'avance que la vérité tout entière ne vaut pas un tel prix.
(Les Frères Karamazov,
V, 3 et 4)
Le Surhomme
Si l'on refuse
de recevoir de Dieu la règle du jeu, si l'on est soi même juge du Bien et du
Mal, alors on est comme Dieu, égal à lui : Raskolnikov, le héros de Crime et
Châtiment, en tuant la vieille usurière, veut se prouver qu'il
est un surhomme, supérieur à
la loi
commune : en tuant
l'autre, il tue Dieu 3. Dans Les Possédés, Kirilov veut devenir
Dieu en se tuant soi-même, montrant par là qu'il est plus grand que la peur
de la mort :
Celui qui
vaincra la souffrance et la terreur, celui-là sera lui-même Dieu. Quand à l'autre Dieu,
il n'existera plus.
— Donc ce
Dieu-là existe d'après vous ?
— Il n'existe
pas, mais il est la souffrance de la peur de la mort. Celui qui vaincra la
souffrance et la peur sera lui-même Dieu... Celui qui ose se tuer est Dieu.
(Les Possédés, 1ère
partie, chapitre 3, § 8)
Dieu étant
mort, il n'y a plus de loi morale. « Tout est permis » proclame Ivan Karamazov. Stavroguine, héros des Possédés, est au-delà du Bien et du
Mal :
C'est à ce moment,
tandis que je buvais du thé et bavardais avec ma bande, que je pus me rendre
compte très nettement, pour la première fois de ma vie, que je ne comprenais
pas et ne sentais pas le Bien et le Mal ; que non
seulement, j'en avais perdu le sentiment, mais que le Bien et le Mal, en soi,
n'existaient pas (cela m'était fort agréable), n'étaient que des préjugés, que
je pouvais certainement me libérer de tout préjugé, mais que si j'atteignais à
cette liberté, j'étais perdu.
(Ibid., III, 9, 2)
Les fruits de
la chair
De ce péché
métaphysique, fondamental, découle tout le reste. On sait bien ce
que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie,
haine, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions,
sentiments d'envie, orgies, ripailles et choses semblables (Galates 5, 19-21). Tous les
romans de Dostoïevski illustrent les conséquences du « Tout est permis » : débauche de Stavroguine, du vieux Karamazov qui vole
l'héritage de ses fils parce que, dit-il « quand je vieillirai, je deviendrai répugnant et elles
(les femmes) ne voudront plus de moi de leur plein gré », haines et jalousies d'Ivan et Dmitri Karamazov à cause de Katia Ivanovna, de Dmitri et de son père à cause de Grouchenka ; assassinat de
la vieille usurière par Raskolnikov,
de Chatov par Piotr Verkhovenski, de la femme de Stavroguine, sans que ce
dernier s'y oppose...
Le Parricide
Le parricide
est le crime qui résume tous les crimes. Il est le symbole du parricide
religieux décrit plus haut, le refus foncier de la paternité.
Tout le monde
en Russie, depuis Bélinski,
sait que le commandement « Tu honoreras
ton père et ta mère » est immoral, disent les révolutionnaires des Possédés, et leur chef,
Piotr Verkhovenski traite
lui-même son père, Stepane
Trofimovitch, avec le dernier mépris : Tu as été un parasite,
c'est-à-dire un laquais bénévole. Nous sommes trop fainéants pour travailler
mais nous avons les dents longues... ; il va jusqu'à la négation de sa paternité : Après tout, qu'est-ce que ça peut
te faire que je sois ton fils ou celui du Polonais... Et devant la
malédiction paternelle :
Est-il possible de proférer de pareilles bêtises ?
Le meurtre du
père Karamazov, quel qu'en
soit l'auteur, est présenté comme un parricide, et jugé comme tel au procès
final. Chacun des frères Karamazov
y a sa part,
volontaire ou non. Tout d'abord Smerdiakov, le fils naturel qui a lui-même
porté le coup ;
Dmitri ensuite qui, s'il a été « préservé par Dieu et la prière de sa mère », au moment
fatal, a désiré de tout son cœur la mort de son père (« Pourquoi un
tel homme vit-il ?
Ibid., II, 6) ; Ivan surtout
a inspiré à
Smerdiakov, sans le vouloir et comme malgré lui, l'intention du
crime.
Si ce n'est
pas Dmitri qui a tué,
mais Smerdiakov,
je suis certes solidaire avec lui, car je l'y
poussais. L'y poussais-je vraiment, je ne le sais pas encore. Mais si seulement
c'est lui qui a tué, et non Dmitri, alors, bien entendu, je suis un
assassin. C'est d'ailleurs ainsi que Smerdiakov le comprend : C'est vous
qui avez tué, c'est vous le principal assassin, et moi je n'ai été que votre
acolyte, votre fidèle serviteur, c'est selon vos suggestions que j'ai accompli
la chose. Seul, le dernier fils, Aliocha, est innocent du crime, mais cette innocence est
ambiguë, car, à plusieurs
reprises, il pressent en son sang de Karamazov le parricide à venir. Rakitine lui dit : Ces trois jouisseurs-là (Dmitri, Ivan et le
vieux) s'épient maintenant mutuellement,... le couteau
dans la botte. Ils sont trois à s'être heurtés de front et toi, tu es peut-être le
quatrième (Ibid., II, 7).
Le désordre
du Tout est permis aboutit à un échec humain. Ivan connaît le
désespoir en apprenant qu'il est un assassin. Stavroguine n'est capable ni d'aimer ni de
haïr : J'ai partout
essayé ma force, ...
mais à quoi appliquer cette force ? Maintenant comme
toujours, je puis avoir le désir de faire une bonne action, et j'y trouve du
plaisir ;
et à côté de cela, j'ai envie de commettre une mauvaise
action et j'y goûte le même plaisir. Mais l'un et l'autre sentiments sont
toujours mesquins, jamais forts (Les Possédés, III, 8). Ces deux personnages sont possédés
du « triste démon
de l'ironie (Les Possédés I, 5-6 ; Les Frères Karamazov
XII, 8). La place vide
du père tué est intolérable ; il faut remplacer le père : c'est alors qu'apparaissent des
perversions de la paternité.
Le grand
Inquisiteur
La légende du
grand Inquisiteur inventée par Ivan Karamazov est un sommet de la réflexion religieuse de
Dostoïevski. Elle nous présente, en négatif, l'amour de Dieu pour l'homme dont
il respecte la liberté. Le grand Inquisiteur reproche au Christ d'avoir
repoussé les tentations de Satan au désert et d'avoir accablé les hommes du
fardeau de la liberté :
Tu as
souhaité le libre amour de l'homme pour qu'il te suivit librement, séduit et
captivé par toi. Au lieu de l'ancienne loi solide, l'homme devait décider
lui-même d'un cœur libre ce qui est le bien et ce qui est le mal, n'ayant pour
seul guide que ton image devant lui ; mais est-il possible que tu n'aies pas prévu qu'à la
fin il rejettera et contestera même ton image et ta vérité, si on l'accable
sous un fardeau aussi terrible que la liberté du choix ?
Repoussant
les exigences du Dieu d'amour, les hommes se pressent sous la houlette du grand
Inquisiteur qui leur procure le pain terrestre (1ère tentation), la certitude par le
miracle (2ème
tentation),
l'unité sous un seul chef (3ème
tentation) : Nous les convaincrons qu'ils ne
seront libres qu'en abdiquant leur liberté entre nos mains et en se soumettant à nous. Ayant secoué
la tutelle divine comme une aliénation de sa liberté, l'homme aboutit à la
destruction de toute liberté (Les Frères Karamazov, V, 5).
La légende du
grand Inquisiteur trouve sa réplique sur le plan temporel dans le système
socialiste imaginé par Chigaliev
dans Les Possédés : Un dixième
(de l'humanité) obtiendra la liberté absolue et une autorité illimitée sur les
neuf autres dixièmes qui devront perdre leur personnalité et devenir en quelque
sorte un troupeau. Ce troupeau
irresponsable connaîtra le Paradis terrestre : partant de la liberté illimitée, j'aboutis
au despotisme illimité dit Chigaliev, résumant
magistralement le paradoxe de la liberté sans Dieu (Les Possédés, II, 7, 2).
La Fausse
paternité
Sur le plan
individuel, la paternité est singée par l'emprise d'une forte personnalité sur
une plus faible. Caricature du père spirituel, Stavroguine dévoie à la fois Chatov et Kirilov, enseignant au premier la foi dans la sainte Russie, au
second la négation de toute foi. « Tandis que vous implantiez dans mon cœur Dieu et la
patrie, vous empoisonniez en même temps le cœur de ce malheureux, de ce
maniaque Kirilov »
(id., II, 1,
7). Ivan Karamazov
domine
l'esprit de Smerdiakov :
Tout est
permis, reprend Smerdiakov devant Ivan, ça c'est vrai
que vous me l'enseigniez, vous me disiez alors beaucoup de choses comme
ça ; car si le
Dieu éternel n'existe pas, il n'y a pas non plus de vertu, on n'en a alors nul
besoin. Vous le disiez sérieusement. C'est ce que j'ai conclu.
— Tu y es
arrivé tout seul ?
demanda Ivan en le regardant de
travers.
— Sous votre
direction !
(Les
Frères Karamazov, XI, 8)
Le désespoir
de Stavroguine, la folie
d'Ivan, sont un enfer froid où règne le Prince de ce Monde, l'esprit
terrible et lucide, l'esprit du néant et de la destruction de soi-même, comme
l'appelle le grand Inquisiteur. Ce n'est pas un hasard si ces personnages sont
tous les deux possédés du démon qui leur apparaît au cours d'hallucinations,
mais jamais extérieur à eux-mêmes : C'est moi-même sous différents aspects, dit Stavroguine, et Ivan : Tu es ma propre incarnation,
l'incarnation d'une seule part de moi-même, du reste... de mes pensées et de
mes sentiments les plus vilains et les plus stupides seulement (Les Possédés, III, 9, 1 ; Les Frères Karamazov XI, 9). Mais la matérialisation du Diable
sous un aspect montre que ces deux personnages font encore nombre avec lui. Il
n'en est pas de même pour Piotr
Verkhovenski qui, lui, n'est pas seulement possédé mais
diabolique : comme le
serpent de la Genèse, il fait croire aux conjurés que Chatov les trahit ; comme le père du mensonge il est
mensonge, dépourvu de tout sentiment humain, et sa monstrueuse idolâtrie pour Stavroguine n'est que le
reflet du besoin, pour le diable-parasite, pour le Mal-Néant, de s'incarner
dans un être pour exister. Sans vous je ne suis qu'une mouche, une idée dans une
cornue, Colomb sans Amérique. Satan a complètement pris
possession de ce fantoche, que se meut dans un froid total.
LE SALUT DES
ENFANTS DE DIEU.
C'est au fond
de cet enfer que Dieu va rechercher sa créature. Car des profondeurs monte vers
lui le cri des hommes tombés. Ainsi Dmitri Karamazov :
Tout maudit,
tout bas et lâche que je suis, je baise aussi le bord de la robe que revêt mon
Dieu ; j'ai beau
suivre le Diable, je suis aussi ton fils, Seigneur, et je t'aime, et j'éprouve
la joie sans laquelle le monde ne saurait subsister.
(Les
Frères Karamazov, XI, 8)
Ne me juge
pas car je t'aime, Seigneur ! Je suis vil, mais je t'aime : si tu
m'envoies en enfer, là-bas aussi je t'aimerai et de là-bas, je clamerai que je
t'aimerai aux siècles des siècles.
(Id., VIII, 6)
On songe à la parole entendue par Silouane, moine russe
du mont Athos, au début de notre siècle : Garde ton âme en enfer, mais ne désespère pas. C'est cet
amour qui saisit aussi le vieux Stepane Trofimovitch lorsqu'ayant tout quitté, il
découvre l'Évangile
au bout de sa
route errante :
Mes amis,
Dieu m'est nécessaire parce que c'est le seul être que l'on puisse aimer réellement.
(Les Possédés III, 7, 2)
Ces âmes
perdues sont sauvées parce qu'au fond de l'abîme elles attendent la Descente
aux Enfers du Dieu qui les ressuscitera.
Dieu le Fils
Le Christ, le
vrai Fils, est celui qui reconnaît parfaitement le Père. Aux tentations de
l'esprit mauvais (« Si tu es le
Fils de Dieu... »),
il oppose sa
totale remise entre les mains de son Père : il en attend le pain terrestre et céleste ; il lui donne sa confiance sans
preuves miraculeuses ;
il reconnaît
l'unique adoration (Matthieu 4,
1-11). Sur la Croix, il aime le Père sans le secours des
consolations sensibles (« Mon Dieu, Mon
Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné »). Fils jusqu'au bout, se recevant du Père et se
remettant à lui : « Père, en tes
mains, je remets mon esprit ». Par le sacrifice de la Croix, le Fils Parfait rétablit
les hommes dans la filiation divine, leur rendant la possibilité du libre amour
filial.
La
souffrance, chez Dostoïevski, est toujours regardée comme une participation à ce sacrifice de la Croix, c'est
pourquoi elle peut être rédemptrice.
Le bagne
Le bagne
n'est pas, chez Dostoïevski, un châtiment désespérant, mais le moyen du rachat
du criminel :
Raskolnikov n'est sauvé que lorsque, ayant connu l'amour par
Sonia, il se livre au juge pour expier son crime en souffrant.
Mais la
souffrance n'est rédemptrice que si elle est acceptée librement ; c'est pourquoi Aliocha aide son
frère Dmitri à s'évader sur
le chemin du bagne :
Tu n'es pas
prêt et une pareille croix n'est pas pour toi. Bien plus : tu n'as même
pas besoin, toi qui n'es pas prêt, de cette croix de martyr. Si tu avais tué
ton père, je regretterais que tu la refuses, mais tu es innocent et cette croix
est trop lourde pour toi ! Par la souffrance, tu voulais faire naître en toi un
autre homme ;
à mon avis, ce qu'il faut seulement, c'est que toute ta
vie, et où que tu puisses fuir, tu te souviennes de cet autre homme, et cela
suffira.
(Les
Frères Karamazov, Épilogue,
2)
La folie
Le destin
d'Ivan Karamazov
est
ambigu : lui aussi
connaît la souffrance car il devient fou au moment de s'accuser du meurtre de
son père. Cette folie ressemble beaucoup à celle où Bernanos fait sombrer l'abbé Cénabre, lui aussi
possédé, à la fin de La joie. Peut-on
penser que, de la même façon, Ivan est sauvé du Diable par son sacrifice (car
il s'accuse au procès, même si personne ne le croit), quoique perdu aux yeux
des hommes ? Le Diable n'a
plus de prise sur l'homme rendu irresponsable par la folie ; en s'accusant, Ivan reconnaît la
vacuité du Tout est permis et retrouve le Père, comme Cénabre :
— Madame,
êtes-vous en état de réciter le Pater ?
— Oui, monsieur
l'abbé, fit-elle humblement. Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom...
Il avait posé
sa main sur son bras, elle le sentait peser de plus en plus.
— Répétez,
dit-il avec douceur, ...
je ne peux pas.
— Notre Père
qui êtes aux cieux, commença-t-elle
doucement, avec l'accent du pays d'Auge.
— PATER NOSTER, dit Cénabre d'une voix
surhumaine. Et il tomba la face en avant.
(Bernanos, La Joie, fin)
La paternité spirituelle
La paternité
naturelle étant un échec (indignité du vieux Karamazov, de Stépane Trofimovitch), c'est par la paternité spirituelle
que l'on retrouve le sens de la paternité divine.
C'est Chatov qui envoie Stavroguine vers l'évêque
Tykhon, et il y va
avec l'espoir d'être sauvé, comme s'accrochant à une dernière planche de salut. Mais il ne quitte
l'évêque que pour se pendre : l'entretien ne débouche pas sur une relation de
filiation. Peut-être y a-t-il
maladresse de
la part de Tykhon,
dont la
sainteté n'est pas assez grande pour sauver cette grande âme déchue (Le
malheureux —
Tykhon — n'avait pu se contenir et s'était mis parler de ce
qu'il eût mieux valu taire). Mais c'est surtout
Stavroguine qui se dérobe
au salut, parce qu'il est tiède, selon la parole de l'Ange à l'Église de Laodicée (Apocalypse 3, 14). Il ne peut trouver comme Raskolnikov la rédemption
par la souffrance :
Ce qui domine dans ce document (la Confession qu'il fait lire à Tykhon), c'est le
besoin terrible et sincère du châtiment ; le besoin de la Croix, du
supplice public. Mais cette soif de crucifiement torture un être qui n'a pas
foi dans la Croix. Mais il est aussi
impuissant à s'offrir au
pardon de l'enfant prodigue : il refuse de jouer le jeu ; d'accepter de Tykhon une pénitence autre que celle,
stérile, nous l'avons vu, qu'il s'est choisie. La pénitence salvatrice offerte
par Tykhon est justement
cette soumission à un père
spirituel :
Je connais un vieillard,... un ermite,
un ascète d'une sagesse chrétienne telle que ni vous ni moi ne pouvons le
concevoir... Allez auprès de lui, soumettez-vous à son autorité
pendant cinq ou sept ans...
Cette proposition provoque le départ de Stavroguine qui refuse le seul chemin du salut, celui de la filiation. Il se pend,
comme Smerdiakov, comme Judas.
En parallèle
avec cet échec, nous avons, dans les Frères Karamazov, le couple Zosime-Aliocha qui illustre
la parfaite réussite d'une filiation spirituelle. C'est la sainteté du staretz Zosime, autant que la
soumission d'Aliocha,
qui réalise
cette filiation :
Le staretz est celui qui
prend votre
âme, votre volonté dans son âme et sa volonté à lui. Ayant
élu un staretz,
vous abdiquez votre propre volonté et la lui remettez
en obéissance complète, avec un renoncement total de vous-même.
(Les
Frères Karamazov I, 5)
Le staretz Zosime est un
saint ; il lit dans
les cœurs, il enseigne ;
il guérit, il
rayonne de la joie pascale. Il a trouvé en Aliocha un fils chéri : Quant à toi, Alexis, bien des fois dans ma vie, je t'ai béni
pour ton visage, sache-le (Ibid., VI, 1). Et, Aliocha,
fils d'un
père dénaturé, a retrouvé dans le staretz l'image du Père. Sa soumission lui est totale, non pas
obéissance servile, mais tendresse filiale :
Dans tout
cela et avant tout, au premier plan, il y avait pour lui une figure, et une
figure seulement :
celle de son staretz bien-aimé, la figure du juste
qu'il vénérait jusqu'à l'adoration.
(Ibid., 7, 3)
Après la mort
de Zosime, cette « figure de son staretz bien-aimé » reste pour lui le signe, l'icône
de l'amour divin, et c'est pourquoi lui-même peut devenir pour les autres
icône : J'aime ton
visage, Aliocha,
dit son frère Dmitri.
Et Grouchenka : Ton visage
s'est gravé dans mon cœur.
Les fruits de
l'Esprit
Mais le fruit de l'Esprit est charité, joie, paix,
longanimité, maîtrise de soi (Galates 5, 22-23).
Aliocha, par sa
relation filiale au staretz,
est sauvé de
la nature des Karamazov.
Il retrouve
une relation vraie à
son père
naturel : seul, il
l'aime et en est aimé. Il est semblable aux petits enfants qui sont ses amis.
Sauvé, Aliocha est aussi
sauveur : il rapproche
ses deux frère Dmitri et Ivan ; il réconcilie les deux enfants, Ilioucha et Kolia ; il donne une
raison de vivre à Ivan (il
me suffira, Aliocha,
de savoir que tu existes quelque part par là et je ne
perdrai pas encore le désir de vivre (Id., V, 5). Il régénère Grouchenka, fille perdue :
J'ai toute ma
vie attendu quelqu'un comme toi, Aliocha ; je savais que quelqu'un viendrait
et me pardonnerait.
(Ibid., VII, 3)
Et Grouchenka, à son tour,
peut rendre à l'amour de Dmitri
sa
pureté :
Allons
labourer la terre, toi et moi... Aliocha l'a ordonné. Ce n'est pas une
maîtresse que je serai pour toi, je te serai fidèle.
(Ibid. VIII, 8)
LE ROYAUME
DES CIEUX
Aliocha, fils et
sauveur à l'image du
Christ, est le saint qui redonne espoir aux pécheurs et leur rouvre les portes
du Royaume des Cieux. Près du cercueil du staretz, alors que le Père Paisius lit l'évangile des Noces de Cana, Aliocha a la
révélation du Royaume :
il voit en
songe la salle des noces, le Christ qui change l'eau en vin et appelle les
invités au festin, et le staretz,
transfiguré,
buvant le vin nouveau de l'allégresse. Et de même que le staretz mort lui a
révélé la joie du Royaume, de même Aliocha peut enseigner aux enfants, après l'enterrement du
petit Ilioucha :
Nous
ressusciterons certainement, nous nous reverrons certainement, et gaiement,
joyeusement, nous nous raconterons tout ce qui nous est arrivé.
(Ibid., Épilogue 3)
Marie-Hélène CONGOURDEAU, in Résurrection n°40 (1972)
1. Étant données l'immensité de l'espace dostoïevskien et la place
fondamentale qu'y tiennent le péché et la Rédemption, on nous pardonnera de
n'en traiter qu'un aspect, essentiellement à partir de deux romans : Les Possédés et Les
Frères Karamazov.
Pour une étude plus développée, on se reportera à N. Berdiaeff, L'Esprit de
Dostoïevski, Plon, 1932, et à P. Evdokimov,
Gogol et Dostoïevski, ou la Descente aux Enfers, D.D.B., 1961. Signalons
aussi A. Besançon, Le Tsarévitch immolé, Plon, 1967.
2. cf. Osée, 11, 3-4 : Moi,
pourtant, j'apprenais à
marcher à Ephraim, je les prenais dans mes bras ;
et ils n'ont pas compris que je prenais soin d'eux ! Je les menais avec
des douces attaches, avec des liens d'amour ; j'étais pour
eux comme celui qui élève un nourrisson tout contre sa joue, je me penchais sur
lui et lui donnais à manger.
3. Les termes nietzschéens ne sont pas fortuits. Plus
qu'au « Dieu n'existe
pas » de l'athéisme
rationaliste, c'est au « Dieu est mort » de Nietzsche que se réfèrent
inconsciemment les révoltés de Dostoïevski. La négation de Dieu entraîne la
vacuité de la morale pour le surhomme qui se situe par-delà le Bien et le Mal.
Il ne semble pas que Dostoïevski ait connu son contemporain Nietzsche, pas plus
que Marx, ni bien sûr Freud. Mais son génie intuitif lui fit éprouver toutes
les « maudites questions
éternelles » qui
secouaient son époque. Selon son expression, c'est par le creuset des doutes
qu'est passé son Hosannah.