lundi 16 mars 2015

En préfaçant... Grégory Solari, Un livre sur l'autel

Un poème comme un missel 
Trouvé dans la boue, un missel
 
Pour ce jeune homme, ce savant
 
En grand-faim de ce livre-là,
 
Le livre même, voire moins :
 
D'une page, ou, à tout le moins,
 
D'une phrase, de cette phrase,
 
Latinisée, qui est un épervier de vie.
1
La raison pour laquelle la liturgie intéresse un éditeur ne va pas forcément de soi, même s'il s'agit d'un éditeur catholique. C'est pourtant une raison très simple, mais qui ne nous apparaît pas toujours, tellement nous sommes habitués à la chose. Effectivement, sur l'autel se trouve un objet avec lequel l'éditeur a une relation très particulière : le missel, c'est-à-dire un livre. Aujourd'hui où l'on parle de la fin du livre face au multimédia, ce n'est pas une faible consolation pour un éditeur que de réaliser que la plus grande communion, la plus grande proximité avec le Christ n'est possible qu'à travers un livre donné par l'Église : le missel romain — missel de saint Pie V pendant des siècles, de Paul VI depuis trente ans.
Un livre est au cœur de notre liturgie. Un livre particulier cependant, ou qui devrait l'être, car le missel n'a jamais été un livre ordinaire, comme nous le rappelle le P. Cassingena. Dès les premiers sacramentaires, ses ancêtres, le missel a toujours été un livre que la typographie, le papier, les ornements (à l'instar des évangéliaires, souvent incrustés de pierres précieuses, comme le calice) distinguaient, séparaient, de l'ensemble des livres communs. Comme tout ce qui constitue le monde des signes utilisés dans la liturgie (habits, gestes, cierges, etc.), le livre était retiré du domaine de l'utile pour entrer dans celui de la gratuité — qui n'est pas le monde de l'inutile, car même si ces objets ne remplissent plus leur fonction première, ils n'en sont pas moins dotés d'une véritable efficacité, mais d'un autre ordre.2
Un livre sur l'autel : non pas un rouleau, comme dans la liturgie de la synagogue, mais un codex, dont l'existence dessine la ligne de démarcation entre l'ancienne et la nouvelle alliance. Car le livre, on ne le sait pas assez, est une invention chrétienne. Plusieurs facteurs ont contribué à sa naissance, certains très concrets, comme le fait de pouvoir emporter avec soi les évangiles ou les épîtres. Mais une logique plus profonde explique le passage du volumen au codex, dont les premiers chrétiens, certes, n'avaient peut-être pas clairement conscience en élaborant le livre comme support de la Parole de Dieu. Le rouleau, en effet, par le mouvement même de va-et-vient de son déroulement et de son enroulement évoque un devenir, un aller-vers continuellement recommencé. Il accompagna rituellement le judaïsme en chemin vers son accomplissement, mais aussi le paganisme, fixé dans une temporalité conçue comme un éternel retour, une éternelle répétition des choses, jusqu'au jour où
Il [le Christ] entra dans la synagogue et se leva pour faire la lecture. On lui présenta le livre du prophète Isaïe et, déroulant le rouleau, il trouva le passage où il est écrit : « L'Esprit du Seigneur est sur moi, il m'a consacré par l'onction, il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur ». Il replia le rouleau, le rendit au servant et s'assit. (Lc 4,14-2o.)
Le temps du rouleau s'acheva là, au lieu du mystère lumineux de la prédication du Royaume. À l'accomplissement des prophéties consignées dans le volumen répond l'inscription des paroles et des gestes du Christ et de ses apôtres dans le codex, dont la forme participe de l'économie de la nouvelle alliance : non plus un devenir ou un éternel retour, mais une page, une ligne qui s'arrête, qui prend fin, comme le temps du devenir entré dans celui de l'ère messianique. Dès l'origine, la forme symbolique du livre participait donc d'une logique liturgique 3 — significativement, le passage du volumen au codex s'est fait dans le cadre d'un culte. Aujourd'hui, dans une société largement déchristianisée, le livre perd sa place centrale. Sur l'écran de nos ordinateurs, les textes se déroulent : après deux mille ans de christianisme, nous sommes revenus à la civilisation du rouleau.
La liturgie garde encore le livre, le vénère, l'encense. Mais le missel est-il encore traité comme un livre à part ? N'avons-nous pas souvent assisté à une messe où le célébrant tournait les pages du missel comme il l'aurait fait avec n'importe quel autre bouquin ; et dans les messes solennelles, lorsque le prêtre s'apprête à lire l'évangile, qu'encense-t-il sinon l'édition de masse du lectionnaire ? Le décalage entre cette fonction sacrée et la facture des livres liturgiques est révélateur de la crise de la forme que nous traversons aujourd'hui. À cet égard, l'attachement au missel tridentin relève aussi d'un phénomène de compensation face à la prosaïcisation qu'a subie l'univers liturgique occidental. Mais comme nous y invite le livre du P. Cassingena, cet attachement demande aujourd'hui un discernement si l'on ne veut pas tomber dans l'excès inverse, surtout au moment où le rite tridentin est en passe de devenir la forme extraordinaire de la liturgie de l'Église latine.
Un livre sur l'autel. On comprend en quoi la liturgie intéresse un éditeur ; mais pourquoi le missel tridentin ? Je n'ai pas de compétence particulière pour parler au nom des fidèles qui sont attachés à ce rite dans l'Église. Sinon mon parcours, qui m'a amené du protestantisme à l'Église par le biais de laïcs et de prêtres qui étaient attachés au rite tridentin dans une pleine communion avec Rome. Grâce à eux, j'ai découvert le Christ vivant dans l'Église, présent dans cet ordre des signes qui constitue l'univers sacramentel — un univers contemporain de l'homme d'aujourd'hui et en même temps chargé d'un poids de mémoire, d'un poids d'amour, qui n'oublie pas ce qui a été mais l'assume dans un degré d'être supérieur : la Tradition. Cette double dimension, verticale et horizontale, m'était donnée à voir sans nostalgie, sans retour sur un passé idéalisé. La présence du Christ était tangible dans une forme liturgique qui donnait un « habitus catholique » que je n'avais jamais rencontré auparavant. Un habitus que j'attribuais à la forme de la liturgie dont vivaient ceux qui m'ont conduit à l'Église. Une liturgie dont je vis toujours aujourd'hui.
Depuis lors, mon métier d'éditeur et nos choix de publication dans le domaine de la liturgie m'ont donné l'occasion de réfléchir sur la situation du rite tridentin dans l'Église et de rendre compte de mon attachement à ce rite face à la méfiance que son existence continue de susciter ici et là. Cet attachement induisait-il une critique du Concile ? Que j'aie découvert l'Église — telle que Lumen gentium en a dessiné les traits — à travers le rite tridentin paraissait étrange. La fidélité au Concile était à ce point associée à la réforme liturgique que la pratique de toute forme rituelle autre que la messe de Paul VI était assimilée à une méfiance implicite envers l'œuvre de Vatican II. Le signe de l'unité avec l'Église ne passait plus, d'abord par la fidélité à l'enseignement du magistère mais par l'uniformité de la célébration liturgique. Or, comme le rappelle l'abrégé du Catéchisme de l'Église catholique :
L'insondable richesse du Mystère du Christ ne peut être épuisée par une seule tradition liturgique. Depuis l'origine, cette richesse a donc trouvé, dans les différents peuples et les différentes cultures, des expressions qui se caractérisent par une variété et une complémentarité admirables (n. 247).
Il reste que l'Église latine n'a jamais connu deux rites romains. Or le rite tridentin et le nouvel ordo sont en fait deux formes rituelles distinctes du même rite latin. L'une promulguée par le pape Paul VI à la suite du concile Vatican II, l'autre codifiée par saint Pie V après le concile de Trente, préservée par Jean-Paul II et aujourd'hui libéralisée par Benoît XVI. Et tout le problème du statut du rite tridentin est là. Quelle ecclésiologie, quelle vision du monde, de la société, véhicule-t-il ? Une forme passée, artificiellement ravivée ? Ou au contraire abrite-t-il une dimension intemporelle, dont témoigne la persistance de son existence aujourd'hui ? Le livre du P. Cassingena, en particulier le chapitre « Les quatre causes », qui sont les quatre axes du déploiement de l'ordre liturgique tridentin (théologique, dévotionnel, politique et esthétique), apporte sur ce point un éclairage neuf, qu'il faut méditer en profondeur si l'on veut sortir le débat sur la liturgie des ornières dans lesquelles il s'est enfoncé ces dernières années. L'on ne déflorera pas son propos ici, mais disons en bref que sa thèse est que le missel de saint Pie V est dionysien, celui de Paul VI augustinien. Le premier marqué par la majesté divine et l'adoration qui lui est due — par le mystérique ; le second façonné par une ecclésiologie de communion soucieuse de mieux mettre en lumière ce que Henri de Lubac avait appelé « les aspects sociaux du dogme » dans son livre Catholicisme.
Les deux visions sont-elles incompatibles, ou exclusives l'une de l'autre ? Dans le fond, non, certes, mais dans la forme, dans une certaine manière de célébrer selon l'un ou l'autre missel, qui niera qu'un souci pastoral désordonné — ou inexistant —, rende encore malaisé le compagnonnage de ce que le P. Cassingena appelle les deux éthos célébratoires ? Avant de retrouver une forme unie de liturgie, la coexistence des deux missels permettra sans doute de retrouver un sain équilibre dans leur célébration. Peut-être alors un jour prochain pourrons-nous dire avec le poète :
À tel endroit du ciel
c'est toujours, aux mêmes saisons,
ces mêmes cierges qui brûlent, 

le rituel qui jamais ne change, 
même si ce sont d'autres visages 
qui s'inclinent.4

Pour l'heure, les méfiances, les préventions sont encore grandes envers le rite tridentin. La chose est-elle vraiment liée au missel de saint Pie V ? Ce n'est pas sûr. Comme l'a écrit Geneviève Trainar dans son livre Transfigurer le temps, « ce n'est pas le rite qui est malade, c'est l'homme moderne dans son rapport au rite »5. Ce que l'on appelle la modernité a progressivement rendu l'homme étranger à la ritualité. La liturgie est au cœur d'une crise qui affecte conjointement, et de manière réciproque, la culture et le symbolisme religieux. Parce que la culture, dans certaines de ses formes progressivement assimilées par l'Église, est intégrée dans l'ordre liturgique, le culte n'est jamais dissociable de la culture. Lorsque celle-ci est ouverte aux valeurs qui forment l'arrière-fond requis par la ritualité — en particulier le primat de la gratuité sur l'utile —, la conception de l'homme et du monde que véhicule une forme liturgique comme celle du rite tridentin trouve sa place dans la société.6 Une mutuelle fécondation est possible. Quand les valeurs qui soutiennent la ritualité tendent à disparaître, la liturgie, nécessairement, en subit le contrecoup.7 Et non seulement la liturgie, mais aussi la perception qu'on en a, d'où l'incompréhension que peut provoquer l'attachement au rite tridentin aujourd'hui.
Dans un tel contexte, deux réactions sont possibles. L'une tend à un durcissement des formes, corrélatif d'une opposition plus ou moins radicale à la culture environnante. Le livre du P. Cassingena montre bien que là est le risque auquel s'exposent les prêtres et les fidèles attachés au rite tridentin si cet attachement n'est pas pensé, s'il ne s'abreuve pas aux grandes sources patristiques et spirituelles qui ont constitué la matrice de la ritualité romaine. L'autre réaction veut tenter d'assimiler la culture ambiante, mais au risque d'étioler la sacralité inhérente à la liturgie. C'est ce que l'on connaît dans la manière commune de célébrer selon le missel de Paul VI, qui renvoie comme un miroir la culture arituelle dans laquelle nous sommes plongés.8 Avec justesse, le P. Cassingena insiste sur l'importance du milieu culturel qui sous-tend le milieu cultuel. Non pas que le missel tridentin soit l'apanage d'une élite : la première culture, indispensable pour entrer en liturgie, est intérieure. C'est celle de l'âme, que seule la prière et l'adoration permettent d'acquérir. Or, si toute liturgie authentique en procède, toute forme de célébration n'y ramène pas forcément...9 Notre chemin vers le maître intérieur, comme l'appelle saint Augustin, passe par la ritualité, par la mise en œuvre de cet ars celebrandi sur lequel le pape Benoît XVI revient régulièrement et dont le rites servandus du missel tridentin a dessiné les lignes avec une précision inégalée, comme un artiste dessine les contours de l'ouvrage à réaliser. L'analogie n'est d'ailleurs pas forcée. Le P. Cassingena souligne très justement cette dimension poiétique du rite tridentin, dans lequel
l'abondance et le rythme soutenu de l'action rituelle (tout ce que l'ordo missæ donne à dire, et plus encore à « faire ») entretiennent subtilement le célébrant dans le sentiment qu'il fait quelque chose, cependant que, de son côté, le caractère performatif et efficace des paroles, d'abord focalisé dans les Paroles de l'Institution, s'étend à l'ensemble de l'ordo conçu comme système, comme « machine » (osons le mot) opérationnelle. [...] Le prêtre « confectionne », et il est seul à confectionner, et c'est son métier que de confectionner des choses sacrées.
Cette secrète solidarité entre le faire liturgique et le faire artistique avait été très bien perçue par le peintre et poète anglais David Jones, pour qui le prêtre et l'artiste se retrouvent dans notre monde arituel comme « deux étranges compagnons de chambrée »10. Car l'action de la forme liturgique n'est pas uniquement intérieure et spirituelle. Elle rayonne aussi sur le monde extérieur, fécondant la culture dans ses différents modes d'expression, créant ainsi ce milieu culturel dont les formes agiront à leur tour et dans leur ordre propre sur la société, conservant à celle-ci son humanité même quand l'attachement religieux originel a disparu.11 Cette continuité entre culture et culte explique qu'entre 1962 et 1974, année où le nouveau missel remplaça celui de saint Pie V comme rite ordinaire de l'Église, des artistes, des poètes, des musiciens, catholiques, anglicans, même non chrétiens, demandèrent à ce que le rite tridentin soit préservé, ne serait-ce que dans les églises principales des grandes villes européennes. Le Times du 6 juillet 1971 publia un appel en ce sens, signé par de hautes personnalités du monde de l'art et de la culture, parmi lesquelles figuraient les noms de lord Acton, Vladimir Ashkenazy, Agatha Christie, Kenneth Clark, Nevill Coghill, Robert Graves, Barbara Hepworth, David Jones, Yehudi Menuhin, Iris Murdoch, Kathleen Raine et bien d'autres. Dans la lettre qui accompagnait cet appel, les signataires invoquaient pour motif de leur démarche le fait que
ce rite, par la beauté de son texte latin, a inspiré une quantité innombrable de réalisations artistiques ; il n'a pas seulement inspiré l'œuvre de mystiques, mais aussi de poètes, de philosophes, de musiciens, d'architectes, de peintres et de sculpteurs, dans tous les pays, à toutes les époques. Il appartient de ce fait non pas seulement aux hommes d'Église et aux chrétiens, mais aussi à la culture universelle. Dans la civilisation matérialiste et technocratique qui toujours plus menace la vie de l'intelligence et la vie de l'esprit dans son expression créatrice la plus originelle — la parole et ses œuvres — il nous semblerait particulièrement inhumain de priver l'homme d'une forme d'expression qui est l'une des plus grandioses manifestations de sa nature poétique. Les signataires de cet appel, qui se veut entièrement œcuménique et apolitique, viennent de tous les horizons de la culture moderne, en Europe et ailleurs. Ils souhaitent attirer l'attention du Saint Siège sur la très lourde responsabilité qui serait la sienne dans l'histoire de l'esprit humain si d'aventure il ne permettait pas que survive la messe traditionnelle, ne serait-ce que côte à côte avec d'autres formes liturgiques.12
Aujourd'hui où cet appel a été entendu par Benoît XVI, le livre du P. Cassingena apporte les éléments nécessaires non seulement au discernement des raisons véritables qui justifient l'attachement au rite tridentin, mais aussi à une œuvre de pacification entre les catholiques. Puisque « les deux missels, écrit le P. François, relèvent de deux éthos, de deux tempéraments célébratoires, de deux "esprits" de la liturgie, différents mais non contradictoires », il serait dès lors hautement souhaitable que, dépassant enfin l'opposition superficielle et artificielle des missels comme autant de produits finis, nous prenions conscience de la légitimité de leurs tempéraments propres, également fondés en Tradition ; autrement dit, que les deux éthos célébratoires, le mystérique et le social (au sens le plus solidement théologique que l'on peut donner à ces termes) fassent enfin connaissance l'un de l'autre pour s'enrichir mutuellement de leur spécificité. En bref, il est hautement souhaitable qu'au lieu de nous isoler dans nos attachements respectifs, nous fassions leur analyse génétique à la lumière de la Tradition, que nos attachements se rendent mutuellement visite, que nous nous rendions mutuellement visite dans des attachements qui ne soient plus passionnels mais historiquement et théologiquement réfléchis.
En comparaison de la généalogie de la messe tridentine, qui remonte aux fameux Ordines romani et dont le tempérament s'exprime déjà à travers bien des passages des Dialogues de saint Grégoire le Grand, celle du missel de Paul VI ne donne pas à sentir la même patine du temps. Mais en montrant que sa généalogie et son projet s'inscrivent eux aussi en haute Tradition, le P. Cassingena apporte dans ce débat plus que sa science de la liturgie et son expérience intime des deux missels. Il nous aide à recouvrer cette paix — bénédictine —, cette « tranquillité de l'ordre » qui est précisément ce dont la liturgie a aujourd'hui le plus besoin.
Grégory Solari, préface de Te igitur 
(Père François Cassingena-Trévedy, Ad Solem)

1. Wallace STEVENS, « L'homme à la guitare bleue », strophe XXIV, in The Collected Poems of Wallace Stevens,Vintage Books, New York,199o.
2. Les habits liturgiques offrent un bon exemple de ce déplacement du prosaïque vers le symbolique à travers la liturgie : l'aube, la chasuble, le manipule (supprimé après le Concile) nous viennent de la Rome antique. Habits de cour, ils ont progressivement passé de la civitas à l'ecclesia.
3. Une ligne, une page, indissociables de l'ensemble et en même temps immédiatement accessibles : dans lecodex, l'écriture fait corps avec le livre. Sa forme symbolique (un carré ou un rectangle) participe de l'économie de la nouvelle et éternelle alliance. Elle évoque une révélation achevée, définitive. À la manière de l'eucharistie, dont chaque parcelle contient le Christ tout entier, la page est déjà le livre tout entier (sinon ce serait non une page mais une feuille) ; le rite tridentin suggère ce paradigme eucharistique dans la position du missel à la fin de la messe, qui doit être refermé face contre l'autel, comme s'il avait été lu intégralement : chaque célébration liturgique particulière est la célébration du Mystère du Christ tout entier.
4. Philippe JACCOTTET, « Notes nocturnes », dans Après beaucoup d'années, Gallimard, Paris, 1994.
5. Ad Solem, Genève, zoos, avec une postface d'Olivier-Thomas Venard, o.p.
6. Sur cette question on lira les essais de David JONES sur le lien entre la liturgie et la culture dans Art, signe et sacrement, Ad Solem, Genève, 2003, en particulier les chapitres « Art et sacrement », p.189-244 et « Usage et signe », p. 253-266.
7. Dans une telle situation le rite tridentin court le risque d'une ritualisation du rite dans sa célébration. L'équilibre entre gestes gratuits et gestes utiles est rompu ; tout devient alors signe, y compris le latin, que l'on ne prononcera plus comme une langue de communication, de manière audible et compréhensible, mais à la manière d'un ensemble de formules dont le sens est réservé aux initiés. La réforme liturgique voulait, me semble-t-il, ramener paroles et gestes à ce juste équilibre entre gratuité et utile. Dans les faits et dans la pratique des deux missels, l'on est souvent passé d'un excès à l'excès inverse.
8. Il y a des exceptions notables, et heureusement de plus en plus nombreuses, notamment dans les nouvelles communautés et chez les jeunes prêtres. Mais il peut arriver ce phénomène paradoxal que la liturgie soit célébrée avec une telle intériorité par le prêtre que les fidèles puissent presque en ressentir de la gêne, ou même se sentir « de trop ». C'est là l'inconvénient de la célébration versus populum. Un grand crucifix sur l'autel protégerait l'intimité du prêtre (et la liberté intérieure des fidèles) ; c'est ce que préconise Benoît XVI dans L'Esprit de la liturgie si l'on ne veut pas revenir à la célébration ad orientem.
9 ». Le bruit impitoyable de la voix humaine quand aucune piété intérieure ne l'adoucit, rend dans beaucoup d'églises le recueillement impossible », écrivait Jacques MARITAIN en 1966. Face à un pseudo-liturgisme envahissant, l'auteur de Liturgie et contemplation souhaitait que les monastères bénédictins demeurent des refuges pour « ceux qui attendent de la liturgie qu'elle les entraîne dans le mystère divin, les aide au recueillement et à l'amour et leur apporte, comme elle le fait ou le faisait si souvent, quelque chose de la saveur du Saint-Esprit, parfois quelque très humble inspiration qui touche personnellement l'un ou l'autre et répond aux soucis profonds de son âme ». Sur la vie monastique, Œuvres complètes, t. XII, Éditions Universitaires-Saint Paul, Fribourg-Paris, p. 1256.
10. Cf. David JONES, Art, signe et sacrement, op. cit., p. 261. Et Jones ajoute dans une lettre à René Hague datée de juin 1966 : « Les sacrements de l'Église sont choses totalement impossibles et inacceptables si l'homme n'est pas par essence créature de signe et faiseur de signa, "sacramentaliste" dans l'âme [...]. Les sacrements sont absolument centraux, inévitables et inéluctables pour nous autres, créatures dotées d'un corps, qui avons pour nature de faire ceci, ou cela, plutôt que de le penser. [...] Je crois que certains actes manuels cultuels et formules verbales appartiennent à l'essence du christianisme, non pas, principalement, parce que cesactes sont prescrits ou semblent prescrits dans les Évangiles et étaient la pratique de l'Église primitive, mais parce que c'est dans la nature de l'homme ». Ibid., p. 22-23.
11. Dans ce sens, l'art a par rapport aux sacrements un rôle analogue à celui des signes « secondaires » (gestes, paroles, ornements) dans le rituel : ceux-ci ne sont pas là pour l'esthétiser ou opacifier sa signification mais au contraire pour rendre ostensible le rituel en le distinguant de la gestualité ordinaire d'où il provient à l'origine. Sans cet appui, cet accompagnement de signes secondaires, le rite risque de ne plus « faire signe » faute de ne pouvoir se détacher de l'arrière-fond cultuel et culturel qu'il présuppose.
12. L'intérêt de cette lettre est surtout dans les motifs anthropologiques invoqués par les signataires, qui montrent bien que liturgique et culturel sont indissociables. Une pétition similaire, rédigée par la poétesse italienne Cristina Campo, avait été adressée au pape Paul VI en février 1966 munie de 37 signatures d'artistes et intellectuels, dont Wystan Hugh Auden, Jorge Luis Borges, Robert Bresson, Benjamin Britten, Pablo Casals, Elena Croce, Giorgio De Chirico, Augusto del Noce, Lanza del Vasto, Carl Theodor Dreyer, Julien Green, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, François Mauriac, Victoria Ocampo, Evelyn Waugh et Elemire Zolla. Le pape y avait réagi en publiant la lettre apostolique Sacrificium Taudis, sur la nécessité de maintenir le latin dans les offices conventuels. Le document resta lettre morte.