Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance
pour faire à tous miséricorde.
Romains 11, 32
pour faire à tous miséricorde.
Romains 11, 32
La pitié est
comme chacun sait un mauvais sentiment. Il ne faut pas la confondre avec la
miséricorde, qui est une vertu, et plus qu'une vertu, une béatitude. En fait,
la pitié n'est même pas un sentiment, c'est une émotion, en elle-même sans
valeur morale, bonne ou mauvaise. Il est périlleux cependant de s'y fier sans
réflexion, et pour bien des raisons.
D'abord elle
donne aisément bonne conscience, à peu de frais : on a sûrement bon cœur, puisque la
vue des misères du monde vous émeut si fort... Et pendant qu'on s'attendrit, la vraie bonté, elle,
agit, fût-ce avec ce « visage
sans douceur » dont parle Proust.
On a raison
d'ailleurs de ne rien faire plutôt que de céder aveuglément au seul
attendrissement, car la pitié n'est pas bonne conseillère, même quand elle se
pare des plus belles raisons. Les plus sages le savent bien ; ainsi Gandalf, le personnage de Tolkien, est bien
conscient du danger que représente pour lui la pitié : seule elle pourrait le faire céder
à la tentation de mettre la main sur l'Anneau et d'accéder ainsi à un ruineux
pouvoir absolu, « la pitié pour la faiblesse et le désir de la force de
faire le bien »1.
Il est
certain que si on ne réfléchit pas plus loin que le bout de son émotion, on
peut se laisser entraîner à des décisions inadaptées, injustes, ou funestes. Et
dans les relations entre personnes, et peut-être même entre groupes, l'objet de
la pitié peut jouer de sa triste situation, réelle ou feinte, pour se livrer à
un chantage affectif : la pitié est un remarquable moyen de manipuler
autrui.
Ces pièges de
la pitié dangereuse sont bien connus.
Je viens de citer le titre du roman de Stefan Zweig, qui les analyse avec
perspicacité. Je voudrais évoquer deux autres exemples d'une pareille mise en
garde. Et d'abord la fin d'un livre peu connu de C. S. Lewis, The Great Divorce 2, tout entière consacrée à ce
problème. Dans ce récit d'un songe visionnaire où l'on voit les personnages
rejouer les choix de leur vie au seuil de l'éternité, on assiste pour finir à
la confrontation d'une femme, qui vient pour partager la plénitude de sa joie — la Joie divine, magnifiquement
évoquée — avec un homme
qui fut son époux sur cette terre. Celui-ci, dans une image frappante, est
dédoublé en deux personnages, un Nain,
reste de ce qui fut son
humanité et un Tragédien qu'il est
presque devenu tout entier. Ce tragédien incarne la posture qui apparemment a
présidé à ses rapports avec sa femme en ce monde : on devait tout lui céder,
puisqu'il était si malheureux, ou si mal en point, ou tout simplement si mal
luné. Il tient férocement à cette posture, et c'est elle qui l'emporte
finalement dans leur dialogue. Refusant d'entrer dans une joie dont il ne
serait pas le centre, il tente dans un dernier chantage d'utiliser la pitié
pour attirer celle qu'il prétend aimer dans sa propre misère — c'est cela, ou rien. Et c'est le Rien en effet qui devient son partage.
Si le
chantage à la pitié peut
être profondément manipulateur, le fait de céder à la pitié peut être profondément destructeur. Je
prendrai ici à témoin un autre auteur anglais, Graham Greene, qui revient
souvent sur ce thème dans ses romans, en particulier dans un des plus forts
d'entre eux, The Heart of the Matter (Le fond du problème). Il y montre les ravages d'une pitié qui ne cause que
des désastres mais que le héros, Scobie, ne se défend pas d'éprouver puisqu'il la confond avec
la compassion. Pourtant Greene juge, et il me semble qu'il n'a pas tort, qu'il
est capital d'éviter cette confusion. Selon lui, la différence entre ces deux
attitudes, pas toujours aisées à distinguer dans la pratique de nos vies,
réside dans le rapport qu'elles supposent avec autrui. Dans la compassion, on
se reconnaît ou on se fait l'égal de celui avec qui on compatit, au contraire
de la pitié où l'on est par définition supérieur à celui que l'on prend en
pitié. J'ai pitié du pauvre, du faible, du malade, du malheureux — du criminel peut-être, le misérable par excellence ? Mais je ne
suis évidemment rien de tout cela, au moment en tout cas de la pitié : ce n'est jamais une relation
réciproque et même ma pitié ne fait qu'augmenter l'écart entre l'autre et moi.
On comprend les réticences qu'une telle attitude peut susciter : personne ne souhaite être
pitoyable — l'évolution
sémantique du terme est significative. Et tout le monde sait bien qu'il vaut
mieux faire envie que pitié !
Il n'est pas
question pour autant de prêcher l'insensibilité aux malheurs d'autrui : « la pitié doit-elle donc
disparaître à jamais ? »
demande le narrateur du Grand Divorce, troublé, après la scène qu'on a
évoquée, devant le malheur réel où s'abîme le Tragédien. La réponse qu'il
reçoit est à méditer : « The action of pity will live for ever : but the passion of pity will not », ce que l'on peut paraphraser ainsi : la compassion durera toujours,
mais non les troubles et les errements de la pitié.
Mais le vrai
nom d'une réaction sans condescendance à la misère d'autrui est la miséricorde. Entendue au
sens évangélique du terme (en a-t-il
d'ailleurs un autre ?),
elle récuse toute supériorité. La béatitude proclamée dans le Sermon sur la
montagne indique par sa formulation même que la miséricorde humaine n'est pas à sens unique : « Bienheureux les miséricordieux,
car ils obtiendront miséricorde ». Le miséricordieux sait qu'il a besoin lui-même de
miséricorde : « moi
aussi je suis un pécheur »3.
Ce principe
est illustré avec éclat dans une des créations les plus mémorables de
Chesterton, le Père Brown. On connaît
ce héros d'une série de nouvelles policières 4, détective
inattendu, petit prêtre à
l'air godiche toujours empêtré d'un immense parapluie : il n'a l'air de rien et il se
révèle pourtant d'une acuité intellectuelle et spirituelle inégalable en
résolvant des énigmes où tout le monde perd son latin. On pourrait croire que
son insignifiance apparente n'est qu'un artifice bon à entretenir le suspense propre
au récit policier, à
criminel improbable, détective improbable..., mais ce n'est pas ici une
facilité rhétorique. Si Chesterton se donne le plaisir de faire triompher
l'équivalent occidental d'un fol en Christ des prétendus sages qui l'entourent,
c'est avant tout un moyen de mettre en valeur le visage déroutant de la
charité.
Ce qui
distingue en effet le Père Brown, ce n'est pas d'être un Columbo en soutane,
c'est la manière dont il devine à chaque fois qui est le coupable. Ce n'est pas à coup de minutieuses observations,
de relevés d'indices ou de déductions impeccables ou grâce à ses petites cellules grises qu'il
comprend les situations, c'est une méthode bien à lui qui lui permet de résoudre les plus difficiles
enquêtes — comme par
magie, serait tenté de dire l'observateur médusé, mais il aurait bien tort. On
le voit bien quand Brown révèle enfin son secret, dans le prologue du quatrième recueil 5.
Ce prologue
n'est pas le récit d'une enquête, mais celui d'une conversation du P. Brown
dans la maison d'un ami. Devenu célèbre contre son gré, il s'y voit pressé
d'expliquer comment il s'y prend ; s'il accepte de le dire, c'est qu'on
attribue ses succès à
quelque pouvoir occulte, ce qui lui fait horreur, car, en bon catholique,
il est solidement rationaliste. Il faut lire la première nouvelle du premier
recueil 6, fondamentale pour la compréhension du personnage ;
il y démasque un faux ecclésiastique qui croyait que dire du mal de la raison
devait faire partie de son déguisement, alors que c'est, bien sûr, « de la mauvaise théologie »...
Le troisième
recueil d'ailleurs, L'incrédulité du Père
Brown, met en avant
le scepticisme résolu de ce dernier vis-à-vis des pseudo-miracles, malédictions
ancestrales et fantômes en tout genre. Il garde toujours la tête froide devant
les manifestations prétendument surnaturelles et sa méthode, son secret, n'a rien de mystérieux ou
d'ésotérique, bien qu'il stupéfie d'abord ceux à qui il le révèle. S'il
découvre en effet à chaque fois l'auteur des différents crimes auxquels il a
affaire, c'est, dit-il, que c'est lui le coupable : « C'est moi qui
ai commis tous ces meurtres ».
Ses
interlocuteurs en sont évidemment tout ébahis, jusqu'à ce qu'il leur explique
qu'il se met intérieurement à la place de l'autre, qu'il soit voleur ou
assassin, et qu'il revit les circonstances précises et les dispositions intimes
qui font comprendre ses actes. Il se trouve par là capable de reconstituer
l'itinéraire mental qui a conduit à commettre le crime et d'en identifier ainsi
l'auteur.
Mais reconstituer est trop abstrait pour désigner
cet exercice d'empathie radicale : c'est encore regarder de l'extérieur, faire la
psychologie ou la sociologie du crime, alors que le P. Brown se met dans la
peau du meurtrier (« inside
the murderer »),
« pense ses pensées, éprouve ses passions », devient ce qu'il est « sauf en ce qui concerne le
consentement final au crime ».
Il pratique là ce qu'il appelle une technique d'imagination du réel — plus difficile selon lui que celle
de l'irréel 7.
Plus qu'une
technique, c'est pour lui un exercice spirituel fondé sur la connaissance de
son propre cœur devant Dieu. Il répond ainsi à un assassin à qui il vient de
révéler toutes les circonstances de son crime et qui lui demande avec un
étonnement compréhensible :
« Mais comment savez-vous tout cela ? » : « Je suis
un être humain et tous les démons sont donc présents dans mon cœur »8.
« Tous les démons » : ce n'est pas là une formule en l'air. Le P. Brown ne
s'identifie pas seulement à ceux qui commettent de petits délits, ou des
actions dignes de pitié aux yeux du monde, mais aussi à ceux qui sont coupables
de l'horrible ou de l'indéfendable — le fratricide (Le marteau de
Dieu), le parricide (Le pire crime du monde)
ou le meurtre par traîtrise (Le deuil du
marquis de Marne),
bref tout ce que les déclarations officielles ou les médias ont coutume
d'appeler des crimes odieux, comme si le mot crime ne suffisait pas. Mais
l'emploi du cliché sert à mettre une distance, par un pharisaïsme
spontané, entre le criminel —
le pécheur — et nous, ce que justement le P. Brown ne fait pas : « Vous jugez un
crime horrible parce que vous seriez incapable de le commettre. Je le juge horrible,
moi, parce je serais capable de le commettre »9.
« There but for the grace of God... » : il existe une
formule devenue proverbiale en anglais, selon laquelle « sans la grâce de Dieu, je serais à la place de ce criminel ». Le P. Brown, qui prononce au moins
une fois cette phrase lorsqu'il s'explique avec ses amis, se l'applique en fait
à lui-même tout
au long de ses enquêtes. Il agit ainsi comme devrait agir tout homme conscient
d'être pécheur, qui, à
trop vouloir se prendre pour l'Ange du Jugement divin, risquerait d'y
perdre son âme 10.
Il n'est pas
là pour juger, mais pas non plus pour faire comme si de rien n'était. S'il
comprend tout, ce n'est pas dans l'idée que « tout comprendre, c'est tout
pardonner », formule qui caricature la miséricorde « la grâce
n'est pas une éponge »11 bonne à tout effacer — et qui ne s'applique d'ailleurs que dans les cas où ce que l'on comprend n'est pas si grave que ça au fond. En ce sens est exemplaire la nouvelle que je viens de citer : Le deuil du marquis de Marne. Le marquis en question a tué son cousin par traîtrise, dans un duel truqué, en s'arrangeant pour faire croire que c'est lui qui a été tué ; il vit depuis claquemuré dans son château en se faisant passer pour ce cousin. Bien des années plus tard, ses amis d'autrefois croient à un remords excessif et injustifié, nourri par l'influence cléricale, et viennent le débusquer chez lui pour lui faire reprendre ce qu'ils appellent une vie normale. Lorsqu'ils découvrent la vérité, ils n'ont pas de mots assez durs, eux qui étaient tout prêts à excuser un duel conventionnel, pour condamner un assassinat aussi répugnant : ils ne sont prêts à pardonner en fait que les crimes qu'ils ne considèrent pas comme tels. Seule la miséricorde de Dieu, comme le leur rappelle le P. Brown qui a compris avant tous ce qui s'était réellement passé, peut absoudre un pareil meurtrier, seule elle peut pardonner l'impardonnable. Et elle n'est jamais refusée à qui l'implore, c'est-à-dire évidemment à qui reconnaît son crime et s'en repent : ainsi « même pour saint Pierre après le chant du coq, l'aurore s'est-elle levée ».
n'est pas une éponge »11 bonne à tout effacer — et qui ne s'applique d'ailleurs que dans les cas où ce que l'on comprend n'est pas si grave que ça au fond. En ce sens est exemplaire la nouvelle que je viens de citer : Le deuil du marquis de Marne. Le marquis en question a tué son cousin par traîtrise, dans un duel truqué, en s'arrangeant pour faire croire que c'est lui qui a été tué ; il vit depuis claquemuré dans son château en se faisant passer pour ce cousin. Bien des années plus tard, ses amis d'autrefois croient à un remords excessif et injustifié, nourri par l'influence cléricale, et viennent le débusquer chez lui pour lui faire reprendre ce qu'ils appellent une vie normale. Lorsqu'ils découvrent la vérité, ils n'ont pas de mots assez durs, eux qui étaient tout prêts à excuser un duel conventionnel, pour condamner un assassinat aussi répugnant : ils ne sont prêts à pardonner en fait que les crimes qu'ils ne considèrent pas comme tels. Seule la miséricorde de Dieu, comme le leur rappelle le P. Brown qui a compris avant tous ce qui s'était réellement passé, peut absoudre un pareil meurtrier, seule elle peut pardonner l'impardonnable. Et elle n'est jamais refusée à qui l'implore, c'est-à-dire évidemment à qui reconnaît son crime et s'en repent : ainsi « même pour saint Pierre après le chant du coq, l'aurore s'est-elle levée ».
Cette aurore
est toujours possible, et la vocation du Père Brown est de l'annoncer à ceux qui sont le plus enfoncés
dans la nuit. Chesterton, qu'on prend à tort pour un auteur léger parce qu'il est sans
lourdeur, a créé avec lui un
détective hors norme non seulement par sa méthode, mais par sa motivation
profonde. Il ne résout pas ses enquêtes seulement par souci des victimes et
pour rétablir la justice, comme cela est traditionnel dans le roman policier,
mais aussi, et peut-être avant tout, par souci des coupables. Y a-t-il meilleure image de la radicalité de la
Miséricorde ?
1 TOLKIEN, Le Seigneur
des anneaux, I, 2. Gandalf est un
puissant mage et sage conseiller.
2 Le grand divorce. Il s'agit de
celui qui oppose en
chacun de nous le ciel et l’enfer.
3 Propos d'un Père du désert
s'identifiant à un frère
condamné en sa présence, cité in Dictionnaire critique de théologie, s.v. « Miséricorde ».
4 Cinq recueils, parus de 1911 à 1935, The
Innocence of Father Brown, The Wisdom of Father Brown, The Incredulity of Father Brown, The Secret of Father Brown, The Scandal of Father Brown. Traduction française de l'ensemble, Les enquêtes du
Père Brown, Omnibus, 2008.
5 Le secret du Père Brown.
6 The Blue Cross, The Innocence of Father Brown, I.
7 Épilogue du Secret du Père Brown : Le secret de Flambeau.
8 The Hammer of God (Le marteau de
Dieu) I, 9.
9 Épilogue du Secret du Père Brown.
10 Il faut noter que celui que l'on
considère comme l'archétype du détective et l'incarnation de la pure logique
sait fort bien qu'il appartient à la commune humanité. Devant bien des coupables qu'il
démasque, il pense lui aussi : « There, but for the grace of God, goes Sherlock Holmes ». [Sans la
grâce de Dieu, cela aurait pu être Sherlock Holmes].
Voir par exemple The Boscombe Valley Mystery, in The Adventures of Sherlock Holmes.
11 BENOIT XVI, Encyclique Spe salvi, § 44.