Dans le domaine de la souffrance, le
malheur est une chose à part, spécifique, irréductible. Il est tout autre chose
que la simple souffrance. Il s'empare de l'âme et la marque, jusqu'au fond,
d'une marque qui n'appartient qu'à lui, la marque de l'esclavage. L'esclavage
tel qu'il était pratiqué dans la Rome antique est seulement la forme extrême du
malheur. Les anciens, qui connaissaient bien la question, disaient :
« Un homme perd la moitié de son âme le jour où il devient esclave ».
Le malheur est inséparable de la
souffrance physique, et pourtant tout à fait distinct. Dans la souffrance, tout
ce qui n'est pas lié à la douleur physique ou à quelque chose d'analogue est
artificiel, imaginaire, et peut être anéanti par une disposition convenable de
la pensée. Même dans l'absence ou la mort d'un être aimé, la part irréductible
du chagrin est quelque chose comme une douleur physique, une difficulté à
respirer, un étau autour du cœur, ou un besoin inassouvi, une faim, ou le
désordre presque biologique causé par la libération brutale d'une énergie
jusque-là orientée par un attachement et qui n'est plus dirigée. Un chagrin qui
n'est pas ramassé autour d'un tel noyau irréductible est simplement du
romantisme, de la littérature. L'humiliation aussi est un état violent de tout
l'être corporel, qui veut bondir sous l'outrage, mais doit se retenir,
contraint par l'impuissance ou la peur.
En revanche une douleur seulement
physique est très peu de chose et ne laisse aucune trace dans l'âme. Le mal aux
dents en est un exemple. Quelques heures de douleur violente causée par une
dent gâtée, une fois passées, ne sont plus rien.
Il en est autrement d'une souffrance
physique très longue ou très fréquente. Mais une telle souffrance est souvent
tout autre chose qu'une souffrance ; c'est souvent un malheur.
Le malheur est un déracinement de la
vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement
présent à l'âme par l'atteinte ou l'appréhension immédiate de la douleur
physique. Si la douleur physique est tout à fait absente, il n'y a pas malheur
pour l'âme, parce que la pensée se porte vers n'importe quel autre objet. La
pensée fuit le malheur aussi promptement, aussi irrésistiblement qu'un animal
fuit la mort. Il n'y a ici-bas que la douleur physique et rien d'autre qui ait
la propriété d'enchaîner la pensée ; à condition qu'on assimile à la
douleur physique certains phénomènes difficiles à
décrire, mais
corporels, qui lui sont rigoureusement équivalents. L'appréhension de la
douleur physique, notamment, est de cette espèce.
Quand la pensée est contrainte par l'atteinte
de la douleur physique – cette douleur fût-elle légère – de reconnaître la présence
du malheur, il se produit un état aussi violent que si un condamné est
contraint de regarder pendant des heures la guillotine qui va lui couper le
cou. Des êtres humains peuvent vivre vingt ans, cinquante ans dans cet état
violent. On passe à côté d'eux sans s'en apercevoir. Quel homme est capable de
les discerner, si le Christ lui-même ne regarde pas par ses yeux ? On
remarque seulement qu'ils ont parfois un comportement étrange, et on blâme ce
comportement.
Il n'y a vraiment malheur que si
l'événement qui a saisi une vie et l'a déracinée l'atteint directement ou
indirectement dans toutes ses parties, sociale, psychologique, physique. Le
facteur social est essentiel. Il n'y a pas vraiment malheur là où il n'y a pas
sous une forme quelconque déchéance sociale ou appréhension d'une telle
déchéance.
Entre le malheur et tous les chagrins
qui, même s'ils sont très violents, très profonds, très durables, sont autre
chose que le malheur proprement dit, il y a à la fois la continuité et la
séparation d'un seuil, comme pour la température d'ébullition de l'eau. Il y a
une limite au-delà de laquelle se trouve le malheur et non en deçà. Cette
limite n'est pas purement objective ; toutes sortes de facteurs personnels
entrent dans le compte. Un même événement peut précipiter un être humain dans
le malheur et non un autre.
La grande énigme de la vie humaine,
ce n'est pas la souffrance, c'est le malheur. Il n'est pas étonnant que des
innocents soient tués, torturés, chassés de leurs pays, réduits à la misère ou
à l'esclavage, enfermés dans des camps ou dans des cachots, puisqu'il se trouve
des criminels pour accomplir ces actions. Il n'est pas étonnant non plus que la
maladie impose de longues souffrances qui paralysent la vie et en font une
image de la mort, puisque la nature est soumise à un jeu aveugle de nécessités
mécaniques. Mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de
saisir l'âme elle-même des innocents et de s'en emparer en maître souverain.
Dans le meilleur des cas, celui que marque le malheur ne gardera que la moitié
de son âme.
Ceux à qui il est arrivé un de ces
coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé,
ceux-là n'ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens
qu'ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n'ont jamais eu
contact avec le malheur proprement dit n'ont aucune idée de ce que c'est. C'est
quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons,
dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été
eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d'état de porter secours à qui que
ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l'égard
des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c'est un
miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et
même la résurrection d'un mort.
Le malheur a contraint le Christ à
supplier d'être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se
croire abandonné de son Père. Il a contraint un juste à crier contre Dieu, un
juste aussi parfait que la nature seulement humaine le comporte, davantage
peut-être, si Job est moins un personnage historique qu'une figure du Christ. « Il
se rit du malheur des innocents ». Ce
n'est pas un blasphème, c'est un cri authentique arraché à la douleur. Le Livre
de Job, d'un bout à l'autre, est une pure merveille de vérité et d'authenticité. Au sujet
du malheur, tout ce qui s'écarte de ce modèle est plus ou moins souillé de
mensonge.
Le malheur rend Dieu absent pendant
un temps, plus absent qu'un mort, plus absent que la lumière dans un cachot
complètement ténébreux. Une sorte d'horreur submerge toute l'âme. Pendant cette
absence il n'y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c'est que, si dans ces ténèbres
où il n'y a rien à aimer, l'âme cesse d'aimer, l'absence de Dieu devient
définitive. Il faut que l'âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir
aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d'elle-même. Alors un jour Dieu
vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce
fut le cas pour Job. Mais si rame cesse d'aimer, elle tombe dès ici-bas dans
quelque chose de presque équivalent à l'enfer.
C'est pourquoi ceux qui précipitent
dans le malheur des hommes non préparés à le recevoir tuent des âmes. D'autre
part, à une époque comme la nôtre, où le malheur est suspendu sur tous, le
secours apporté aux âmes n'est efficace que s'il va jusqu'à les préparer
réellement au malheur. Ce n'est pas peu de chose.
Le malheur durcit et désespère parce
qu'il imprime jusqu'au fond de l'âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce
dégoût et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et
de souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas. Le
mal habite dans l'âme du criminel sans y être senti. Il est senti dans l'âme de
l'innocent malheureux. Tout se passe comme si l'état de l'âme qui par essence
convient au criminel avait été séparé du crime et attaché au malheur ; et
même à proportion de l'innocence des malheureux.
Si Job crie son innocence avec un
accent si désespéré, c'est que lui-même n'arrive pas à y croire, c'est qu'en
lui-même son âme prend le parti de ses amis. Il implore le témoignage de Dieu
même, parce qu'il n'entend plus le témoignage de sa propre conscience ; ce
n'est plus pour lui qu'un souvenir abstrait et mort.
La nature charnelle de l'homme lui
est commune avec l'animal. Les poules se précipitent à coups de bec sur une
poule blessée. C'est un phénomène aussi mécanique que la pesanteur. Tout le
mépris, toute la répulsion, toute la haine que notre raison attache au crime,
notre sensibilité l'attache au malheur. Excepté ceux dont le Christ occupe
toute l'âme, tout le monde méprise plus ou moins les malheureux, quoique presque
personne n'en ait conscience.
Cette loi de notre sensibilité vaut
aussi à l'égard de nous-mêmes. Ce mépris, cette répulsion, cette haine, chez le
malheureux, se tournent contre lui-même, pénètrent au centre de l'âme, et de là
colorent de leur
coloration empoisonnée l'univers tout entier. L'amour surnaturel, s'il a
survécu, peut empêcher ce second effet de se produire, mais non pas le premier.
Le premier est l'essence même du malheur ; il n'y a pas de malheur là où
il ne se produit pas.
« Il a été fait malédiction pour
nous ». Ce n'est pas seulement le corps du Christ, suspendu au bois, qui a
été fait malédiction, c'est aussi toute son âme. De même tout innocent dans le
malheur se sent maudit. Même il en est encore ainsi de ceux qui ont été dans le
malheur et en ont été retirés par un changement de fortune, s'ils ont été assez
profondément mordus.
Un autre effet du malheur est de
rendre l'âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d'inertie. En
quiconque ayant été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l'égard
de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu'il pourrait
faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu'à l'empêcher de rechercher
les moyens d'être délivré, parfois même jusqu'à l'empêcher de souhaiter la délivrance.
Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu'il est
satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à
fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes
parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s'il a été mordu pour toujours
jusqu'au fond de l'âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s'y
précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière
d'un parasite et le dirigeait ses propres fins. Parfois cette impulsion
l'emporte sur tous les mouvements de l'âme vers le bonheur. Si le malheur a
pris fin par l'effet d'un bienfait, elle peut s'accompagner de haine contre le
bienfaiteur ; telle est la cause de certains actes d'ingratitude sauvage
apparemment inexplicables. Il est parfois facile de délivrer un malheureux de
son malheur présent, mais il est difficile de le libérer de son malheur passé.
Dieu seul le peut. Encore la grâce de Dieu elle-même ne guérit-elle pas ici-bas
la nature irrémédiablement blessée. Le corps glorieux du Christ portait les
plaies.
On ne peut accepter l'existence du
malheur qu'en le regardant comme une distance.
Dieu a créé par amour, pour l'amour.
Dieu n'a pas créé autre chose que l'amour même et les moyens de l'amour. Il a
créé toutes les formes de l'amour. Il a créé des êtres capables d'amour toutes
les distances possibles. Lui-même est allé, parce que nul autre ne pouvait le
faire, à la distance maximum, la distance infinie. Cette distance infinie entre
Dieu et Dieu, déchirement suprême, douleur dont aucune autre n'approche,
merveille de l'amour, c'est la crucifixion. Rien ne peut être plus loin de Dieu
que ce qui a été fait malédiction.
Ce déchirement par-dessus lequel
l'amour suprême met le lien de la suprême union résonne perpétuellement à travers
l'univers, au fond du silence, comme deux notes séparées et fondues, comme une
harmonie pure et déchirante. C'est cela la Parole de Dieu. La création tout
entière n'en est que la vibration. Quand la musique humaine dans sa plus grande
pureté nous perce l'âme, c'est cela que nous entendons à travers elles. Quand
nous avons appris à entendre le silence, c'est cela que nous saisissons, plus
distinctement, à travers lui.
Ceux qui persévèrent dans l'amour
entendent cette note tout au fond de la déchéance où les a mis le malheur. À
partir de ce moment ils ne peuvent plus avoir aucun doute.
Les hommes frappés de malheur sont au
pied de la Croix, presque à la plus grande distance possible de Dieu. Il ne
faut pas croire que le péché soit une distance plus grande. Le péché n'est pas
une distance. C'est une mauvaise orientation du regard.
Il y a, il est vrai, une liaison
mystérieuse entre cette distance et une désobéissance originelle. Dès
l'origine, nous dit-on, l'humanité a détourné son regard de Dieu et marché dans
la mauvaise direction aussi loin qu'elle pouvait aller. C'est qu'elle pouvait
alors marcher. Nous, nous sommes cloués sur place, libres seulement de nos
regards, soumis à la nécessité. Un mécanisme aveugle, qui ne tient nul compte
du degré de perfection spirituelle, ballotte continuellement les hommes et en
jette quelques-uns au pied même de la Croix. Il dépend d'eux seulement de
garder ou non les yeux tournés vers Dieu à travers les secousses. Ce n'est pas
que la Providence de Dieu soit absente. C'est par sa Providence que Dieu a
voulu la nécessité comme un mécanisme aveugle.
Si le mécanisme n'était pas aveugle,
il n'y aurait pas du tout de malheur. Le malheur est avant tout anonyme, il
prive ceux qu'il prend de leur personnalité et en fait des choses. Il est
indifférent, et c'est le froid de cette indifférence, un froid métallique, qui
glace jusqu'au fond même de l'âme tous ceux qu'il touche. Ils ne retrouveront
jamais plus la chaleur. Ils ne croiront jamais plus qu'ils sont quelqu'un.
Le malheur n'aurait pas cette vertu
sans la part de hasard qu'il enferme. Ceux qui sont persécutés pour leur foi et
qui le savent, quoi qu'ils aient à souffrir, ne sont pas des malheureux. Ils
tombent dans le malheur seulement si la souffrance ou la peur occupent l'âme au
point de faire oublier la cause de la persécution. Les martyrs livrés aux bêtes
qui entraient dans l'arène en chantant n'étaient pas des malheureux. Le Christ
était un malheureux. Il n'est pas mort comme un martyr. Il est mort comme un
criminel de droit commun, mélangé aux larrons, seulement un peu plus ridicule.
Car le malheur est ridicule.
Il n'y a que la nécessité aveugle qui
puisse jeter des hommes au point de l'extrême distance, tout à côté de la
Croix. Les crimes humains qui sont la cause de la plupart des malheurs font
partie de la nécessité aveugle, car les criminels ne savent pas ce qu'ils font.
Il y a deux formes de l'amitié, la
rencontre et la séparation. Elles sont indissolubles. Elles enferment toutes
deux le même bien, le bien unique, l'amitié. Car quand deux êtres qui ne sont
pas amis sont proches, il n'y a pas rencontre. Quand ils sont éloignés, il n'y
a pas séparation. Enfermant le même bien, elles sont également bonnes.
Dieu se produit, se connaît soi-même
parfaitement, comme nous fabriquons et connaissons misérablement des objets
hors de nous. Mais avant tout Dieu est amour. Avant tout Dieu s'aime soi-même.
Cet amour, cette amitié en Dieu, c'est la Trinité. Entre les termes unis par
cette relation d'amour divin, il y a plus que proximité ; il y a proximité infinie, identité. Mais par la Création,
l'Incarnation, la Passion, il y a aussi une distance infinie. La totalité de
l'espace, la totalité du temps,
interposant leur épaisseur, mettent une distance infinie entre Dieu et Dieu.
Les amants, les amis ont deux désirs.
L'un de s'aimer tant qu'ils entrent l'un dans l'autre et ne fassent qu'un seul
être. L'autre de s'aimer tant qu'ayant entre eux la moitié du globe terrestre
leur union n'en souffre aucune diminution. Tout ce que l'homme désire vainement
ici-bas est parfait et réel en Dieu. Tous ces désirs impossibles sont en nous
comme une marque de notre destination, et ils sont bons pour nous dès que nous
n'espérons plus les accomplir.
L'amour entre Dieu et Dieu, qui est
lui-même Dieu, est ce lien à
double vertu ; ce lien qui unit deux êtres au point qu'ils ne sont pas
discernables et sont réellement un seul, ce lien qui s'étend par-dessus la
distance et triomphe d'une séparation infinie. L'unité de Dieu où disparaît
toute pluralité, l'abandon où croit se trouver le Christ sans cesser d'aimer
parfaitement son Père, ce sont deux formes de la vertu divine du même Amour,
qui est Dieu même.
Dieu est si essentiellement amour que
l'unité, qui en un sens est sa définition même, est un simple effet de l'amour.
Et à l'infinie vertu unificatrice de cet amour correspond l'infinie séparation
dont elle triomphe, qui est toute la création, étalée à travers la totalité de
l'espace et du temps, faite de
matière mécaniquement brutale, interposée entre le Christ et son Père.
Nous autres hommes, notre misère nous
donne le privilège infiniment précieux d'avoir part à cette distance placée
entre le Fils et le Père. Mais cette distance n'est séparation que pour ceux
qui aiment. Pour ceux qui aiment, la séparation, quoique douloureuse, est un
bien, parce qu'elle est amour. La détresse même du Christ abandonné est un
bien. Il ne peut pas y avoir pour nous ici-bas de plus grand bien que d'y avoir
part. Dieu ici-bas ne peut pas nous être parfaitement présent, à cause de la
chair. Mais il peut nous être dans l'extrême malheur presque parfaitement
absent. C'est pour nous sur terre l'unique possibilité de perfection. C'est
pourquoi la Croix est notre unique espoir. « Nulle forêt ne porte un tel
arbre, avec cette fleur, ce feuillage et ce germe ».
Cet univers où nous vivons, dont nous
sommes une parcelle, est cette distance mise par l'Amour divin entre Dieu et
Dieu. Nous sommes un point dans cette distance. L'espace, le temps, et le
mécanisme qui gouverne la matière, sont cette distance. Tout ce que nous
nommons le mal n'est que ce mécanisme. Dieu a fait en sorte que sa grâce, quand
elle pénètre au centre même d'un homme et de là illumine tout son être, lui
permet, sans violer les lois de la nature, de marcher sur les eaux. Mais quand
un homme se détourne de Dieu, il se livre simplement à la pesanteur. Il croit
ensuite vouloir et choisir, mais il n'est qu'une chose, une pierre qui tombe.
Si l'on regarde de près, d'un regard vraiment attentif, les âmes et les
sociétés humaines, on voit que partout où la vertu de la lumière surnaturelle
est absente, tout obéit à des lois mécaniques aussi aveugles et aussi précises
que les lois de la chute des corps. Ce savoir est bienfaisant et nécessaire.
Ceux que nous nommons criminels ne sont que des tuiles détachées d'un toit par
le vent et tombant au hasard. Leur seule faute est le choix initial qui a fait
d'eux ces tuiles.
Le mécanisme de la nécessité se
transpose à tous les niveaux en restant semblable à lui-même, dans la matière
brute, dans les plantes, dans les animaux, dans les peuples, dans les âmes.
Regardé du point où nous sommes, selon notre perspective, il est tout à fait
aveugle. Mais si nous transportons notre cœur hors de nous-mêmes, hors de
l'univers, hors de l'espace et du temps, là où est notre Père, et si de là nous
regardons ce mécanisme, il apparaît tout autre. Ce qui semblait nécessité
devient obéissance. La matière est entière passivité, et par suite entière
obéissance à la volonté de Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. Il ne
peut pas y avoir d'autre être que Dieu et ce qui obéit à Dieu. Par sa parfaite
obéissance la matière mérite d'être aimée par ceux qui aiment son Maître, comme
un amant regarde avec tendresse l'aiguille qui a été maniée par une femme aimée
et morte. Nous sommes avertis de cette part qu'elle mérite notre amour par la
beauté du monde. Dans la beauté du monde la nécessité brute devient objet
d'amour. Rien n'est beau comme la pesanteur dans les plis fugitifs des
ondulations de la mer ou les plis presque éternels des montagnes.
La mer n'est pas moins belle à nos
yeux parce que nous savons que parfois des bateaux sombrent. Elle en est plus
belle au contraire. Si elle modifiait le mouvement de ses vagues pour épargner
un bateau, elle serait un être doué de discernement et de choix, et non pas ce
fluide parfaitement obéissant à toutes les pressions extérieures. C'est cette
parfaite obéissance qui est sa beauté.
Toutes les horreurs qui se produisent
en ce monde sont comme les plis imprimés aux vagues par la pesanteur. C'est
pourquoi elles enferment une beauté. Parfois un poème, tel que l'Iliade, rend
cette beauté sensible.
L'homme ne peut jamais sortir de
l'obéissance à Dieu. Une créature ne peut pas ne pas obéir. Le seul choix
offert à l'homme comme créature intelligente et libre, c'est de désirer
l'obéissance ou de ne pas la désirer. S'il ne la désire pas, il obéit
néanmoins, perpétuellement, en tant que chose soumise à la nécessité mécanique.
S'il la désire, il reste soumis à la nécessité mécanique, mais une nécessité
nouvelle s'y surajoute, une nécessité constituée par les lois propres aux
choses surnaturelles. Certaines actions lui deviennent impossibles, d'autres
s'accomplissent à travers lui parfois presque malgré lui.
Quand on a le sentiment que dans
telle occasion on a désobéi à Dieu, cela veut dire simplement que pendant un
temps on a cessé de désirer l'obéissance. Bien entendu, toutes choses égales
d'ailleurs, un homme n'accomplit pas les mêmes actions selon qu'il consent ou
non à l'obéissance ;
de même qu'une
plante, toutes choses égales d'ailleurs, ne pousse pas de la même manière selon
qu'elle est dans la lumière ou dans les ténèbres. La plante n'exerce aucun
contrôle, aucun choix dans l'affaire de sa propre croissance. Nous, nous sommes
comme des plantes qui auraient pour unique choix de s'exposer ou non à la
lumière.
Le Christ nous a proposé comme modèle
la docilité de la matière en nous conseillant de regarder les lis des champs
qui ne travaillent ni ne filent. C'est-à-dire qu'ils ne se sont pas proposé de
revêtir telle ou telle couleur, ils n'ont pas mis en mouvement leur volonté ni
disposé des moyens à cette fin, ils ont reçu tout ce que la nécessité naturelle
leur apportait. S'ils nous paraissent infiniment plus beaux que de riches
étoffes, ce n'est pas qu'ils soient plus riches, c'est par cette docilité. Le
tissu aussi est docile, mais docile à l'homme, non à Dieu. La matière n'est pas
belle quand elle obéit à l'homme, seulement quand elle obéit à Dieu. Si
parfois, dans une œuvre d'art, elle apparaît presque aussi belle que dans la
mer, les montagnes ou les fleurs, c'est que la lumière de Dieu a empli
l'artiste. Pour trouver belles des choses fabriquées par des hommes non
éclairés de Dieu, il faut avoir compris avec toute l'âme que ces hommes
eux-mêmes ne sont que de la matière qui obéit sans le savoir. Pour celui qui en
est là, absolument tout ici-bas est parfaitement beau. En tout ce qui existe,
en tout ce qui se produit, il discerne le mécanisme de la nécessité, et il
savoure dans la nécessité la douceur infinie de l'obéissance. Cette obéissance
des choses est pour nous, par rapport à Dieu, ce qu'est la transparence d'une
vitre par rapport à la lumière. Dès que nous sentons cette obéissance de tout
notre être, nous voyons Dieu.
Quand nous tenons un journal à l'envers,
nous voyons les formes étranges des caractères imprimés. Quand nous le mettons
à l'endroit, nous ne voyons plus les caractères, nous voyons des mots. Le
passager d'un bateau pris par une tempête sent chaque secousse comme un
bouleversement dans ses entrailles. Le capitaine y saisit seulement la
combinaison complexe du vent, du courant, de la houle, avec la disposition du
bateau, sa forme, sa voilure, son gouvernail.
Comme on apprend à lire, comme on
apprend un métier, de même on apprend à sentir en toute chose, avant tout et
presque uniquement, l'obéissance de l'univers à Dieu. C'est vraiment un
apprentissage. Comme tout apprentissage, il demande des efforts et du temps.
Pour qui est arrivé au terme, il n'y a pas plus de différence entre les choses,
entre les événements, que la différence sentie par quelqu'un qui sait lire devant
une même phrase reproduite plusieurs fois, écrite à l'encre rouge, à l'encre
bleue, imprimée en tels, tels et tels caractères. Celui qui ne sait pas lire ne
voit là que des différences. Pour qui sait lire, tout cela est équivalent,
puisque la phrase est la même. Pour qui a achevé l'apprentissage, les choses et
les événements partout, toujours, sont la vibration de la même parole divine
infiniment douce. Cela ne veut pas dire qu'il ne souffre pas. La douleur est la
coloration de certains événements. Devant une phrase écrite à l'encre rouge,
celui qui sait lire et celui qui ne sait pas voient pareillement du rouge ; mais la coloration rouge n'a pas la même importance pour
l'un et pour l'autre.
Quand un apprenti se blesse ou bien
se plaint de fatigue, les ouvriers, les paysans, ont cette belle parole :
« C'est le métier qui rentre dans le corps ». Chaque fois que nous
subissons une douleur, nous pouvons nous dire avec vérité que c'est l'univers,
l'ordre du monde, la beauté du monde, l'obéissance de la création à Dieu qui
nous entrent dans le corps. Dès lors, comment ne bénirions-nous pas avec la
plus tendre reconnaissance l'Amour qui nous envoie ce don ?
La joie et la douleur sont des dons
également précieux, qu'il faut savourer l'un et l'autre intégralement, chacun
dans sa pureté, sans chercher à les mélanger. Par la joie la beauté du monde
pénètre dans notre âme. Par la douleur elle nous entre dans le corps. Avec la
joie seule, nous ne pourrions pas plus devenir amis de Dieu que l'on ne devient
capitaine seulement en étudiant des manuels de navigation. Le corps a part dans
tout apprentissage. Au niveau de la sensibilité physique, la douleur seule est
un contact avec cette nécessité qui constitue l'ordre du monde ; car le
plaisir n'enferme pas l'impression d'une nécessité. C'est une partie plus
élevée de la sensibilité qui est capable de sentir la nécessité dans la joie,
et cela seulement par l'intermédiaire du sentiment du beau. Pour que notre être
devienne un jour sensible tout entier, de part en part, à cette obéissance qui
est la substance de la matière, pour que se forme en nous ce sens nouveau qui
permet d'entendre l'univers comme étant la vibration de la parole de Dieu, la
vertu transformatrice de la douleur et celle de la joie sont également
indispensables. Il faut ouvrir à l'une et à l'autre, quand l'une ou l'autre se
présente, le centre même de l'âme, comme on ouvre sa porte aux messagers de
celui qu'on aime. Qu'importe à une amante que le messager soit poli ou brutal,
s'il lui tend un message ?
Mais le malheur n'est pas la douleur.
Le malheur est bien autre chose qu'un procédé pédagogique de Dieu.
L'infinité de l'espace et du temps
nous sépare de Dieu. Comment le chercherions-nous ? Comment irions-nous
vers lui ? Quand même nous marcherions tout au long des siècles, nous ne
ferions pas autre chose que tourner autour de la terre. Même en avion, nous ne
pourrions pas faire autre chose. Nous sommes hors d'état d'avancer
verticalement. Nous ne pouvons pas faire un pas vers les cieux. Dieu traverse
l'univers et vient jusqu'à nous.
Par-dessus l'infinité de l'espace et
du temps, l'amour infiniment plus infini de Dieu vient nous saisir. Il vient à son
heure. Nous avons le pouvoir de consentir à l'accueillir ou de refuser. Si nous
restons sourds il revient et revient encore comme un mendiant, mais aussi,
comme un mendiant, un jour, ne revient plus. Si nous consentons, Dieu met en
nous une petite graine et s'en va. À partir de ce moment, Dieu n'a plus rien à faire
ni nous non plus, sinon attendre. Nous devons seulement ne pas regretter le
consentement que nous avons accordé, le oui
nuptial. Ce n'est pas aussi facile qu'il semble, car la croissance de la graine
en nous est douloureuse. De plus, du fait même que nous acceptons cette
croissance, nous ne pouvons nous empêcher de détruire ce qui la gênerait,
d'arracher des mauvaises herbes, de couper du chiendent ; et
malheureusement ce chiendent fait partie de notre chair même, de sorte que ces
soins de jardinier sont une opération violente. Néanmoins la graine, somme
toute, croît toute seule. Un jour vient où l'âme appartient à Dieu, où non
seulement elle consent à l'amour, mais où vraiment, effectivement, elle aime.
Il faut alors à son tour qu'elle traverse l'univers pour aller à Dieu. L'âme
n'aime pas comme une créature d'un amour créé. Cet amour en elle est divin,
incréé, car c'est l'amour de Dieu pour Dieu qui passe à travers elle. Dieu seul
est capable d'aimer Dieu. Nous pouvons seulement consentir à perdre nos
sentiments propres pour laisser passage en notre âme à cet amour. C'est cela se
nier soi-même. Nous ne sommes créés que pour ce consentement.
L'Amour divin a traversé l'infinité
de l'espace et du temps pour aller de Dieu à nous. Mais comment peut-il refaire
le trajet en sens inverse quand il part d'une créature finie ? Quand la
graine d'amour divin déposée en nous a grandi, est devenue un arbre, comment
pouvons-nous, nous qui la portons, la rapporter à son origine, faire en sens
inverse le voyage qu'a fait Dieu vers nous, traverser la distance infinie ?
Cela semble impossible, mais il y a
un moyen. Ce moyen, nous le connaissons bien. Nous savons bien à la
ressemblance de quoi est fait cet arbre qui a poussé en nous, cet arbre si
beau, où les oiseaux du ciel se posent. Nous savons quel est le plus beau de
tous les arbres. « Nulle forêt n'en porte un pareil ». Quelque chose
d'encore un peu plus affreux qu'une potence, voilà le plus beau des arbres.
C'est cet arbre dont Dieu a mis la graine en nous, sans que nous sachions
quelle était cette graine. Si nous avions su, nous n'aurions pas dit oui au
premier moment. C'est cet arbre qui a poussé en nous, qui est devenu
indéracinable. Seule une trahison peut le déraciner.
Quand on frappe avec un marteau sur
un clou, le choc reçu par la large tête du clou passe tout entier dans la
pointe, sans que rien s'en perde, quoiqu'elle ne soit qu'un point. Si le
marteau et la tête du clou étaient infiniment grands, tout se passerait encore
de même. La pointe du clou transmettrait au point sur lequel elle est appliquée
ce choc infini.
L'extrême malheur, qui est à la fois
douleur physique, détresse de l'âme et dégradation sociale, constitue ce clou.
La pointe est appliquée au centre même de l'âme. La tête du clou est toute la
nécessité éparse à travers la totalité de l'espace et du temps.
Le malheur est une merveille de la
technique divine. C'est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans
l'âme d'une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide.
La distance infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en
un point pour percer une âme en son centre.
L'homme à qui pareille chose arrive
n'a aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu'on épingle
vivant sur un album. Mais il peut à travers l'horreur continuer à vouloir
aimer. Il n'y a à cela aucune impossibilité, aucun obstacle, on pourrait
presque dire aucune difficulté ; car la douleur la plus grande, tant
qu'elle est en deçà de l'évanouissement, ne touche pas ce point de l'âme qui
consent à une bonne orientation.
Il faut seulement savoir que l'amour
est une orientation et non pas un état d'âme. Si on l'ignore on tombe dans le
désespoir dès la première atteinte du malheur.
Celui dont l'âme reste orientée vers
Dieu pendant qu'elle est percée d'un clou se trouve cloué sur le centre même de
l'univers. C'est le vrai centre, qui n'est pas au milieu, qui est hors de
l'espace et du temps, qui est Dieu. Selon une dimension qui n'appartient pas à
l'espace, qui n'est pas le temps, qui est une tout autre dimension, ce clou a percé
un trou à travers la création, à travers l'épaisseur de l'écran qui sépare
l'âme de Dieu.
Par cette dimension merveilleuse,
l'âme peut, sans quitter le lieu et l'instant où se trouve le corps auquel elle
est liée, traverser la totalité de l'espace et du temps et parvenir devant la
présence même de Dieu.
Elle se trouve à l'intersection de la
création et du Créateur. Ce point d'intersection, c'est celui du croisement des
branches de la Croix.
Saint Paul songeait peut-être à des
choses de ce genre quand il disait : « Soyez enracinés dans l'amour,
afin d'être capables de saisir ce que sont la largeur, la longueur, la hauteur
et la profondeur, et de connaître ce qui passe toute connaissance, l'amour du
Christ ».
Pour être en cas d'extrême malheur
cloué sur la croix même du Christ, il faut porter en son âme, au moment où le
malheur survient, non pas seulement la graine divine, mais l'arbre de vie déjà
formé.
Autrement on a le choix entre les
croix qui étaient de part et d'autre de celle du Christ.
On ressemble au mauvais larron quand
on cherche une consolation dans le mépris et la haine des compagnons
d'infortune. C'est là l'effet le plus commun du véritable malheur. C'était le
cas dans l'esclavage à Rome. Ceux qui s'étonnent quand ils aperçoivent un tel
état d'esprit chez les malheureux y tomberaient presque tous eux-mêmes si le
malheur les touchait.
Pour ressembler au bon larron, il
suffit de se rendre compte que, dans quelque degré de malheur qu'on soit
plongé, on a mérité au moins cela. Car avant d'être réduit à l'impuissance par
le malheur, on s'est certainement rendu complice par lâcheté, inertie,
indifférence ou ignorance coupable, de crimes qui ont mis d'autres êtres dans
un malheur au moins aussi grand. Sans doute on ne pouvait généralement pas
empêcher ces crimes, mais on pouvait dire qu'on les blâmait. On a omis de le
faire, ou même on les a approuvés, ou du moins on a laissé dire autour de soi
qu'on les approuvait. Le malheur qu'on subit n'est pas en stricte justice un
châtiment trop grand pour cette complicité. On n'a pas le droit d'avoir
compassion de soi-même. On sait qu'au moins une fois un être parfaitement
innocent a souffert un malheur pire ; il vaut mieux diriger la compassion
vers lui à travers les siècles.
Chacun peut et doit se dire cela, car
il y a des choses tellement atroces dans nos institutions et nos mœurs que nul
ne peut légitimement se croire absous de cette complicité diffuse. Certainement
chacun s'est rendu coupable au moins d'indifférence criminelle.
Mais en plus chaque homme a le droit
de désirer avoir part à la Croix même du Christ. Nous avons un droit illimité
de demander à Dieu tout ce qui est bien. Ce n'est pas dans de telles demandes
qu'il convient d'être humble ou modéré.
Il ne faut pas désirer le
malheur ; cela est contre nature ; c'est une perversion ; et
surtout le malheur est par essence ce qu'on subit malgré soi. Si on n'est pas
plongé dedans, on peut seulement désirer qu'au cas où il surviendrait il
constitue une participation à la Croix du Christ.
Mais ce qui est en fait perpétuellement
présent, ce que par suite il est toujours permis d'aimer, c'est la possibilité
du malheur. Les trois faces de notre être y sont toujours exposées. Notre chair
est fragile ; n'importe quel morceau de matière en mouvement peut la
percer, la déchirer, l'écraser ou encore fausser pour toujours un des rouages
intérieurs. Notre âme est vulnérable, sujette à des dépressions sans causes,
pitoyablement dépendante de toutes sortes de choses et d'êtres eux-mêmes
fragiles ou capricieux. Notre personne sociale, dont dépend presque le
sentiment de notre existence, est constamment et entièrement exposée à tous les
hasards. Le centre même de notre être est lié à ces trois choses par des fibres
telles qu'il en sent toutes les blessures un peu graves jusqu'à saigner
lui-même. Surtout tout ce qui diminue ou détruit notre prestige social, notre
droit à la considération, semble altérer ou abolir notre essence elle-même,
tant nous avons pour substance l'illusion.
Cette fragilité presque infinie, on
n'y pense pas quand tout va à peu près bien. Mais rien ne force à ne pas y
penser. On peut continuellement la regarder, et continuellement en remercier
Dieu. Non seulement remercier pour la fragilité elle-même, mais aussi pour
cette faiblesse plus intime qui transporte cette fragilité au centre même de
l'être. Car c'est cette faiblesse qui rend possible, éventuellement,
l'opération qui nous clouerait au centre même de la Croix.
Nous pouvons penser à cette
fragilité, avec amour et reconnaissance, à l'occasion de n'importe quelle
souffrance grande ou petite. Nous pouvons y penser dans les moments à peu prés
indifférents. Nous pouvons y penser à l'occasion de toutes les joies. On ne le
devrait pas si cette pensée était de nature à troubler ou diminuer la joie.
Mais il n'en est pas ainsi. La joie en devient seulement d'une douceur plus pénétrante
et plus poignante, comme la fragilité des fleurs de cerisiers en accroît la
beauté.
Si l'on dispose ainsi la pensée, au
bout d'un certain temps la Croix du Christ doit devenir la substance même de la
vie. C'est cela sans doute que le Christ a voulu dire quand il conseillait à ses
amis de porter chaque jour leur croix, et non pas, comme on semble croire
aujourd'hui, la simple résignation aux petits ennuis de chaque jour, que l'on
nomme parfois des croix, par un abus de langage presque sacrilège. Il n'y a
qu'une croix, c'est la totalité de la nécessité qui emplit l'infinité du temps
et de l'espace, et qui peut, en certaines circonstances, se concentrer sur
l'atome qu'est chacun de nous et le pulvériser totalement. Porter sa croix,
c'est porter la connaissance qu'on est entièrement soumis à cette nécessité
aveugle, dans toutes les parties de l'être, sauf un point si secret de l'âme
que la conscience ne l'atteint pas. Si cruellement qu'un homme souffre, si une
partie de son être est intacte, et s'il n'a pas pleinement conscience qu'elle a
échappé par hasard et reste à tout moment exposée aux coups du hasard, il n'a
aucune part à la Croix. Il en est ainsi surtout si la partie de l'être demeurée
intacte, ou du moins plus ou moins épargnée, est la partie sociale. C'est
pourquoi la maladie est d'un usage nul si l'esprit de pauvreté, dans sa
perfection, ne s'y ajoute
pas. Un homme parfaitement heureux peut en même temps pleinement jouir du bonheur
et porter sa croix, s'il a réellement, concrètement et à tout moment la
connaissance de la possibilité du malheur.
Mais il ne suffit pas de connaître
cette possibilité, il faut l'aimer. Il faut aimer tendrement la dureté de cette
nécessité qui est comme une médaille à double
face, la face tournée vers nous étant domination, la face tournée vers Dieu
étant obéissance. Il faut la serrer dans nos bras, même si elle nous présente
ses pointes et qu'en l'étreignant nous les fassions entrer dans notre chair. Quiconque
aime est heureux, dans l'absence, de serrer jusqu'à le faire pénétrer dans la
chair un objet appartenant à l'être aimé. Nous savons que cet univers est un
objet appartenant à Dieu. Nous devons remercier Dieu du fond du cœur de nous
avoir donné pour souveraine absolue la nécessité, son esclave insensée, aveugle
et parfaitement obéissante. Elle nous mène avec le fouet. Mais étant soumis
ici-bas à sa tyrannie, il suffit que nous
choisissions Dieu pour notre trésor, que nous mettions en Dieu notre cœur ;
et dès maintenant nous verrons l'autre face de cette tyrannie, la face qui est
pure obéissance. Nous sommes les esclaves de la nécessité, mais nous sommes
aussi les fils de son Maître. Quoi qu'elle nous ordonne, nous devons aimer le
spectacle de sa docilité,
nous qui sommes les enfants de la maison. Toutes les fois qu'elle ne fait pas
ce que nous voulons, qu'elle nous force à subir ce que nous ne voulons pas, il
nous est donné par l'amour de passer à travers elle et de voir la face
d'obéissance qu'elle montre à Dieu. Heureux ceux qui ont souvent cette
précieuse occasion.
La douleur physique intense et longue
a cet unique avantage, que notre sensibilité est faite de manière à ne pas
pouvoir l'accepter. Nous pouvons nous habituer, nous complaire, nous adapter à
n'importe quoi sauf à cela, et nous nous adaptons pour avoir l'illusion de la
puissance, pour croire que nous commandons. Nous jouons à nous imaginer que
nous avons choisi ce qui nous est imposé. Quand un être humain est transformé à
ses propres yeux en une sorte de bête à peu près paralysée et tout à fait
répugnante, il ne peut plus avoir cette illusion. C'est mieux encore si cette
transformation s'est accomplie par la volonté des hommes, par l'effet d'une
réprobation sociale, à condition que ce soit un acte d'oppression en quelque
sorte anonyme et non pas une persécution honorable. La partie charnelle de
notre âme n'est sensible à la nécessité que comme contrainte, et n'est sensible
à la contrainte que comme douleur physique. C'est la même vérité qui pénètre
dans la sensibilité charnelle par la douleur physique, dans l'intelligence par la démonstration mathématique, et
dans la faculté d'amour par la beauté. Aussi Job, une fois le voile de chair
déchiré par le malheur, voit-il à nu la beauté du monde. La beauté du monde
apparaît quand on reconnaît la nécessité comme substance de l'univers, et
l'obéissance à un Amour parfaitement sage comme substance de la nécessité. Cet
univers dont nous sommes un fragment n'a pas d'autre être que d'être obéissant.
La joie sensible a une vertu analogue
à celle de la douleur physique quand elle est si vive, si pure, quand elle
dépasse tellement l'attente, que nous nous reconnaissons aussitôt incapables de
nous procurer nous-mêmes rien de semblable ou de nous en assurer la possession.
De telles joies ont toujours la beauté pour essence. La joie pure et la douleur
pure sont deux aspects de la même vérité infiniment précieuse. Heureusement,
car grâce à cela on a le droit de souhaiter à ceux qu'on aime la joie plutôt
que la douleur.
La Trinité et la Croix sont les deux
pôles du christianisme, les deux vérités essentielles, l'une joie parfaite,
l'autre parfait malheur. La connaissance de l'une et de l'autre et de leur
mystérieuse unité est indispensable, mais ici-bas nous sommes placés par la
condition humaine infiniment loin
de la Trinité, au pied même de la Croix. La Croix est notre patrie.
La connaissance du malheur est la
clef du christianisme. Mais cette connaissance est impossible. C’est impossible
de connaître le malheur sans l'avoir traversé. Car la pensée répugne tellement
au malheur qu'elle est aussi incapable de se porter volontairement à le
concevoir qu'un animal, sauf exception, est incapable de suicide. Elle ne le
connaît que par contrainte. Il est impossible de croire sans y être contraint
par l'expérience que tout ce qu'on a dans l'âme, toutes les pensées, tous les
sentiments, toutes les attitudes à l'égard des idées, des hommes et de l'univers,
et surtout l'attitude la plus intime de l'être envers lui-même, tout cela est
entièrement à la merci des circonstances. Même si on le reconnaît
théoriquement, ce qui est déjà très rare, on ne le croit pas avec toute l'âme.
Le croire avec toute l'âme, c'est cela que le Christ appelait non pas, comme on
traduit d'ordinaire, renoncement ou abnégation, mais se nier soi-même, et c'est
la condition pour mériter d'être son disciple. Mais quand on est dans le
malheur ou qu'on l'a traversé, on ne croit pas davantage à cette vérité, on
pourrait presque dire qu'on y croit encore moins. Car la pensée ne peut jamais
vraiment être contrainte, elle a toujours licence de se dérober par le
mensonge. La pensée placée par la contrainte des circonstances en face du malheur
fuit dans le mensonge avec la promptitude de l'animal menacé de mort et devant
qui s'ouvre un refuge. Parfois, dans sa terreur, elle s'enfonce dans le
mensonge très profondément ; aussi arrive-t-il souvent que ceux qui sont
ou qui ont été dans le malheur aient contracté le mensonge comme un vice, au
point quelquefois d'avoir perdu en toute chose jusqu'au sens même de la vérité.
On a tort de les en blâmer. Le mensonge est tellement lié au malheur que le
Christ a vaincu le monde du seul fait qu'étant la Vérité, il est resté la
Vérité jusqu'au fond même de l'extrême malheur. La pensée est contrainte de
fuir l'aspect du malheur par un instinct de conservation infiniment plus
essentiel à notre être que celui qui nous écarte de la mort charnelle ; il
est relativement facile de s'exposer à celle-ci quand, par l'effet des
circonstances ou les jeux de l'imagination, elle ne se présente pas sous
l'aspect du malheur. On ne peut regarder le malheur en face et de tout près
avec une attention soutenue que si on accepte la mort de l'âme par amour de la
vérité. C'est cette mort de l'âme dont parle Platon quand il disait
« philosopher, c'est apprendre à mourir », qui était symbolisée dans
les initiations des mystères antiques, qui est représentée par le baptême. Il
ne s'agit pas en réalité pour l'âme de mourir, mais simplement de reconnaître
la vérité qu'elle est une chose morte, une chose analogue à la matière. Elle
n'a pas à devenir de l'eau ; elle est de l'eau ; ce que nous croyons
être notre moi est un produit aussi fugitif et aussi automatique des
circonstances extérieures que la forme d'une vague de la mer.
Il faut seulement savoir cela, le
savoir jusqu'au fond de soi-même. Mais Dieu seul a cette connaissance de
l'homme, et ici-bas ceux qui ont été engendrés d'en haut. Car on ne peut pas
accepter cette mort de l’âme si on n'a pas en plus de la vie illusoire de l'âme
une autre vie ; si on n'a pas son trésor et son cœur hors de soi ;
non seulement hors de sa personne, mais hors de toutes ses pensées, hors de
tous ses sentiments, au-delà de tout ce qui est connaissable, aux mains de
notre Père qui est dans le secret. Ceux qui sont ainsi, on peut dire qu'ils ont
été engendrés à partir de l'eau et de l'Esprit. Car ils ne sont plus autre
chose qu'une double obéissance, d'une part à la nécessité mécanique où ils sont
pris du fait de leur condition terrestre, d'autre part à l'inspiration divine.
Il n'y a plus rien en eux qu'on puisse appeler leur volonté propre, leur
personne, leur moi. Ils ne sont plus autre chose qu'une certaine intersection
de la nature et de Dieu. Cette intersection, c'est le nom dont Dieu les a
nommés de toute éternité, c'est leur vocation. Dans l'ancien baptême par
immersion, l'homme disparaissait sous l'eau ; c'est se nier soi-même,
avouer qu'on est seulement un fragment de la matière inerte dont est faite la
création. Il ne reparaissait que soulevé par un mouvement ascendant plus fort
que la pesanteur, image de l'amour divin dans l'homme. Le symbole qu'enferme le
baptême, c'est l'état de perfection. La promesse liée au baptême est celle de
désirer et demander Dieu cet état, perpétuellement, inlassablement, aussi
longtemps qu'on ne l'a pas obtenu, comme un enfant affamé ne se lasse pas de
demander son père du pain. Mais à quoi engage une telle promesse, on ne peut
pas le savoir tant qu'on n'a pas été en présence de la face terrible du
malheur. En ce lieu seulement, face à face avec le malheur, peut être contracté
l'engagement véritable, par un contact plus secret, plus mystérieux, plus
miraculeux encore qu'un sacrement.
La connaissance du malheur étant
naturellement impossible aussi bien à ceux qui l'ont qu'à ceux qui ne l'ont pas
éprouvé, elle est également possible aux uns et aux autres par faveur
surnaturelle. Autrement le Christ n'aurait pas épargné le malheur à celui qu'il
chérissait par-dessus tous, après lui avoir promis qu'il le ferait boire dans
sa coupe. Dans les deux cas, la connaissance du malheur est une chose bien plus
miraculeuse que la marche sur les eaux.
Ceux que le Christ reconnaît comme
ayant été ses bienfaiteurs, ce sont ceux dont la compassion reposait sur la
connaissance du malheur. Les autres donnent capricieusement, irrégulièrement,
ou au contraire trop régulièrement, par l'effet ou des habitudes imprimées par
l'éducation, ou de la conformité aux conventions sociales, ou de l'orgueil, ou
d'une pitié charnelle, ou du désir d'une bonne conscience, bref, par un mobile
qui les concerne eux-mêmes. Ils sont hautains, ou prennent un air protecteur,
ou expriment une pitié indiscrète, ou laissent sentir au malheureux qu'il est
seulement à leurs yeux un exemplaire d'une certaine espèce de malheur. De toute
manière leur don est une blessure. Et ils ont leur salaire ici-bas, car leur
main gauche n'ignore pas ce qu'a donné leur main droite. Leur contact avec les
malheureux ne peut se faire que dans le mensonge, car la vraie connaissance des
malheureux implique celle du malheur. Ceux qui n'ont pas regardé la face du
malheur ou ne sont pas prêts à le faire ne peuvent s'approcher des malheureux
que protégés par le voile d'un mensonge ou d'une illusion. Si par hasard
soudain dans le visage d'un malheureux la face du malheur apparaît, ils
s'enfuient.
Le bienfaiteur du Christ, en présence
d'un malheureux, ne sent aucune distance entre lui et soi-même ; il transporte
en l'autre tout son être ; dès lors le mouvement d'apporter à manger est aussi
instinctif, aussi immédiat, que celui de manger soi-même quand on a faim. Et il
tombe presque aussitôt dans l'oubli, comme tombent dans l'oubli les repas des
jours passés. Un tel homme ne songerait pas à dire qu'il s'occupe des
malheureux pour le Seigneur ; cela lui paraîtrait aussi absurde que de
dire qu'il mange pour le Seigneur. On mange parce qu'on ne peut pas s'en
empêcher. Ceux que le Christ remerciera donnent comme ils mangent.
Ils donnent bien autre chose que de
la nourriture, des vêtements ou des soins. En transportant leur être même dans
celui qu'ils secourent, ils lui donnent pour un instant cette existence propre
dont il est privé par le malheur. Le malheur est essentiellement destruction de
la personnalité, passage dans l'anonymat. Comme le Christ s'est vidé de sa
divinité par amour, le malheureux est vidé de son humanité par sa mauvaise
fortune. Il n'a plus d'autre existence que cette mauvaise fortune elle-même.
Aux yeux d'autrui et à ses propres yeux, il est entièrement défini par sa
relation avec le malheur. Quelque chose en lui qui voudrait bien exister est
continuellement rejeté dans le néant, comme si l'on frappait a coups redoublés
sur la tête d'un homme qui se noie. Il est, selon les cas, un pauvre, un
réfugié, un nègre, un malade, un repris de justice, ou toute autre chose de ce genre. Les mauvais
traitements et les bienfaits dont il est l'objet sont pareillement dirigés vers
le malheur dont il est un exemplaire parmi beaucoup d'autres. Ainsi mauvais
traitements et bienfaits ont la même efficacité pour le maintenir de force dans
l'anonymat et sont deux formes de la même offense.
Celui qui en voyant un malheureux
transporte en lui son être, fait naître en lui par amour, au moins pour un
moment, une existence indépendante du malheur. Car bien que le malheur soit
l'occasion de cette opération surnaturelle, il n'en est pas la cause. La cause
est l'identité des êtres humains à travers toutes les distances apparentes que
met entre eux le hasard de la fortune.
Transporter son être dans un
malheureux, c'est assumer son malheur pour un moment, prendre volontairement ce
dont l'essence même consiste à être imposé par contrainte et contre la volonté.
C'est là une impossibilité. Le Christ seul l'a fait. Le Christ seul peut le
faire, et les hommes dont le Christ occupe toute l'âme. Ceux-là, en
transportant leur être propre dans le malheureux qu'ils secourent, mettent en
lui, non pas réellement leur être propre, car ils n'en ont plus, mais le Christ
lui-même.
L'aumône ainsi pratiquée est un
sacrement, une opération surnaturelle par laquelle un homme habité par le Christ met
réellement le Christ dans l'âme d'un malheureux. Le pain ainsi donné, s'il
s'agit de pain, équivaut à une hostie. Ce n'est pas là un symbole ou une
conjecture, mais une traduction littérale des paroles mêmes du Christ. Car il
dit :
« C'est à
moi que vous l'avez fait ». Il
est donc dans le malheureux affamé ou nu. Mais non pas par l'effet de la faim
ou de la nudité, car le malheur par lui-même n'enferme aucun don d'en haut.
Cela ne peut être que par l'opération du don. Que le Christ soit en celui qui
donne d'une manière parfaitement pure, c'est évident ; qui donc pourrait être le bienfaiteur du Christ, sinon
lui-même ? Il est d'ailleurs facile de
comprendre que seule la présence du Christ dans une âme peut y mettre la vraie
compassion. Mais l'Évangile nous révèle en plus que celui qui donne par
véritable compassion donne le Christ lui-même. Le malheureux qui reçoit ce don
miraculeux a le choix d'y consentir ou non.
Un malheureux, si le malheur est
complet, est privé de tout rapport humain. Il n'y a pour lui que deux espèces
de relations possibles avec les hommes, celles où il ne figure que comme une
chose, qui sont aussi mécaniques que la relation entre deux gouttes d'eau
voisines, et l'amour purement surnaturel. La région intermédiaire lui est
interdite. Il n'y a place dans sa vie que pour l'eau et l'Esprit. Le malheur consenti,
accepté, aimé, est vraiment un baptême.
C'est parce que le Christ est seul
capable de compassion que pendant son séjour sur terre il n'en a pas obtenu.
Étant en chair ici-bas, il n'habitait à l'intérieur de l'âme d'aucun de ceux
qui l'entouraient ; dès lors nul ne pouvait avoir pitié de lui. La douleur
l'a contraint à solliciter la compassion, et ses amis les plus proches la lui
ont refusée. Ils l'ont laissé souffrir seul. Jean lui-même a dormi. Pierre
avait été capable de marcher sur les eaux, mais il n'était pas capable d'avoir
pitié de son maître tombé dans le malheur. Ils se sont réfugiés dans le sommeil
pour ne plus le voir. Quand la Miséricorde elle-même devient malheur, on
trouverait-elle du secours ? Il aurait fallu un autre Christ pour avoir
pitié du Christ malheureux. Au cours des siècles suivants la compassion pour le
malheur du Christ a été un des signes de la sainteté.
L'opération surnaturelle de l'aumône,
contrairement à celle, par exemple, de la communion, n'exige pas une complète
connaissance. Car ceux que le Christ remercie répondent : « Seigneur,
quand donc ?... ». Ils ne savaient pas qui ils avaient nourri. Rien
même n'indique, d'une manière générale, qu'ils aient eu aucune connaissance du
Christ. Ils ont pu l'avoir ou non. L'important est qu'ils aient été justes. Dès
lors le Christ en eux s'est donné lui-même sous forme d'aumône. Heureux les
mendiants, puisqu'il y a possibilité pour eux de recevoir peut-être une fois ou
deux en leur vie une telle aumône.
Le malheur est vraiment au centre du
christianisme. L'accomplissement de l'unique et double commandement Aime Dieu, Aime ton prochain, passe par le malheur. Car quant au premier, le Christ a
dit :
« Nul ne
va au Père sinon par moi ». Il
a dit aussi :
« Comme
Moïse a élevé le serpent dans le désert, de même il faut que le fils de l'homme
soit élevé, afin que quiconque croit en lui possède la vie éternelle ». Le serpent est ce serpent d'airain qu'il suffisait de
regarder pour être préservé des effets du venin. On ne peut donc aimer Dieu
qu'en regardant la Croix. Et quant au prochain, le Christ a dit qui est le
prochain envers qui l'amour est commandé. C'est ce corps nu, sanglant et
évanoui qu'on aperçoit gisant sur la route. C'est d'abord le malheur qu'il nous
est commandé d'aimer, le malheur de l'homme, le malheur de Dieu.
On reproche souvent au christianisme
une complaisance morbide à l'égard de la souffrance, de la douleur. C'est une
erreur. Dans le christianisme, il ne s'agit pas de la douleur et de la
souffrance, qui sont des sensations, des états d'âme, où il est toujours
possible de chercher une volupté perverse. Il s'agit de bien autre chose. Il
s'agit du malheur. Le malheur n'est pas un état d'âme. C'est une pulvérisation
de l'âme par la brutalité mécanique des circonstances. La transmutation d'un
homme à ses propres yeux, de l'état humain à l'état d'un ver à demi écrasé qui
s'agite sur le sol, n'est pas une opération où même un perverti puisse se
complaire. Un sage, un héros, un saint non plus ne s'y complaisent pas. Le
malheur est ce qui s'impose à un homme bien malgré lui. Il a pour essence et
pour définition cette horreur, cette révolte de tout l'être chez celui dont il
s'empare. C'est à cela même qu'il faut consentir par la vertu de l'amour
surnaturel.
Consentir à l'existence de l'univers,
c'est notre fonction ici-bas. Il ne suffit pas à Dieu de trouver sa création
bonne. Il veut encore qu'elle-même se
trouve bonne. À cela servent les âmes attachées à de minuscules fragments de ce
monde. Telle est la destination du malheur, de nous permettre de penser que la
création de Dieu est bonne. Car tant que les circonstances se jouent autour de
nous en laissant notre être peu près intact, ou seulement à demi entamé, nous
croyons plus ou moins que notre volonté a créé le monde et le gouverne. Le
malheur nous apprend tout d'un coup, à notre très grande surprise, qu'il n'en
est rien. Si alors nous louons, c'est vraiment la création de Dieu que nous
louons. Et où est la difficulté ? Nous savons bien que notre malheur ne
diminue aucunement la gloire divine. Il ne nous empêche donc aucunement de
bénir Dieu à cause de sa grande gloire.
Ainsi le malheur est le signe le plus
sûr que Dieu veut être aimé de nous ; c'est le témoignage le plus précieux
de sa tendresse. C'est tout autre chose qu'un châtiment paternel. Il serait
plus juste de le comparer aux querelles tendres par lesquelles de jeunes
fiancés s'assurent de la profondeur de leur amour. On n'a pas le courage de
regarder la face du malheur ; autrement, au bout de quelque temps, on
verrait que c'est le visage de l'amour ; comme Marie-Madeleine s'est
aperçue que celui qu'elle prenait pour un jardinier était quelqu'un d'autre.
Les chrétiens voyant la place
centrale du malheur dans leur foi, devraient pressentir que le malheur est en
un sens l'essence même de la création. Être des créatures, ce n'est pas
nécessairement être malheureux, mais c'est nécessairement être exposé au
malheur. L'incréé seul est indestructible. On demande pourquoi Dieu permet le
malheur, on pourrait aussi bien demander pourquoi Dieu a créé. Cela, il est
vrai, on peut bien se le demander. Pourquoi Dieu a-t-il créé ? Il semble
tellement évident que Dieu est plus grand que Dieu et la création ensemble. Du
moins cela semble évident si l'on pense Dieu comme être. Mais on ne doit pas le
penser ainsi.
Dès qu'on pense Dieu comme amour on
sent cette merveille de l'amour qui unit le Fils et le Père à la fois dans
l'unité éternelle du Dieu unique et par-dessus la séparation de l'espace, du
temps et de la Croix.
Dieu est amour et la nature est
nécessité, mais cette nécessité, par l'obéissance, est un miroir de l'amour. De
même Dieu est joie et la création est malheur, mais c'est un malheur
resplendissant de la lumière de la joie. Le malheur enferme la vérité de notre
condition. Ceux qui préfèrent apercevoir la vérité et mourir que vivre une
existence longue et heureuse dans l'illusion verront seuls Dieu. Il faut
vouloir aller vers la réalité ; alors, croyant trouver un cadavre, on
rencontre un ange qui dit : « Il est ressuscité ».
La seule source de clarté assez
lumineuse pour éclairer le malheur est la Croix du Christ. À n'importe quelle
époque, dans n'importe quel pays, partout où il y a un malheur, la Croix du
Christ en est la vérité. Tout homme qui aime la vérité au point de ne pas
courir dans les profondeurs du mensonge pour fuir la face du malheur a part à
la Croix du Christ, quelle que soit sa croyance. Si Dieu avait consenti à
priver du Christ les hommes d'un pays et d'une époque déterminée, nous le
reconnaîtrions à un signe certain, c'est que parmi eux il n'y aurait pas de
malheur. Nous ne connaissons rien de pareil dans l'histoire. Partout où il y a
le malheur, il y a la Croix, cachée, mais présente à quiconque choisit la
vérité plutôt que le mensonge et l'amour plutôt que la haine. Le malheur sans
la Croix, c'est l'enfer, et Dieu n'a pas mis l'enfer sur terre.
Réciproquement, les chrétiens si
nombreux qui n'ont pas la force de reconnaître et d'adorer dans chaque malheur
la Croix bienheureuse n'ont pas de part au Christ. Rien ne montre mieux la
faiblesse de la foi que la facilité avec laquelle, même parmi les chrétiens,
dès qu'on parle du malheur, on passe à côté du problème. Ce qu'on peut dire sur
le péché originel, la volonté de Dieu, la Providence et ses plans mystérieux,
que néanmoins on croit pouvoir essayer de deviner, les compensations futures de
toute espèce dans ce monde et dans l'autre, tout cela ou bien dissimule la
réalité du malheur ou bien reste sans efficacité. Le vrai malheur, une seule
chose permet d'y consentir, c'est la contemplation de la Croix du Christ. Il
n'y a rien d'autre. Cela suffit.
Une mère, une épouse, une fiancée,
qui savent celui qu'elles aiment dans la détresse et ne peuvent ni le secourir
ni le rejoindre voudraient au moins subir des souffrances équivalentes aux
siennes pour être moins séparées de lui, pour être soulagées du fardeau si
lourd de la compassion impuissante. Quiconque aime le Christ et se le
représente sur la Croix doit éprouver un soulagement semblable dans l'atteinte
du malheur.
En raison du lien essentiel entre la
Croix et le malheur, un État n'a le droit de se séparer de toute religion que
dans l'hypothèse absurde où il serait parvenu à supprimer le malheur. À plus
forte raison n'en a-t-il pas le droit quand il fabrique
lui-même des malheureux. La justice pénale coupée de toute espèce de lien avec
Dieu a véritablement une couleur infernale. Non pas par les erreurs de jugement
ou l'excès de sévérité, mais indépendamment de tout cela, en elle-même. Elle se
salit au contact de toutes les souillures, et n'ayant rien pour les purifier
elle devient elle-même si souillée que les pires criminels peuvent encore être
dégradés par elle. Son contact est hideux pour quiconque a en soi quelque chose
d'intègre et de sain ;
ceux qui sont
pourris trouvent même dans les peines qu'elle inflige une sorte de quiétude
plus horrible encore. Rien n'est assez pur pour mettre de la pureté dans les
lieux réservés aux crimes et aux peines sinon le Christ, lui qui fut un
condamné de droit commun.
Mais comme c'est seulement la Croix
qui est nécessaire aux États et non pas les complications du dogme, il est
désastreux que la Croix et le dogme soient liés d'un lien si solide. Ce lien a
enlevé le Christ à ses frères les criminels.
La notion de la nécessité comme
matière commune de l'art, de la science et de toute espèce de travail est la
porte par où le christianisme peut entrer dans la vie profane et la pénétrer de
part en part. Car la Croix, c'est la nécessité elle-même mise en contact avec
le plus bas et le plus haut de nous-mêmes, avec la sensibilité charnelle par
l'évocation de la souffrance physique, avec l'amour surnaturel par la présence
de Dieu. Par suite toute la variété des contacts que peuvent avoir avec la
nécessité les parties intermédiaires de notre être y est impliquée.
Il n'y a, il ne peut y avoir, dans
quelque domaine que ce soit, aucune activité humaine qui n'ait pour suprême et
secrète vérité la Croix du Christ. Aucune ne peut être séparée de la Croix du
Christ sans pourrir ou se dessécher comme un sarment coupé. Nous voyons cela se
passer sous nos yeux, aujourd'hui, sans le comprendre, et nous nous demandons
où gît notre mal. Les chrétiens comprennent moins encore que les autres, car,
sachant que ces activités sont historiquement bien antérieures au Christ, ils
ne peuvent se rendre compte que la foi chrétienne en est la sève.
Si nous comprenions que la foi
chrétienne, sous des voiles qui en laissent passer la clarté, porte des fleurs
et des fruits en tous les temps et tous les lieux où il se trouve des hommes
qui n'ont pas la
haine de la lumière, cette difficulté ne nous arrêterait pas.
Depuis l'aube des temps historiques,
jamais, sauf pendant une certaine période de l'Empire romain, le Christ n'a été
aussi absent que maintenant. Les anciens auraient jugé monstrueuse cette
séparation de la religion et de la vie sociale que même la plupart des
chrétiens aujourd'hui trouvent naturelle.
Il faut que le christianisme fasse
partout couler sa sève dans la vie sociale ; mais il est fait néanmoins
avant tout pour l'être seul. Le Père est dans le secret, et il n'y a pas de
secret plus inviolable que le malheur.
Il y a une question qui n'a
absolument aucune signification, et bien entendu aucune réponse, que
normalement nous ne posons jamais mais que dans le malheur l'âme ne peut pas
s'empêcher de crier sans cesse avec la monotone continuité d'un gémissement.
Cette question c'est pourquoi ?
Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Le malheureux le demande naïvement
aux hommes, aux choses, à Dieu, même s'il n'y croit pas, à n'importe quoi. Pourquoi faut-il précisément qu'il n'ait
pas de quoi manger, ou qu'il soit épuisé de fatigue et de traitements brutaux,
ou qu'il doive prochainement être fusillé, ou qu'il soit malade, ou qu'il soit
en prison ? Si on lui explique les causes de la situation où il se trouve,
ce qui d'ailleurs est
rarement possible à cause de la complication des mécanismes qui interviennent,
ce ne sera pas pour lui une réponse. Car sa question, pourquoi, ne signifie pas : par quelle cause, mais : à
quelle fin ? Et bien entendu on ne peut pas lui indiquer de fins. À moins
d'en fabriquer de fictives, mais cette fabrication n'est pas une bonne chose.
Le singulier, c'est que le malheur
d'autrui, sauf quelquefois, non pas toujours, celui d'êtres très proches, ne
provoque pas cette question. Tout au plus on la pose une fois distraitement.
Mais celui qui entre dans le malheur, cette question s'installe en lui et ne
s'arrête plus de crier. Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi. Le Christ lui-même l'a
posée. « Pourquoi m'as-tu abandonné ? »
Le pourquoi du malheureux ne comporte
aucune réponse, parce que nous vivons dans la nécessité et non dans la
finalité. S'il y avait de la finalité dans ce monde, le lieu du bien ne serait
pas l'autre monde. Chaque fois que nous demandons la finalité au monde, il la
refuse. Mais pour savoir qu'il la refuse, il faut la demander.
C'est seulement le malheur qui nous
oblige la demander, et aussi la beauté, car le beau nous donne si vivement le
sentiment de la présence d'un bien que nous cherchons une fin sans jamais en
trouver. Le beau aussi nous oblige à nous demander : pourquoi ?
Pourquoi cela est-il beau ?
Mais rares sont ceux qui sont
capables de prononcer en eux-mêmes ce pourquoi pendant plusieurs heures de
suite. Le pourquoi du malheur dure des heures, des jours, des années ; il
ne cesse que par épuisement.
Celui qui est capable non pas
seulement de crier, mais aussi d'écouter, entend la réponse. Cette réponse,
c'est le silence. C'est ce silence éternel que Vigny a reproché amèrement à
Dieu ; mais il n'avait pas le droit de dire quelle est la réponse du juste
à ce silence, car il n'était pas un juste. Le juste aime. Celui qui est capable
non seulement d'écouter mais aussi d'aimer entend ce silence comme la parole de
Dieu.
Les créatures parlent avec des sons.
La parole de Dieu est silence. La secrète parole d'amour de Dieu ne peut pas
être autre chose que le silence. Le Christ est le silence de Dieu.
Il n'y a pas d'arbre comme la Croix,
il n'y a pas non plus d'harmonie comme le silence de Dieu. Les Pythagoriciens
saisissaient cette harmonie dans le silence sans fond qui entoure éternellement
les étoiles. La nécessité ici-bas est la vibration du silence de Dieu.
Notre âme fait continuellement du
bruit, mais il est un point en elle qui est silence et que nous n'entendons
jamais. Quand le silence de Dieu entre dans notre âme, la perce et vient
rejoindre ce silence qui est secrètement présent en nous, alors désormais nous
avons en Dieu notre trésor et notre cœur ; et l'espace s'ouvre devant nous
comme un fruit qui se sépare en deux, car nous voyons l'univers d'un point
situé hors de l'espace.
Il n'y a que deux voies possibles
pour cette opération, à l'exclusion de toute autre. Il n'y a que deux pointes
assez perçantes pour entrer ainsi dans notre âme, ce sont le malheur et la
beauté.
On serait souvent tenté de pleurer
des larmes de sang en pensant combien le malheur écrase de malheureux
incapables d'en faire usage. Mais à considérer les choses froidement, ce n'est
pas là un gaspillage plus pitoyable que celui de la beauté du monde. Combien de
fois la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de
l'heure qui précède l'aube viennent-ils vainement se proposer à l'attention des
hommes ? Ne pas accorder d'attention à la beauté du monde est peut-être un
crime d'ingratitude si grand qu'il mérite le châtiment du malheur. Certes il ne
le reçoit pas toujours ; mais en ce cas il est puni par le châtiment d'une
vie médiocre, et en quoi une vie médiocre est-elle préférable au malheur ?
D'ailleurs, même en cas de grande infortune, la vie de tels êtres est
probablement toujours médiocre. Autant qu'on peut faire des conjectures sur la
sensibilité, il semble que le mal qui est dans un être lui soit une protection
contre le mal qui vient l'assaillir du dehors sous forme de douleur. Il faut espérer
qu'il en est ainsi, et que Dieu a réduit miséricordieusement à peu de chose,
chez le mauvais larron, une souffrance tellement inutile. Il en est bien ainsi,
et même c'est là la grande tentation qu'enferme le malheur, du fait que le
malheureux a toujours la possibilité de souffrir moins en consentant à devenir
mauvais.
C'est seulement pour celui qui a
connu la joie pure, ne fût-ce qu'une minute, et par suite la saveur de la
beauté du monde, car c'est la même chose, c'est pour celui-là seul que le
malheur est quelque chose de déchirant. En même temps c'est celui-là seul qui
n'a pas mérité ce châtiment. Mais aussi pour lui ce n'est pas un châtiment,
c'est Dieu même qui lui prend la main et la serre un peu fort. Car s'il reste
fidèle, tout au fond de ses propres cris il trouvera la perle du silence de
Dieu.
Simone Weil, in Pensées sans ordre
concernant l'amour de Dieu