Au Révérend R...,
Guigues, le moindre des serviteurs de la Croix qui sont en Chartreuse.
« Vivre et mourir pour le Christ »1.
Guigues, le moindre des serviteurs de la Croix qui sont en Chartreuse.
« Vivre et mourir pour le Christ »1.
Tel homme estime heureux tel autre ; pour moi, celui
qui l'est vraiment n'est point l'ambitieux en quête des honneurs du palais,
mais celui qui choisit de vivre humble et pauvre dans le désert, qui aime
s'appliquer à méditer sagement dans le repos, qui désire ardemment demeurer
assis solitaire dans le silence 2.
En effet, briller dans les honneurs, être élevé en
dignité, est chose à mon avis peu tranquille, exposée aux périls, sujette aux
soucis, dangereuse pour beaucoup, sûre pour personne. Joyeuse en ses débuts,
équivoque en son cours, triste en son terme. Favorisant les indignes,
s'indignant contre les bons, généralement elle se joue des uns et des autres,
et tout en faisant nombre de malheureux, elle ne donne à personne bonheur ou
contentement.
Au contraire la vie pauvre et solitaire, austère au début,
facile en cours de route, devient à la fin céleste. Elle est ferme dans les
épreuves, confiante dans les incertitudes, modeste dans le succès ; sobre
dans le vivre, simple dans le vêtement, réservée dans son langage, chaste dans
ses mœurs ; digne des plus grands désirs, car elle ne désire rien. Elle
ressent souvent l'aiguillon du repentir pour ses fautes passées ; elle les
évite dans le présent et les prévient pour l'avenir. Elle espère en la
miséricorde et ne compte pas sur ses mérites ; affamée des biens célestes,
elle dédaigne ceux d'ici-bas ; elle s'efforce d'acquérir des habitudes
vertueuses, de s'y tenir avec persévérance, de les garder pour toujours. Elle
s'adonne aux jeûnes par fidélité à la Croix, elle consent aux repas par
nécessité corporelle, réglant les uns et les autres avec la plus parfaite mesure,
car elle maîtrise la gourmandise quand elle a décidé de se nourrir, et
l'orgueil quand elle a jeûné. Elle s'applique à la lecture, mais préfère les
livres religieux et d'autorité reconnue, et elle est bien plus attentive à la
moelle du sens qu'à l'écume des mots. Mais voici plus étonnant et plus
admirable : elle persévère dans le repos tout en n'étant jamais oisive.
Elle s'assigne en effet des tâches assez nombreuses pour se trouver plus
fréquemment à court de temps que d'occupations variées, pour se plaindre plus
souvent de l'heure qui la trompe que de l'ennui du travail.
Pourquoi insister ? Exhorter au repos est certes un
beau sujet. Mais pareille invitation requiert un esprit maître de soi qui,
attentif à son propre bien, dédaigne de se mêler des affaires des autres ou de
la chose publique ; un esprit qui, servant sous le Christ dans la paix, ne
veut être à la fois soldat de Dieu et du monde, et tient pour assuré qu'on ne
peut jouir de ce siècle et régner dans l'autre avec le Seigneur.
Mais ces renoncements et d'autres semblables sont bien peu
de chose, si tu te souviens quel calice a bu sur le gibet celui qui t'invite à
partager sa royauté. Bon gré mal gré, il te faut suivre l'exemple du Christ
pauvre, si tu veux avoir part à ses richesses. « Si nous partageons sa
souffrance, dit l'Apôtre, nous régnerons aussi avec lui 3 ;
si nous mourons avec le Christ, nous
vivrons aussi avec lui »4. Notre Médiateur lui-même répondit
aux disciples qui lui demandaient d'être admis à siéger, l'un à sa droite et
l'autre à sa gauche : « Pouvez-vous boire le calice que je vais boire ? »5.
Il nous montrait là que, pour obtenir, selon la promesse,
de partager le festin des patriarches et de goûter au nectar des coupes
célestes, il faut boire le calice des amertumes terrestres.
Et puisque l'amitié nourrit en elle-même la confiance, et
que toi, mon ami de prédilection dans le Christ, tu m'as toujours été cher depuis
le jour où je t'ai connu, je t'exhorte, je t'engage, je te supplie :
écoute ta prudence, ton jugement, ta science, et ta grande intelligence ;
soustrais au monde ce peu de vie qui n'est pas encore consumé. Ne tarde pas à
l'offrir à Dieu en un sacrifice du soir 6, consumé par le feu de la charité 7, afin
qu'à l'exemple du Christ, tu sois toi-même prêtre et hostie, en agréable odeur
au Seigneur 8 et aux hommes.
Mais pour que tu comprennes mieux encore où tend l'ardeur
de ce discours, je propose en peu de mots à la prudence de ton jugement ce qui
est de ma part un désir et un conseil : en homme au cœur généreux et
grand, pense au salut éternel, embrasse notre genre de vie et, nouvelle recrue
du Christ, tu monteras une garde sainte et vigilante 9 dans le camp
de la milice céleste, armé de ton épée au côté 10, pour parer
aux surprises de la nuit 11.
Voici donc que je te sollicite pour une entreprise bonne,
facile à réaliser et dont l'achèvement te fera heureux : efforce-toi, je
t'en prie, avec tout ton zèle, de mener à bien une affaire aussi juste, autant
que la grâce divine te le donnera. Je laisse à ta sagesse le soin de déterminer
le lieu et le moment. Mais je crois qu'une trêve ou un délai te seraient très
désavantageux.
Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet, de crainte de
te heurter par mes discours grossiers et sans élégance, toi l'habitué du palais
et de la cour. Que cette lettre ait donc un terme et une mesure, ce que n'aura
jamais mon affection pour toi.
Guigues, 5ème prieur de la Grande Chartreuse
(1183-1136)
1. Philipiens 1, 21
2. Lamentations 3, 28
3. Romains 8, 17
4. II Timothée 2, 11
5. Matthieu 20, 21
6. Psaume 140, 2
7. Lévitique 1, 17
8. Ephésiens 5, 2
9. Nombres 9, 19
10. Psaume 44, 4
11. Cantique des cantiques 3, 8
Vie de Guigues
Guigues naquit en 1083 au château de
Saint-Romain du Val-Mordane, dont on voit aujourd'hui les ruines dominant les
gorges du Doux, à cinq kilomètres à l'ouest de Tournon, sur le territoire de la
commune de Saint-Barthélemy-le-Plain ; cette localité du Vivarais
appartenait alors au diocèse de Valence. Il entra en Chartreuse à vingt-trois
ans, en 1106. Trois ans après, à la mort de Jean de Toscane, ses confrères
élurent Prieur ce jeune religieux. Guigues resta en charge jusqu'à sa mort. Ce
priorat vit naître les premières fondations à partir desquelles allait se
constituer l'Ordre cartusien. Portes au diocèse de Belley, dès 1115 ; puis
six autres maisons : Les Écouges, Durbon, Sylve Bénite, Meyriat, Arvières,
le Mont-Dieu. 1
Une règle écrite devenait nécessaire
pour assurer le maintien d'une observance commune entre les divers ermitages
qui poursuivaient le même idéal. Quelques Prieurs demandèrent instamment à
Guigues de rédiger cette règle, et l'évêque saint Hugues joignit à leurs
instances le poids de son autorité. Guigues se mit à l'œuvre entre 1121 et 1127.
À cette date, Guigues
avait déjà écrit un recueil de Pensées — les Meditationes — dont
la profondeur de réflexion et la perfection de la forme placent le Prieur de
Chartreuse parmi les auteurs les plus remarquables du XIIe siècle,
tout en témoignant de la valeur exceptionnelle de sa culture. 2
Écrire une règle était une entreprise
difficile. L'érémitisme cartusien était trop différent du cénobitisme
bénédictin pour que l'on pût suivre la règle de saint Benoît 3,
même en lui adjoignant un coutumier. D'autre part, les documents législatifs
concernant l'érémitisme étaient peu nombreux et relatifs à des genres de vie tout
autres que celui de la Chartreuse. Il fallait aussi avant tout conserver ce qui
avait été institué et maintenir une tradition déjà bien assise par une
quarantaine d'années de pratique.
Guigues commença par acquérir une
connaissance approfondie de toutes les règles et coutumiers anciens et des
pères du monachisme, en particulier Cassien. Il avait aussi beaucoup lu saint
Jérôme, qui fut comme Cassien un pont entre les moines d'Orient et ceux
d'Occident ; le Prieur de Chartreuse avait même travaillé à retrouver le
texte authentique des lettres de saint Jérôme et à les assembler en un texte
vraiment critique. Il était donc bien préparé pour la tâche qu'on lui
demandait.
Mais Guigues était très humble et
n'entreprenait ce travail que par obéissance ; il ne voulait pas se poser
en législateur. Il se contenta donc de décrire les usages de la maison dont il
était Prieur : « Voici,
dit-il, ce que nous avons coutume de faire »4. Cependant, pour
formuler ces observances, il sut se servir presque toujours des textes
empruntés à la sagesse monastique des siècles passés ; il fit seulement
quelques retouches à ces textes quand cela parut nécessaire pour les adapter au
genre de vie des Chartreux. Ainsi demeura-t-il à la fois traditionnel et
original. Pour ne citer qu'un seul exemple de cette manière de faire, la
formule de profession cartusienne reprend l'essentiel de la formule de
profession monastique partout utilisée à l'époque, et en particulier les mêmes
vœux, mais elle supprime la mention de la règle de saint Benoît qui était en
usage chez tous les autres moines, et remplace le mot « monastère »
par le mot « ermitage »5.
Enfin Guigues prit de temps à autre
occasion d'un détail pratique d'observance pour donner un enseignement plus
élevé sur l'esprit de la vocation cartusienne. Il le fit alors avec la
profondeur de pensée, la concision et la beauté de la forme dont il avait usé
dans ses Meditationes. On peut citer dans cet ordre d'idées certains textes
concernant le Prieur ou le Procureur, le commentaire de l'évangile de Marthe et
de Marie sur la contemplation, l'éloge de la vie solitaire et maints autres
passages. 6
Les Coutumes de Chartreuse, conçues
et réalisées de la sorte, se présentaient comme une œuvre fondée sur la
tradition monastique et pourtant nouvelle ; elles avaient une physionomie
à la fois très surnaturelle et très humaine, étant remplies de sages conseils
pour la vie quotidienne. Elles constituaient un ensemble simple, mais puissant,
pleinement adapté à son but. L'esprit et la lettre y étaient unis si intimement
et dans une proportion si juste, que cette législation monastique allait se
révéler d'une solidité et d'une stabilité exceptionnelles à l'épreuve des
siècles. Achevées de rédiger en 1127, les
Coutumes furent aussitôt adoptées par toutes les chartreuses.
Guigues développa beaucoup la
bibliothèque de la Grande Chartreuse, déjà remarquable avant son priorat. Son
zèle à rechercher des manuscrits authentiques était infatigable. Les Pères
vérifiaient les textes et les copiaient, chacun s'appliquant seul en cellule à
ce travail.
La personnalité de Guigues et son
rayonnement spirituel lui valurent de grandes amitiés parmi les principaux
personnages de son siècle. L'illustre abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui
avait visité la Chartreuse au temps où il était Prieur de Domène, revint
plusieurs fois s'entretenir avec Guigues : « il s'enflammait à l'entendre...
entraîné par ses paroles à oublier presque toutes les choses humaines »7.
Il le considérait comme un père et un maître, un des hommes les plus
remarquables de son temps 8, « la fleur la plus
étincelante de la Religion »9.
Saint Bernard fut lui aussi l'ami de
Guigues ; il écrivait au Prieur de Chartreuse : « J'ai lu votre
lettre et voici que les mots que je repassais sur mes lèvres se faisaient
sentir en mon cœur comme des étincelles, et mon cœur en était tout réchauffé en
moi, comme par ce feu que Notre-Seigneur a apporté sur terre. Oh ! quel
feu brûle dans de telles méditations d'où s'échappent de pareilles étincelles ! »10
L'abbé de Clairvaux fit une visite à
la Chartreuse, sans doute en 1123. Tous ceux qui le virent furent
édifiés de son extérieur, de son humilité et de sa conversation. Une seule
chose les surprit : le harnachement du cheval qu'il montait ; il leur
parut trop riche et peu convenable à un religieux. Comme on lui signalait ce
détail, le saint n'en fut pas moins surpris que les autres : on lui avait
prêté le cheval pour son voyage et il n'avait même pas fait attention au
harnachement. Saint Bernard quitta la Chartreuse plein d'estime pour les
religieux et pour leur supérieur.
Il adressa à Guigues une autre lettre
où il lui dit : « Que vous êtes heureux d'avoir été cachés par Dieu
dans son tabernacle, abrités à l'ombre de ses ailes... Pour moi, je suis pauvre
et dépouillé, un oiseau sans plumes, presque toujours hors de son nid, exposé
aux tourbillons... Je ne mérite pas que vous ayez pitié de moi, mais que ces
maux m'attirent votre affection »11.
Le cardinal
Aimeric, chancelier du siège apostolique auprès du pape Innocent II, monta
jusqu'en Chartreuse au cours du voyage du pape en France, au mois de mars 1132. Lui
aussi contracta avec Guigues une amitié spirituelle qui devait plus tard être
soulignée par une magnifique lettre du Prieur au cardinal 12.
Cette amitié valut aux Chartreux une faveur précieuse, la première approbation
pontificale de leurs Coutumes, donnée le 22
décembre 1133 : « Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,
à son fils bien-aimé dans le Christ, Guigues, Prieur de Chartreuse, et à ceux
qui lui succéderont régulièrement jusqu'à la fin des temps... Nous louons et
approuvons vos saintes constitutions et coutumes, pour tous ceux qui doivent
les suivre et les observer, depuis maintenant jusqu'à la fin du monde. Nous
statuons par le présent décret que tout ce que possède aujourd'hui justement et
légitimement la maison de Chartreuse et tout ce qui lui sera donné à l'avenir
dans ses limites par la faveur de Dieu... vous demeure acquis, à vous et à vos
successeurs... afin que le saint Ordre érémitique cartusien fleurisse
perpétuellement en ce lieu, pour la louange de Dieu en vue de laquelle il a été
spécialement institué et pour l'honneur de la sainte Église romaine à laquelle
il est tout dévoué, sous la direction de pasteurs sages et de vertu éprouvée »13.
(Daté de Pise de la main du chancelier Aimeric).
Peu après cette bulle, au mois
d'avril 1134, le pape canonisa au concile de Pise saint Hugues de Grenoble,
mort depuis deux ans seulement. Innocent II écrivit à Guigues pour le prier de
rédiger une biographie du saint évêque à qui la Chartreuse devait tant de
bienfaits. Le récit de l'arrivée de saint Bruno et de ses premiers compagnons au
Désert fut inséré par le Prieur de Chartreuse dans cette biographie. 14
Dix lettres de Guigues ont été
conservées jusqu'à nos jours ; elles demeurent comme un souvenir du Prieur
de Chartreuse et de ses grandes amitiés. Dans cette correspondance se détache
un texte admirable : la lettre sur la vie solitaire, adressée à un ami
inconnues.
Pendant que Guigues et sa communauté
s'adonnaient à la prière dans la solitude de leurs montagnes, une grande
épreuve était venue s'abattre sur eux, le samedi 3o janvier 1132. En voici le récit tel qu'il fut rédigé peu après, dans la
Chronique des cinq premiers Prieurs de Chartreuse :
En
la vingt-troisième année du priorat de Guigues, une masse incroyable de neige,
se précipitant des hauts sommets rocheux avec une soudaine impétuosité, emporta
dans son effrayant tourbillon et ensevelit sous sa masse immense toutes les
cellules des religieux sauf une, et avec elles six moines et un novice.
Cependant, pour la consolation des survivants et comme un gage du bienheureux
salut de ceux qui avaient été écrasés, le douzième jour après la catastrophe,
l'un des religieux ensevelis, Aduin, du pays de Lorraine, retiré du plus
profond de cet engloutissement, fut retrouvé, non seulement vivant, par un
étonnant miracle, mais jouissant de toute sa connaissance et de sa mémoire
intacte. Il fut transporté dans le petit cloître et répondit à ceux qui lui
parlaient quelques mots empreints d'une merveilleuse douceur et d'une tendresse
toute suave. Il se confessa et reçut le sacrement des malades, puis tous les
frères l'embrassèrent ; enfin, réconforté après un si long jeûne par
l'aliment du corps et du sang du Seigneur, il s'endormit en Dieu de la mort la
plus paisible. 16
La Grande Chartreuse possède encore
le calendrier-obituaire où étaient inscrits à mesure les noms des défunts. On
ne lit pas sans émotion les noms des morts de l'avalanche ; ceux des six
religieux qui furent dégagés les premiers sont groupés sur une même ligne,
écrits d'une petite écriture fine, sans doute dans l'ordre où leurs corps
furent retrouvés : Guillaume, moine ; Pierre, prêtre et moine ;
Nicolas, moine ; Théobald, moine ; Jean, novice ; Isard, prêtre
et moine. Quelques lignes plus loin, le 3 des Ides de février (11 février), se trouve inscrit Aduin.
Lorsqu'on se trouve sur les lieux et
que l'on cherche comment la catastrophe a pu se produire, on se rend compte
qu'à cet endroit une avalanche ordinaire n'aurait pu acquérir dans sa descente
une masse et un élan suffisants pour atteindre les ermitages et les écraser :
les petites avalanches n'y parviennent jamais. Mais on voit très bien que
l'avalanche a dû être accompagnée — et sans doute provoquée par un éboulement
de rochers provenant des premiers contreforts du Grand-Som, comme il arrive
souvent dans le massif calcaire de Chartreuse. Parti de cette montagne qui
domine le site du monastère primitif, un éboulement combiné avec la neige dut
avoir des effets terribles. Les énormes blocs de rochers qui parsèment
aujourd'hui cet emplacement en demeurent un témoignage impressionnant. 17
Ainsi finit, après quarante-huit
années d'existence, la première maison de Chartreuse. Guigues quitta le lieu de
la catastrophe où sept de ses religieux avaient été étouffés sous la neige. On
ignore quel fut le nombre des survivants, mais comme les Coutumes avaient
fixé à la communauté le chiffre maximum de treize Pères, et que ce nombre ne
pouvait être dépassé sous aucun prétexte, les survivants furent six tout au
plus, à supposer que la communauté fût alors au complet, ce qui n'est pas certain.
Les Pères se réfugièrent à la maison-inférieure, où logeaient le Père Procureur
et les Frères Convers.
Devant un pareil désastre, on ne
pouvait songer sans imprudence à reconstruire au même endroit. Guigues chercha
un autre emplacement et se détermina pour celui que la Grande Chartreuse occupe
encore aujourd'hui : plus bas que le premier ermitage, à l'endroit où la
vallée commence à s'élargir un peu, de sorte que les avalanches ne paraissaient
pas à craindre. Les ermitages se rapprochaient ainsi jusqu'à un kilomètre et
demi de la maison-inférieure, mais la disposition relative restait la même, le
monastère des Pères se trouvant toujours plus avant vers l'intérieur du Désert
que celui des Frères.
Guigues s'était déjà montré aussi bien
doué pour l'administration des affaires temporelles que pour les travaux de
l'esprit : les règles qu'il avait formulées dans les Coutumes et la
manière dont il avait conduit diverses tractations relatives aux terres de
Chartreuse témoignaient de ses talents dans ce domaine. Il s'appliqua sans
tarder aux nouvelles constructions. Les ermitages de bois furent édifiés là où se trouvent aujourd'hui
les cellules de la partie supérieure du grand cloître ; l'église fut bâtie
en pierre et put être consacrée dès le 13 octobre 1133 18, par
un moine de Chartreuse, Hugues, qui avait succédé à saint Hugues sur le siège
de Grenoble 19. « Des canaux de pierre, très
ingénieusement réalisés et d'un travail parfait », amenèrent l'eau jusqu'à
la nouvelle Chartreuse. Au cours de son priorat, Guigues s'occupa aussi des
bâtiments de la maison-inférieure qu'il renouvela presque entièrement. 20
Accablé de bonne heure de graves infirmités, Guigues mourut
à l'âge de cinquante-trois ans, après vingt-sept années de priorat, le 27
juillet 1136. La Chronique des premiers Prieurs de Chartreuse a laissé de lui
ce portrait : « Remarquablement instruit dans les sciences divines et
dans celles du siècle, intelligence pénétrante, mémoire excellente, à la parole
admirable, au don d'exhorter très efficace »21.
Un peu plus tard, un autre
chroniqueur a noté le souvenir que la tradition primitive gardait de ce grand
Prieur : « Guigues fut Prieur de Chartreuse, digne d'une mémoire
éternelle ; cet homme vénérable mérita d'être appelé le bon Prieur par
ceux qui ont parlé de lui, en raison de la grâce, qu'il avait reçue du Ciel,
d'une doctrine pleine de douceur. C'est lui qui recueillit pour l'Ordre
cartusien les lois et les observances précises, car il écrivit lui-même la
Règle, qu'il appela par humilité les Coutumes. Il forma ses fils, les
instruisant avec prudence et vigilance, par la parole et par l'exemple. Il
disposa tout ce dont il avait à s'occuper avec mesure, droiture et piété. Ses
avis étaient utiles pour tous ceux qui le consultaient. Il était en effet
prudent et d'une admirable vivacité d'intelligence »22.
Après saint Bruno, et parachevant l'œuvre
de celui-ci, Guigues a laissé pour toujours à l'Ordre cartusien quelque chose
de son esprit.
Un Chartreux, in La Grande Chartreuse
1. La Chronique des premiers Chartreux, éditée par Dom WILMART, Ligugé, 1926,
p. 50.
2. Le
Recueil des Pensées du Bienheureux Guigne, édité par Dom WILMART, Paris, Vrin, 1936. Une nouvelle et
meilleure édition est en préparation.
3. Le Chartreux Hugues de BALMA,
écrivant pour des Chartreux son traité de la Mystica Theologia au début
du XIIIe siècle disait : « Qu'il pense en particulier à la
grâce que Dieu lui a faite en l'appelant, de préférence à tant d'autres, à la
vocation dans l'Ordre cartusien... Qu'il se rappelle quelle est sa vocation,
car ce n'est pas à la règle de saint Benoît ou de saint Augustin que la grâce
du Rédempteur l'a appelé, mais à celle que ce dernier a choisi lui-même,
lorsqu'il fut conduit au désert pour quarante jours ».
4. Consuetudines
Cartusie, Prologue,
2.
5. Ibidem, XXIII, 1.
6. Ibidem, cap. XV, XVI, XX, LXXX,...
7. Épîtres, Lib. VI, Ep. XL, PL 189, 458.
8. Ibidem, Lib. III, Ep. VIII, PL 189, 312.
9. Ibidem, Lib. VI, Ep. III, PL 189, 402.
10. Épître 11, PL 182, 108.
11. Épître 12, PL 182, 115.
12. Lettres des premiers
Chartreux, coll. Sources chrétiennes no
88, Paris, édit. du Cerf, 1962, p. 185.
13. Bernard BLIGNY, Recueil des plus anciens actes de
la Grande Chartreuse, Grenoble, Allier, 1958, Acte XX, p. 5o.
14. Vita S. Ilugonis
Gratianopolitani, PL 153, 769.
15. Lettres des premiers
Chartreux, édit. cit., p. 143.
16. La
Chronique des premiers Chartreux, édit. cit., p. 5o.
17. On trouve une intéressante description des avalanches dans
ALPINUS, La Chasse alpestre, Grenoble, Arthaud, 1949, p. 47.
18. CHORIER, Histoire générale de
Dauphiné, Lyon,
1672, Vol. II, Liv. II, Section HI, p. 51.
19. LE VASSEUR, Ephemerides
Ordinis Cartusiensis, Vita Hugonis II, t. I, p.
583.
20. La
Chronique des premiers Chartreux, édit. cit., p. 5o.
21. Ibidem,
p. 50.
22. Dans la Vie de saint Antclme, Acta Sanctorum,
juin, tome V, p. 230.