mercredi 14 octobre 2015

En proposant... Guigues, Sur la vie solitaire


Au Révérend R...,
Guigues, le moindre des serviteurs de la Croix qui sont en Chartreuse.
« Vivre et mourir pour le Christ
 »1.

Tel homme estime heureux tel autre ; pour moi, celui qui l'est vraiment n'est point l'ambitieux en quête des honneurs du palais, mais celui qui choisit de vivre humble et pauvre dans le désert, qui aime s'appliquer à méditer sagement dans le repos, qui désire ardemment demeurer assis solitaire dans le silence 2.
En effet, briller dans les honneurs, être élevé en dignité, est chose à mon avis peu tranquille, exposée aux périls, sujette aux soucis, dangereuse pour beaucoup, sûre pour personne. Joyeuse en ses débuts, équivoque en son cours, triste en son terme. Favorisant les indignes, s'indignant contre les bons, généralement elle se joue des uns et des autres, et tout en faisant nombre de malheureux, elle ne donne à personne bonheur ou contentement.
Au contraire la vie pauvre et solitaire, austère au début, facile en cours de route, devient à la fin céleste. Elle est ferme dans les épreuves, confiante dans les incertitudes, modeste dans le succès ; sobre dans le vivre, simple dans le vêtement, réservée dans son langage, chaste dans ses mœurs ; digne des plus grands désirs, car elle ne désire rien. Elle ressent souvent l'aiguillon du repentir pour ses fautes passées ; elle les évite dans le présent et les prévient pour l'avenir. Elle espère en la miséricorde et ne compte pas sur ses mérites ; affamée des biens célestes, elle dédaigne ceux d'ici-bas ; elle s'efforce d'acquérir des habitudes vertueuses, de s'y tenir avec persévérance, de les garder pour toujours. Elle s'adonne aux jeûnes par fidélité à la Croix, elle consent aux repas par nécessité corporelle, réglant les uns et les autres avec la plus parfaite mesure, car elle maîtrise la gourmandise quand elle a décidé de se nourrir, et l'orgueil quand elle a jeûné. Elle s'applique à la lecture, mais préfère les livres religieux et d'autorité reconnue, et elle est bien plus attentive à la moelle du sens qu'à l'écume des mots. Mais voici plus étonnant et plus admirable : elle persévère dans le repos tout en n'étant jamais oisive. Elle s'assigne en effet des tâches assez nombreuses pour se trouver plus fréquemment à court de temps que d'occupations variées, pour se plaindre plus souvent de l'heure qui la trompe que de l'ennui du travail.
Pourquoi insister ? Exhorter au repos est certes un beau sujet. Mais pareille invitation requiert un esprit maître de soi qui, attentif à son propre bien, dédaigne de se mêler des affaires des autres ou de la chose publique ; un esprit qui, servant sous le Christ dans la paix, ne veut être à la fois soldat de Dieu et du monde, et tient pour assuré qu'on ne peut jouir de ce siècle et régner dans l'autre avec le Seigneur.
Mais ces renoncements et d'autres semblables sont bien peu de chose, si tu te souviens quel calice a bu sur le gibet celui qui t'invite à partager sa royauté. Bon gré mal gré, il te faut suivre l'exemple du Christ pauvre, si tu veux avoir part à ses richesses. « Si nous partageons sa souffrance, dit l'Apôtre, nous régnerons aussi avec lui 3 ; si nous mourons avec le Christ, nous vivrons aussi avec lui »4. Notre Médiateur lui-même répondit aux disciples qui lui demandaient d'être admis à siéger, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche : « Pouvez-vous boire le calice que je vais boire ? »5. Il nous montrait là que, pour obtenir, selon la promesse, de partager le festin des patriarches et de goûter au nectar des coupes célestes, il faut boire le calice des amertumes terrestres.
Et puisque l'amitié nourrit en elle-même la confiance, et que toi, mon ami de prédilection dans le Christ, tu m'as toujours été cher depuis le jour où je t'ai connu, je t'exhorte, je t'engage, je te supplie : écoute ta prudence, ton jugement, ta science, et ta grande intelligence ; soustrais au monde ce peu de vie qui n'est pas encore consumé. Ne tarde pas à l'offrir à Dieu en un sacrifice du soir 6, consumé par le feu de la charité 7, afin qu'à l'exemple du Christ, tu sois toi-même prêtre et hostie, en agréable odeur au Seigneur 8 et aux hommes.
Mais pour que tu comprennes mieux encore où tend l'ardeur de ce discours, je propose en peu de mots à la prudence de ton jugement ce qui est de ma part un désir et un conseil : en homme au cœur généreux et grand, pense au salut éternel, embrasse notre genre de vie et, nouvelle recrue du Christ, tu monteras une garde sainte et vigilante 9 dans le camp de la milice céleste, armé de ton épée au côté 10, pour parer aux surprises de la nuit 11.
Voici donc que je te sollicite pour une entreprise bonne, facile à réaliser et dont l'achèvement te fera heureux : efforce-toi, je t'en prie, avec tout ton zèle, de mener à bien une affaire aussi juste, autant que la grâce divine te le donnera. Je laisse à ta sagesse le soin de déterminer le lieu et le moment. Mais je crois qu'une trêve ou un délai te seraient très désavantageux.
Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet, de crainte de te heurter par mes discours grossiers et sans élégance, toi l'habitué du palais et de la cour. Que cette lettre ait donc un terme et une mesure, ce que n'aura jamais mon affection pour toi.
Guigues, 5ème prieur de la Grande Chartreuse (1183-1136)

1. Philipiens 1, 21
2. Lamentations 3, 28
3. Romains 8, 17
4. II Timothée 2, 11
5. Matthieu 20, 21
6. Psaume 140, 2
7. Lévitique 1, 17
8. Ephésiens 5, 2
9. Nombres 9, 19
10. Psaume 44, 4
11. Cantique des cantiques 3, 8

Vie de Guigues
Guigues naquit en 1083 au château de Saint-Romain du Val-Mordane, dont on voit aujourd'hui les ruines dominant les gorges du Doux, à cinq kilomètres à l'ouest de Tournon, sur le territoire de la commune de Saint-Barthélemy-le-Plain ; cette localité du Vivarais appartenait alors au diocèse de Valence. Il entra en Chartreuse à vingt-trois ans, en 1106. Trois ans après, à la mort de Jean de Toscane, ses confrères élurent Prieur ce jeune religieux. Guigues resta en charge jusqu'à sa mort. Ce priorat vit naître les premières fondations à partir desquelles allait se constituer l'Ordre cartusien. Portes au diocèse de Belley, dès 1115 ; puis six autres maisons : Les Écouges, Durbon, Sylve Bénite, Meyriat, Arvières, le Mont-Dieu. 1
Une règle écrite devenait nécessaire pour assurer le maintien d'une observance commune entre les divers ermitages qui poursuivaient le même idéal. Quelques Prieurs demandèrent instamment à Guigues de rédiger cette règle, et l'évêque saint Hugues joignit à leurs instances le poids de son autorité. Guigues se mit à l'œuvre entre 1121 et 1127. À cette date, Guigues avait déjà écrit un recueil de Pensées — les Meditationes — dont la profondeur de réflexion et la perfection de la forme placent le Prieur de Chartreuse parmi les auteurs les plus remarquables du XIIe siècle, tout en témoignant de la valeur exceptionnelle de sa culture. 2
Écrire une règle était une entreprise difficile. L'érémitisme cartusien était trop différent du cénobitisme bénédictin pour que l'on pût suivre la règle de saint Benoît 3, même en lui adjoignant un coutumier. D'autre part, les documents législatifs concernant l'érémitisme étaient peu nombreux et relatifs à des genres de vie tout autres que celui de la Chartreuse. Il fallait aussi avant tout conserver ce qui avait été institué et maintenir une tradition déjà bien assise par une quarantaine d'années de pratique.
Guigues commença par acquérir une connaissance approfondie de toutes les règles et coutumiers anciens et des pères du monachisme, en particulier Cassien. Il avait aussi beaucoup lu saint Jérôme, qui fut comme Cassien un pont entre les moines d'Orient et ceux d'Occident ; le Prieur de Chartreuse avait même travaillé à retrouver le texte authentique des lettres de saint Jérôme et à les assembler en un texte vraiment critique. Il était donc bien préparé pour la tâche qu'on lui demandait.
Mais Guigues était très humble et n'entreprenait ce travail que par obéissance ; il ne voulait pas se poser en législateur. Il se contenta donc de décrire les usages de la maison dont il était Prieur :  « Voici, dit-il, ce que nous avons coutume de faire »4. Cependant, pour formuler ces observances, il sut se servir presque toujours des textes empruntés à la sagesse monastique des siècles passés ; il fit seulement quelques retouches à ces textes quand cela parut nécessaire pour les adapter au genre de vie des Chartreux. Ainsi demeura-t-il à la fois traditionnel et original. Pour ne citer qu'un seul exemple de cette manière de faire, la formule de profession cartusienne reprend l'essentiel de la formule de profession monastique partout utilisée à l'époque, et en particulier les mêmes vœux, mais elle supprime la mention de la règle de saint Benoît qui était en usage chez tous les autres moines, et remplace le mot « monastère » par le mot « ermitage »5.
Enfin Guigues prit de temps à autre occasion d'un détail pratique d'observance pour donner un enseignement plus élevé sur l'esprit de la vocation cartusienne. Il le fit alors avec la profondeur de pensée, la concision et la beauté de la forme dont il avait usé dans ses Meditationes. On peut citer dans cet ordre d'idées certains textes concernant le Prieur ou le Procureur, le commentaire de l'évangile de Marthe et de Marie sur la contemplation, l'éloge de la vie solitaire et maints autres passages. 6
Les Coutumes de Chartreuse, conçues et réalisées de la sorte, se présentaient comme une œuvre fondée sur la tradition monastique et pourtant nouvelle ; elles avaient une physionomie à la fois très surnaturelle et très humaine, étant remplies de sages conseils pour la vie quotidienne. Elles constituaient un ensemble simple, mais puissant, pleinement adapté à son but. L'esprit et la lettre y étaient unis si intimement et dans une proportion si juste, que cette législation monastique allait se révéler d'une solidité et d'une stabilité exceptionnelles à l'épreuve des siècles. Achevées de rédiger en 1127, les Coutumes furent aussitôt adoptées par toutes les chartreuses.
Guigues développa beaucoup la bibliothèque de la Grande Chartreuse, déjà remarquable avant son priorat. Son zèle à rechercher des manuscrits authentiques était infatigable. Les Pères vérifiaient les textes et les copiaient, chacun s'appliquant seul en cellule à ce travail.
La personnalité de Guigues et son rayonnement spirituel lui valurent de grandes amitiés parmi les principaux personnages de son siècle. L'illustre abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui avait visité la Chartreuse au temps où il était Prieur de Domène, revint plusieurs fois s'entretenir avec Guigues : « il s'enflammait à l'entendre... entraîné par ses paroles à oublier presque toutes les choses humaines »7. Il le considérait comme un père et un maître, un des hommes les plus remarquables de son temps 8, « la fleur la plus étincelante de la Religion »9.
Saint Bernard fut lui aussi l'ami de Guigues ; il écrivait au Prieur de Chartreuse : « J'ai lu votre lettre et voici que les mots que je repassais sur mes lèvres se faisaient sentir en mon cœur comme des étincelles, et mon cœur en était tout réchauffé en moi, comme par ce feu que Notre-Seigneur a apporté sur terre. Oh ! quel feu brûle dans de telles méditations d'où s'échappent de pareilles étincelles ! »10
L'abbé de Clairvaux fit une visite à la Chartreuse, sans doute en 1123. Tous ceux qui le virent furent édifiés de son extérieur, de son humilité et de sa conversation. Une seule chose les surprit : le harnachement du cheval qu'il montait ; il leur parut trop riche et peu convenable à un religieux. Comme on lui signalait ce détail, le saint n'en fut pas moins surpris que les autres : on lui avait prêté le cheval pour son voyage et il n'avait même pas fait attention au harnachement. Saint Bernard quitta la Chartreuse plein d'estime pour les religieux et pour leur supérieur.
Il adressa à Guigues une autre lettre où il lui dit : « Que vous êtes heureux d'avoir été cachés par Dieu dans son tabernacle, abrités à l'ombre de ses ailes... Pour moi, je suis pauvre et dépouillé, un oiseau sans plumes, presque toujours hors de son nid, exposé aux tourbillons... Je ne mérite pas que vous ayez pitié de moi, mais que ces maux m'attirent votre affection »11.
Le cardinal Aimeric, chancelier du siège apostolique auprès du pape Innocent II, monta jusqu'en Chartreuse au cours du voyage du pape en France, au mois de mars 1132. Lui aussi contracta avec Guigues une amitié spirituelle qui devait plus tard être soulignée par une magnifique lettre du Prieur au cardinal 12. Cette amitié valut aux Chartreux une faveur précieuse, la première approbation pontificale de leurs Coutumes, donnée le 22 décembre 1133 : « Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son fils bien-aimé dans le Christ, Guigues, Prieur de Chartreuse, et à ceux qui lui succéderont régulièrement jusqu'à la fin des temps... Nous louons et approuvons vos saintes constitutions et coutumes, pour tous ceux qui doivent les suivre et les observer, depuis maintenant jusqu'à la fin du monde. Nous statuons par le présent décret que tout ce que possède aujourd'hui justement et légitimement la maison de Chartreuse et tout ce qui lui sera donné à l'avenir dans ses limites par la faveur de Dieu... vous demeure acquis, à vous et à vos successeurs... afin que le saint Ordre érémitique cartusien fleurisse perpétuellement en ce lieu, pour la louange de Dieu en vue de laquelle il a été spécialement institué et pour l'honneur de la sainte Église romaine à laquelle il est tout dévoué, sous la direction de pasteurs sages et de vertu éprouvée »13. (Daté de Pise de la main du chancelier Aimeric).
Peu après cette bulle, au mois d'avril 1134, le pape canonisa au concile de Pise saint Hugues de Grenoble, mort depuis deux ans seulement. Innocent II écrivit à Guigues pour le prier de rédiger une biographie du saint évêque à qui la Chartreuse devait tant de bienfaits. Le récit de l'arrivée de saint Bruno et de ses premiers compagnons au Désert fut inséré par le Prieur de Chartreuse dans cette biographie. 14
Dix lettres de Guigues ont été conservées jusqu'à nos jours ; elles demeurent comme un souvenir du Prieur de Chartreuse et de ses grandes amitiés. Dans cette correspondance se détache un texte admirable : la lettre sur la vie solitaire, adressée à un ami inconnues.
Pendant que Guigues et sa communauté s'adonnaient à la prière dans la solitude de leurs montagnes, une grande épreuve était venue s'abattre sur eux, le samedi 3o janvier 1132. En voici le récit tel qu'il fut rédigé peu après, dans la Chronique des cinq premiers Prieurs de Chartreuse :
En la vingt-troisième année du priorat de Guigues, une masse incroyable de neige, se précipitant des hauts sommets rocheux avec une soudaine impétuosité, emporta dans son effrayant tourbillon et ensevelit sous sa masse immense toutes les cellules des religieux sauf une, et avec elles six moines et un novice. Cependant, pour la consolation des survivants et comme un gage du bienheureux salut de ceux qui avaient été écrasés, le douzième jour après la catastrophe, l'un des religieux ensevelis, Aduin, du pays de Lorraine, retiré du plus profond de cet engloutissement, fut retrouvé, non seulement vivant, par un étonnant miracle, mais jouissant de toute sa connaissance et de sa mémoire intacte. Il fut transporté dans le petit cloître et répondit à ceux qui lui parlaient quelques mots empreints d'une merveilleuse douceur et d'une tendresse toute suave. Il se confessa et reçut le sacrement des malades, puis tous les frères l'embrassèrent ; enfin, réconforté après un si long jeûne par l'aliment du corps et du sang du Seigneur, il s'endormit en Dieu de la mort la plus paisible. 16
La Grande Chartreuse possède encore le calendrier-obituaire où étaient inscrits à mesure les noms des défunts. On ne lit pas sans émotion les noms des morts de l'avalanche ; ceux des six religieux qui furent dégagés les premiers sont groupés sur une même ligne, écrits d'une petite écriture fine, sans doute dans l'ordre où leurs corps furent retrouvés : Guillaume, moine ; Pierre, prêtre et moine ; Nicolas, moine ; Théobald, moine ; Jean, novice ; Isard, prêtre et moine. Quelques lignes plus loin, le 3 des Ides de février (11 février), se trouve inscrit Aduin.
Lorsqu'on se trouve sur les lieux et que l'on cherche comment la catastrophe a pu se produire, on se rend compte qu'à cet endroit une avalanche ordinaire n'aurait pu acquérir dans sa descente une masse et un élan suffisants pour atteindre les ermitages et les écraser : les petites avalanches n'y parviennent jamais. Mais on voit très bien que l'avalanche a dû être accompagnée — et sans doute provoquée par un éboulement de rochers provenant des premiers contreforts du Grand-Som, comme il arrive souvent dans le massif calcaire de Chartreuse. Parti de cette montagne qui domine le site du monastère primitif, un éboulement combiné avec la neige dut avoir des effets terribles. Les énormes blocs de rochers qui parsèment aujourd'hui cet emplacement en demeurent un témoignage impressionnant. 17
Ainsi finit, après quarante-huit années d'existence, la première maison de Chartreuse. Guigues quitta le lieu de la catastrophe où sept de ses religieux avaient été étouffés sous la neige. On ignore quel fut le nombre des survivants, mais comme les Coutumes avaient fixé à la communauté le chiffre maximum de treize Pères, et que ce nombre ne pouvait être dépassé sous aucun prétexte, les survivants furent six tout au plus, à supposer que la communauté fût alors au complet, ce qui n'est pas certain. Les Pères se réfugièrent à la maison-inférieure, où logeaient le Père Procureur et les Frères Convers.
Devant un pareil désastre, on ne pouvait songer sans imprudence à reconstruire au même endroit. Guigues chercha un autre emplacement et se détermina pour celui que la Grande Chartreuse occupe encore aujourd'hui : plus bas que le premier ermitage, à l'endroit où la vallée commence à s'élargir un peu, de sorte que les avalanches ne paraissaient pas à craindre. Les ermitages se rapprochaient ainsi jusqu'à un kilomètre et demi de la maison-inférieure, mais la disposition relative restait la même, le monastère des Pères se trouvant toujours plus avant vers l'intérieur du Désert que celui des Frères.
Guigues s'était déjà montré aussi bien doué pour l'administration des affaires temporelles que pour les travaux de l'esprit : les règles qu'il avait formulées dans les Coutumes et la manière dont il avait conduit diverses tractations relatives aux terres de Chartreuse témoignaient de ses talents dans ce domaine. Il s'appliqua sans tarder aux nouvelles constructions. Les ermitages de bois furent édifiés là où se trouvent aujourd'hui les cellules de la partie supérieure du grand cloître ; l'église fut bâtie en pierre et put être consacrée dès le 13 octobre 1133 18, par un moine de Chartreuse, Hugues, qui avait succédé à saint Hugues sur le siège de Grenoble 19. « Des canaux de pierre, très ingénieusement réalisés et d'un travail parfait », amenèrent l'eau jusqu'à la nouvelle Chartreuse. Au cours de son priorat, Guigues s'occupa aussi des bâtiments de la maison-inférieure qu'il renouvela presque entièrement. 20
Accablé de bonne heure de graves infirmités, Guigues mourut à l'âge de cinquante-trois ans, après vingt-sept années de priorat, le 27 juillet 1136. La Chronique des premiers Prieurs de Chartreuse a laissé de lui ce portrait : « Remarquablement instruit dans les sciences divines et dans celles du siècle, intelligence pénétrante, mémoire excellente, à la parole admirable, au don d'exhorter très efficace »21.
Un peu plus tard, un autre chroniqueur a noté le souvenir que la tradition primitive gardait de ce grand Prieur : « Guigues fut Prieur de Chartreuse, digne d'une mémoire éternelle ; cet homme vénérable mérita d'être appelé le bon Prieur par ceux qui ont parlé de lui, en raison de la grâce, qu'il avait reçue du Ciel, d'une doctrine pleine de douceur. C'est lui qui recueillit pour l'Ordre cartusien les lois et les observances précises, car il écrivit lui-même la Règle, qu'il appela par humilité les Coutumes. Il forma ses fils, les instruisant avec prudence et vigilance, par la parole et par l'exemple. Il disposa tout ce dont il avait à s'occuper avec mesure, droiture et piété. Ses avis étaient utiles pour tous ceux qui le consultaient. Il était en effet prudent et d'une admirable vivacité d'intelligence »22.
Après saint Bruno, et parachevant l'œuvre de celui-ci, Guigues a laissé pour toujours à l'Ordre cartusien quelque chose de son esprit.
Un Chartreux, in La Grande Chartreuse

1. La Chronique des premiers Chartreux, éditée par Dom WILMART, Ligugé, 1926, p. 50.
2. Le Recueil des Pensées du Bienheureux Guigne, édité par Dom WILMART, Paris, Vrin, 1936. Une nouvelle et meilleure édition est en préparation.
3. Le Chartreux Hugues de BALMA, écrivant pour des Chartreux son traité de la Mystica Theologia au début du XIIIe siècle disait : « Qu'il pense en particulier à la grâce que Dieu lui a faite en l'appelant, de préférence à tant d'autres, à la vocation dans l'Ordre cartusien... Qu'il se rappelle quelle est sa vocation, car ce n'est pas à la règle de saint Benoît ou de saint Augustin que la grâce du Rédempteur l'a appelé, mais à celle que ce dernier a choisi lui-même, lorsqu'il fut conduit au désert pour quarante jours ».
4. Consuetudines Cartusie, Prologue, 2.
5. Ibidem, XXIII, 1.
6. Ibidem, cap. XV, XVI, XX, LXXX,...
7. Épîtres, Lib. VI, Ep. XL, PL 189, 458.
8. Ibidem, Lib. III, Ep. VIII, PL 189, 312.
9. Ibidem, Lib. VI, Ep. III, PL 189, 402.
10. Épître 11, PL 182, 108.
11. Épître 12, PL 182, 115.
12. Lettres des premiers Chartreux, coll. Sources chrétiennes no 88, Paris, édit. du Cerf, 1962, p. 185.
13. Bernard BLIGNY, Recueil des plus anciens actes de la Grande Chartreuse, Grenoble, Allier, 1958, Acte XX, p. 5o.
14. Vita S. Ilugonis Gratianopolitani, PL 153, 769.
15. Lettres des premiers Chartreux, édit. cit., p. 143.
16. La Chronique des premiers Chartreux, édit. cit., p. 5o.
17. On trouve une intéressante description des avalanches dans ALPINUS, La Chasse alpestre, Grenoble, Arthaud, 1949, p. 47.
18. CHORIER, Histoire générale de Dauphiné, Lyon, 1672, Vol. II, Liv. II, Section HI, p. 51.
19. LE VASSEUR, Ephemerides Ordinis Cartusiensis, Vita Hugonis II, t. I, p. 583.
20. La Chronique des premiers Chartreux, édit. cit., p. 5o.
21. Ibidem, p. 50.

22. Dans la Vie de saint Antclme, Acta Sanctorum, juin, tome V, p. 230.