Un poème
comme un missel
Trouvé dans la boue, un missel
Pour ce jeune homme, ce savant
En grand-faim de ce livre-là,
Le livre même, voire moins :
D'une page, ou, à tout le moins,
D'une phrase, de cette phrase,
Latinisée, qui est un épervier de vie.1
Trouvé dans la boue, un missel
Pour ce jeune homme, ce savant
En grand-faim de ce livre-là,
Le livre même, voire moins :
D'une page, ou, à tout le moins,
D'une phrase, de cette phrase,
Latinisée, qui est un épervier de vie.1
La raison pour laquelle la liturgie intéresse un éditeur ne va pas
forcément de soi, même s'il s'agit d'un éditeur catholique. C'est pourtant une
raison très simple, mais qui ne nous apparaît pas toujours, tellement nous
sommes habitués à la chose. Effectivement, sur l'autel se trouve un objet avec
lequel l'éditeur a une relation très particulière : le missel, c'est-à-dire
un livre. Aujourd'hui où l'on parle de la fin du livre face au
multimédia, ce n'est pas une faible consolation pour un éditeur que de réaliser
que la plus grande communion, la plus grande proximité avec le Christ n'est
possible qu'à travers un livre donné par l'Église : le missel romain —
missel de saint Pie V pendant des siècles, de Paul VI depuis trente ans.
Un livre est au cœur de notre liturgie. Un livre particulier cependant, ou
qui devrait l'être, car le missel n'a jamais été un livre ordinaire, comme nous
le rappelle le P. Cassingena. Dès les premiers sacramentaires, ses ancêtres, le
missel a toujours été un livre que la typographie, le papier, les ornements (à
l'instar des évangéliaires, souvent incrustés de pierres précieuses, comme le
calice) distinguaient, séparaient, de l'ensemble des livres communs. Comme tout ce qui constitue le monde des signes utilisés dans la liturgie
(habits, gestes, cierges, etc.), le livre était retiré du domaine de l'utile
pour entrer dans celui de la gratuité — qui n'est pas le monde de l'inutile,
car même si ces objets ne remplissent plus leur fonction première, ils n'en
sont pas moins dotés d'une véritable efficacité, mais d'un autre ordre.2
Un livre sur l'autel : non pas un rouleau, comme dans la liturgie de
la synagogue, mais un codex, dont l'existence dessine la ligne de démarcation entre l'ancienne et la
nouvelle alliance. Car le livre, on ne le sait pas assez, est une invention
chrétienne. Plusieurs facteurs ont contribué à sa naissance, certains très
concrets, comme le fait de pouvoir emporter avec soi les évangiles ou les
épîtres. Mais une logique plus profonde explique le passage du volumen au codex, dont les
premiers chrétiens, certes, n'avaient peut-être pas clairement conscience en
élaborant le livre comme support de la Parole de Dieu. Le rouleau, en effet,
par le mouvement même de va-et-vient de son déroulement et de son enroulement
évoque un devenir, un aller-vers continuellement recommencé. Il
accompagna rituellement le judaïsme en chemin vers son accomplissement, mais
aussi le paganisme, fixé dans une temporalité conçue comme un éternel retour,
une éternelle répétition des choses, jusqu'au jour où
Il [le Christ] entra dans la synagogue et se leva pour faire la lecture. On
lui présenta le livre du prophète Isaïe et, déroulant le rouleau, il trouva le
passage où il est écrit : « L'Esprit du Seigneur est sur moi, il m'a
consacré par l'onction, il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le
retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce
du Seigneur ». Il replia le rouleau, le rendit au servant et s'assit. (Lc 4,14-2o.)
Le temps du rouleau s'acheva là, au lieu du mystère lumineux de la
prédication du Royaume. À l'accomplissement des prophéties consignées dans le volumen répond
l'inscription des paroles et des gestes du Christ et de ses apôtres dans le codex, dont la forme
participe de l'économie de la nouvelle alliance : non plus un devenir ou
un éternel retour, mais une page, une ligne qui s'arrête, qui prend fin, comme
le temps du devenir entré dans celui de l'ère messianique. Dès l'origine, la
forme symbolique du livre participait donc d'une logique liturgique 3 —
significativement, le passage du volumen au codex s'est fait
dans le cadre d'un culte. Aujourd'hui, dans une société largement
déchristianisée, le livre perd sa place centrale. Sur l'écran de nos ordinateurs,
les textes se déroulent : après deux mille ans de christianisme, nous
sommes revenus à la civilisation du rouleau.
La liturgie garde encore le livre, le vénère, l'encense. Mais le missel
est-il encore traité comme un livre à part ?
N'avons-nous pas souvent assisté à une messe où le célébrant tournait les pages
du missel comme il l'aurait fait avec n'importe quel autre bouquin ; et dans les messes solennelles, lorsque le prêtre s'apprête à lire
l'évangile, qu'encense-t-il sinon l'édition de masse du lectionnaire ? Le
décalage entre cette fonction sacrée et la facture des livres liturgiques est
révélateur de la crise de la forme que nous traversons aujourd'hui. À cet égard, l'attachement au missel
tridentin relève aussi d'un phénomène de compensation face à la prosaïcisation qu'a subie
l'univers liturgique occidental. Mais comme nous y invite le
livre du P. Cassingena, cet attachement demande aujourd'hui un discernement si
l'on ne veut pas tomber dans l'excès inverse, surtout au moment où le rite tridentin
est en passe de devenir la forme extraordinaire de la
liturgie de l'Église latine.
Un livre sur l'autel. On comprend en quoi la liturgie intéresse un éditeur ;
mais pourquoi le missel tridentin ? Je n'ai pas de compétence particulière
pour parler au nom des fidèles qui sont attachés à ce rite dans l'Église. Sinon
mon parcours, qui m'a amené du protestantisme à l'Église par le biais de laïcs
et de prêtres qui étaient attachés au rite tridentin dans une pleine communion
avec Rome. Grâce à eux, j'ai découvert le Christ vivant dans l'Église, présent
dans cet ordre des signes qui constitue l'univers sacramentel — un univers contemporain de l'homme
d'aujourd'hui et en même temps chargé d'un poids de mémoire, d'un poids
d'amour, qui n'oublie pas ce qui a été mais l'assume dans un degré d'être supérieur :
la Tradition. Cette double dimension, verticale et horizontale, m'était donnée
à voir sans nostalgie, sans retour sur un passé idéalisé. La présence du Christ
était tangible dans une forme liturgique qui donnait un « habitus catholique »
que je n'avais jamais rencontré auparavant. Un habitus que
j'attribuais à la forme de la liturgie dont vivaient ceux qui m'ont conduit à
l'Église. Une liturgie dont je vis toujours aujourd'hui.
Depuis lors, mon métier d'éditeur et nos choix de publication dans le
domaine de la liturgie m'ont donné l'occasion de réfléchir sur la situation du
rite tridentin dans l'Église et de rendre compte de mon attachement à ce rite
face à la méfiance que son existence continue de susciter ici et là. Cet
attachement induisait-il une critique du Concile ? Que j'aie découvert
l'Église — telle que Lumen gentium en a dessiné les traits — à travers le rite tridentin paraissait étrange.
La fidélité au Concile était à ce point associée à la réforme liturgique que la
pratique de toute forme rituelle autre que la messe de Paul VI était assimilée
à une méfiance implicite envers l'œuvre de Vatican II. Le signe de l'unité avec
l'Église ne passait plus, d'abord par la fidélité à l'enseignement du magistère
mais par l'uniformité de la célébration liturgique. Or, comme le rappelle
l'abrégé du Catéchisme de l'Église catholique :
L'insondable richesse du Mystère du Christ ne peut être épuisée par une
seule tradition liturgique. Depuis l'origine, cette richesse a donc trouvé,
dans les différents peuples et les différentes cultures, des expressions qui se
caractérisent par une variété et une complémentarité admirables (n. 247).
Il reste que l'Église latine n'a jamais connu deux rites romains. Or le
rite tridentin et le nouvel ordo sont en fait deux formes rituelles distinctes du même rite latin. L'une
promulguée par le pape Paul VI à la suite du concile Vatican II, l'autre
codifiée par saint Pie V après le concile de Trente, préservée par Jean-Paul II
et aujourd'hui libéralisée par Benoît XVI. Et tout le problème du statut du
rite tridentin est là. Quelle ecclésiologie, quelle vision du monde, de la
société, véhicule-t-il ? Une forme passée, artificiellement ravivée ?
Ou au contraire abrite-t-il une dimension intemporelle, dont témoigne la
persistance de son existence aujourd'hui ? Le livre du P. Cassingena, en
particulier le chapitre « Les quatre causes », qui sont les quatre
axes du déploiement de l'ordre liturgique tridentin (théologique, dévotionnel,
politique et esthétique), apporte sur ce point un éclairage neuf, qu'il faut
méditer en profondeur si l'on veut sortir le débat sur la liturgie des ornières
dans lesquelles il s'est enfoncé ces dernières années. L'on ne déflorera pas
son propos ici, mais disons en bref que sa thèse est que le missel de saint Pie
V est dionysien, celui de Paul VI augustinien. Le premier marqué par la majesté
divine et l'adoration qui lui est due — par le mystérique ; le second
façonné par une ecclésiologie de communion soucieuse de mieux mettre en lumière
ce que Henri de Lubac avait appelé « les aspects sociaux du dogme »
dans son livre Catholicisme.
Les deux visions sont-elles incompatibles, ou exclusives l'une de l'autre ?
Dans le fond, non, certes, mais dans la forme, dans une certaine manière de
célébrer selon l'un ou l'autre missel, qui niera qu'un souci pastoral
désordonné — ou inexistant —, rende encore malaisé le compagnonnage de ce que
le P. Cassingena appelle les deux éthos célébratoires ? Avant de retrouver une forme unie de liturgie, la coexistence des
deux missels permettra sans doute de retrouver un sain équilibre dans leur
célébration. Peut-être alors un jour prochain pourrons-nous dire avec le poète :
À tel endroit du ciel
c'est toujours, aux mêmes saisons,
ces mêmes cierges qui brûlent,
le rituel qui jamais ne change,
même si ce sont d'autres visages
qui s'inclinent.4
c'est toujours, aux mêmes saisons,
ces mêmes cierges qui brûlent,
le rituel qui jamais ne change,
même si ce sont d'autres visages
qui s'inclinent.4
Pour l'heure,
les méfiances, les préventions sont encore grandes envers le rite tridentin. La
chose est-elle vraiment liée au missel de saint Pie V ? Ce n'est pas sûr.
Comme l'a écrit Geneviève Trainar dans son livre Transfigurer le temps, « ce
n'est pas le rite qui est malade, c'est l'homme moderne dans son rapport au
rite »5. Ce que l'on appelle la modernité a
progressivement rendu l'homme étranger à la ritualité. La liturgie est au cœur
d'une crise qui affecte conjointement, et de manière réciproque, la culture et
le symbolisme religieux. Parce que la culture, dans certaines de ses formes
progressivement assimilées par l'Église, est intégrée dans l'ordre liturgique,
le culte n'est jamais dissociable de la culture. Lorsque celle-ci est ouverte
aux valeurs qui forment l'arrière-fond requis par la ritualité — en particulier
le primat de la gratuité sur l'utile —, la conception de l'homme et du monde
que véhicule une forme liturgique comme celle du rite tridentin trouve sa place
dans la société.6 Une mutuelle fécondation est possible. Quand les valeurs qui soutiennent la
ritualité tendent à disparaître, la liturgie, nécessairement, en subit le
contrecoup.7 Et non seulement la liturgie, mais aussi la perception qu'on en a,
d'où l'incompréhension que peut provoquer l'attachement au rite tridentin
aujourd'hui.
Dans un tel contexte, deux réactions sont possibles. L'une tend à un
durcissement des formes, corrélatif d'une opposition plus ou moins radicale à
la culture environnante. Le livre du P. Cassingena montre bien que là est le
risque auquel s'exposent les prêtres et les fidèles attachés au rite tridentin
si cet attachement n'est pas pensé, s'il ne s'abreuve pas aux grandes sources
patristiques et spirituelles qui ont constitué la matrice de la ritualité
romaine. L'autre réaction veut tenter d'assimiler la culture ambiante, mais au
risque d'étioler la sacralité inhérente à la liturgie. C'est ce que l'on
connaît dans la manière commune de célébrer selon le missel de Paul VI, qui renvoie comme un miroir la
culture arituelle dans laquelle nous sommes plongés.8 Avec
justesse, le P. Cassingena insiste sur l'importance du milieu
culturel qui sous-tend le milieu cultuel. Non pas que le missel tridentin soit
l'apanage d'une élite : la première culture, indispensable pour entrer en
liturgie, est intérieure. C'est celle de l'âme, que seule la prière et
l'adoration permettent d'acquérir. Or, si toute liturgie authentique en procède,
toute forme de célébration n'y ramène pas forcément...9 Notre chemin
vers le maître intérieur, comme l'appelle saint Augustin, passe
par la ritualité, par la mise en œuvre de cet ars celebrandi sur lequel le
pape Benoît XVI revient régulièrement et dont le rites servandus du missel
tridentin a dessiné les lignes avec une précision inégalée, comme un artiste
dessine les contours de l'ouvrage à réaliser. L'analogie n'est d'ailleurs pas
forcée. Le P. Cassingena souligne très justement cette dimension poiétique du rite
tridentin, dans lequel
l'abondance et le rythme soutenu de l'action rituelle (tout ce que l'ordo missæ donne à dire, et plus encore à « faire ») entretiennent
subtilement le célébrant dans le sentiment qu'il fait quelque chose, cependant que, de son côté, le caractère performatif et
efficace des paroles, d'abord focalisé dans les Paroles de l'Institution,
s'étend à l'ensemble de l'ordo conçu comme système, comme « machine » (osons le mot)
opérationnelle. [...] Le prêtre « confectionne », et il est seul à
confectionner, et c'est son métier que de confectionner des choses sacrées.
Cette secrète solidarité entre le faire liturgique et le faire
artistique avait été très bien perçue par le peintre et poète anglais David Jones,
pour qui le prêtre et l'artiste se retrouvent dans notre monde arituel comme « deux
étranges compagnons de chambrée »10. Car l'action de la forme
liturgique n'est pas uniquement intérieure et spirituelle. Elle rayonne aussi
sur le monde extérieur, fécondant la culture dans ses différents
modes d'expression, créant ainsi ce milieu culturel dont les formes agiront à
leur tour et dans leur ordre propre sur la société, conservant à celle-ci son
humanité même quand l'attachement religieux originel a disparu.11 Cette
continuité entre culture et culte explique qu'entre 1962 et 1974, année où le
nouveau missel remplaça celui de saint Pie V comme rite ordinaire de l'Église,
des artistes, des poètes, des musiciens, catholiques, anglicans, même non
chrétiens, demandèrent à ce que le rite tridentin soit préservé, ne serait-ce
que dans les églises principales des grandes villes européennes. Le Times du 6 juillet
1971 publia un appel en ce sens, signé par de hautes personnalités du monde de
l'art et de la culture, parmi lesquelles figuraient les noms de lord Acton,
Vladimir Ashkenazy, Agatha Christie, Kenneth Clark, Nevill Coghill, Robert
Graves, Barbara Hepworth, David Jones, Yehudi Menuhin, Iris Murdoch, Kathleen
Raine et bien d'autres. Dans la lettre qui accompagnait cet appel, les signataires invoquaient pour motif
de leur démarche le fait que
ce rite, par la beauté de son texte latin, a inspiré une quantité
innombrable de réalisations artistiques ; il n'a pas seulement inspiré
l'œuvre de mystiques, mais aussi de poètes, de philosophes, de musiciens,
d'architectes, de peintres et de sculpteurs, dans tous les pays, à toutes les
époques. Il appartient de ce fait non pas seulement aux hommes d'Église et aux
chrétiens, mais aussi à la culture universelle. Dans la civilisation
matérialiste et technocratique qui toujours plus menace la vie de l'intelligence
et la vie de l'esprit dans son expression créatrice la plus originelle — la
parole et ses œuvres — il nous semblerait particulièrement inhumain de priver
l'homme d'une forme d'expression qui est l'une des plus grandioses
manifestations de sa nature poétique. Les signataires de cet appel, qui se veut
entièrement œcuménique et apolitique, viennent de tous les horizons de la
culture moderne, en Europe et ailleurs. Ils souhaitent attirer l'attention du
Saint Siège sur la très lourde responsabilité qui serait la sienne dans
l'histoire de l'esprit humain si d'aventure il ne permettait pas que survive la
messe traditionnelle, ne serait-ce que côte à côte avec d'autres formes
liturgiques.12
Aujourd'hui où cet appel a été entendu par Benoît XVI, le livre du P. Cassingena
apporte les éléments nécessaires non seulement au discernement des raisons
véritables qui justifient l'attachement au rite tridentin, mais aussi à une
œuvre de pacification entre les catholiques. Puisque « les deux missels,
écrit le P. François, relèvent de deux éthos, de deux tempéraments
célébratoires, de deux "esprits" de la liturgie, différents mais non
contradictoires », il serait dès lors hautement souhaitable que, dépassant
enfin l'opposition superficielle et artificielle des missels comme autant de
produits finis, nous prenions conscience de la légitimité de leurs tempéraments propres,
également fondés en Tradition ; autrement dit, que les deux éthos
célébratoires, le mystérique et le social (au sens le plus solidement théologique
que l'on peut donner à ces termes) fassent enfin connaissance l'un de l'autre
pour s'enrichir mutuellement de leur spécificité. En bref, il est hautement
souhaitable qu'au lieu de nous isoler dans nos attachements respectifs, nous
fassions leur analyse génétique à la lumière de la Tradition, que nos
attachements se rendent mutuellement visite, que nous nous rendions
mutuellement visite dans des attachements qui ne soient plus passionnels mais
historiquement et théologiquement réfléchis.
En comparaison de la généalogie de la messe tridentine, qui remonte aux
fameux Ordines romani et dont le tempérament s'exprime déjà à travers bien des passages des Dialogues de saint
Grégoire le Grand, celle du missel de Paul VI ne donne pas à sentir la même
patine du temps. Mais en montrant que sa généalogie et son projet s'inscrivent
eux aussi en haute Tradition, le P. Cassingena apporte dans ce débat plus que
sa science de la liturgie et son expérience intime des deux missels. Il nous
aide à recouvrer cette paix — bénédictine —, cette « tranquillité de
l'ordre » qui est précisément ce dont la liturgie a aujourd'hui le plus
besoin.
Grégory
Solari, préface de Te igitur
(Père François Cassingena-Trévedy, Ad Solem)
(Père François Cassingena-Trévedy, Ad Solem)
1. Wallace
STEVENS, « L'homme à la guitare bleue », strophe XXIV, in The Collected
Poems of Wallace Stevens,Vintage Books, New York,199o.
2. Les habits liturgiques offrent un bon exemple de ce déplacement du
prosaïque vers le symbolique à travers la liturgie : l'aube, la chasuble,
le manipule (supprimé après le Concile) nous viennent de la Rome antique.
Habits de cour, ils ont progressivement passé de la civitas à l'ecclesia.
3. Une ligne,
une page, indissociables de l'ensemble et en même temps immédiatement
accessibles : dans lecodex, l'écriture fait corps avec le livre. Sa
forme symbolique (un carré ou un rectangle) participe de l'économie de la nouvelle et
éternelle alliance. Elle évoque une révélation achevée,
définitive. À la manière de l'eucharistie, dont chaque parcelle contient le
Christ tout entier, la page est déjà le livre tout entier (sinon ce serait non
une page mais une feuille) ; le rite tridentin suggère ce paradigme
eucharistique dans la position du missel à la fin de la messe, qui doit être
refermé face contre l'autel, comme s'il avait été lu intégralement :
chaque célébration liturgique particulière est la célébration du Mystère du
Christ tout entier.
4. Philippe JACCOTTET, « Notes nocturnes », dans Après beaucoup d'années, Gallimard, Paris, 1994.
5. Ad Solem, Genève, zoos, avec une postface d'Olivier-Thomas Venard, o.p.
6. Sur cette question on lira les essais de David JONES sur le lien entre la
liturgie et la culture dans Art, signe et sacrement, Ad Solem, Genève, 2003, en particulier
les chapitres « Art et sacrement », p.189-244 et « Usage et
signe », p. 253-266.
7. Dans une telle situation le rite tridentin court le risque d'une ritualisation
du rite dans sa célébration. L'équilibre entre gestes gratuits et gestes utiles est
rompu ; tout devient alors signe, y compris le latin, que l'on ne
prononcera plus comme une langue de communication, de manière audible et
compréhensible, mais à la manière d'un ensemble de formules dont le sens est
réservé aux initiés. La réforme liturgique voulait, me semble-t-il, ramener
paroles et gestes à ce juste équilibre entre gratuité et utile. Dans les faits
et dans la pratique des deux missels, l'on est souvent passé d'un excès à
l'excès inverse.
8. Il y a des exceptions notables, et heureusement de plus en plus
nombreuses, notamment dans les nouvelles communautés et chez les jeunes
prêtres. Mais il peut arriver ce phénomène paradoxal que la liturgie soit célébrée avec une telle
intériorité par le prêtre que les fidèles puissent presque en ressentir de la
gêne, ou même se sentir « de trop ». C'est là l'inconvénient de la
célébration versus populum. Un grand crucifix sur l'autel protégerait l'intimité du prêtre (et la
liberté intérieure des fidèles) ; c'est ce que préconise Benoît XVI dans L'Esprit
de la liturgie si l'on ne veut pas revenir à la célébration ad orientem.
9 ». Le
bruit impitoyable de la voix humaine quand aucune piété intérieure ne
l'adoucit, rend dans beaucoup d'églises le recueillement impossible »,
écrivait Jacques MARITAIN en 1966. Face à un pseudo-liturgisme envahissant, l'auteur de Liturgie et
contemplation souhaitait que les monastères bénédictins demeurent des refuges pour « ceux
qui attendent de la liturgie qu'elle les entraîne dans le mystère divin, les
aide au recueillement et à l'amour et leur apporte, comme elle le fait ou le
faisait si souvent, quelque chose de la saveur du Saint-Esprit, parfois quelque
très humble inspiration qui touche personnellement l'un ou l'autre et répond
aux soucis profonds de son âme ». Sur la vie monastique, Œuvres complètes, t. XII, Éditions Universitaires-Saint Paul, Fribourg-Paris, p. 1256.
10. Cf. David JONES, Art, signe et sacrement, op. cit., p. 261. Et Jones ajoute dans une lettre
à René Hague datée de juin 1966 : « Les sacrements de l'Église sont
choses totalement impossibles et inacceptables si l'homme n'est pas par essence créature de
signe et faiseur de signa, "sacramentaliste" dans l'âme [...]. Les sacrements sont
absolument centraux, inévitables et inéluctables pour nous autres, créatures
dotées d'un corps, qui avons pour nature de faire ceci, ou
cela, plutôt que de le penser. [...] Je crois que certains actes manuels
cultuels et formules verbales appartiennent à l'essence du
christianisme, non pas, principalement, parce que cesactes sont prescrits ou semblent
prescrits dans les Évangiles et étaient la pratique de l'Église primitive,
mais parce que c'est dans la nature de l'homme ». Ibid., p. 22-23.
11. Dans ce sens, l'art a par rapport aux sacrements un rôle analogue à
celui des signes « secondaires » (gestes, paroles, ornements) dans le
rituel : ceux-ci ne sont pas là pour l'esthétiser ou opacifier sa
signification mais au contraire pour rendre ostensible le rituel en le
distinguant de la gestualité ordinaire d'où il provient à l'origine. Sans cet appui,
cet accompagnement de signes secondaires, le rite risque de ne plus « faire
signe » faute de ne pouvoir se détacher de l'arrière-fond cultuel et
culturel qu'il présuppose.
12. L'intérêt de cette lettre est surtout dans les motifs anthropologiques
invoqués par les signataires, qui montrent bien que liturgique et culturel sont
indissociables. Une pétition similaire, rédigée par la poétesse italienne
Cristina Campo, avait été adressée au pape Paul VI en février 1966 munie de 37
signatures d'artistes et intellectuels, dont Wystan Hugh Auden, Jorge Luis
Borges, Robert Bresson, Benjamin Britten, Pablo Casals, Elena Croce, Giorgio De
Chirico, Augusto del Noce, Lanza del Vasto, Carl Theodor Dreyer, Julien Green,
Gabriel Marcel, Jacques Maritain, François Mauriac, Victoria Ocampo, Evelyn
Waugh et Elemire Zolla. Le pape y avait réagi en publiant la lettre apostolique Sacrificium
Taudis, sur la nécessité de maintenir le latin dans les offices conventuels. Le
document resta lettre morte.