mercredi 30 décembre 2015

En devisant... Alain de Chatellus, Peur et montagne


Quelles sont donc les causes de la crainte instinctive ? Devant l'inconnu, on s'imagine le problème à résoudre. D'avance on le croit terrible. On cherche à se persuader que les moyens physiques et moraux seront suffisants. On se base sur les multiples expériences précédentes, sur l'état de l'entraînement, sur les bonnes conditions. L'incertitude est la seule cause des mauvaises nuits qui précèdent les grandes courses. Elle est aussi la grande épreuve des bivouacs. Pour le public, ce dernier mot garde une consonance militaire. Il vous a un goût d'épopée napoléonienne. On évoque une lithographie de Raffet. Par analogie, on pourrait imaginer des alpinistes groupés sous un bloc de moraine, devant un feu de mélèze. Sans doute, de tels bivouacs existent, mais, moralement, ils n'ont pas plus de valeur qu'une nuit de cabane. Cela ne retire rien à leur charme, à leur attrait de mystère. Mais ce sont des bivouacs confortables, où la question du lendemain n'a aucune acuité spéciale.
Toul autres sont les bivouacs de haute montagne.
Prévus ou non, ils constituent une redoutable épreuve physique et morale. L'inconfort est total. Souvent, la plus élémentaire sécurité veut que l'on s'attache à des pitons. Seule l'obscurité vient atténuer la puissante sensation de vide. Les vêtements sont mouillés, il fait froid, la faim et la soif vous tourmentent. Physiquement l'inaction est désagréable ; moralement elle est très pénible. L'incertitude du lendemain n'est plus un mythe, elle s'impose souverainement. On reste anxieux des obstacles qu'il faudra surmonter. La dalle qui vous domine, froide et dure dans votre dos, devra être franchie dans quelques heures, dans le froid du petit matin, malgré les doigts et les membres raides. On scrute le ciel sombre ou intolérablement étoilé pour prévoir le temps qu'il fera. Si celui-ci se gâte, on envisage avec une égale frayeur la continuation de la course par la neige et le verglas, ou la descente pire encore. Il faut être alpiniste éprouvé pour décider sagement.
Le 14 août 1924, deux cordées bivouaquent en haute montagne : J. de Lépiney, J. Lagarde, H. de Ségogne au Col du Caïman ; G. et W. de Meyendorff à la Grande Rocheuse. Le temps menace durant la nuit. Les premiers décident le départ et froidement affrontent les terribles pentes de la face nord de l'Aiguille du Plan. Henry de Ségogne n'a plus de piolet, il doit se cramponner à un couteau de poche. Pourtant, attendre l'aube, c'était la mort. Huit jours de mauvais temps allaient suivre et la souricière se clore sans espoir. Plus jeunes, G. et W. de Meyendorff perdent au même moment quelques heures dans une attente mortelle. Ils préféreront la descente de l'Aiguille du Jardin en pleine tempête à un retour rapide par la voie de montée ; ils ne furent jamais retrouvés.
Il y a une vingtaine d'années, on subissait les bivouacs. On espérait toujours les éviter. Mais l'envergure des entreprises modernes est telle qu'il faut maintenant les intégrer dans les projets. Deux et trois bivouacs sont nécessaires pour des ascensions qui demandent trente-cinq à quarante heures d'escalade effective. L'épreuve d'un seul est déjà dure ; écoutez Comici décrivant un bivouac à la face nord-ouest de la Civetta :
Nous étions tristes, oppressés par une crainte que nous ne voulions pas dire : la grande incertitude sur la possibilité de pouvoir continuer. Jusqu'ici, nous avions avancé sans savoir où nous allions, sans savoir ce que nous pourrions rencontrer. Et si nous n'étions plus capables d'avancer ? Descendre par où nous étions montés me semblait impossible. Nous avions franchi trop de toits et nos rappels se seraient terminés par le vide. Nous avions fait trop de traversées sur des parois pour pouvoir reprendre la juste voie avec des pendules. Nous ne pouvions espérer aucune aide, des murailles lisses et infranchissables nous séparaient de la voie Solleder ; d'en haut, personne ne pouvait nous atteindre, car cela surplombait toujours.
Dans l'action, la crainte disparaît : « Il faut bien jouer et gagner ». La corde est un réconfort puissant, même pour le premier. L'intérêt même de la lutte fait tout oublier. Parfois, pourtant, après un passé alpin déjà long, on éprouve encore à la première course de l'année — nous en témoignons — la répugnance instinctive de la bête devant le vide. Ce n'est nullement le vertige. Mais il faut quelque temps pour transformer cette sensation en un attrait supplémentaire aux acrobaties sur les arêtes. Il n'y a aucun danger, mais on trouve simplement ce rappel trop aérien, cette pente de glace trop raide pour se fier aux seuls crampons. L'entraînement nécessaire est aussi moral que physique.
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La peur est bien autre chose. Le visage de la déesse est parfois si terrible qu'aucun fidèle ne peut le contempler sans trembler. Là se révèlent les caractères. Celui qui a vu son camarade refuser de baisser les yeux ne pourra jamais oublier. Le vrai courageux se manifeste, froid, calme, maître de ses réflexes et de ses mots. Origine de l'amitié peu commune qui lie les compagnons de cordée. Vous savez désormais ce que vaut cet humble chef de service, et il sait ce que vous valez. Dans l'épreuve commune les âmes sont entièrement mises à nu. Nul ne peut se flatter d'ignorer la peur en montagne, mais seul est sûr celui chez qui elle laisse les réflexes intacts. Or, instinctivement, en montagne, comme ailleurs, devant le danger, on ne fait pas ce qu'il faut. On doit garder le rythme des gestes alors que tout vous fait fuir, rester debout, droit, alors qu'on voudrait se coller à la pente, tailler de bonnes marches pour les suivants tandis que les pierres menacent.
Telle est en montagne l'épreuve inévitable de la peur. Nul ne la souhaite, mais sa leçon est la meilleure à recevoir. L'orgueil de l'homme trouve cette fois un adversaire à sa mesure. Ce n'est pas humiliant, et Mummery le dit très bien :
On peut admettre que la montagne pousse quelquefois les choses un peu loin et apporte à ses fidèles une vision de l'imminence de la mort que le bourreau lui-même avec son accompagnement d'échafaud, de potence et de bascule, arriverait difficilement à surpasser. Mais, si farouches et désespérantes que puissent parfois paraître les grandes falaises alors que le crépuscule baisse, que les dernières lueurs sont chassées par le vent et la neige hurlant et que les furies chevauchent follement les arêtes, on a toujours le sentiment que de braves compagnons et un courage sans défaillance seront suffisants pour déchirer la toile croissante du danger. Forsan et haec olim meminisse juvabit.
Pourtant, Robert Tézenas du Montcel a trouvé l'épreuve de la peur « la plus dure et la plus humiliante de toutes ». À quelle hauteur faudrait-il donc s'élever pour ne jamais redouter un adversaire pareil ? Seul un de ses semblables peut humilier l'homme. L'alpiniste choisit de se mesurer avec le plus formidable ennemi que la nature puisse lui donner. Dans ce combat, il est nu, de ses mains dégantées il étreint la roche lisse et froide. Rien ne viendra à son secours dans cette lutte où ses forces le trahissent. Il ne suffit pas de savoir mourir, il faut surmonter le froid, l'écrasante fatigue, la soif, la faim. L'épreuve est la plus dure de toutes. Il lui faut à la fois le patient courage du fantassin dans la boue, et celui de l'aviateur dont la volonté participe aussi à la recherche du danger. Il n'y a donc aucune honte à avoir peur. La seule humiliation est de céder et surtout d'être vaincu par ses nerfs. Celui qui se fixe d'avance une limite au delà de laquelle il entend ne pas courir certains risques garde une position irréprochable. S'il conforme toujours froidement sa conduite à la règle qu'il a déterminée, il ne pourra jamais se sentir inférieur à lui-même. Mais cela n'est pas facile et le principe : « Audace dans la conception, prudence dans l'exécution » peut ainsi conduire à des impasses. Fourvoyé dans une entreprise risquée, on peut alors se trouver dans l'obligation d'un humiliant demi-tour. Il faut savoir accepter cette leçon et en saisir toute la portée. Rien n'est ridicule comme ces grimpeurs toujours en partance pour de fabuleuses faces nord et qui ne tentent jamais rien à fond. On doit apprendre aux jeunes alpinistes à proportionner leurs désirs à leurs moyens aussi bien moraux que physiques et à cette sorte de « possibilité de risques à courir » variables pour chacun non seulement selon l'âge et les responsabilités, mais aussi selon la force d'âme.
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Sans doute, comme on l'a dit magnifiquement : « Ceux qui sont bornés dans le désir, je crois aussi leur âme bornée ». Bien loin de nous l'idée de vouloir imposer aux alpinistes des limites de ce genre. Nous avons simplement voulu montrer qu'obligé par la montagne à se connaître lui-même, l'alpiniste doit faire dans la vallée son examen de conscience. En course, il n'en est plus temps. Surestimer ses forces morales comporte des conséquences aussi graves, bien que d'un autre ordre, que d'évaluer trop haut ses moyens physiques.
Chaque manifestation de la peur exerce sur la carrière de l'alpiniste une influence primordiale. Débutant, il ne la connaît pas, plusieurs saisons peuvent se passer sans qu'aucun incident grave la fasse naître. De belles victoires viennent accroître la confiance. La jeunesse a vite fait de se persuader de l'irréalité des risques décrits par de vieilles barbes. La montagne m'avait autrefois donné le meilleur et le plus sûr des amis. Notre commune passion nous aurait certainement fait avouer l'un à l'autre les doutes ou les incertitudes. Or, jusqu'à l'âge de sa mort, à vingt-deux ans, dans une course magnifique, en plein combat, je puis témoigner que jamais il n'avait encore envisagé le risque suprême et Dieu sait quels succès il avait déjà remportés. Premier sans-guide français, ayant – à dix-neuf ans – traversé les Drus dans le sens le plus difficile.
Si un accident prématuré ne vient pas sanctionner durement l'insouciance de sa jeunesse, l'alpiniste connaîtra bientôt ses premiers coups durs. Par cette épreuve, la montagne sépare le bon grain de l'ivraie. Pour beaucoup, la leçon sera trop sévère et ils refuseront de persévérer dans une voie où il faut courber l'échine et accepter d'avouer qu'on a voulu viser trop haut. Mais quelle magnifique discipline morale la montagne nous impose ainsi ! La vanité peut trouver son compte en certains succès rapidement acquis, mais elle ne saurait résister à quelques campagnes alpines. Le montagnard n'arrivera à la maturité qu'après plusieurs aventures. Il peut alors peser les risques, et c'est en pleine lucidité qu'il continue. Le fait-il pour le danger ou malgré lui ? Certes, nul ne recherche les risques objectifs, la montagne ne perdrait rien de son attrait si les chutes de pierres et de glace étaient inconnues et si le temps restait beau. Le risque tentant est celui couru en dominant les difficultés, en surmontant dalles, fissures, couloirs de glace. On n'hésitera pas à s'engager dans une cheminée menacée par les chutes de pierres si, pour escalader une paroi, c'est la seule issue possible. Mais c'est malgré ce risque et non pour lui. Nous ne sommes pas si fous qu'on le suppose. Le mérite que chacun attache à ses propres performances et à celles des autres a pour seule origine les difficultés surmontées et non les périls courus. Il existe dans les Alpes beaucoup de courses assez faciles et cependant dangereuses. On ne les recherche pas et leur exécution n'ajoute pas grand-chose au mérite des participants. Il en est du risque comme de la difficulté : on le recherche et on l'évite à la fois. Ce jeu passionnant est l'essence de l'alpinisme. Si l'on aborde pour ses difficultés telle ou telle grande paroi, on s'efforce toujours d'y trouver le fil ténu de l'itinéraire le plus sûr et le plus facile. Chacun souhaite aussi d'y rencontrer les conditions les meilleures, même si l'impatience de passer à l'action ne vous les fait pas attendre.
L'explosion de joie qui suit les heures dangereuses se produit dans bien des circonstances de la vie, souvent fort éloignées de la montagne. « Propter vitam vivendi perdere causas ». C'est le rire de Jean Mermoz apercevant la côte après l'Atlantique traversé. C'est la joie bruyante des cavaliers après un cross difficile. Les vaincus sont à peu près aussi heureux que le vainqueur, ils ont tous en effet franchi les mêmes obstacles et terminé leur parcours. Quand on en vient à parler de dangers, comment ne pas citer la guerre et le héros de Dorgelès : « Moi, j'trouve que c'est une victoire parce que j'en suis sorti vivant ».
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L'attrait des activités dangereuses a un caractère général. L'alpiniste n'est nullement un précurseur en cette matière. Cette attirance doit avoir des causes instinctives profondes. Ne serait-elle pas la conséquence de la loi naturelle générale qui pousse les mâles au combat pour la survie du plus apte ? Le prestige de ceux qui vivent dangereusement est grand. Certes, nous ne prétendons pas expliquer ainsi l'attrait exercé par la montagne. Personne, pensons-nous, ne recherche dans ses courses une séduction supplémentaire. Malgré la mode, nous ne croyons pas davantage aux alpinistes refoulés, bien que le risque soit un dérivatif puissant aux déceptions sentimentales. Ce sont là des phénomènes secondaires. Le vainqueur d'une grande face nord ne négligera certes pas le regard admiratif d'une belle fille, mais il faut trop de temps pour acquérir la technique alpine. Avant d'être capable de grandes courses, l'amoureux déçu aurait oublié le principe initial de sa vocation. Celle qu'il voulait séduire ne serait plus pour rien dans les motifs de sa persévérance. L'esprit est venu purifier, sublimer cette tendance instinctive, la rendre complètement indépendante de l'opinion des autres. Par les exploits qu'il réalise, l'homme se hausse au-dessus de ses semblables, mais son propre témoignage lui suffit.
L'homme a-t-il le droit de mettre en balance, pour un aussi mince profit, une vie dont il est si rarement l'exclusif propriétaire ? Quelle justification morale peut donner de sa mort l'alpiniste qui subit l'échec suprême ?
L'opinion publique, depuis longtemps, pose cette question aux montagnards. Quand une personnalité remarquable tombe, victime d'un accident de montagne, l'actualité s'empare de la question. On l'a bien vu au moment de la mort du roi Albert Ier 1. Avant de répondre par une fin de non-recevoir définitive, les alpinistes ont essayé de se justifier ; leur argumentation est faible. Les morts en montagne ne sont ni à plaindre ni à blâmer. Leur exemple est sans portée. Ils ont joué et perdu : Vae Victis. Le public, et même parfois leurs camarades, chercheront à démontrer la faute technique évitable. Les uns donnent de bons conseils pour se consoler de ne pouvoir suivre les mauvais, les autres veulent se prouver à eux-mêmes leur invulnérabilité. Il faut être franc. Qui met sa vie dans la balance devient par là même égoïste. On aura beau morigéner ou interdire telle face nord (les autorités cantonales bernoises le firent pour l'Eiger), quelle sanction appliquer à celui qui risque sa peau ? Défense de se suicider sous peine de mort !
Ne cherchons pas à justifier nos camarades disparus, « morts de jeunesse », dit Samivel. Comme le disait Jacques Lagarde après l'accident survenu à Eddie Stofer :
En lui nous avons perdu un ami sans pareil, je ne me sens pas le droit quant à moi de me désoler, me plaindre serait hors de question, le plaindre hors de raison, ce serait oublier à la fois la nature de son caractère et la réalité des choses ; on ne peut prendre en pitié que les faibles, il n'était pas de ceux-ci. Bien qu'il n'ait jamais défié la mort, — la vie l'intéressait trop pour cela —, il était homme à ne pas plier devant elle.
Les devoirs des caravanes de secours, les risques qu'elles courent à leur corps défendant, introduisent dans le problème un élément parasite. On reconnaît volontiers les droits d'un alpiniste solitaire dans un massif lointain. S'il disparaît, c'est son affaire. personne n'ira se risquer à sa recherche. On dira qu'il était fou, comme Wilson à l'Everest 2 ou Farmer au Kangchendzönga 3, mais il faut bien purifier les Alpes des restes de ceux qui s'y tuent : « Don't soil that pure white with your guilty blood », et ces mesures de salubrité coûtent cher.
Fin août 1928, Pierre Daurensan meurt sur le Petit Dru après deux nuits d'agonie. Jean Choisy et Eddie Stofer (tués tous deux quelques années plus tard), Armand Charlet et plusieurs guides, Antoine Paillard et les frères Fioroli (l'un d'eux mort plus tard à l'arête de Peuterey) ne peuvent arriver jusqu'au corps. L'orage a rendu la montagne impraticable. Armand grièvement blessé, Paillard mort, tragique bilan, impardonnable pour les sages.
Ne nous hâtons pas trop de jeter la première pierre, les entreprises de sauvetage sont pour les guides la conséquence obligatoire d'un métier qu'ils ont librement choisi, et seuls les volontaires y participent. Pour les amateurs, c'est un simple devoir de solidarité, l'exemple cité le montre surabondamment : hodie mihi, cras tibi. Nul, même ceux qui s'abstiennent des très grandes courses, n'est à l'abri du mauvais destin.
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Le reproche fait à l'alpiniste de disposer de sa vie pour une fin entièrement personnelle est bien plus grave. L'affirmation des droits imprescriptibles de l'homme sur soi-même, habeas corpus, constitue la seule réponse possible. S'il est franc avec lui-même, l'alpiniste ne doit chercher aucune autre justification sociale ou morale, sa mort est simplement la preuve de son courage, et notre époque est prodigue en témoignages de ce genre. La justification de sa fin se trouve en lui, dans la valeur morale à laquelle sa passion le porte, dans les joies intérieures éprouvées pendant sa carrière.
Les alpinistes chrétiens ne semblent pas avoir de scrupules à cet égard, les prêtres alpinistes sont nombreux, et un exemple illustre, celui de l'abbé Ratti, célèbre alpiniste, devenu S. S. Pie XI, peut les rassurer entièrement. Il est difficile de nier que la vie dangereuse rapproche les croyants de leur foi. Devant le péril, l'alpiniste s'en remettra volontiers à la Providence. Mais les liens créés par ce rapprochement sont fragiles « Passato il pericolo, gabbato il santo ». Dieu ne doit pas tirer vengeance de toutes les promesses faites par les cordées en difficulté et oubliées sur le sentier du refuge. Mummery le dit avec son humour habituel :
Malgré cela, nous descendîmes avec la plus grande exagération de soins, un seul marchait à la fois et des supplications constantes nous étaient adressées avant que la corde suffisante nous fût donnée pour marcher. Ces laborieuses précautions étaient suivies d'une profusion de serments pieux et parfois de jurements contraires, et chacun dut faire un vœu d'une chandelle d'une belle grosseur à un saint connu de Burgener, à la condition, bien entendu, que ledit saint nous donnât le pouvoir de déjouer les esprits malins. Quand nous fûmes bien arrivés sur le glacier de Furggen, Venetz émit un doute, à savoir si notre saint avait réellement gagné les cierges promis. Et voilà qu'il nous montre un petit collier qu'il porte et dans lequel se trouve ou une dent, ou un pouce, ou encore quelque pauvre débris d'un patron extrêmement saint et qui, il l'assure, est « capable », comme le dirait un joueur de cricket, de « rosser de sa batte tous les esprits de Zermatt ». Burgener assura pourtant que, dans un pareil marché, le meilleur était de payer, « surtout, ajouta-t-il, quand il ne s'agit que de quelques francs ».
Le même Burgener estimait d'ailleurs que le dimanche, on pouvait se risquer à manquer la messe, mais pas pour faire une course difficile, étayant son opinion, dit Mummery, « d'arguments d'un matérialisme achevé ».
Un cas de conscience sérieux peut se poser à l'alpiniste avec guides. Marcel Kurz dit à propos de l’itinéraire nord du Col du Lion « Il est immoral de recourir aux professionnels pour un tel itinéraire ». Ceci revient a affirmer les droits d'une cordée d’amateurs à courir des risques plus grands. c’est mal apprécier les liens entre un guide et un alpiniste lorsque de telles courses sont tentées. Pour un guide, la décision d’essayer une grande entreprise n’est pas liée à l’attrait du gain. Entre le profit retiré d’une grande escalade classique et sans danger et d’une ascension hasardeuse, il existe une différence sans rapport avec l’aggravation des risques. Le guide et son compagnon ont de la performance le même désir. S’ils la tentent c’est d’un commun accord.
L'envoi en reconnaissance à une course dangereuse d’une cordée de guides seuls nous paraît toutefois d'une moralité douteuse. L'amateur a le devoir de partager tous les risques d’une entreprise dont il se doit d'être l'âme. Les guides préféreront peut-être se passer de lui pour aller voir si la course est faisable ; alors, son humiliante situation morale devient franchement inacceptable et il vaudrait mieux renoncer à cette tentative. Il est déjà suffisant de faire peser sur le guide tous les risques du leader. L'homme de tête les court presque seul en rocher difficile et solide. Lorsqu'il faut tailler une traversée menacée par les pierres, il reste trois à quatre fois plus longtemps exposé. Les accidents le démontrent amplement. Mais il ne peut guère en aller autrement. Toute la fierté et la conscience professionnelle du guide veulent qu'il prenne toujours la plus grande part du danger. On comprend très bien sa volonté d'éviter d'exposer davantage son client. Les survivants d'un accident n’ont pas toujours le cœur en repos. Revenir seul est la pire épreuve d'un guide digne de ce nom.
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Entre les risques affrontés et les liens de l’existence, la lutte se poursuivra tout au long d'une carrière alpine. Tôt ou tard, l’équilibre sera rompu et il faudra renoncer. Beaucoup le font brutalement. La santé peut venir à manquer, un accident diminuer par trop les moyens physiques, mais cela est évidemment sans intérêt psychologique. Des causes extérieures peuvent servir de prétextes. Comme on souhaite parfois le mauvais temps pour se délivrer d'une course, on peut être trop heureux de justifier le renoncement par des raisons sociales ou familiales. Motifs louables auxquels nous ne croyons guère. L'homme qui renonce à cause d'eux était bien près de le faire pour d'autres raisons. Il lui restait toujours la possibilité de réduire les risques à un minimum acceptable. Admettons pourtant qu'un orgueil excessif puisse refuser de se contenter d'un niveau de courses plus bas. La leçon de la montagne n'a pas été comprise. Par elle l'homme n'a pu aboutir à l'apaisement. Il peut même se prendre à détester ce que sa jeunesse aima. Son amour de la montagne était trop égoïste pour ne pas se muer en aversion s'il cesse de porter des fruits.
Tôt ou tard, le plus souvent à la disparition en montagne d'un ami cher, le problème de la mort se posera dans toute son ampleur. Le renoncement suivra bientôt la question : « À quoi bon ? » Certains refuseront de continuer à parcourir des paysages où ils rencontrent désormais plus de morts que de vivants. Le privilège des premiers, disparus jeunes, est de ne plus vieillir dans la mémoire de leurs amis. On peut trouver l'âge difficile à supporter auprès de ces souvenirs et le charme de certains paysages peut devenir trop amer. D'autres ont gardé de la catastrophe un souvenir trop précis pour continuer. Leur amour reste intact et chaque année ils reviennent, mais ils ne tenteront plus rien. Whymper fait encore quelques courses après la catastrophe du Cervin, mais la passion d'entreprendre semble l'avoir abandonné. On peut estimer que ce renoncement vient d'un sentiment de responsabilité. Croyant avoir été à l'origine de la mort d'êtres chers, on penserait faire injure à leur mémoire en continuant dans une voie d'où ils se sont à jamais écartés. Pour le vieil alpiniste, rien jamais en effet ne remplacera le compagnon perdu. On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant d'heures mauvaises ou triomphantes vécues l'un avec l'autre, de tant de brouilles et de réconciliations. On ne reconstruit pas ces amitiés-là. Les arbres plantés pendant l'âge mûr ne nous donneront jamais leur ombre.
Ainsi va la vie. Nous nous sommes enrichis pendant des années, mais vient le moment où le temps défait ce travail et déboise. Les camarades, un à un, nous retirent leur ombre. Et à nos deuils se mêle désormais le regret secret de vieillir. 4
Comme toutes les passions humaines, celle des hauteurs évolue avec l'âge et le temps. Elle évolue quelquefois mal. Mais heureusement la plupart des alpinistes ne connaissent pas les laideurs d'une mauvaise rupture. Peu à peu, leur passion s'épure, ils ont moins d'orgueil et plus de compréhension. Le souvenir de leurs exploits passés éclaire les courses plus faciles de la cinquantaine. Ils finissent leur vie dans le massif qu'ils préfèrent. Tous souhaiteraient une tombe paisible dans la vallée qui a vu leurs plus beaux jours. Heureux ceux-là, la montagne leur a tout accordé. Elle a calmé la fièvre de leur jeunesse, consolé les déceptions, éclairé les doutes de leur âge d'homme, donné un but à leur orgueil de conquérants égarés dans une vie sans horizons. Alors comment comprendre la fin de l'existence d'un Coolidge 5 ? La vie l'avait cependant comblé. Venu dans les Alpes à l'époque bénie où les touristes étaient rares et l'alpinisme à son début, il eut la chance de toujours trouver le terrain vierge qu'il souhaitait. Il est donc des natures que la grâce ne touche jamais. Voilà bien la parabole du mauvais riche. Dans l'enfer des alpinistes, qu'une place de choix lui soit réservée. À notre connaissance, il aura peu de compagnons.
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La rupture d'équilibre moral qui détermine les renoncements définitifs fait aussi décider la retraite en cours d'ascension. L'étude des demi-tours et des échecs éclaire l'âme des alpinistes d'une lumière plus vive encore que celle des plus éclatantes victoires. Une distinction essentielle est à faire entre ces deux causes d'insuccès. Une cordée qui fait demi-tour pourrait matériellement continuer. Elle ne le fait pas, car elle estime les risques trop grands, les conditions trop mauvaises, le temps insuffisamment sûr, ou la fatigue des participants trop forte. Une cordée subissant un échec est dans l'impossibilité de monter un mètre de plus, qu'elle le veuille ou non. Elle se trouve devant un passage réellement infranchissable, ou au-dessus de ses moyens.
L'état d'âme des alpinistes est essentiellement différent dans les deux cas. Un échec est inéluctable alors que, placés dans des circonstances exactement semblables, deux hommes d'égale force n'auront pas les mêmes réactions ; l'un continuera, l'autre fera demi-tour. Le risque accepté par chacun n'est pas le même. La volonté plie et pour des raisons diverses.
La fatigue physique diminue l'énergie morale, et on arrive assez vite à une sorte d'indifférence par rapport au but poursuivi. Cette indifférence est loin d'avoir pour conséquence un accroissement de sécurité, même après l'heure de la retraite. Elle joue aussi pour relâcher l'attention et aggraver les risques courus. Combien d'accidents sont arrivés à des alpinistes épuisés et qui ne contrôlent plus leurs actes ! Mais la fatigue physique n'est pas seule à entrer en jeu ; les nerfs et la perception du danger s'anesthésient ; les frontières de la peur une fois franchies, le grimpeur, entièrement libéré de sa condition humaine, totalement décontracté, accomplira les actions les plus follement risquées sans même s'en rendre compte. C'est l'état de grâce dont parlent certains comme le plus favorable au maximum d'efficacité. Mais c'est aussi l'abdication de l'intelligence au profit d'un instinct que l'homme n'a pas, comme l'animal, l'habitude d'utiliser. On ne redevient pas impunément un primitif.
Des alpinistes anglais parlent ainsi de leur état d'esprit au moment où ils renoncent à poursuivre vers le sommet de l'Everest :
D'accord avec ces calculs arithmétiques, nous acceptions tacitement la défaite. Et si nous ne devions pas atteindre le sommet, que nous restait-il à faire ? Aucun de nous, je crois, ne tenait beaucoup à un objectif plus bas. Le nombre de pieds par lequel nous aurions battu le record de l'altitude ne nous intéressait guère. Il faut rappeler que l'esprit dans de telles conditions ne manifeste plus beaucoup d'intérêt.
L'évolution du temps est la cause la plus fréquente des demi-tours. Les connaissances météorologiques des alpinistes sont incertaines. L’aspect du ciel le matin, la nature des nuages, la direction du vent donnent des indications appuyées par des proverbes locaux : Quand la Verte veut, le Mont Blanc ne peut. Mais rien n'est assez sûr pour une prédiction exacte. Tout repose sur l’état d'esprit des alpinistes. Suivant leur expérience passée, ils craignent plus ou moins le mauvais temps. Certains, comme Willy Welzenbach, ayant eu la chance de dominer les pires situations, arrivent à ne plus s'en occuper. Cela faillit mal lui réussir au Gletscherhorn, où sa cordée, après deux bivouacs en pleine tempête dans la face nord. s'en tira de justesse. Au Nanga Parbat, pour les mêmes causes, sa destinée fut scellée. D'autres, au nombre desquels j'avoue me compter, manquent bien des courses par une prudence excessive.
Le départ pour une grande entreprise par temps peu sûr est une affreuse épreuve. Sans cesse on interroge le ciel, la cadence s'en ressent. La conscience de remonter en pure perte des éboulis et des névés est écœurante. Les difficultés et les risques affrontés dans la partie inférieure des parois sont souvent grands, et on ne tient guère à les retrouver à la descente si un itinéraire facile peut se suivre une fois le sommet atteint. Enfin, le but peut être proche, à une ou deux heures d'escalade. Il faut parfois un vrai courage pour renoncer, un sang-froid complet pour peser les risques d'une descente exposée aux chutes de pierres ou d'un orage sur le sommet.
I.es demi-tours devant le temps illustrent d'une manière saisissante l'importance morale de l’abandon. Une caravane qui vient de renoncer se relâche dans tous ses muscles comme dans tous ses nerfs. Reprendre la course est désormais très dur. Le temps peut se remettre, le froid en s'accentuant rendre meilleures, aux premières heures de l'aube, des comblions inacceptables, rien n'y fera. Cent mètres sont descendus, on croise une cordée qui persévère, de quel œil d'envie ne la considère-t-on pas ? Ses ressorts sont encore intacts et on voudrait la décourager, car lorsqu'on renonce aux belles choses, on refuse instinctivement aux autres leur apanage.
On voit nettement dans cette conjoncture combien les concessions à la prudence donnent de satisfactions aux parties basses de l'âme. Si le temps se remet au beau, le reste de la journée se passera dans un malaise inexprimable, fait du regret (les efforts perdus et de la honte d'avoir cédé. Cette leçon de la haute montagne est la plus dure à comprendre, c'est aussi le piège le plus subtil. Placé une semaine plus tard dans une alternative analogue, l'alpiniste continuera quand il faudrait renoncer, et son entêtement se paiera cher, parfois même du prix suprême.
J'évoque ici l'année 1937, nous avions commencé la saison par l'arête ouest des Grandes Jorasses. Au sommet de la Pointe Young, la vue des gendarmes suivants, le froid, la fatigue, nous firent attribuer au verglas un renoncement dû simplement à nous-mêmes. Deux jours plus tard, au Col Eccles, l’aspect des nuage au petit matin nous fit renoncer à l’arête de l’Innominata. Le sommet du Mont Blanc paraissait pourtant si proche ! Que dire de la descente muette qui suivit, et de l'interminable retour en France par le Col de Miage ! Bien entendu, par une dérision suprême, le temps resta finalement beau. Eh bien, sans ces deux échecs, jamais nous n’aurions persévéré dans le glacier suspendu de Blaitière quand pour notre course suivante nous allâmes à l'Aiguille du Fou. J'entends encore Georges Charlet s'écrier : « Nous allons tout de même cette année faire autre chose que des échecs », et jamais nous n'avons couru autant de risques que dans les passages suivants.
L’évolution des conditions pendant les courses oblige pourtant parfois les alpinistes à des demi-tours méritoires. Les risques de retour et de continuation se balancent. Il faut une grande expérience pour ne pas céder à l'attrait du sommet proche et de la voie de descente facile sur l'autre versant. Pierre Tézenas du Montcel nous confia un jour quelle sagacité Tom de Lépiney avait montrée en renonçant poursuivre l'ascension de la face nord des Courtes. La pente finale était mauvaise et sujette aux coulées de neige. La descente, exposée aux chutes de pierres, n'offrait aucun attrait. Un des membres de la cordée souhaitait aller de l’avant, craignant les risques du retour ; le vrai courage était bien dans la retraite.
L'humiliation qui suit les demi-tours, l'état d'exaspération où elle met certains a été l'origine de plusieurs accidents. Comme a dit Guido Rey, quand Whymper se crut maître du Cervin, le Cervin fut maître de lui. Un autre exemple célèbre est celui de Guido Lammer et Lorria à la face ouest du Cervin. La montagne ne saurait avoir d'adversaire plus résolu que Lammer. Jacques Lagarde le disait bâti au moral comme une sorte d'Hercule Farnèse. Vus de près, les sentiments de l'alpiniste autrichien ont quelque chose de monstrueux. Sa cordée fut déjouée par le verglas après une longue escalade et ne sut pas trouver de sortie vers l'arête de Zmutt. Le demi-tour, dû en grande partie aux conditions de la montagne, aurait pu être évité et Lammer et son compagnon devaient en avoir une vague conscience. La cordée Penhall, en 1879, avait réussi à passer. De là, leur exaspération. La prudence commandait d'attendre le soir ou le lendemain pour que le froid fît cesser les chutes de pierres. Lammer refusa d'envisager un bivouac : « Après une course réussie, soit ; après un échec, jamais ! » Et Lorria suivit, pour son malheur.
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La leçon des échecs a une bien autre valeur. Ayant conscience d'avoir employé tous leurs soins dans la recherche de l'itinéraire et toutes leurs forces dans l'exécution, les alpinistes redescendront sans regrets. La tentative apporte alors moins de joie que la victoire, mais autant de satisfaction. Si, ultérieurement, des rivaux plus heureux réussissent à passer, il sera plus facile d'admettre leur succès. Un demi-tour effectué avant d'avoir tout tenté laisserait pour toujours un regret. Il est bon de subir des échecs de temps à autre, afin de conserver le respect de la montagne. À qui se prenait à penser irrévérencieusement au Cervin, Mallory proposait d'attendre le mauvais temps pour gravir le mont. Une tentative à la face nord par beau temps nous semblerait bien préférable, le succès se paierait assez cher pour faire retrouver une juste appréciation. L’échec ne pourrait être mis sur le compte du mauvais temps.
Robert Greloz conclut ainsi son impression d'une tentative poussée à fond à la face nord des Grandes Jorasses en compagnie d'Armand Charlet :
Bien que nous venions d'essuyer un échec, c'est de bonne humeur que nous regagnons le refuge. En effet, nous avons chacun le sentiment que cet échec n'est dû ni aux conditions qui étaient en somme excellentes, ni à un défaut de forme physique qui au contraire s'était révélée très bonne, mais uniquement à une question de difficulté technique.
En montagne, l’échec suprême, c'est la mort. Comme le toréador manquant son estocade, l'alpiniste a eu affaire à trop forte partie. Son instinct, son flair, son sens de la montagne se sont trouvés en défaut, ses muscles n'ont pu suffire à leur tâche. Cela n'est pas très fréquent, et devant l'immense troupe envahissant chaque année les refuges, on trouve la déesse débonnaire. Mais si l'on restreint son champ aux alpinistes des grandes entreprises, on reste un peu effrayé. Voici le classique exemple des sept premiers vainqueurs du Cervin par Zmutt : Mummery mort au Nanga Parbat, Burgener enseveli par une avalanche près de la cabane Bergli, Johan Petrus tué à l'Aiguille Blanche de Peuterey, Penhall tué au Wetterhorn, Imseng tué par une avalanche à la face est du Mont Rose, Gentinetta et Zurbriggen furent les deux seuls survivants. Les deux oncles et le père du célèbre guide Joseph Knubel furent tués en montagne.
Le caractère dramatique des accidents les fait aussi croire plus fréquents qu’ils ne sont en réalité. L’époque actuelle nous a blasés, et nous sommes saturés de cadavres déchiquetés. Pourtant le spectacle des pauvres corps torturés et défaits trouvés au pied des parois s’oublie difficilement. Il ne reste rien d'humain à un être tombé de quelques centaines de mètres à travers des parois rocheuses. Le retour dans un sac ficelé sur une perche ne ressemble guère à des funérailles ; il y a un côté dans humiliant ces suprêmes détails.
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La passion qui prit cet homme en sa jeunesse et marqua sa vie va maintenant porter son dernier fruit. Alpiniste confirmé, célèbre de Chamonix à Cortina, il a tout dominé. Les plus fières parois lui ont cédé. Il a su déjouer tous les pièges. Il quitte aujourd'hui le refuge pour la dernière fois. Sa confiance est totale. Il ignore sûrement tout de son destin. Mais le démon tant de fois défié et vaincu sait que son heure est venue. Depuis des centaines de siècles, une grosse pierre est en équilibre en haut de cette cheminée, le passage a l'air débonnaire. Le leader s'y engage sans défiance ; il ne songe même pas à attirer l'attention des suivants. Le terrain lui est familier, le rocher en général solide. Sac au dos, des anneaux de corde à la main, il s'accroche à la grosse pierre...
Et voici close une grande carrière alpine. Tant de dangers surmontés, tant de victoires acquises et de découragements dominés sont venus se conclure ici. Hautaine et indifférente, la déesse a rejeté le dernier hommage de son fidèle. Elle a même refusé de lui servir de tombeau. L'alpiniste ne peut d'avance se flatter de disparaître du monde en demeurant près du ciel comme Mallory et Irvine. Cette dernière grâce lui est rarement dispensée. Avec ceux du commun des mortels, les pauvres restes torturés iront finir dans un humble cimetière de village montagnard, ou, défaite suprême, dans l'horreur d'une nécropole suburbaine. Mort accidentellement, comme l'imprudent automobiliste des grandes routes.
Telle est l'ultime leçon d'humilité donnée par la montagne à ce solitaire orgueilleux. « Ainsi mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit ».
Alain de Chatellus, in Alpiniste, est-ce toi ?

1. Le dimanche 18 février 1934, en plein hiver, le corps du Roi est retrouvé sans vie cinquante mètres sous le Rocher du Vieux Bon Dieu de piété sur la commune de Marche-les-Dames, en bord de Meuse. Le roi est mort seul, l’accident n’a pas eu de témoin. Son amour de la montagne, de l’alpinisme qu’il pratiquait assidûment que ce soit dans les Alpes, les Dolomites ou les Apennins était bien connu dans les milieux montagnards. Deux refuges portent son nom : Albert 1er dans le massif du Mont-Blanc et Re Alberto dans les Dolomites. Le guide Tita Piaz dédia son livre A Tu Per Tu Con Le Crode à la mémoire du Roi Albert 1er, unique souverain qui ne croyait pas déchoir en escaladant les montagnes. [ndvi]
2. Maurice Wilson, Anglais sans aucune connaissance alpine. Il pensait qu'il pourrait seul escalader l'Everest à la suite d'une vision au cours de laquelle il croyait avoir reçu la mission divine de prêcher au genre humain une doctrine personnelle d'ascétisme. Il réussit à atteindre clandestinement les abords de la montagne, mais mourut d'épuisement près de l'emplacement du Camp III des expéditions anglaises. Voir à ce sujet Sur cette montagne d'Eric Shipton, pp. 231-233 (Arthaud, édit.).
3. E. F. Fariner, alpiniste américain. Il tenta clandestinement en 1929 avec quelques porteurs indigènes, le Kangchendzönga par le glacier de Yalung. Ses porteurs mal équipés refusant de le suivre sur des pentes de neige difficiles, il continua seulet bivouaqua. Le lendemain, ses compagnons l'aperçurent une dernière fois, il continuait à monter. Puis le brouillard s abaissa et il disparut pour toujours.
4. Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes.
5. William Auguste Coolidge (1850-1926. Auteur de plus de 40 premières (dont ce qui deviendra le Pic Coolidge), le Révérend était célèbre par sa propension à considérer les Alpes comme SA chasse gardée, et à augmenter l’altitude de ses courses... [ndvi]