Nous avons vu dans la deuxième partie
de la dernière leçon en quel sens il paraît possible de dépasser l'opposition
du successif et de l'intemporel abstrait ; il faut pour cela que je me
reconnaisse non pas seulement comme inséré à un moment historiquement
localisable de la durée, mais comme lié à ceux qui m'ont précédé selon des
modes qui se révèlent irréductibles à un enchaînement purement causal. C'est de
ce point de vue qu'il convient de considérer ici ce que j'ai appelé ailleurs le
mystère familial ; ce n'est là d'ailleurs qu'une expression particulière
du mystère de l'être auquel seront consacrées les leçons de la deuxième série.
Sans doute peut-il paraître singulier d'évoquer ici un mode particulier avant
de traiter du mystère de l'être dans son ensemble. Mais n'oublions pas que tout
ce travail se présente sous l'aspect d'une recherche procédant par approches
successives, et non pas d'un exposé didactique qui consisterait à dérouler des
conséquences, des corollaires, à partir d'un certain théorème.
Il y a lieu de marquer que la
perspective suivant laquelle nous avons à considérer ici la réalité de
l'appartenance familiale est si l'on peut dire méta-sociologique. Le sociologue
en tant que tel ne peut même pas poser le problème qui nous occupe et qui n'est
qu'un nouvel aspect de la double question : que suis-je ? Comment
puis-je m'interroger sur ce que je suis ?
Nous vivons, il est vrai, dans un
monde où la notion de filiation tend, semble-t-il, à se vider du contenu
substantiel qu'elle présentait dans d'autres sociétés. La philosophie des
lumières qui, sous des formes renouvelées, tend à triompher aujourd'hui, prétend
au fond reléguer avec tant d'autres superstitions dans on ne sait quel débarras
mental cette croyance à une réalité métaphysique de la filiation, et il est
important de mettre à nu la conception presque exclusivement négative qui tend
ainsi à s'instaurer sous nos yeux. Il me semble qu'elle se définit avant tout à
partir d'un refus — le refus de reconnaître à la vie, au fait de vivre, une
valeur qui permet de la traiter comme un don. La vieille expression française
« devoir le jour à » ne serait plus aujourd'hui employée par
personne ; il ne suffit pas de dire que c'est devenu un cliché ;
l'idée, ou plus exactement le sentiment que ces mots tentent d'exprimer, n'est
plus éprouvé que comme déchet. Ceci tient à des raisons fondamentales ; la
plus apparente consiste vraisemblablement en ce que le fait de vivre dans un
monde aussi tragique, aussi menacé se présente à beaucoup d'esprits comme une
condamnation, mais une condamnation prononcée par qui ? Et en rétribution
de quelle faute ? de quelle offense dont le condamné n'a à vrai dire
aucune conscience ? Mais ce n'est pas tout : l'acte de procréer ne se
réduit-il pas le plus souvent à un geste non réellement prémédité, accompli par
un irresponsable qui est bien loin d'assumer les conséquences qu'entraînera ce
geste pour celui qui n'a pas demandé à naître. C'est précisément ce « je
n'avais pas demandé à naître, de quel droit m'a-t-on infligé
l'existence ? » cette affirmation, doublée d'une question et d'une
exclamation qui est à la racine du nihilisme contemporain, sur lequel j'aurai à
revenir longuement plus tard. On ne manquera pas de constater d'ailleurs que
nous retrouvons ici certaines des constatations qui ont été faites en
particulier au cours de la deuxième leçon. Mais de ce point de vue le lien
entre le père et le fils tendrait à perdre toute qualité spirituelle, il n'est
plus vaguement conçu que comme une relation objective d'ailleurs obscure et
susceptible d'intéresser tout au plus le seul biologiste. On pourrait dire que
nous sommes en présence d'un désaveu de paternité de plus en plus général, mais
d'un désaveu prononcé par le fils. Ceci ne va d'ailleurs pas sans une certaine
réciprocité : c'est-à-dire que là où le père est renié par le fils, il
tend inévitablement à refuser de se reconnaître en celui-là même qui le renie.
Je ne me dissimule nullement que ce
tableau est trop poussé au noir, et que cette situation est recouverte dans la
majorité des cas par l'habitude et par le respect humain, mais elle affleure
étrangement dans la littérature. Dans une œuvre comme celle de Sartre qui
présente une importance systématique indéniable, cette situation émerge
distinctement. Le monde de Sartre est un monde où la paternité comme valeur et
comme réalité a réellement cessé d'exister ; il ne serait pas exagéré de
dire que c'est un monde où l'homme prétend se choisir comme fils de... et
pourra par conséquent tout aussi bien se refuser comme fils de... Mais ceci
constitue une innovation absolument révolutionnaire par rapport à l'ensemble
des traditions humaines. C'est au sens le plus précis du mot le triomphe de
l'impiété, et ce n'est pas un hasard si Oreste, en tant que meurtrier de sa mère,
est le héros de la première pièce de Sartre.
Il serait très important de se
demander comment, c'est-à-dire de quel point de vue il est possible de prendre
position en face d'un tel refus. Il est bien clair qu'il ne saurait être
question de le condamner au nom de certaines règles morales qui seraient
d'abord posées sans discussion ; si une protestation est possible, elle ne peut être émise qu'au nom d'une certaine réalité
profonde qui se trouverait ici méconnue et comme aveuglée ; et c'est
justement cette réalité que je me suis attaché à rendre manifeste dans mon Homo
Viator. Cette réalité ressortit essentiellement à cet acte de reconnaître
dont j'ai eu à signaler si souvent au cours de ces leçons l'importance
centrale. Il est de l'essence du père d'avoir à reconnaître son fils, et du
fils d'avoir à reconnaître son père. Mais il va de soi que ceci doit être
entendu dans un sens non juridique. Je ne vise pas le fait qu'un homme peut ou
non reconnaître pour sien l'enfant auquel il a donné naissance hors du mariage ;
il s'agit ici d'un mode de reconnaissance infiniment plus intime et plus
profond — et lié d'ailleurs à l'action la plus concrète et la plus vitale. Un
homme qui en fait se désintéresse de son enfant se comporte comme s'il ne le
reconnaissait pas ; nous sommes en droit de dire que la reconnaissance ici
n'a pas eu lieu et que dans ces conditions la paternité elle-même fait défaut,
tout au moins si elle est conçue au sens proprement humain ; dans une
perspective purement biologique, pour autant que l'hérédité est un fait, il est
clair qu'elle peut se manifester là même où le père ne s'est pas comporté en
père. Mais justement le terme de paternité ne trouve son sens que dans l'ordre
humain, un chien n'est pas le père d'un autre chien, bien que dans certaines
espèces animales — en particulier chez les oiseaux — on voie parfois se
dessiner quelque chose qui est comme le pressentiment ou l'ébauche d'une
paternité authentique, il nous le semble du moins ; mais il faut avouer
que l'interprétation se fonde toujours ici sur des analogies avec l'expérience
humaine, c'est l'expérience humaine qui est au départ. Ce qui vient d'être dit
de la paternité n'est pas moins vrai de la filiation — bien que jusqu'à notre
époque on ait rarement compris que le fils a aussi à reconnaître son père. Ce
qui égare ici, c'est un catéchisme moral issu au fond du Décalogue qui pose en
principe que « tu dois aimer et honorer ton père ». La réflexion
montre cependant que ce commandement ne prend son sens que là où certaines
conditions sociologiques structurales sont réalisées ; dans un monde
entièrement prolétarisé où ces conditions tendent à s'abolir le commandement en
question perd toute signification. Celui-ci ne peut donc pas être
inconditionnel, seulement cela ne veut pas dire qu'il y a des cas où on a le
droit de ne pas respecter son père, mais plus profondément qu'il y a en fait un
nombre croissant d'êtres qui s'éprouvent au fond eux-mêmes comme sans père,
comme fils de personne pour prendre le titre d'une pièce contemporaine —
et cela alors même que celui qui leur a donné physiquement naissance est encore
vivant.
Il conviendrait donc de dire en somme que la paternité
comporte des limites : à l'une de ces limites elle disparaît pour ne
laisser place qu'à un phénomène biologique ; à l'autre limite au contraire
c'est ce phénomène qui peut faire défaut sans que l'essence de la paternité
soit pour cela détruite : je veux parler de l'adoption – et ici encore
bien entendu il faut regarder au delà des définitions juridiques ; il peut
y avoir adoption légale sans qu'ait été accompli l'acte spirituel auquel je ne
cesse de me référer, et inversement il peut se faire que cet acte ait
réellement eu lieu là où pour des raisons purement juridiques l'adoption légale
n'a pas pu être réalisée. Les mots acte spirituel doivent être pris ici dans un
sens très fort, il ne peut pas être question d'un simple mouvement d'affection,
mais bien d'un engagement auquel nous avons à demeurer fidèles malgré des
défaillances sans doute inévitables. Faut-il conclure de là, et en particulier
du fait de l'adoption, à la nécessité de dissocier radicalement le spirituel et
le biologique ? Ce serait, je crois, une grave imprudence. Il faut au
contraire maintenir que dans des conditions normales cette dissociation ne doit pas ou ne
devrait pas pouvoir être pratiquée ; et que si elle l'est, c'est en raison
du caractère défectueux des structures organiques et sociales dans lesquelles
l'individu se trouve encadré ou situé. Il faut toutefois prendre garde à la
signification exacte que présente ici le mot normal ; il ne vise pas une
règle formelle dont on voit mal quel pourrait être le fondement, et qui
planerait en quelque sorte au-dessus du monde de l'expérience, mais se réfère
plutôt à une certaine plénitude vécue qui, lorsque la dissociation intervient,
tend à devenir objet de nostalgie pour une conscience réfléchissante. C'est
ainsi que les parents qui ont adopté un enfant et qui l'aiment de tout leur
cœur ne peuvent pas ne pas regretter, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels,
que cet enfant ne soit pas organiquement le leur. Il n'en va autrement que si,
par exemple, ils se félicitent de ne pas être exposés au risque de transmettre
à cet enfant des tares héréditaires : mais c'est là une satisfaction tonte
relative — une satisfaction à partir d'une peine, d'une blessure, d'une
humiliation.
Il est à vrai dire possible que dans
le monde qui est le nôtre cette dissociation du spirituel et du biologique
tende à se généraliser ; mais ce serait là une preuve de plus que ce monde
est cassé ; et c'est seulement dans un monde cassé que peuvent prendre
naissance des pratiques telles que l'insémination artificielle par exemple.
De telles considérations risquent à
vrai dire de paraître tout à fait étrangères aux recherches que nous avons
poursuivies au cours de ces leçons. Je crois cependant qu'il y a là une simple
illusion, qui consiste en dernière analyse à se former de l'esprit la notion
désincarnée contre laquelle précisément je n'ai cessé de m'élever. On peut dire
d'une manière générale que la difficulté à laquelle nous avons eu
continuellement à faire face réside justement dans le fait que le spirituel
semble prétendre à la dignité d'existence séparée, alors que plus profondément
il ne se constitue comme spirituel qu'à condition de s'incarner. L'exemple de
l'adoption est justement tout à fait caractéristique ; les parents
adoptifs ne sont tels qu'à condition de prodiguer à l'enfant les soins concrets
les plus matériels, les plus humbles, ceux-là mêmes qu'ils auraient eu à lui donner
s'ils l'avaient engendré. En ce sens l'adoption est une greffe et ne peut pas
être autre chose ; il est admirable qu'elle soit possible, et rien ne
montre mieux les limites d'une philosophie de la vie qui prétendrait se fonder
sur des considérations purement biologiques.
Mais d'autre part rien ne peut nous
donner un sentiment plus intense d'insécurité et d'étrangeté que la situation
qui est la nôtre : celle d'un être placé à cette articulation du vital et
du spirituel. Il ne s'agit pas ici de l'étrangeté éprouvée par un observateur
qui constaterait cette situation du dehors — mais de celle qui est ressentie du
dedans par celui qui reconnaît cette situation comme sienne. Rappelons
d'ailleurs — ce qui va de soi pour qui a compris la signification de ces recherches
— que l'idée même de l'observation externe est ici vide de sens. Il est de la
nature propre de cette situation de ne pouvoir s'appréhender que du fond
d'elle-même. Mais en même temps — et nous rejoignons ici les considérations
exposées au début de ces leçons – dans un monde de plus en plus soumis à
l'empire de la connaissance objective et de la technique, il est fatal que tout
tende à se passer comme si cette observation externe était réellement possible.
Dans une semblable perspective les mots mêmes de réalité spirituelle risquent
de se vider de leur signification ; ou plus exactement ce qu'on appelait
encore au départ la réalité spirituelle est appelé à n'être regardé que comme
une superstructure, un revêtement épiphénoménal ; on pourrait montrer que
c'est là le principe de l'étrange
convergence si souvent constatée chez les savants au moins en France entre les
considérations proprement biologiques d'une part, et les spéculations marxistes
d'autre part. Tout se passe ici sur le plan d'une interprétation qui se veut
objective, mais qui implique l'élimination préalable et radicale du sujet
lui-même.
Nous savons toutefois que ce terme de
sujet ne doit en aucune façon être pris dans l'acception qui lui a été donnée
par l'idéalisme ; il ne s'agit pas du moi transcendantal ni même de la
monade leibnizienne ; et c'est précisément pour mettre ceci en évidence
que j'ai cru devoir insister sur l'appartenance familiale et sur son caractère
mystérieux. Au point où nous sommes parvenus, c'est bien sur cette notion difficile
de mystère qu'il convient de mettre l'accent, c'est en elle en effet que toute
cette première série doit logiquement culminer, et c'est à partir d'elle que la
seconde devra s'organiser.
L'expression mystère familial, de
prime abord, doit paraître déconcertante ; ne peut-on pas craindre qu'avec
elle ne s'introduise un élément de flou littéraire dans une réalité
institutionnelle qui relève des sciences positives ? Mais nous l'avons vu
déjà, la situation dont il s'agit ici ne peut que s'appréhender ou se
reconnaître du dedans, elle ne peut pas être véritablement constatée du dehors.
Là est la raison profonde pour laquelle ce mystère familial est rendu sensible
bien plutôt par le romancier que par l'historien. Cependant nous ne sommes pas
encore arrivés à donner au mot mystère l'acception précise et presque technique
qui peut seule lui donner droit de cité dans le langage philosophique.
La voie la plus directe qu'il soit
possible de suivre pour arriver à penser le mystère consiste peut-être à
dégager la différence de registre spirituel qui sépare l'objet et la présence.
Ici, comme toujours, il convient de partir de certaines expériences tout à fait
simples et immédiates, mais que le philosophe jusqu'à notre époque a toujours
eu tendance à négliger. Nous pouvons par exemple avoir le sentiment très fort
que quelqu'un qui est là dans la même pièce tout près de nous, quelqu'un que
nous voyons et entendons et que nous pouvons toucher n'est cependant pas
présent, qu'il est infiniment plus loin de nous que tel être aimé qui est à des
milliers de lieues ou qui même n'appartient plus à notre monde. Qu'est-ce donc
que cette présence qui fait ici défaut ? II ne serait pas exact de dire
que nous ne pouvons pas communiquer avec cet individu qui est là à côté de nous ;
lui-même n'est ni sourd, ni aveugle, ni imbécile. Entre nous une certaine
communication matérielle est assurée, mais seulement matérielle, et tout à fait
comparable à celle qui peut s'établir entre deux postes distincts, l'un
émetteur, l'autre récepteur. L'essentiel manque cependant. On pourrait dire que
c'est une communication sans communion, et que par là même c'est une
communication irréelle. L'autre entend sans doute les mots que je dis, mais
moi-même il ne m'entend pas ; et je puis même avoir l'impression
extrêmement pénible que ces mots tels qu'il me les renvoie, tels qu'il me les
réfléchit, deviennent pour moi-même méconnaissables. Par un singulier phénomène,
l'autre s'interpose ainsi entre moi et ma propre réalité, il me rend en quelque
façon étranger à moi-même, je ne suis pas moi-même quand je suis avec lui.
Mais, par un phénomène inverse, il peut arriver au contraire que l'autre quand
je le sens présent me renouvelle en quelque façon intérieurement ; cette
présence est alors révélatrice, c'est-à-dire qu'elle me fait être plus
pleinement que je ne serais sans elle. Tout ceci, bien que de telles
expériences présentent un caractère absolument irrécusable, se laisse très
difficilement traduire au plan du discours, et il y aurait lieu de se demander
pourquoi. La vérité est que l'objet en tant que tel est
lié à tout un ensemble de savoir-faire qui sont à la fois enseignables et par
conséquent transmissibles. Il n'en est justement pas de même en ce qui concerne
la présence. Il serait tout à fait chimérique d'espérer apprendre à quelqu'un
l'art de se rendre présent. Dans ce domaine on ne peut sans doute enseigner que
des grimaces. Ce serait à peu près comme si on entreprenait d'apprendre à une
femme le moyen d'avoir du charme. Il est trop clair que l'idée d'une leçon de
charme est contradictoire, la prétention qu'elle implique est le comble de
l'absurdité. J'écrivais ceci à propos de charme dans mon Journal
Métaphysique (23 février 1923) :
Il semble qu'un
être ait d'autant moins de charme qu'il y a moins de gratuité dans sa façon de
se conduire, que son attention est davantage accaparée par des fins précises,
spécifiables. Aussi un homme a-t-il en général moins de charme qu'une femme ou
un enfant. J. en parlant d'enfant dépourvu de charme dit volontiers qu'ils sont
trop précis, et ce mot traduit bien l'absence de halo autour des actes ou des
paroles. Rien de moins susceptible d'être acquis, au fond il y a une sorte de
volonté qui exclut radicalement le charme, celle qui implique une tension. Le
charme est une certaine présence de la personne autour de ce qu'elle fait et de
ce qu'elle dit... C'est un au-delà... Aussi ne saurait-il avoir aucun
équivalent éthique. Un être n'a de charme que s'il est au delà de ses vertus,
si elles apparaissent comme émanant d'une source lointaine, inconnue. Il n'est
sensible que pour des individus comme tels. Absurdité d'une enquête sur le
charme, entendue comme élément de notice ; l'affirmation « Un tel a ou avait du charme » se
détruit elle-même. Il y aurait par exemple quelque chose de grotesque à
l'insérer dans une nécrologie.
Bien qu'on ne puisse certainement pas identifier purement
et simplement le charme et la présence, il apparaît sans aucun doute comme un
des modes selon lesquels la présence peut se rendre elle-même manifeste. Manifeste
pour tel ou tel, dans une certaine intimité, non point certes pour n'importe
qui dans une réunion publique. Et c'est justement là ce qui fait clairement
ressortir ce caractère non objectif de la présence. Mais bien entendu non
objectif ne signifie pas du tout purement subjectif au sens privatif de ce mot.
C'est en réalité d'intersubjectivité qu'il faudrait parler. Mais le terme même
d'intersubjectivité pourrait encore donner lieu à méprise, en ce qu'on pourrait
imaginer une sorte de contenu — encore objectif – qui serait pour ainsi dire
transmis de sujet à sujet. Or c'est au contraire l'idée même d'une transmission
qui est ici exclue. Il faudrait dire que transmission et communion s'opposent
absolument, ne se situent pas dans la même région de l'être. Ou plutôt nous
aurons à voir quand nous aborderons le mystère ontologique proprement dit que
toute transmission s'effectue si l'on peut dire en deçà de l'être
Comme toujours en de tels domaines la pensée doit être ici
en garde contre les pièges du discours ; quand je distingue la présence de
l'objet, je risque en effet sans le vouloir expressément de faire d'elle une
sorte d'objet vaporisé contrastant avec l'objet solide tangible, résistant,
auquel nous avons affaire dans ce que nous appelons la vie réelle. Mais, quand
on dit que la présence ne doit pas être pensée comme objet on veut dire avant
tout que l'acte par lequel nous nous orientons vers elle est essentiellement
différent de celui par lequel nous appréhendons un objet ; c'est en vérité
la possibilité même d'une appréhension, d'une saisie qui est ici exclue en
principe. Ceci est encore tout à fait négatif. On y verra beaucoup plus clair
si l'on reconnaît que la présence ne peut être qu'accueillie (ou
refusée) mais il est évident qu'entre accueillir et saisir la différence
d'attitude est fondamentale. Si l'on y prend garde on verra que je ne puis accueillir ce
qui est purement et simplement objet, je ne puis que le prendre d'une
façon quelconque ou au contraire le laisser là. Il va de soi d'ailleurs que
prendre peut vouloir dire prendre par l'intelligence, c'est-à-dire en somme com-prendre.
Pour autant que la présence est au delà de la préhension on peut dire qu'elle
est aussi en quelque manière hors des prises du comprendre. La présence ne peut
être au fond qu'invoquée ou évoquée, l'évocation étant en somme d'essence
magique ; si la magie paraît parfois viser l'objet c'est uniquement à son
aspect présentiel qu'elle s'adresse, ou encore c'est qu'elle s'évertue
justement à le rendre présent, à le transformer en présence, alors qu'en deçà
de cette évocation il peut se réduire à un schéma ou à une absence : il
suffit pour saisir la nature de cette opposition de comparer un inventaire à un
poème ; une énumération peut devenir poétique, mais uniquement par l'effet
magique qu'elle est susceptible de produire.
Il faut d'ailleurs reconnaître que
cette opposition n'est pas en réalité aussi tranchée qu'elle le paraît
ici ; on peut penser en effet que les mots sont en eux-mêmes magiques,
mais que par l'usage pragmatique qui en est fait cette valeur magique tend peu
à peu à disparaître, la fonction de la poésie consistant justement à la
restituer au langage mais dans des conditions de plus en plus hermétiques.
Ces très brèves indications ont pour
but de faire entrevoir ce que c'est qu'une présence qui ne peut être d'ailleurs
perçue que de façon intermittente (which can only be glimpsed at). Observons
en outre que ceux-là mêmes qui nous entourent ne sont que rarement éprouvés par
nous comme présents ; pour autant que nous sommes accoutumés à eux, ils
risquent de devenir pour nous une sorte de mobilier, il suffira d'ailleurs
d'une circonstance anormale telle qu'une maladie pour détruire cet aspect
usager ; il pourra suffire de cette rupture pour nous faire appréhender la
précarité de ce qui s'offrait à nous comme un état de choses définitif. Ainsi
se crée, ou peut se créer pour moi, un lien entre le précieux et le précaire.
Mais à quelles conditions ceci est-il possible ? Si on se place dans une
perspective de pure objectivité, on ne peut guère voir dans la maladie que le
dérangement d'un certain appareil ; mais nous nous rendons bien compte, en
deçà de toute analyse précise, que ceci ne traduit pas fidèlement la
réalité : ne serait-ce que parce que la maladie affecte celui qui en est
atteint, et que celui-ci est tenu de réagir d'une certaine manière en présence
de cette maladie ; or c'est là un fait qui ne peut avoir aucun équivalent
dans le domaine de l'objet. C'est ici le lieu de nous rappeler ce qui a été dit
dans une leçon précédente au sujet du corps ; celui-ci n'est pas seulement
un instrument, il présente un type de réalité tout différent, en tant qu'il est
ma façon d'être au monde.
Observons d'autre part que le prêtre
qui vient me rendre visite et qui m'exhorte à considérer cette maladie comme
une épreuve qui m'est infligée par Dieu se place lui aussi en dehors de la
réalité troublante et mystérieuse qui est celle de la maladie. Tout comme le
mécanisme, il se révèle incapable de transcender le plan de la causalité ;
or c'est précisément ce qui est nécessaire ici, et c'est seulement à cette
condition qu'en un tel domaine le mystère peut être reconnu. Exprimons-nous
d'une façon encore plus stricte : reconnaître la maladie comme mystère,
c'est l'appréhender en tant que présence ou que modification de la présence. Il
s'agit d'ailleurs essentiellement de l'autre en tant que malade, mieux vaudrait
encore dire de mon prochain avec l'appel qu'il lance vers moi l'appel à me
montrer compatissant ou secourable. Ma maladie à moi ne me devient présente que
pour autant que j'ai à vivre avec elle, comme avec un compagnon que je dois apprendre à traiter d'une façon
appropriée ; ou encore dans la mesure où cette même maladie est médiatisée
par ceux qui me soignent et font pour moi office de toi. Si je suis simplement
livré à ma maladie, dans la torpeur absolue ou dans la souffrance aiguë, elle
n'est plus maladie pour moi, je n'entretiens pas avec elle l'étrange commerce
qui peut être une lutte, ou parfois une amitié d'ailleurs dangereuse, ou encore
un état hybride qui participe de l'une et de l'autre.
Ces remarques qui devraient être longuement développées
suffisent à montrer combien doivent être tenus en suspicion les discours que
débitent volontiers sur les maladies ceux qui n'ont jamais été malades, les
exhortations adressées aux malades par les gens bien portants. Ils ne savent
littéralement pas de quoi ils parlent, et leur loquacité facile a quelque chose
d'insultant pour une terrible réalité qu'ils devraient au moins respecter.
Si j'ai insisté quelque peu sur cet exemple, c'est que
d'une part dans la maladie l'articulation du vital et du spirituel est
nettement saisissable, mais que d'autre part nous voyons bien comment et
pourquoi cette articulation ne peut pas donner lieu à un savoir. Nous sommes
encore ici sur le terrain de réprouvé, avec tout ce que celui-ci comporte
d'ambigu. Je puis être tenté de voir dans la maladie un préambule de la mort,
et par conséquent de me laisser glisser sur la pente sans opposer au mal aucune
résistance. Mais je peux aussi regarder la maladie comme un combat où je dois
prendre l'initiative ; et de ce point de vue la première attitude
apparaîtra comme une trahison dont je ne dois à aucun prix me rendre coupable.
Mais sans doute ne sont-ce là que des oppositions encore superficielles ;
il peut se faire après tout que dans la première phase de la maladie j'aie à
faire preuve de cette volonté de résistance, et que par la suite au contraire,
j'aie sinon à m'abandonner, du moins à consentir à l'inévitable, et par mon
consentement même à en transformer le sens, et à changer du même coup jusqu'à
la nature de ce dénouement que je suis impuissant à modifier. Nous aurons à
revenir sur ce point dans la deuxième série, quand nous traiterons de la
mort ; mais nous voyons bien dès à présent que tous les développements
antérieurs débouchent sur une interprétation qui la fait apparaître comme
mystère et non point comme simple événement objectif. En juger autrement, ce
serait oublier tout ce qui a été dit précédemment sur l'impossibilité de
désinsérer le spirituel du vital, ce serait méconnaître les conditions
existentielles de notre appartenance au monde.
Ce ne sont là toutefois que des approximations
concrètes : il nous faut, maintenant que le terrain est préparé, déterminer
avec autant de précision que possible en quoi consiste l'opposition entre
problème et mystère. Je me bornerai ici à reproduire le texte central qui
figure dans Être et Avoir :
Un problème est
quelque chose que je rencontre, que je trouve tout entier devant moi, mais que
je puis par là-même cerner et réduire — au lieu qu'un mystère est quelque chose
en quoi je suis moi-même engagé, et qui n'est par conséquent pensable que comme
une sphère où la distinction de l'en moi et du devant moi perd sa
signification et sa valeur initiale. Au lieu qu'un problème authentique est justiciable d'une certaine
technique appropriée en fonction de laquelle il se définit, un mystère
transcende par définition toute technique concevable. Sans doute est-il
toujours possible (logiquement et psychologiquement) de dégrader un mystère
pour en faire un problème ; mais c'est là une procédure foncièrement
vicieuse et dont les sources devraient peut-être être cherchées dans une sorte
de corruption de l'intelligence. Ce que les philosophes ont appelé le problème
du mal nous fournit un exemple particulièrement instructif de cette
dégradation.
Par le fait même qu'il est de l'essence du
mystère d'être reconnu ou à reconnaître, il peut aussi être méconnu et
activement nié ; il se réduit alors à quelque chose dont j'ai entendu parler,
mais que je récuse comme n'étant que pour
d'autres, et cela en vertu
d'une illusion dont ces autres sont
dupes, illusion que je prétends quant à moi avoir percée à jour.
Toute confusion
entre le mystère et l'inconnaissable doit être soigneusement évitée :
l'inconnaissable n'est en effet qu'une limite du problématique qui ne peut être
actualisée sans contradiction. La reconnaissance du mystère est au contraire un
acte essentiellement positif de l'esprit, l'acte positif par excellence et en
fonction duquel il se peut que toute positivité se définisse rigoureusement.
Tout paraît se passer ici comme si je me trouvais bénéficier d'une intuition
que je possède sans savoir immédiatement que je la possède, d'une intuition qui
ne saurait être, à proprement parler, pour soi, mais ne se saisit elle-même qu'à travers les modes
d'expérience sur lesquels elle se réfléchit et qu'elle illumine par cette
réflexion même. 1
La signification concrète de ce texte ne me semble pas
trop difficile à saisir pour qui a suivi ces leçons. Il convient pourtant
d'insister sur les points suivants. L'opposition du problème et du mystère
risque toujours d'être exploitée dans un sens fâcheusement littéraire par des
esprits qui perdent de vue sa portée technique. Là est un des aspects les plus
inquiétants d'une philosophie comme celle dont j'ai entrepris de vous présenter
les traits principaux. Il suffit de la comparer aux sciences exactes pour voir
distinctement en quoi ce danger consiste.
Celui qui énonce une formule mathématique, même s'il ne
juge pas utile de rappeler la démonstration qui a permis de l'établir, est
toujours en mesure de le faire. J'ai exprimé ceci ailleurs en disant que la
couverture or de la démonstration
ne fait jamais défaut. Et il en est de même après coup pour les lois de la
nature. On peut en effet toujours en principe reproduire les expériences d'où
cette loi a été dégagée inductivement. Il
ne peut pas en être tout à fait de même ici. Le philosophe existentiel
est exposé à un risque très grave, c'est de continuer à parler au nom
d'expériences profondes qui sont bien au départ de ce qu'il affirme, mais qu'il
est incapable de renouveler à volonté. Dès lors ces affirmations risquent de
perdre en quelque sorte leur substance, de sonner creux.
Et peut-être ici, aux approches du terme provisoire de ces difficiles
investigations, voyons-nous se préciser un des caractères essentiels du type de
philosophie qui est ici proposé. Il devrait apparaître clairement que cette
philosophie est avant tout de l'ordre de l'appel, ou en d'autres termes qu'elle
ne peut pas ou ne pourra jamais complètement prendre corps dans une sorte
d'exposé doctrinal dont le lecteur n'aurait qu'à s'assimiler le contenu. C'est
d'ailleurs exactement dans cette perspective que doit être abordée l'opposition
même du problème et du mystère. Là où je traite un problème, je m'efforce de
découvrir une solution qui devienne un bien commun, qui puisse être par
conséquent retrouvée par n'importe qui. Mais nous avons déjà vu, dès les
premières leçons, que l'idée d'un quiconque, d'un whoever, ou
d'une pensée en général s'applique de moins
en moins à mesure que l'on pénètre vers l'intérieur de la philosophie,
c'est-à-dire qu'on tente d'aborder cette réalité spirituelle sur laquelle porte
précisément notre recherche. En fin de compte, l'idée d'un acquis se révèle ici
inadéquate. La grandeur de la philosophie, en même temps d'ailleurs que ce qui
apparaîtra au plus grand nombre comme
son aspect décevant, est justement lié à cette impossibilité ; là où il s'agit
des choses suprêmes, ou si l'on veut des présences, on ne peut rien espérer
trouver qui ressemble aux acquisitions permanentes de la science
élémentaire : car, plus nous remontons vers les principes, plus les
perspectives se brouillent. Nous ne pouvons pas être sûrs après tout que dans
un siècle on ne sera pas amené à se former des principes des mathématiques une
notion assez différente de celle qui tend à prévaloir aujourd'hui. Au niveau le
plus élevé, la démarcation entre la philosophie et les sciences tend donc à
s'effacer ; et je suis persuadé que bien des mathématiciens ne
refuseraient pas de reconnaître qu'il existe un mystère des mathématiques. Mais
au-dessous de ce niveau, ces mots ne présentent plus aucun sens ; une fois
donné un certain système dont on se garde de mettre en question la validité ou
les conditions structurales, il est trop clair que l'arithmétique ou la
géométrie peut poursuivre sa marche sans être arrêtée par aucune difficulté ;
et celui qui entreprend de démontrer les théorèmes les uns après les autres ne
peut pas ne pas avoir le sentiment d'une même lumière de vérité également
répandue sur les uns et les autres. Ce qui démontre qu'il en est bien ainsi,
c'est l'existence de machines à calculer de plus en plus perfectionnées et de
plus en plus efficaces. Il serait du plus haut intérêt — et j'en suis
d'ailleurs pour ma part totalement incapable – de s'interroger sur les
conditions de possibilité de semblables machines. Il est de toute évidence que
ces conditions sont rigoureusement incompatibles avec ce que nous avons désigné
sous le nom de mystère. Je noterai du reste que le mot désigné est ici impropre, car en dernière analyse on ne peut jamais
désigner que des objets. Mais il est inconcevable qu'une machine quelle qu'elle
soit, quel que soit son degré de complication, puisse se livrer à l'effort
spéculatif d'une réflexion qui cherche à remonter aux sources, et à dégager des
conditions de possibilité : nous sommes ici par delà toute mécanisation
possible, nous sommes à proprement parler dans l'esprit — et ici encore,
hélas ! le langage se fait échec à lui-même. Dire dans l'esprit, c'est en
effet évoquer je ne sais quelle image indistincte d'un lieu, et cela alors que
précisément aucune localisation n'est ici concevable, à moins de faire
intervenir, ce qui ne va jamais sans difficulté, la notion d'un espace vécu à
laquelle il a été fait allusion au début de ces leçons.
Mais quelle est la racine d'une telle
réflexion sinon une insatisfaction fondamentale ? II est probable que la
philosophie n'a d'autres limites que celle de son insatisfaction même. Là où
elle disparaît pour faire place à on ne sait quel sentiment de confort ou
d'installation commode comme c'est le cas dans un positivisme quelconque, c'est
la philosophie elle-même qui a cessé d'exister. Objectera-t-on que le savant
doit-être lui aussi en garde contre la tentation de s'installer ? Mais ici
il faut distinguer : ceci est vrai du savant qui s'érige en philosophe, non
pas me semble-t-il du savant en tant que savant — pour cette simple raison que
le savant est et doit être absolument réaliste : il est tourné vers une
vérité qu'il est tenu de traiter comme radicalement distincte de lui, comme
extérieure à lui. L'étrange grandeur de sa tâche ou de sa mission consiste en
ce qu'il est vraiment tiré hors de lui, et le mot extase devrait pouvoir
être employé, si, par un abus regrettable nous n'étions habitués à n'y voir
qu'une sorte de transport lyrique qui est encore le fait du je. Chez le
savant le je a dans la plus large mesure concevable disparu. Il s'agit
pour lui de mettre de l'ordre dans un monde qui est aussi peu que possible son
monde à lui, qui est vraiment le monde ;
et dans sa perspective il n'y a sûrement pas à se demander si c'est là une
fiction. Dès lors quand l'ordre est établi dans les choses le savant doit se
déclarer satisfait ; seulement cet ordre ne peut jamais être que partiel :
si la théorie intervient, c'est à l'état d'hypothèse, pour étayer en quelque
sorte les résultats fragmentaires et vérifiables auxquels il est parvenu, sinon
expérimentalement, au moins en se référant à une expérience qui porte sur des
choses, sur des données objectives.
Mais le philosophe se trouve dans une
situation tout à fait différente, et il est de son essence de réfléchir sur
cette situation, d'en prendre une conscience de plus en plus ample. Or, ce que
nous avons cru pouvoir établir au cours de cette première série, c'est que
cette prise de conscience ne porte pas essentiellement sur un objet. Nous avons
été amenés à mettre un accent de plus en plus fort sur la présence du moi à
lui-même, ou sur la présence d'autrui qui n'en est pas réellement séparable. Et
c'est justement entre présence et mystère que nous sommes fondés à discerner
l'articulation décisive. Car d'une part toute présence est mystérieuse, et
d'autre part il est plus que douteux que le mot mystère puisse être employé là
où une présence n'est pas au moins pressentie. Au cours d'un entretien récent,
je faisais remarquer à titre d'exemple le caractère mystérieux qui s'attache
par exemple à la présence d'un être qui dort près de vous, et tout
particulièrement d'un enfant. Du point de vue de l'action tout au moins pour
autant que celle-ci se définit par rapport à une saisie possible, cet enfant
endormi et parfaitement désarmé apparaît comme en notre pouvoir ; il
nous est loisible d'en faire ce que nous voulons. Mais dans la perspective du
mystère on pourrait dire que c'est justement parce que cet être est désarmé,
parce qu'il est à notre merci — qu'il est invulnérable ou sacré. Sans doute n'y
a-t-il pas de marque de barbarie plus caractéristique et plus irrécusable que
celle qui consiste à ne pas reconnaître cette invulnérabilité-là. Là est
d'ailleurs la racine d'une métaphysique de l'hospitalité. L'hôte, dans toutes
les civilisations d'un certain type, qui n'est d'ailleurs pas du tout
nécessairement chrétien, a toujours été regardé comme d'autant plus sacré qu'il
était plus démuni et plus faible. Les civilisations d'un certain type, ai-je
dit : ce sont celles qui n'étaient pas dominées par les idées d'efficience
et de rendement. Nous rejoignons ici les remarques qui ont été présentées au
début de ces leçons. Plus les idées d'efficience et de rendement affirmeront
leur primauté, plus deviendra incompréhensible, plus apparaîtra même comme
absurde cette attitude révérentielle envers l'hôte, envers le blessé, envers
l'infirme ; et nous savons assez comment dans la pratique prend corps
aujourd'hui sous nos yeux cette affirmation d'absurdité.
Cette remarque peut paraître ne
présenter qu'une valeur épisodique et superficielle. Ce serait pourtant une
erreur de juger ainsi. Nous voyons en effet ici saillir de façon saisissante
cette articulation de la réflexion et du mystère autour de laquelle cette
dernière leçon s'est organisée. Il ne s'agit pas purement et simplement d'une
attitude pratique et en quelque façon rituelle dont le sociologue et peut-être
le psychanalyste auraient la prétention de découvrir l'origine. C'est
précisément contre cette prétention que le philosophe en tant que tel est
rigoureusement tenu de s'inscrire en faux. Ici c'est vraiment l'essentiel qui
est en jeu.
Mais c'est sur la définition de ce
mot l'essentiel que je voudrais terminer. Le mieux sans doute serait ici
de partir de la notion d'importance. Elle se présente au premier abord comme
relative à une certaine fin ou peut-être à une certaine structure vitale. Si
j'ai établi mon existence en axant celle-ci sur une certaine préoccupation
centrale, comme la recherche du plaisir, du pouvoir ou de l'argent, tout ce qui
sera de nature à favoriser cette recherche présentera pour moi une importance
positive, tout ce qui, au contraire, sera de nature à la contrecarrer aura une
importance négative. Mais ce n'est pas dans ces perspectives que nous pouvons atteindre ce que j'ai appelé l'essentiel.
L'expérience montre d'ailleurs d'une façon irrécusable que ces structures
particulières peuvent toujours s'effondrer brusquement sous les yeux mêmes de
celui qui les avait patiemment édifiées, laissant la place à autre chose, à
quelque chose que ces structures n'avaient pu jusque là que dissimuler. Cet autre chose que nous ne sommes pas encore
en mesure de définir et sur lequel nous n'avons peut-être pas de prise directe
est précisément l'essentiel. Il est évident que le croyant a un mot pour
désigner cet autre chose : il
dira que c'est le salut, mais c'est là un terme dont le philosophe n'a pas le
droit d'user prématurément. La première question qui se pose pour lui est celle
de savoir s'il peut ou non affirmer l'existence d'un enjeu absolu. C'est en
réalité autour de cette question que graviteront les leçons de la deuxième
série. Nous pouvons reconnaître dès maintenant que le travail auquel nous nous
sommes livrés jusqu'ici nous a permis de déblayer un certain nombre d'obstacles
sur le chemin qui conduit à une réponse. Mais ces obstacles tiennent sans doute
avant tout à la disposition qui nous porte à transférer dans un domaine qui ne
les comporte pas des déterminations ou des catégories qui ne sont après tout
valables que dans le inonde des objets. Nous avons vu à la suite de Bergson que
ceci s'applique non seulement à la représentation du temps mais à celle de ce
que j'appelle ma vie et mon histoire. Par là nous avons été mis en mesure de
reconnaître ce qu'on peut appeler la profondeur trans-historique de l'histoire.
Là est sans doute le meilleur raccourci que nous puissions prendre en direction
de l'éternité. Entre mystère et éternité, nous le verrons de plus en plus
clairement, la connexion est aussi étroite que possible. D'une part l'éternité
ne peut être que mystérieuse, c'est-à-dire que nous ne pouvons pas nous en
former une représentation plane ou étalée, mais d'autre part tout mystère
débouche sur de l'éternel. Et ceci ne doit pas être pris dans une acception
tout à fait vague et générale. C'est vrai pour chacun de nous, c'est vrai, nous
l'avons vu en particulier pour notre enracinement familial, c'est-à-dire pour
les conditions mêmes dans lesquelles nous sommes insérés dans le monde. Dans
quelle mesure et sous quelles réserves est-il possible de s'élever au-dessus de
cet être dans le monde qui est notre façon spécifique d'exister ?
Dans quelle mesure sommes-nous en droit d'élever nos regards vers une sphère
supérieure à celle-ci ? Quelles sont, en deçà du donné révélé, les
lumières fluctuantes, scintillantes, non pas fixes qui peuvent jusqu'à un
certain point éclairer le tréfonds de l'être, ce sont là les redoutables
problèmes qui nous occuperont au cours de la seconde série de leçons. Je ne me
fais certes pas d'illusions sur l'aspect ardu des chemins que nous aurons à
parcourir ; puissions-nous pour ce rude voyage obtenir une assistance qui
est rarement refusée à ceux qu'anime exclusivement le souci de la vérité. La
vérité. C'est bien le premier et le dernier mot, c'est l'alpha et
l'oméga ; et pour ne pas terminer ces leçons sur une cadence trop
optimiste, je dirai qu'une société se juge elle-même par la place qu'en elle et
au-dessus d'elle elle est encore capable d'assurer à cette vérité qui n'est pas
une chose, mais un esprit.
Gabriel Marcel, in Le Mystère de l’Être
I (1951)
1. p.
169-170.