Quelles sont donc les causes de la
crainte instinctive ? Devant l'inconnu, on s'imagine le problème à
résoudre. D'avance on le croit terrible. On cherche à se persuader que les
moyens physiques et moraux seront suffisants. On se base sur les multiples expériences
précédentes, sur l'état de l'entraînement, sur les bonnes conditions.
L'incertitude est la seule cause des mauvaises nuits qui précèdent les grandes
courses. Elle est aussi la grande épreuve des bivouacs. Pour le public, ce
dernier mot garde une consonance militaire. Il vous a un goût d'épopée
napoléonienne. On évoque une lithographie de Raffet. Par analogie, on pourrait
imaginer des alpinistes groupés sous un bloc de moraine, devant un feu de
mélèze. Sans doute, de tels bivouacs existent, mais, moralement, ils n'ont pas
plus de valeur qu'une nuit de cabane. Cela ne retire rien à leur charme, à leur
attrait de mystère. Mais ce sont des bivouacs confortables, où la question du
lendemain n'a aucune acuité spéciale.
Toul autres sont les bivouacs de haute
montagne.
Prévus ou non, ils constituent une
redoutable épreuve physique et morale. L'inconfort est total. Souvent, la plus
élémentaire sécurité veut que l'on s'attache à des pitons. Seule l'obscurité
vient atténuer la puissante sensation de vide. Les vêtements sont mouillés, il
fait froid, la faim et la soif vous tourmentent. Physiquement l'inaction est
désagréable ; moralement elle est très pénible. L'incertitude du lendemain
n'est plus un mythe, elle s'impose souverainement. On reste anxieux des obstacles
qu'il faudra
surmonter. La dalle qui vous domine, froide et dure dans votre dos, devra être
franchie dans quelques heures, dans le froid du petit matin, malgré les doigts
et les membres raides. On scrute le ciel sombre ou intolérablement étoilé pour prévoir le temps qu'il fera. Si celui-ci se
gâte, on envisage avec une égale frayeur la continuation de la course par la
neige et le verglas, ou la descente pire encore. Il faut être alpiniste éprouvé
pour décider sagement.
Le 14 août 1924, deux cordées bivouaquent
en haute montagne : J. de Lépiney, J. Lagarde, H. de Ségogne au Col du
Caïman ; G. et W. de Meyendorff à la Grande Rocheuse. Le temps menace
durant la nuit. Les premiers décident le départ et froidement affrontent les
terribles pentes de la face nord de l'Aiguille du Plan. Henry de Ségogne n'a
plus de piolet, il doit se cramponner à un couteau de poche. Pourtant, attendre
l'aube, c'était la mort. Huit jours de mauvais temps allaient suivre et la
souricière se clore sans espoir. Plus jeunes, G. et W. de Meyendorff perdent au
même moment quelques heures dans une attente
mortelle. Ils préféreront la descente de l'Aiguille du Jardin en pleine tempête
à un retour rapide par la voie de montée ; ils ne furent jamais retrouvés.
Il y a une vingtaine d'années, on
subissait les bivouacs. On espérait toujours les éviter. Mais l'envergure des
entreprises modernes est telle qu'il faut maintenant les intégrer dans les
projets. Deux et trois bivouacs sont nécessaires pour des ascensions qui
demandent trente-cinq à quarante heures d'escalade effective. L'épreuve d'un
seul est déjà dure ; écoutez Comici décrivant un bivouac à la face
nord-ouest de la Civetta :
Nous
étions tristes, oppressés par une crainte que nous ne voulions pas dire :
la grande incertitude sur la possibilité de pouvoir continuer. Jusqu'ici, nous
avions avancé sans savoir où nous allions, sans savoir ce que nous pourrions
rencontrer. Et si nous n'étions plus capables d'avancer ? Descendre par où
nous étions montés me semblait impossible. Nous avions franchi trop de toits et
nos rappels se seraient terminés par le vide. Nous avions fait trop de
traversées sur des parois pour pouvoir reprendre la juste voie avec des
pendules. Nous ne pouvions espérer aucune aide, des murailles lisses et
infranchissables nous séparaient de la voie Solleder ; d'en haut, personne
ne pouvait nous atteindre, car cela surplombait toujours.
Dans l'action, la crainte disparaît :
« Il faut bien jouer et gagner ». La corde est un réconfort puissant,
même pour le premier. L'intérêt même de la lutte fait tout oublier. Parfois,
pourtant, après un passé alpin déjà long, on éprouve encore à la première
course de l'année — nous en témoignons — la répugnance instinctive de la bête
devant le vide. Ce n'est nullement le vertige. Mais il faut quelque temps pour
transformer cette sensation en un attrait supplémentaire aux
acrobaties sur les arêtes. Il
n'y a aucun danger, mais on trouve simplement
ce rappel trop aérien, cette pente de glace trop raide pour se fier aux seuls
crampons. L'entraînement nécessaire est aussi moral que physique.
* * *
La peur est
bien autre chose. Le visage de la déesse est parfois si terrible qu'aucun
fidèle ne peut le contempler sans trembler. Là se révèlent les caractères.
Celui qui a vu son camarade refuser de baisser les yeux ne pourra jamais
oublier. Le vrai courageux se manifeste, froid, calme, maître de ses réflexes
et de ses mots. Origine de l'amitié peu commune qui lie les compagnons de cordée.
Vous savez désormais ce que vaut cet humble chef de service, et il sait ce que
vous valez. Dans l'épreuve commune les âmes sont entièrement mises à nu. Nul ne
peut se flatter d'ignorer la peur en montagne, mais seul est sûr celui chez qui
elle laisse les réflexes intacts. Or, instinctivement, en montagne, comme
ailleurs, devant le danger, on ne fait pas ce qu'il faut. On doit garder le
rythme des gestes alors que tout vous fait fuir, rester debout, droit, alors qu'on
voudrait se coller à la pente, tailler de bonnes marches pour les suivants
tandis que les pierres menacent.
Telle est
en montagne l'épreuve inévitable de la peur. Nul ne la souhaite, mais sa leçon
est la meilleure à recevoir. L'orgueil de l'homme trouve cette fois un
adversaire à sa mesure. Ce n'est pas humiliant, et Mummery le dit très bien :
On peut admettre que la montagne pousse quelquefois
les choses un peu loin et apporte à ses fidèles une vision de l'imminence de la
mort que le bourreau lui-même avec son accompagnement d'échafaud, de potence et
de bascule, arriverait difficilement à surpasser. Mais, si farouches et
désespérantes que puissent parfois paraître les grandes falaises alors que le
crépuscule baisse, que les dernières lueurs sont chassées par le vent et la
neige hurlant et que les furies chevauchent follement les arêtes, on a toujours
le sentiment que de braves compagnons et un courage sans défaillance seront
suffisants pour déchirer la toile croissante du danger. Forsan et haec olim meminisse juvabit.
Pourtant,
Robert Tézenas du Montcel a trouvé l'épreuve de la peur « la plus dure et
la plus humiliante de toutes ». À quelle hauteur faudrait-il donc s'élever
pour ne jamais redouter un adversaire pareil ? Seul un de ses semblables
peut humilier l'homme. L'alpiniste choisit de se mesurer avec le plus
formidable ennemi que la nature puisse lui donner. Dans ce combat, il est nu,
de ses mains dégantées il étreint la roche lisse et froide. Rien ne viendra à
son secours dans cette lutte où ses forces le trahissent. Il ne suffit pas de
savoir mourir, il faut surmonter le froid, l'écrasante fatigue, la soif, la
faim. L'épreuve est la plus dure de toutes. Il lui faut à la fois le patient
courage du fantassin dans la boue, et celui de l'aviateur dont la volonté
participe aussi à la recherche du danger. Il n'y a donc aucune honte à avoir
peur. La seule humiliation est de céder et surtout d'être vaincu par ses nerfs.
Celui qui se fixe d'avance une limite au delà de laquelle il entend ne
pas courir certains risques garde une position irréprochable. S'il conforme
toujours froidement sa conduite à la règle qu'il a déterminée, il ne pourra jamais se sentir
inférieur à lui-même. Mais cela n'est pas facile et le principe :
« Audace dans la conception, prudence dans l'exécution » peut ainsi
conduire à des impasses. Fourvoyé dans une entreprise risquée, on peut alors se
trouver dans l'obligation d'un humiliant
demi-tour. Il faut savoir accepter cette leçon et en saisir toute la portée.
Rien n'est ridicule comme ces grimpeurs toujours en partance pour de fabuleuses
faces nord et qui ne tentent jamais rien à fond. On doit apprendre aux jeunes
alpinistes à proportionner leurs désirs à leurs moyens aussi bien moraux que
physiques et à cette sorte de « possibilité de risques à courir »
variables pour chacun non seulement selon l'âge et les responsabilités, mais
aussi selon la force d'âme.
* * *
Sans doute, comme on l'a dit
magnifiquement : « Ceux qui sont bornés dans le désir, je crois aussi
leur âme bornée ». Bien loin
de nous l'idée de vouloir imposer aux alpinistes des limites de ce genre. Nous
avons simplement voulu montrer qu'obligé par la montagne à se connaître
lui-même, l'alpiniste doit faire dans la vallée son examen de conscience. En
course, il n'en est plus temps. Surestimer ses forces morales comporte des
conséquences aussi graves, bien que d'un autre ordre, que d'évaluer trop haut
ses moyens physiques.
Chaque manifestation de la peur
exerce sur la carrière de l'alpiniste une influence primordiale. Débutant, il
ne la connaît pas, plusieurs saisons peuvent se passer sans qu'aucun incident grave la fasse
naître. De belles victoires viennent accroître la confiance. La jeunesse a vite
fait de se persuader de l'irréalité des risques décrits par de vieilles barbes.
La montagne m'avait autrefois donné le meilleur et le plus sûr des amis. Notre
commune passion nous aurait certainement fait avouer l'un à l'autre les doutes
ou les incertitudes. Or, jusqu'à l'âge de sa mort, à vingt-deux ans, dans une
course magnifique, en plein combat, je puis témoigner que jamais il n'avait
encore envisagé le risque suprême et Dieu sait quels succès il avait déjà
remportés. Premier sans-guide français, ayant – à dix-neuf ans – traversé les
Drus dans le sens le plus difficile.
Si un accident prématuré ne vient pas
sanctionner durement l'insouciance de sa jeunesse, l'alpiniste connaîtra
bientôt ses premiers coups durs. Par cette épreuve, la montagne sépare le bon
grain de l'ivraie. Pour beaucoup, la leçon sera trop sévère et ils refuseront
de persévérer dans une voie où il faut courber l'échine et accepter d'avouer
qu'on a voulu viser trop haut. Mais quelle magnifique discipline morale la
montagne nous impose ainsi ! La vanité peut trouver son compte en certains
succès rapidement acquis, mais elle ne saurait résister à quelques campagnes
alpines. Le montagnard n'arrivera à la maturité qu'après plusieurs aventures.
Il peut alors peser les risques, et c'est en pleine lucidité qu'il continue. Le
fait-il pour le danger ou malgré lui ? Certes, nul ne recherche les
risques objectifs, la montagne ne perdrait rien de son attrait si les chutes de
pierres et de glace étaient inconnues et si le temps restait beau. Le risque tentant
est celui couru en dominant
les difficultés, en surmontant dalles, fissures, couloirs de glace. On n'hésitera
pas à s'engager dans une cheminée menacée par les chutes de pierres si, pour escalader une paroi, c'est la seule issue possible. Mais c'est malgré ce risque
et non pour lui. Nous ne sommes pas si fous qu'on le suppose. Le mérite que chacun attache à ses propres
performances et à celles des
autres a pour seule origine les difficultés surmontées et non les périls
courus. Il existe dans les Alpes beaucoup de courses assez faciles et cependant
dangereuses. On ne les recherche pas et leur exécution n'ajoute pas grand-chose
au mérite des participants. Il en est du risque comme de la difficulté :
on le recherche et on l'évite à la fois. Ce jeu passionnant est l'essence de
l'alpinisme. Si l'on aborde pour
ses difficultés telle ou telle grande paroi, on s'efforce toujours d'y trouver
le fil ténu de l'itinéraire le plus sûr et le plus facile. Chacun souhaite
aussi d'y rencontrer les conditions les
meilleures, même si l'impatience de passer à l'action ne vous les fait
pas attendre.
L'explosion de joie qui suit les
heures dangereuses se produit dans bien des circonstances de la vie, souvent
fort éloignées de la montagne. « Propter vitam
vivendi perdere causas ».
C'est le rire de
Jean Mermoz apercevant la côte après l'Atlantique traversé. C'est la joie
bruyante des cavaliers après un cross difficile. Les vaincus sont à peu près
aussi heureux que le vainqueur, ils ont
tous en effet franchi les mêmes obstacles et terminé leur parcours. Quand on en
vient à parler de dangers, comment ne pas citer la guerre et le héros de
Dorgelès : « Moi, j'trouve que c'est une victoire parce que j'en suis
sorti vivant ».
* * *
L'attrait des activités dangereuses a
un caractère général. L'alpiniste n'est nullement un précurseur en cette matière.
Cette attirance doit avoir des causes instinctives profondes. Ne serait-elle
pas la conséquence de la loi naturelle générale qui pousse les mâles au combat
pour la survie du plus apte ? Le prestige de ceux qui vivent
dangereusement est grand. Certes, nous ne prétendons pas expliquer ainsi
l'attrait exercé par la montagne. Personne, pensons-nous, ne recherche dans ses
courses une séduction supplémentaire. Malgré la mode, nous ne croyons pas
davantage aux alpinistes refoulés, bien que le risque soit un dérivatif
puissant aux déceptions sentimentales. Ce sont là des phénomènes secondaires.
Le vainqueur d'une grande face nord ne négligera certes pas le regard admiratif
d'une belle fille, mais il faut trop de temps pour acquérir la technique
alpine. Avant d'être capable de grandes courses, l'amoureux déçu aurait oublié
le principe initial de sa vocation. Celle qu'il voulait séduire ne serait plus
pour rien dans les motifs de sa persévérance. L'esprit est venu purifier,
sublimer cette tendance instinctive, la rendre complètement indépendante de
l'opinion des autres. Par les exploits qu'il réalise, l'homme se hausse
au-dessus de ses semblables, mais son propre témoignage lui suffit.
L'homme a-t-il le droit de mettre en
balance, pour un aussi mince profit, une vie dont il est si rarement l'exclusif
propriétaire ? Quelle justification morale peut donner de sa mort
l'alpiniste qui subit l'échec suprême ?
L'opinion publique, depuis longtemps,
pose cette question aux montagnards. Quand une personnalité remarquable tombe,
victime d'un accident de montagne, l'actualité s'empare de la question. On l'a
bien vu au
moment de la mort du roi Albert Ier 1. Avant de
répondre par une fin de non-recevoir définitive, les alpinistes ont essayé de
se justifier ; leur argumentation est faible. Les morts en montagne ne
sont ni à plaindre ni à blâmer. Leur exemple est sans portée. Ils ont joué et
perdu : Vae Victis. Le public, et même parfois leurs camarades,
chercheront à démontrer la faute technique évitable. Les uns donnent de bons
conseils pour se consoler de ne pouvoir suivre les mauvais, les autres veulent
se prouver à eux-mêmes leur invulnérabilité. Il faut être franc. Qui met sa vie
dans la balance devient par là même égoïste. On aura beau morigéner ou
interdire telle face nord (les autorités cantonales bernoises le firent pour
l'Eiger), quelle sanction appliquer à celui qui risque sa peau ? Défense
de se suicider sous peine de mort !
Ne cherchons pas à justifier nos
camarades disparus, « morts de jeunesse », dit Samivel. Comme le
disait Jacques Lagarde après l'accident survenu à Eddie Stofer :
En
lui nous avons perdu un ami sans pareil, je ne me sens pas le droit quant à moi
de me désoler, me plaindre serait hors de question, le plaindre hors de raison,
ce serait oublier à la fois la nature de son caractère et la réalité des
choses ; on ne peut prendre en pitié que les faibles, il n'était pas de
ceux-ci. Bien qu'il n'ait jamais défié la mort, — la vie l'intéressait trop
pour cela —, il était homme à ne pas plier devant elle.
Les devoirs des caravanes de secours,
les risques qu'elles courent à leur corps défendant, introduisent dans le
problème un élément parasite. On reconnaît volontiers les droits d'un alpiniste
solitaire dans un massif lointain. S'il disparaît, c'est son affaire. personne
n'ira se risquer à sa recherche. On dira qu'il était fou, comme Wilson à l'Everest 2 ou Farmer au
Kangchendzönga 3, mais il faut bien purifier les Alpes des
restes de ceux qui s'y tuent : « Don't soil
that pure white with your guilty blood », et ces mesures de salubrité coûtent cher.
Fin août 1928, Pierre Daurensan meurt
sur le Petit Dru après deux nuits d'agonie. Jean Choisy et Eddie Stofer (tués
tous deux quelques années plus tard), Armand Charlet et plusieurs guides,
Antoine Paillard et les frères Fioroli (l'un d'eux mort plus tard à l'arête de
Peuterey) ne peuvent arriver jusqu'au corps. L'orage a rendu la montagne impraticable.
Armand grièvement blessé, Paillard mort, tragique bilan, impardonnable pour les
sages.
Ne nous hâtons pas trop de jeter la première pierre, les entreprises de
sauvetage sont pour les guides la conséquence obligatoire d'un métier qu'ils
ont librement choisi, et seuls les volontaires y participent.
Pour les amateurs, c'est un simple devoir de solidarité, l'exemple cité le
montre surabondamment : hodie mihi,
cras tibi. Nul, même ceux qui s'abstiennent des très grandes courses,
n'est à l'abri du mauvais destin.
* * *
Le reproche fait à l'alpiniste de
disposer de sa vie pour une fin entièrement personnelle est bien plus grave.
L'affirmation des droits imprescriptibles de l'homme sur soi-même, habeas corpus, constitue la seule
réponse possible. S'il est franc avec lui-même, l'alpiniste ne doit chercher
aucune autre justification sociale ou morale, sa mort est simplement la preuve
de son courage, et notre époque est prodigue en témoignages de ce genre. La justification de
sa fin se trouve en lui, dans la valeur morale à laquelle sa passion le porte,
dans les joies intérieures éprouvées pendant sa carrière.
Les alpinistes chrétiens ne semblent
pas avoir de scrupules à cet égard, les prêtres alpinistes sont nombreux, et un
exemple illustre, celui de l'abbé Ratti, célèbre alpiniste, devenu S. S. Pie
XI, peut les rassurer entièrement. Il est difficile de nier que la vie dangereuse
rapproche les croyants de leur foi. Devant le péril, l'alpiniste
s'en remettra volontiers à la Providence. Mais les liens créés par ce
rapprochement sont fragiles « Passato il pericolo, gabbato il santo ». Dieu ne doit pas tirer vengeance de toutes
les promesses faites par les cordées en difficulté et oubliées sur le sentier du
refuge. Mummery
le dit avec son humour habituel :
Malgré
cela, nous descendîmes avec la plus grande exagération de soins, un seul
marchait à la fois et des supplications
constantes nous
étaient adressées avant que la corde suffisante nous fût donnée pour marcher. Ces
laborieuses précautions étaient suivies d'une profusion de serments pieux et
parfois de jurements contraires, et chacun dut faire un vœu d'une chandelle
d'une belle grosseur à un saint connu de
Burgener, à la condition, bien entendu, que ledit saint nous donnât le pouvoir
de déjouer les esprits malins. Quand nous fûmes bien arrivés sur le glacier de
Furggen, Venetz émit un doute, à savoir si notre saint avait réellement gagné
les cierges promis. Et voilà qu'il nous montre un petit collier qu'il porte et
dans lequel se trouve ou une dent, ou un pouce, ou encore quelque pauvre débris
d'un patron extrêmement saint et qui, il l'assure, est « capable »,
comme le dirait un joueur de cricket, de « rosser de sa batte tous les
esprits de Zermatt ». Burgener assura pourtant que, dans un pareil marché,
le meilleur était de payer, « surtout, ajouta-t-il, quand il ne s'agit que
de quelques francs ».
Le même Burgener estimait d'ailleurs
que le dimanche, on pouvait se risquer à manquer la messe, mais pas pour faire
une course difficile, étayant son opinion, dit Mummery, « d'arguments d'un
matérialisme achevé ».
Un cas de
conscience sérieux peut se poser à l'alpiniste avec guides. Marcel Kurz dit à
propos de l’itinéraire nord du Col du Lion
« Il est immoral de recourir aux professionnels pour un tel itinéraire ». Ceci revient a
affirmer les droits d'une cordée d’amateurs à courir des risques plus grands.
c’est mal apprécier les liens entre un guide et un alpiniste lorsque de telles
courses sont tentées. Pour un guide, la décision d’essayer une grande
entreprise n’est pas liée à l’attrait du gain. Entre le profit retiré d’une
grande escalade classique et sans danger et d’une ascension hasardeuse, il
existe une différence sans rapport avec l’aggravation des risques. Le guide et
son compagnon ont de la performance le même désir. S’ils la tentent c’est d’un
commun accord.
L'envoi en
reconnaissance à une course dangereuse d’une cordée de guides seuls nous paraît
toutefois d'une moralité douteuse. L'amateur a le devoir de partager tous les
risques d’une entreprise dont il se doit d'être l'âme. Les guides préféreront
peut-être se passer de lui pour aller voir si la course est faisable ;
alors, son humiliante situation morale devient franchement inacceptable et il
vaudrait mieux renoncer à cette tentative. Il est déjà suffisant de faire peser
sur le guide tous les risques du leader. L'homme de tête les court presque seul en rocher difficile
et solide. Lorsqu'il faut tailler une
traversée menacée par les pierres, il reste trois à quatre fois plus longtemps
exposé. Les accidents le démontrent amplement. Mais il ne peut guère en aller
autrement. Toute la fierté et la conscience professionnelle du guide veulent
qu'il prenne toujours la plus grande part du danger. On comprend très bien sa
volonté d'éviter d'exposer davantage son client. Les survivants d'un accident n’ont pas toujours le cœur en repos. Revenir seul est la pire épreuve d'un guide digne de ce nom.
* * *
Entre les risques affrontés et les
liens de l’existence, la lutte se poursuivra tout au long d'une carrière
alpine. Tôt ou tard, l’équilibre sera rompu et il faudra renoncer. Beaucoup le
font brutalement. La santé peut venir à manquer, un accident diminuer par trop les
moyens physiques, mais cela est évidemment sans intérêt psychologique. Des
causes extérieures peuvent servir de prétextes. Comme on souhaite parfois le
mauvais temps pour se
délivrer
d'une course, on peut être trop heureux de justifier le renoncement par
des raisons sociales ou familiales. Motifs louables auxquels nous ne croyons
guère. L'homme qui renonce à cause d'eux était bien près
de le faire pour d'autres raisons. Il lui restait toujours la possibilité de
réduire les risques à un minimum acceptable. Admettons pourtant qu'un orgueil
excessif puisse refuser de se contenter d'un niveau de courses plus bas. La
leçon de la montagne n'a pas été comprise. Par elle l'homme n'a pu aboutir à
l'apaisement. Il peut même se prendre à détester ce que sa jeunesse aima. Son
amour de la montagne était trop égoïste pour ne pas se muer en aversion s'il
cesse de porter des fruits.
Tôt ou tard, le plus souvent à la
disparition en montagne d'un ami cher, le problème de la mort se posera dans
toute son ampleur. Le renoncement suivra bientôt la question : « À
quoi bon ? » Certains refuseront de continuer à parcourir des
paysages où ils rencontrent désormais plus de morts que de vivants. Le
privilège des premiers, disparus jeunes, est de ne plus vieillir dans la mémoire de leurs amis. On peut trouver
l'âge difficile à supporter auprès de ces souvenirs et le charme de certains
paysages peut devenir trop amer. D'autres ont gardé de la catastrophe un
souvenir trop précis pour continuer. Leur amour reste intact et chaque année
ils reviennent, mais ils ne tenteront plus rien. Whymper fait encore quelques
courses après la catastrophe du Cervin, mais la passion d'entreprendre semble
l'avoir abandonné. On peut estimer que ce renoncement vient d'un sentiment de
responsabilité. Croyant avoir été à l'origine de la mort d'êtres chers, on
penserait faire injure à leur mémoire en continuant dans une voie d'où ils se
sont à jamais écartés. Pour le vieil alpiniste, rien jamais en effet ne
remplacera le compagnon perdu. On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne
vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant d'heures mauvaises ou
triomphantes vécues l'un avec l'autre, de tant de brouilles et de
réconciliations. On ne reconstruit pas ces amitiés-là. Les arbres plantés
pendant l'âge mûr ne nous donneront jamais leur ombre.
Ainsi
va la vie. Nous nous sommes enrichis pendant des années, mais vient le moment
où le temps défait ce travail et déboise. Les camarades, un à un, nous retirent
leur ombre. Et à nos deuils se mêle désormais le regret secret de vieillir. 4
Comme toutes les passions humaines,
celle des hauteurs évolue avec l'âge et le temps. Elle évolue quelquefois mal.
Mais heureusement la plupart des alpinistes ne connaissent pas les laideurs
d'une mauvaise rupture. Peu à peu, leur passion s'épure, ils ont moins
d'orgueil et plus de compréhension. Le souvenir de leurs exploits passés
éclaire les courses plus faciles de la cinquantaine. Ils
finissent leur vie dans le massif qu'ils préfèrent. Tous souhaiteraient une tombe
paisible dans la vallée qui a vu leurs plus beaux jours. Heureux ceux-là, la
montagne leur a tout accordé. Elle a calmé la fièvre de leur jeunesse, consolé
les déceptions, éclairé les doutes de leur âge d'homme, donné un but à leur
orgueil de conquérants égarés dans une vie sans horizons. Alors comment
comprendre la fin de l'existence d'un Coolidge 5 ? La vie
l'avait cependant comblé. Venu dans les Alpes à l'époque bénie où les touristes
étaient rares et l'alpinisme à son début, il eut la chance de toujours trouver
le terrain vierge qu'il souhaitait. Il est donc des natures que la grâce ne
touche jamais. Voilà bien la parabole du mauvais riche. Dans l'enfer des
alpinistes, qu'une place de choix lui soit réservée. À notre connaissance, il
aura peu de compagnons.
* * *
La rupture
d'équilibre moral qui détermine les renoncements définitifs fait aussi décider
la retraite en cours d'ascension. L'étude des demi-tours et des échecs éclaire
l'âme des alpinistes d'une lumière plus vive encore que celle des plus
éclatantes victoires. Une distinction essentielle est à faire entre ces deux
causes d'insuccès. Une cordée qui fait demi-tour pourrait matériellement
continuer. Elle ne le fait pas, car elle estime les risques trop grands, les
conditions trop mauvaises, le temps insuffisamment sûr, ou la fatigue des
participants trop forte. Une cordée subissant un échec est dans l'impossibilité
de monter un mètre de plus, qu'elle le veuille ou non. Elle se trouve devant un passage
réellement infranchissable, ou au-dessus de ses moyens.
L'état d'âme des alpinistes est
essentiellement différent dans les deux cas. Un échec est inéluctable alors
que, placés dans des circonstances exactement semblables, deux hommes d'égale
force n'auront pas les mêmes réactions ; l'un continuera, l'autre fera
demi-tour. Le risque accepté par chacun n'est pas le même. La volonté plie et
pour des raisons diverses.
La fatigue physique diminue l'énergie
morale, et on arrive assez vite à une sorte d'indifférence par rapport au but
poursuivi. Cette indifférence est loin d'avoir pour conséquence un
accroissement de sécurité, même après l'heure de la retraite. Elle joue aussi
pour relâcher l'attention et aggraver les risques courus. Combien d'accidents
sont arrivés à des alpinistes épuisés et qui ne contrôlent plus leurs
actes ! Mais la fatigue physique n'est pas seule à entrer en jeu ;
les nerfs et la perception du danger s'anesthésient ; les frontières de la
peur une fois franchies, le grimpeur, entièrement libéré de sa condition
humaine, totalement décontracté, accomplira les actions les plus follement
risquées sans même s'en rendre compte. C'est l'état de grâce dont parlent certains comme le plus favorable au
maximum d'efficacité. Mais c'est aussi l'abdication de l'intelligence au profit
d'un instinct que l'homme n'a pas, comme l'animal, l'habitude d'utiliser. On ne
redevient pas impunément un primitif.
Des alpinistes anglais parlent ainsi
de leur état d'esprit au moment où ils renoncent à poursuivre vers le sommet
de l'Everest :
D'accord
avec ces calculs arithmétiques, nous acceptions tacitement la défaite.
Et si nous ne devions pas atteindre le sommet, que nous restait-il à faire ?
Aucun de nous, je crois, ne tenait beaucoup à
un objectif plus bas. Le nombre de pieds par lequel nous aurions battu le
record de l'altitude ne nous intéressait guère. Il faut rappeler que l'esprit
dans de telles conditions ne manifeste plus beaucoup d'intérêt.
L'évolution du temps est la cause la
plus fréquente des demi-tours. Les connaissances météorologiques des alpinistes
sont incertaines. L’aspect du ciel le matin, la nature des nuages, la direction
du vent donnent des indications appuyées par des proverbes locaux : Quand la Verte veut, le Mont Blanc ne peut.
Mais rien n'est assez sûr pour une prédiction exacte. Tout repose sur l’état
d'esprit des alpinistes. Suivant leur expérience passée, ils craignent plus ou
moins le mauvais temps. Certains, comme Willy Welzenbach, ayant eu la chance de
dominer les pires situations, arrivent à ne plus s'en occuper. Cela faillit mal
lui réussir au Gletscherhorn, où sa cordée, après deux bivouacs en pleine
tempête dans la face nord. s'en tira de justesse. Au Nanga Parbat, pour les
mêmes causes, sa destinée fut scellée. D'autres, au
nombre desquels j'avoue me compter, manquent bien des courses par une prudence
excessive.
Le départ pour une grande entreprise
par temps peu sûr est une affreuse épreuve. Sans cesse on interroge le ciel, la
cadence s'en ressent. La conscience de remonter en pure perte des éboulis et
des névés est écœurante. Les difficultés et les risques affrontés dans la
partie inférieure des parois sont souvent grands, et on ne tient guère à les
retrouver à la descente si un itinéraire facile peut se suivre une fois le
sommet atteint. Enfin, le but peut être
proche,
à une ou deux heures d'escalade. Il faut parfois un vrai courage pour renoncer,
un sang-froid complet pour peser les risques d'une descente exposée aux chutes
de pierres ou d'un orage sur le sommet.
I.es demi-tours devant le temps
illustrent d'une manière saisissante l'importance morale de l’abandon. Une
caravane qui vient de renoncer se relâche dans tous ses muscles comme dans tous
ses nerfs. Reprendre la course est désormais très dur. Le temps peut se remettre,
le froid en s'accentuant rendre meilleures, aux premières heures de l'aube, des
comblions inacceptables, rien n'y fera. Cent mètres sont descendus, on croise
une cordée qui persévère, de quel œil d'envie ne la considère-t-on pas ?
Ses ressorts sont encore intacts et on voudrait la décourager, car lorsqu'on
renonce aux belles choses, on refuse instinctivement aux autres leur apanage.
On voit nettement dans cette
conjoncture combien les concessions à la prudence donnent de satisfactions aux
parties basses de l'âme. Si le temps se remet au beau, le reste de la journée
se passera dans un malaise inexprimable, fait du regret (les efforts perdus et
de la honte d'avoir cédé. Cette leçon de la haute montagne est la plus dure à comprendre,
c'est aussi le piège le plus subtil. Placé une semaine plus tard dans une
alternative analogue, l'alpiniste continuera quand il faudrait renoncer, et son
entêtement se paiera cher, parfois même du prix suprême.
J'évoque ici l'année 1937, nous avions
commencé la saison par l'arête ouest des Grandes Jorasses. Au sommet de la
Pointe Young, la vue des gendarmes suivants, le froid, la fatigue, nous firent
attribuer au verglas un renoncement dû simplement à
nous-mêmes. Deux jours plus tard, au Col Eccles, l’aspect des nuage au petit
matin nous fit renoncer à l’arête de l’Innominata. Le sommet du Mont Blanc
paraissait pourtant si proche ! Que dire de la descente muette qui suivit,
et de l'interminable retour en France par le Col de Miage ! Bien entendu,
par une dérision suprême, le temps resta finalement beau. Eh bien, sans ces
deux échecs, jamais nous n’aurions persévéré dans le glacier suspendu de
Blaitière quand pour notre course suivante nous allâmes à l'Aiguille du Fou.
J'entends encore Georges Charlet s'écrier : « Nous allons tout de même
cette année faire autre chose que des échecs », et jamais nous n'avons couru
autant de risques que dans les passages suivants.
L’évolution
des conditions pendant les courses oblige pourtant parfois les alpinistes à des
demi-tours méritoires. Les risques de retour et de continuation se balancent.
Il faut une grande expérience pour ne pas céder à l'attrait du sommet proche et
de la voie de descente
facile sur l'autre versant. Pierre Tézenas du Montcel nous confia un jour
quelle sagacité Tom de Lépiney avait montrée en renonçant
poursuivre l'ascension de la face nord des Courtes. La pente finale était
mauvaise et sujette aux coulées de neige. La descente, exposée aux chutes de
pierres, n'offrait aucun attrait. Un des membres de la cordée souhaitait aller
de l’avant, craignant les risques du retour ; le vrai courage était bien
dans la retraite.
L'humiliation
qui suit les demi-tours, l'état d'exaspération où elle met certains a été
l'origine de plusieurs accidents. Comme a dit Guido Rey, quand Whymper se crut maître du Cervin, le Cervin
fut maître de lui.
Un autre exemple célèbre est celui de Guido Lammer et Lorria à la face ouest du
Cervin. La montagne ne saurait avoir d'adversaire plus résolu que Lammer. Jacques
Lagarde le disait bâti au moral comme une sorte d'Hercule Farnèse. Vus de près,
les sentiments de l'alpiniste autrichien ont quelque chose de monstrueux. Sa
cordée fut déjouée par le verglas après une longue escalade et ne sut pas
trouver de sortie vers l'arête de Zmutt. Le demi-tour, dû en grande partie aux
conditions de la montagne, aurait pu être évité et Lammer et son compagnon
devaient en avoir une vague conscience. La cordée Penhall, en 1879, avait
réussi à passer. De là, leur exaspération. La prudence commandait d'attendre le
soir ou le lendemain pour que le froid fît cesser les chutes de pierres. Lammer
refusa d'envisager un bivouac : « Après une course réussie,
soit ; après un échec, jamais ! » Et Lorria suivit, pour son malheur.
* * *
La leçon des échecs a une bien autre
valeur. Ayant conscience d'avoir employé tous leurs soins dans la recherche de
l'itinéraire et toutes leurs forces dans l'exécution, les alpinistes
redescendront sans regrets. La tentative apporte alors moins de joie que la
victoire, mais autant de satisfaction. Si, ultérieurement, des rivaux plus
heureux réussissent à passer, il sera plus facile d'admettre leur succès. Un
demi-tour effectué avant d'avoir tout tenté laisserait pour toujours un regret.
Il est bon de subir des échecs de temps à autre, afin de conserver le respect
de la montagne. À qui se prenait à penser irrévérencieusement au Cervin,
Mallory proposait
d'attendre le mauvais temps pour gravir le mont. Une tentative à la face nord
par beau temps nous semblerait bien préférable, le succès se paierait assez
cher pour faire retrouver une juste appréciation. L’échec ne pourrait être mis
sur le compte du mauvais temps.
Robert Greloz conclut ainsi son impression d'une tentative poussée à fond à la face nord des Grandes Jorasses en
compagnie d'Armand Charlet :
Bien
que nous venions d'essuyer un échec, c'est de bonne
humeur que nous regagnons le refuge. En effet, nous avons chacun le sentiment
que cet échec n'est dû ni aux conditions qui étaient en somme excellentes, ni à
un défaut de forme physique qui au contraire s'était révélée très bonne, mais
uniquement à une question de difficulté
technique.
En montagne, l’échec suprême, c'est
la mort. Comme le toréador manquant son estocade, l'alpiniste a eu affaire à trop
forte partie. Son instinct, son flair, son sens de la montagne se sont trouvés en défaut, ses muscles
n'ont pu suffire à leur tâche. Cela n'est pas très fréquent, et devant
l'immense troupe envahissant chaque année les refuges, on trouve la déesse
débonnaire. Mais si l'on restreint son champ aux alpinistes des grandes
entreprises, on reste un peu effrayé. Voici le classique exemple des sept
premiers vainqueurs du Cervin par Zmutt : Mummery mort au Nanga Parbat, Burgener
enseveli par une avalanche près de la
cabane Bergli, Johan Petrus tué à l'Aiguille Blanche de Peuterey, Penhall tué
au Wetterhorn, Imseng tué par une avalanche à la face est du Mont Rose,
Gentinetta et Zurbriggen furent les deux seuls survivants. Les deux oncles et
le père du célèbre guide
Joseph Knubel furent tués en montagne.
Le caractère dramatique des accidents
les fait aussi croire plus fréquents qu’ils ne sont en réalité. L’époque
actuelle nous a blasés, et nous sommes saturés de cadavres déchiquetés. Pourtant
le spectacle des pauvres corps torturés et défaits trouvés au pied des parois
s’oublie difficilement. Il ne reste rien d'humain à un être tombé de quelques
centaines de mètres à travers des parois rocheuses. Le retour dans un sac
ficelé sur une perche ne ressemble guère à des funérailles ; il y a un côté dans humiliant ces suprêmes détails.
* * *
La passion
qui prit cet homme en sa jeunesse et marqua sa vie va maintenant porter son
dernier fruit. Alpiniste confirmé, célèbre de Chamonix à Cortina, il a tout
dominé. Les plus fières parois lui ont cédé. Il a su déjouer tous les pièges.
Il quitte aujourd'hui le refuge pour la dernière fois. Sa confiance est totale.
Il ignore sûrement tout de son destin. Mais le démon tant de fois défié et
vaincu sait que son heure est venue. Depuis des centaines de siècles, une
grosse pierre est en équilibre en haut de cette cheminée, le passage a l'air débonnaire. Le leader
s'y engage sans défiance ; il ne songe même pas à attirer l'attention des suivants. Le terrain lui est
familier, le rocher en général solide. Sac au dos, des anneaux de corde à la
main, il s'accroche à la grosse pierre...
Et voici close une grande carrière
alpine. Tant de dangers surmontés, tant de victoires acquises et de
découragements dominés sont venus se conclure ici. Hautaine et indifférente, la
déesse a rejeté le dernier hommage de son fidèle. Elle a même refusé de lui servir de tombeau. L'alpiniste
ne peut d'avance se flatter de disparaître du monde en demeurant près du ciel
comme Mallory et Irvine. Cette dernière grâce lui est rarement dispensée. Avec
ceux du commun des mortels, les pauvres restes torturés iront finir dans un
humble cimetière de village montagnard, ou, défaite suprême, dans l'horreur
d'une nécropole suburbaine. Mort accidentellement, comme l'imprudent
automobiliste des grandes routes.
Telle est l'ultime leçon d'humilité
donnée par la montagne à ce solitaire
orgueilleux. « Ainsi mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché
au manteau de Tanit ».
Alain de Chatellus, in Alpiniste,
est-ce toi ?
1. Le dimanche 18 février 1934, en plein hiver, le corps
du Roi est retrouvé sans vie cinquante mètres sous le Rocher du Vieux Bon Dieu de piété sur la commune de Marche-les-Dames, en
bord de Meuse. Le roi est mort seul, l’accident n’a pas eu de témoin. Son amour de la montagne, de l’alpinisme qu’il
pratiquait assidûment que ce soit dans les Alpes, les Dolomites ou les Apennins
était bien connu dans les milieux montagnards. Deux refuges portent son
nom : Albert 1er dans le massif du Mont-Blanc
et Re Alberto dans les Dolomites. Le guide Tita Piaz dédia son livre A Tu Per Tu Con Le Crode à la mémoire du
Roi Albert 1er, unique
souverain qui ne croyait pas déchoir en escaladant les montagnes. [ndvi]
2. Maurice Wilson, Anglais sans
aucune connaissance alpine. Il pensait qu'il pourrait seul escalader l'Everest
à la suite d'une vision au cours de laquelle il croyait avoir reçu la mission
divine de prêcher au genre humain une doctrine personnelle d'ascétisme. Il
réussit à atteindre clandestinement les abords de la montagne, mais mourut
d'épuisement près de l'emplacement du Camp III des expéditions anglaises. Voir
à ce sujet Sur cette montagne d'Eric Shipton, pp. 231-233 (Arthaud,
édit.).
3. E. F. Fariner, alpiniste
américain. Il tenta clandestinement en 1929 avec quelques porteurs indigènes,
le Kangchendzönga par le glacier de Yalung. Ses porteurs mal équipés refusant
de le suivre sur des pentes de neige difficiles, il continua seulet bivouaqua.
Le lendemain, ses compagnons l'aperçurent une dernière fois, il continuait à
monter. Puis le brouillard s abaissa et il disparut pour toujours.
4. Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes.
5. William Auguste Coolidge (1850-1926. Auteur de plus de
40 premières (dont ce qui deviendra le Pic
Coolidge), le Révérend était célèbre par sa propension à considérer les
Alpes comme SA chasse gardée, et à augmenter l’altitude de ses courses... [ndvi]