mardi 23 février 2016

En Chestertonnant... Irène Fernandez, La miséricorde du Père Brown

Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance
pour
faire à tous miséricorde.
Romains
11, 32
La pitié est comme chacun sait un mauvais sentiment. Il ne faut pas la confondre avec la miséricorde, qui est une vertu, et plus qu'une vertu, une béatitude. En fait, la pitié n'est même pas un sentiment, c'est une émotion, en elle-même sans valeur morale, bonne ou mauvaise. Il est périlleux cependant de s'y fier sans réflexion, et pour bien des raisons.
D'abord elle donne aisément bonne conscience, à peu de frais : on a sûrement bon cœur, puisque la vue des misères du monde vous émeut si fort... Et pendant qu'on s'attendrit, la vraie bonté, elle, agit, fût-ce avec ce « visage sans douceur » dont parle Proust.
On a raison d'ailleurs de ne rien faire plutôt que de céder aveuglément au seul attendrissement, car la pitié n'est pas bonne conseillère, même quand elle se pare des plus belles raisons. Les plus sages le savent bien ; ainsi Gandalf, le personnage de Tolkien, est bien conscient du danger que représente pour lui la pitié : seule elle pourrait le faire céder à la tentation de mettre la main sur l'Anneau et d'accéder ainsi à un ruineux pouvoir absolu, « la pitié pour la faiblesse et le désir de la force de faire le bien »1.
Il est certain que si on ne réfléchit pas plus loin que le bout de son émotion, on peut se laisser entraîner à des décisions inadaptées, injustes, ou funestes. Et dans les relations entre personnes, et peut-être même entre groupes, l'objet de la pitié peut jouer de sa triste situation, réelle ou feinte, pour se livrer à un chantage affectif : la pitié est un remarquable moyen de manipuler autrui.
Ces pièges de la pitié dangereuse sont bien connus. Je viens de citer le titre du roman de Stefan Zweig, qui les analyse avec perspicacité. Je voudrais évoquer deux autres exemples d'une pareille mise en garde. Et d'abord la fin d'un livre peu connu de C. S. Lewis, The Great Divorce 2, tout entière consacrée à ce problème. Dans ce récit d'un songe visionnaire où l'on voit les personnages rejouer les choix de leur vie au seuil de l'éternité, on assiste pour finir à la confrontation d'une femme, qui vient pour partager la plénitude de sa joie la Joie divine, magnifiquement évoquée avec un homme qui fut son époux sur cette terre. Celui-ci, dans une image frappante, est dédoublé en deux personnages, un Nain, reste de ce qui fut son humanité et un Tragédien qu'il est presque devenu tout entier. Ce tragédien incarne la posture qui apparemment a présidé à ses rapports avec sa femme en ce monde : on devait tout lui céder, puisqu'il était si malheureux, ou si mal en point, ou tout simplement si mal luné. Il tient férocement à cette posture, et c'est elle qui l'emporte finalement dans leur dialogue. Refusant d'entrer dans une joie dont il ne serait pas le centre, il tente dans un dernier chantage d'utiliser la pitié pour attirer celle qu'il prétend aimer dans sa propre misère c'est cela, ou rien. Et c'est le Rien en effet qui devient son partage.
Si le chantage à la pitié peut être profondément manipulateur, le fait de céder à la pitié peut être profondément destructeur. Je prendrai ici à témoin un autre auteur anglais, Graham Greene, qui revient souvent sur ce thème dans ses romans, en particulier dans un des plus forts d'entre eux, The Heart of the Matter (Le fond du problème). Il y montre les ravages d'une pitié qui ne cause que des désastres mais que le héros, Scobie, ne se défend pas d'éprouver puisqu'il la confond avec la compassion. Pourtant Greene juge, et il me semble qu'il n'a pas tort, qu'il est capital d'éviter cette confusion. Selon lui, la différence entre ces deux attitudes, pas toujours aisées à distinguer dans la pratique de nos vies, réside dans le rapport qu'elles supposent avec autrui. Dans la compassion, on se reconnaît ou on se fait l'égal de celui avec qui on compatit, au contraire de la pitié où l'on est par définition supérieur à celui que l'on prend en pitié. J'ai pitié du pauvre, du faible, du malade, du malheureux du criminel peut-être, le misérable par excellence ? Mais je ne suis évidemment rien de tout cela, au moment en tout cas de la pitié : ce n'est jamais une relation réciproque et même ma pitié ne fait qu'augmenter l'écart entre l'autre et moi. On comprend les réticences qu'une telle attitude peut susciter : personne ne souhaite être pitoyable l'évolution sémantique du terme est significative. Et tout le monde sait bien qu'il vaut mieux faire envie que pitié !
Il n'est pas question pour autant de prêcher l'insensibilité aux malheurs d'autrui : « la pitié doit-elle donc disparaître à jamais ? » demande le narrateur du Grand Divorce, troublé, après la scène qu'on a évoquée, devant le malheur réel où s'abîme le Tragédien. La réponse qu'il reçoit est à méditer : « The action of pity will live for ever : but the passion of pity will not », ce que l'on peut paraphraser ainsi : la compassion durera toujours, mais non les troubles et les errements de la pitié.
Mais le vrai nom d'une réaction sans condescendance à la misère d'autrui est la miséricorde. Entendue au sens évangélique du terme (en a-t-il d'ailleurs un autre ?), elle récuse toute supériorité. La béatitude proclamée dans le Sermon sur la montagne indique par sa formulation même que la miséricorde humaine n'est pas à sens unique : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ». Le miséricordieux sait qu'il a besoin lui-même de miséricorde : « moi aussi je suis un pécheur »3.
Ce principe est illustré avec éclat dans une des créations les plus mémorables de Chesterton, le Père Brown. On connaît ce héros d'une série de nouvelles policières 4, détective inattendu, petit prêtre à l'air godiche toujours empêtré d'un immense parapluie : il n'a l'air de rien et il se révèle pourtant d'une acuité intellectuelle et spirituelle inégalable en résolvant des énigmes où tout le monde perd son latin. On pourrait croire que son insignifiance apparente n'est qu'un artifice bon à entretenir le suspense propre au récit policier, à criminel improbable, détective improbable..., mais ce n'est pas ici une facilité rhétorique. Si Chesterton se donne le plaisir de faire triompher l'équivalent occidental d'un fol en Christ des prétendus sages qui l'entourent, c'est avant tout un moyen de mettre en valeur le visage déroutant de la charité.
Ce qui distingue en effet le Père Brown, ce n'est pas d'être un Columbo en soutane, c'est la manière dont il devine à chaque fois qui est le coupable. Ce n'est pas à coup de minutieuses observations, de relevés d'indices ou de déductions impeccables ou grâce à ses petites cellules grises qu'il comprend les situations, c'est une méthode bien à lui qui lui permet de résoudre les plus difficiles enquêtes comme par magie, serait tenté de dire l'observateur médusé, mais il aurait bien tort. On le voit bien quand Brown révèle enfin son secret, dans le prologue du quatrième recueil 5.
Ce prologue n'est pas le récit d'une enquête, mais celui d'une conversation du P. Brown dans la maison d'un ami. Devenu célèbre contre son gré, il s'y voit pressé d'expliquer comment il s'y prend ; s'il accepte de le dire, c'est qu'on attribue ses succès à quelque pouvoir occulte, ce qui lui fait horreur, car, en bon catholique, il est solidement rationaliste. Il faut lire la première nouvelle du premier recueil 6, fondamentale pour la compréhension du personnage ; il y démasque un faux ecclésiastique qui croyait que dire du mal de la raison devait faire partie de son déguisement, alors que c'est, bien sûr, « de la mauvaise théologie »...
Le troisième recueil d'ailleurs, L'incrédulité du Père Brown, met en avant le scepticisme résolu de ce dernier vis-à-vis des pseudo-miracles, malédictions ancestrales et fantômes en tout genre. Il garde toujours la tête froide devant les manifestations prétendument surnaturelles et sa méthode, son secret, n'a rien de mystérieux ou d'ésotérique, bien qu'il stupéfie d'abord ceux à qui il le révèle. S'il découvre en effet à chaque fois l'auteur des différents crimes auxquels il a affaire, c'est, dit-il, que c'est lui le coupable : « C'est moi qui ai commis tous ces meurtres ».
Ses interlocuteurs en sont évidemment tout ébahis, jusqu'à ce qu'il leur explique qu'il se met intérieurement à la place de l'autre, qu'il soit voleur ou assassin, et qu'il revit les circonstances précises et les dispositions intimes qui font comprendre ses actes. Il se trouve par là capable de reconstituer l'itinéraire mental qui a conduit à commettre le crime et d'en identifier ainsi l'auteur.
Mais reconstituer est trop abstrait pour désigner cet exercice d'empathie radicale : c'est encore regarder de l'extérieur, faire la psychologie ou la sociologie du crime, alors que le P. Brown se met dans la peau du meurtrier (« inside the murderer »), « pense ses pensées, éprouve ses passions », devient ce qu'il est « sauf en ce qui concerne le consentement final au crime ». Il pratique là ce qu'il appelle une technique d'imagination du réel plus difficile selon lui que celle de l'irréel 7.
Plus qu'une technique, c'est pour lui un exercice spirituel fondé sur la connaissance de son propre cœur devant Dieu. Il répond ainsi à un assassin à qui il vient de révéler toutes les circonstances de son crime et qui lui demande avec un étonnement compréhensible : « Mais comment savez-vous tout cela ? » : « Je suis un être humain et tous les démons sont donc présents dans mon cœur »8.
« Tous les démons » : ce n'est pas là une formule en l'air. Le P. Brown ne s'identifie pas seulement à ceux qui commettent de petits délits, ou des actions dignes de pitié aux yeux du monde, mais aussi à ceux qui sont coupables de l'horrible ou de l'indéfendable le fratricide (Le marteau de Dieu), le parricide (Le pire crime du monde) ou le meurtre par traîtrise (Le deuil du marquis de Marne), bref tout ce que les déclarations officielles ou les médias ont coutume d'appeler des crimes odieux, comme si le mot crime ne suffisait pas. Mais l'emploi du cliché sert à mettre une distance, par un pharisaïsme spontané, entre le criminel le pécheur — et nous, ce que justement le P. Brown ne fait pas : « Vous jugez un crime horrible parce que vous seriez incapable de le commettre. Je le juge horrible, moi, parce je serais capable de le commettre »9.
« There but for the grace of God... » : il existe une formule devenue proverbiale en anglais, selon laquelle « sans la grâce de Dieu, je serais à la place de ce criminel ». Le P. Brown, qui prononce au moins une fois cette phrase lorsqu'il s'explique avec ses amis, se l'applique en fait à lui-même tout au long de ses enquêtes. Il agit ainsi comme devrait agir tout homme conscient d'être pécheur, qui, à trop vouloir se prendre pour l'Ange du Jugement divin, risquerait d'y perdre son âme 10.
Il n'est pas là pour juger, mais pas non plus pour faire comme si de rien n'était. S'il comprend tout, ce n'est pas dans l'idée que « tout comprendre, c'est tout pardonner », formule qui caricature la miséricorde « la grâce
n'est pas une éponge 
»11 bonne à tout effacer et qui ne s'applique d'ailleurs que dans les cas où ce que l'on comprend n'est pas si grave que ça au fond. En ce sens est exemplaire la nouvelle que je viens de citer : Le deuil du marquis de Marne. Le marquis en question a tué son cousin par traîtrise, dans un duel truqué, en s'arrangeant pour faire croire que c'est lui qui a été tué ; il vit depuis claquemuré dans son château en se faisant passer pour ce cousin. Bien des années plus tard, ses amis d'autrefois croient à un remords excessif et injustifié, nourri par l'influence cléricale, et viennent le débusquer chez lui pour lui faire reprendre ce qu'ils appellent une vie normale. Lorsqu'ils découvrent la vérité, ils n'ont pas de mots assez durs, eux qui étaient tout prêts à excuser un duel conventionnel, pour condamner un assassinat aussi répugnant : ils ne sont prêts à pardonner en fait que les crimes qu'ils ne considèrent pas comme tels. Seule la miséricorde de Dieu, comme le leur rappelle le P. Brown qui a compris avant tous ce qui s'était réellement passé, peut absoudre un pareil meurtrier, seule elle peut pardonner l'impardonnable. Et elle n'est jamais refusée à qui l'implore, c'est-à-dire évidemment à qui reconnaît son crime et s'en repent : ainsi « même pour saint Pierre après le chant du coq, l'aurore s'est-elle levée ».
Cette aurore est toujours possible, et la vocation du Père Brown est de l'annoncer à ceux qui sont le plus enfoncés dans la nuit. Chesterton, qu'on prend à tort pour un auteur léger parce qu'il est sans lourdeur, a créé avec lui un détective hors norme non seulement par sa méthode, mais par sa motivation profonde. Il ne résout pas ses enquêtes seulement par souci des victimes et pour rétablir la justice, comme cela est traditionnel dans le roman policier, mais aussi, et peut-être avant tout, par souci des coupables. Y a-t-il meilleure image de la radicalité de la Miséricorde ?
Irène Fernandez, in Communio


1 TOLKIEN, Le Seigneur des anneaux, I, 2. Gandalf est un puissant mage et sage conseiller.
2 Le grand divorce. Il s'agit de celui qui oppose en chacun de nous le ciel et l’enfer.
3 Propos d'un Père du désert s'identifiant à un frère condamné en sa présence, cité in Dictionnaire critique de théologie, s.v. « Miséricorde ».
4 Cinq recueils, parus de 1911 à 1935, The Innocence of Father Brown, The Wisdom of Father Brown, The Incredulity of Father Brown, The Secret of Father Brown, The Scandal of Father Brown. Traduction française de l'ensemble, Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008.
5 Le secret du Père Brown.
6 The Blue Cross, The Innocence of Father Brown, I.
7 Épilogue du Secret du Père Brown : Le secret de Flambeau.
8 The Hammer of God (Le marteau de Dieu) I, 9.
9 Épilogue du Secret du Père Brown.
10 Il faut noter que celui que l'on considère comme l'archétype du détective et l'incarnation de la pure logique sait fort bien qu'il appartient à la commune humanité. Devant bien des coupables qu'il démasque, il pense lui aussi : « There, but for the grace of God, goes Sherlock Holmes ». [Sans la grâce de Dieu, cela aurait pu être Sherlock Holmes]. Voir par exemple The Boscombe Valley Mystery, in The Adventures of Sherlock Holmes.

11 BENOIT XVI, Encyclique Spe salvi, § 44.