L'islam a
surgi dans une Europe qui a démantelé, ou laissé se délabrer, ses anciens
parapets. Ne parlant que de racines, mais n'osant plus être chez eux, les
Européens cherchent le repos dans le mouvement, un mouvement que rien ne règle
ni ne ralentit. Aucune frontière ne doit faire obstacle au libre mouvement des
capitaux, des biens, des services, des personnes, comme aucune loi ne doit
circonscrire le droit illimité de la particularité individuelle. Une vie sans
loi dans un monde sans frontières, tel est depuis au moins une génération
l'horizon des Européens. Un tel dispositif semblerait devoir être très peu
hospitalier pour l'islam qui s'avance au nom d'une loi absolue et divine. De
fait, la charia suscite bien
des appréhensions. En même temps, grâce précisément à son ordonnancement par la
loi religieuse, l'islam ignore lui aussi à sa manière les frontières. Les
frontières des deux groupes humains sont donc aussi indéfinies les unes que les
autres. Comme l'islam n'a jamais trouvé de forme politique propre, l'Europe
entend abandonner la forme politique qui lui était propre. Dans cette rencontre
de deux ensembles dépourvus de forme politique vient se résoudre la
malédiction, ou l'infirmité, d'être né quelque part.
Comment les
Européens en sont-ils venus à haïr à ce point l'autochtonie ? Les nationalismes virulents et
toxiques du vingtième siècle ont certainement contribué à cet affect très
général et très puissant. Pourtant la nation comprise comme la valorisation
exclusive des gens d'ici et l'aversion homicide pour les gens d'ailleurs a peu
à voir avec la forme politique dans laquelle l'Europe s'est construite et a
déployé ses puissances matérielles et spirituelles. Comment réussissons-nous à
confondre la communauté du sang et du sol avec la nation politique et la
communion spirituelle ?
Nous pensons, sentons et souvent agissons comme si nous étions placés
devant l'alternative entre l'autochtonie
et le déracinement, et nous choisissons bien sûr le déracinement, sous le
nom de mondialisation ou de libre circulation, par horreur de l'autochtonie vakisch. Nous manquons
d'imagination autant que de mémoire. Tant que la nation européenne fut dans sa
force, tant qu'elle préserva son intégrité spirituelle, les Européens
ignorèrent cette alternative. Ils n'eurent pas à choisir entre l'autochtonie et le
déracinement. J'ai déjà souligné l'indétermination originelle de cette forme
politique inédite, ainsi que la part énorme d'aventure qui a caractérisé son
développement. Cette aventure prodigieusement libre et diverse fut portée par
deux principes d'ordre et d'énergie également puissants, et dont la
collaboration et la modération réciproque donnèrent à l'invention européenne
cette longueur d'arc et cette richesse de nuances que rien n'égale dans
l'histoire. Ces deux principes sont, je le rappelle, d'une part la confiance
dans ses propres forces, l'ardeur et la fierté païennes si l'on veut, d'autre
part la confiance dans la bienveillance inépuisable et insoupçonnable de Dieu,
bienveillance prodiguée à tous et à chacun, et confiance qui est propre à la
foi chrétienne.
L'Europe fut
grande par ses nations tant qu'elle sut mêler les vertus romaines – courage et
prudence –, à la foi en un
Dieu ami de toutes et de chacune. Chacune voulait à la fois acquérir le monde,
selon le mot de Machiavel, et rester digne de la bienveillance du Dieu
impartial. Cela n'alla pas bien sûr sans d'innombrables misères, cruautés et
désastres, que nos âmes exsangues ne se lassent pas d'inventorier. Mais qui
fait l'effort de se proportionner à l'immense arc historique parcouru ainsi par les
nations européennes, ouvre son âme à une ampleur, hauteur et profondeur de l'entreprise
humaine qui lui font deviner par contraste comment cet arc s'est brisé.
L'effondrement dans l'immanence violente qui caractérise le vingtième siècle
dérive de l'affaiblissement de la médiation chrétienne, lorsque les nations,
surtout les plus jeunes et les plus puissantes, spécialement la plus jeune et
la plus puissante dont la marque chrétienne était d'ailleurs profondément
troublée par la dualité des confessions, prétendirent être une expression
immédiate de l'humanité elle-même, et chacune son expression éminente et
bientôt exclusive. Refusant d'insérer leur liberté dans un ordre spirituel ultimement rapporté la
puissance et à la bonté de
Dieu, elles cherchèrent toujours plus loin du ciel commun le secret d'une élection singulière qu'elles
dédaignaient désormais
de recevoir et de partager.
Nous ne
réparerons pas la brisure de l'arc européen. Nous ne reprendrons pas la longue
phrase là où elle s'est interrompue il y a un siècle presque exactement. Nul
avenir non plus dans la construction de l'Europe si mal nommée, car il n'y a nulle
architecture ni rien d'européen sur cette plaine immense et vide où tant de semblables ne parviennent à rien produire de commun. Nous ne sommes pas sans ressources pourtant, anciennes
et nouvelles. En un certain sens, nous connaissons un embarras de richesses que
nous ne savons comment ordonner. Ce sont les diverses forces spirituelles que
j'ai essayé de mettre en relation dans cet essai, sans perdre de vue, du moins
je l'espère, la grande indétermination de notre paysage moral et politique.
Seul un législateur ou un prophète, ou un prophète législateur, oserait
proposer une mise en ordre positive de ces forces. Quant à moi, je me risquerai pour conclure
à une dernière
remarque.
Il n'y a
d'avenir pour les Européens ni du côté de l'autochtonie, même s'il faut bien naître quelque
part ; ni du côté du
déracinement, même si, comme disait Montesquieu, la communication des peuples
produit de grands biens. Nous nous
sommes enfermés dans cette alternative mortifère parce que nous nous sommes
installés dans l'immanence comme dans le vrai lieu de l'humanité. Si nous ne
sommes que des végétaux terrestres, nous n'avons en effet le choix qu'entre
être enraciné et être déraciné. L'histoire de l'Europe cependant, je l'ai
souligné, est inintelligible si l'on ne fait pas intervenir une tout autre
notion, notion élaborée par l'ancien Israël, reconfigurée par le christianisme et perdue
lorsque l'arc européen s'est brisé. Cette notion sans laquelle l'histoire de
l'Europe est inintelligible est devenue elle-même inintelligible aux Européens
d'aujourd'hui. À leurs yeux, elle est simplement contraire ou étrangère à la raison. Qui la mentionne sort
par là même du champ de la communication rationnelle et pour ainsi dire de la
démocratie elle-même. Je veux bien sûr parler de l'Alliance. Ce n'est pas une
notion simplement rationnelle, il est vrai, mais ce n'est pas non plus
exactement un dogme religieux. C'est une certaine manière de comprendre
l'action humaine dans le monde ou dans le Tout, de comprendre à la fois sa grandeur et sa
précarité. Dieu est ici celui qui
donne la victoire mais aussi châtie la démesure, celui qui confère en général
aux actions ce surcroît de bien qui les rend vraiment bonnes, et empêche que
les mauvaises aillent au bout du mal dont elles sont porteuses. Bref, aussi
grand soit l'homme dans sa fierté d'agent libre, son action s'inscrit dans un
ordre du bien qu'il ne produit pas et de la grâce duquel il dépend ultimement. C'est dans la
relation nouée entre Dieu et son peuple dans l'ancien Israël que la notion de
l'Alliance a trouvé son type. Disons seulement pour notre sujet que l'Alliance
ouvre une histoire à
la liberté, qu'elle autorise et pour ainsi dire motive les plus grandes
entreprises humaines tout en inscrivant celles-ci dans une relation où
l'humanité se rassemble pour s'éprouver, se connaître et accepter d'être jugée.
J'ai souligné
combien une partie importante du judaïsme contemporain considère cette notion
avec méfiance. Où est Dieu ? dit le compagnon d'Élie Wiesel à Auschwitz. Mouvement de l'âme
naturel et pour ainsi dire irrésistible. Cependant, si l'on reste sous le
pouvoir absolu de cette expérience, c'est l'action humaine comme telle qui tend
à devenir
essentiellement criminelle. L'humanité, spécialement l'Europe, est rassemblée
sous la Condamnation. L'islam de son côté ne sait comment s'insérer dans un
monde moral qui lui échappe doublement : d'une part, sa relation à Dieu ignore l'Alliance, étant
toute d'obéissance ; d'autre part, n'ayant eu aucune part à la destruction
des juifs d'Europe, les musulmans ne sauraient guère être sensibles au drame
infiniment poignant qui se joue entre l'Europe et le peuple juif. Si l'Alliance
a été abrogée ou non,
cette question ne saurait avoir de sens pour eux, et ce n'est pas en leur
imposant de participer à
un procès où ils n'ont pas leur place, que l'on réunira les communautés
spirituelles qui composent la vie européenne.
Il revient
aux chrétiens de redonner sens et crédit à l'Alliance. Ils le feront non pas en
adressant des arguments théologiques à Israël ni en convoquant l'islam dans une
vague confraternité des enfants d'Abraham. Ils ne redonneront sens et crédit à
l'Alliance qu'en redonnant sens et crédit à l'association humaine qui a porté
l'Alliance jusqu'à ce que l'arc européen se brise, à savoir la nation. Alors
que le peuple juif a pris forme nationale en Israël, les nations de l'Europe
chrétienne ne sauraient rompre avec la forme nationale sans porter un coup
fatal à la légitimité d'Israël. Alors que les murs du monde arabo-musulman s'effondrent
et que les musulmans semblent avoir de plus en plus de peine à produire une
forme politique à partir d'eux-mêmes, ce serait leur retirer leur meilleure
chance d'une vie civique que de les accueillir, ou plutôt de les abandonner
dans une Europe sans forme ni bien commun. Il ne suffit pas pour réunir les hommes de déclarer ou
même garantir leurs droits. Ils ont besoin d'une forme de vie commune. L'avenir
de la nation de marque chrétienne est un enjeu qui nous rassemble tous.
Pierre
Manent, in Situation de la France (Desclée de Brouwer 2015)