Le soir venu, un groupe de pèlerins
de Galilée arriva à Béthanie. Marie se trouvait parmi eux. Jésus n'avait pas vu
sa mère depuis longtemps et la trouva changée à un point qui le surprit. Elle
rayonnait d'une beauté étrange et d'un calme souverain qui ne pouvaient venir
que de grandes souffrances intérieures. Le côté proprement maternel avait
disparu et elle s'avança vers Jésus comme une femme qui avait accompagné de
loin son chemin, d'un amour immense et profond. Il l'embrassa tendrement, et
elle lui remit un nouveau vêtement, une tunique sans couture, tissée d'un seul
tenant 1, qu'il accepta avec gratitude, comme un symbole des choses
à venir 2. Il n'eut pas besoin de s'étendre beaucoup sur ce qu'il
avait fait en public. Elle s'était fait déjà tout raconter, l'avait gardé en
son cœur et l'avait accompagné par sa prière. De son côté, elle se contenta de
faire allusion aux réactions de leurs parents et connaissances qui l'avaient
tant fait souffrir 3. Il comprit, car, depuis longtemps, il
avait ressenti lui-même tout cela intérieurement. Quant à ce qu'il projetait ou
attendait, il lui fit comprendre seulement que, d'heure en heure, il attendait
tout du Père. Elle aussi comprit, sans saisir tous les détails. Ils restèrent ainsi
assis côte à côte, en silence et profondément unis. Quand Marie rejoignit le
groupe de pèlerins avec lequel elle était venue, elle le quitta dans le calme,
avec une mystérieuse maturité, comme une femme accablée par le poids d'un
fardeau.
Jésus resta un long moment dans cet
espace qui s'était créé autour de lui grâce à la rencontre avec Marie. Il se
remémora les années passées à Nazareth, et toute sa vie défila en images devant
ses yeux. La venue de sa mère avait fait résonner et revivre en lui les couches
enfouies du passé. Il y percevait en même temps l'annonce d'un adieu définitif
et laissa les deux s'interpénétrer et vibrer simultanément en lui. Face à
l'adieu imminent, les images du passé l'amenèrent à la résolution de poser un
dernier grand signe.
Tandis qu'il méditait sur les images
et les forces qui l'animaient, des voix commencèrent à chanter doucement à ses
côtés. Il n'y prêta tout d'abord pas garde, mais son attention soudain se
concentra sur les mots qui lui parvenaient :
Que tu es belle, ma compagne, que tu
es belle !
Tes yeux sont des colombes
derrière ton voile.
Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,
qui dévalent de la montagne de Galaad.
Comme un fil d'écarlate sont tes lèvres,
et ta bouche est charmante.
Tes deux seins sont comme deux faons,
jumeaux d'une gazelle,
qui paissent parmi les lis.
Avant que souffle le jour
et que s'enfuient les ombres,
j'irai à la montagne de la myrrhe
à la colline de l'encens.
Tu es toute belle, ma compagne,
et de défaut, il n'en est pas en toi ! 4
Tes yeux sont des colombes
derrière ton voile.
Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,
qui dévalent de la montagne de Galaad.
Comme un fil d'écarlate sont tes lèvres,
et ta bouche est charmante.
Tes deux seins sont comme deux faons,
jumeaux d'une gazelle,
qui paissent parmi les lis.
Avant que souffle le jour
et que s'enfuient les ombres,
j'irai à la montagne de la myrrhe
à la colline de l'encens.
Tu es toute belle, ma compagne,
et de défaut, il n'en est pas en toi ! 4
Il entendait ce chant à travers les
arbres du jardin, sans il pouvoir déterminer exactement d'où il venait. Pendant
un moment, ces paroles tissèrent en lui une image qui éveilla une fois encore
le souvenir de sa mère. Puis une autre image se superposa : Yahvé élisant
son peuple et se fiançant à lui :
Je te dis : « Vis et crois
comme une pousse des champs ». Tu te mis à croître, tu grandis, tu devins
jeune fille, tes seins s'affermirent et ta chevelure poussa. Mais tu étais nue.
Je passai près de toi et je te vis : c'était ton temps, le temps de
l'amour. Je tendis sur toi le pan de mon manteau et couvris ta nudité ; je
te prêtai serment, je fis alliance avec toi et tu fus à moi. 5
La femme ainsi
épanouie se transforma vite en prostituée. Dieu lui promit une fidélité
éternelle, mais l'élue s'acoquina vite avec des rivaux. Jésus ressentit
soudain, avec une intensité nouvelle, la tendresse de son Abba, tandis
que de l'image prophétique, son esprit glissa vers celle des hommes qu'il avait
rencontrés durant les derniers mois. Ne ressemblaient-ils pas à une prostituée
flétrie ? Ils traversaient leurs journées, fatigués et sombres comme des
prisonniers. Leurs désirs tournaient autour d'eux-mêmes, dans une brève et
sourde cupidité, et ce dont ils rêvaient, ressemblait à un filet dans lequel
ils s'empêtraient. Jésus voyait des traces de lèpre sur leur corps et de
mortelles blessures en leur cœur, si profondes qu'ils ne les remarquaient même
plus. Une résignation s'était emparée d'eux qu'ils considéraient comme de la
sagesse et de la prudence. La belle amie du Cantique, la fille de roi, qui
devait venir à sa rencontre 6, la
fiancée, en compagnie de laquelle il voulait aller au-devant de son Père,
n'existait pas encore. Il devait d'abord, grâce au don de soi, la purifier et
la guérir. Il voulait, par son amour à lui, faire revivre son amour à elle, qui
s'était éteint si vite durant sa jeunesse 7.
Il pensa à ses disciples. Il y avait en eux une
bonne volonté, comparable au souffle d'une fleur printanière, mais ils avançaient
en même temps sous un poids qui alourdissait leurs pas. Ils entendaient ses
paroles, mais elles ne résonnaient ni ne vibraient en leur cœur. Quand le Royaume
de son Père allait-il pleinement advenir ? Il pensa aux mets choisis que
Dieu allait préparer sur le mont Sion pour tous les peuples 8. Soudain, s'imposa à lui le signe par lequel il voulait
faire ses adieux à ses disciples. Il devait s'unir à eux, plus profondément
encore qu'il n'est donné à l'homme et à la femme de s'unir lorsqu'ils
deviennent une seule chair. Il voulait se donner en nourriture à eux.
Les disciples lui demandèrent où il fallait préparer le repas
de la Pâque. Judas aussi s'en enquit. Jésus confia à Simon et à Jean la mission
d'aller en ville et leur indiqua le lieu où devait les attendre un homme
portant une grande cruche, leur dit qu'ils devaient le suivre et préparer le
repas dans la maison où il les conduirait. Tous deux firent comme Jésus leur
avait indiqué. Ils achetèrent un agneau sans tare, des pains azymes et du vin,
des herbes amères et de la compote de fruits 9. L'après-midi, ils montèrent au Temple pour y tuer l'agneau,
dans la cohue de tous ceux qui faisaient de même. Des prêtres recueillirent le
sang dont ils aspergèrent le pied de l'autel.
Au coucher du soleil, Jésus, en
compagnie des autres disciples du cercle des Douze, arriva à la maison où Simon
et Jean avaient préparé le repas. Conformément aux prescriptions rituelles, ils
s'attablèrent solennellement — en
signe de la liberté
acquise après la sortie d'Égypte, de la maison d'esclavage. Mais peu après
avoir prononcé la parole de bénédiction initiale, Jésus s'arrêta soudain. Avec
une tristesse, qui contrastait avec la joie de la fête, il dit : « L'un
de mes amis va bientôt me trahir »10. Ces paroles eurent chez les convives l'effet d'un éclair.
Quelques-uns crièrent presque simultanément : « Ce n'est sûrement pas
moi, Seigneur ». D'autres eurent du mal à croire que quelqu'un pourrait
être aussi infidèle et présomptueux. Jésus insista : « Il s'agit de
quelqu'un que j'ai choisi moi-même, qui mange en ce moment avec moi 11 et qui plonge sa main dans le même plat. Le Fils de
l'homme s'en va selon ce qui est écrit à propos de lui. Mais malheur à l'homme
par qui le Fils est livré aux mains des pécheurs. Il va au-devant d'un jugement
des plus sévères ». Aussitôt après, Jésus commença à manger des herbes
amères, qui, après ces paroles, ne rappelaient plus seulement le temps amer du
désert, mais évoquaient aussi l'amertume de l'heure présente. Lorsque les
disciples se joignirent peu à peu à lui et que Judas plongea sa main dans le
plat, Jésus fit de même. Le disciple le dévisagea, plein d'inquiétude, et lui
demanda d'une voix basse et torturée : « Tu veux dire que c'est moi ? ».
Jésus lui répondit simplement : « Tu sais ce que tu fais ».
Après avoir chanté la louange de Dieu
et lui avoir rendu grâces pour la libération de la servitude d'Égypte, Jésus
rappela aux Douze la manne que le peuple avait reçue au désert. Puis il
commença à parler d'une autre nourriture du ciel que le Père donnerait bientôt.
Il prit le pain qui se trouvait sur la table et le tendit à la ronde en disant :
« Prenez et mangez, ceci est mon corps ». Les disciples furent
troublés, car, sans comprendre la portée de ses paroles, ils se rendirent
compte qu'il avait rompu le rite du repas. Ils prirent le pain qu'il leur
tendait, le mangèrent et commencèrent à se servir d'agneau immédiatement après.
Lors de la coupe de bénédiction finale, Jésus dit une longue prière, louant le
Père pour les œuvres de la Création et le remerciant pour la grâce de
l'Alliance 12.
Il évoqua la maison
d'esclavage du péché, dans laquelle
le peuple et les
nations étaient toujours retenus prisonniers, et parla d'une Alliance
nouvelle 13
qui ne serait plus
conclue avec le sang d'animaux, comme l'Alliance du Sinaï. Ensuite il tendit la
coupe toute prête à ses disciples en disant : « Voici mon sang, le
sang de l'Alliance, qui sera versé pour la multitude ». Effrayés, les
disciples écoutaient : Moïse n'avait-il pas strictement interdit de boire
du sang 14 ?
Que signifiait ce
signe étrange du sang de leur Maître ? Jésus insista : « Ce que
la Loi a rejeté, le Père en fait la source de la vraie vie, et le sang versé
par des blasphémateurs, le Fils de l'homme le donne comme sang de l'Alliance
qui les relie tous à lui ». Ils cédèrent en hésitant et burent à la coupe.
Jésus continua : « J'ai ardemment désiré partager avec vous ce repas
de la Pâque. Quand je m'en serai allé, faites ce que j'ai fait pour vous, en
mémoire de moi. Je ne goûterai plus désormais au produit de la vigne, jusqu'à
ce que je le boive à nouveau avec vous dans le Royaume de mon Père ». Ses
paroles demeuraient incompréhensibles à ses disciples. Mais comme ils sentaient
peser sur eux un grand poids et qu'ils s'étaient habitués à ne pas toujours
tout comprendre, ils ne lui posèrent pas d'autres questions. Malgré une grande
tristesse, leur repas prit fin par le joyeux Hallel, le chant de louange
général 15,
et ils remercièrent
Dieu pour son amour bienveillant et éternel. Puis ils se mirent en route. En
passant par les ruelles obscures, où déambulaient encore de nombreux pèlerins,
ils quittèrent la ville et s'en allèrent vers la vallée du Cédron. En chemin,
Jésus leur dit : « J'ai prié Dieu pour qu'il vous arrache aux ennemis
qui viendront bientôt. Quand le berger est frappé, le troupeau se défait et les
brebis se dispersent 16. Mais
je vous rassemblerai bientôt à nouveau ». Pierre l'interrompit : « Nous
resterons auprès de toi, quoi qu'il arrive ». Les autres acquiescèrent,
mais Jésus se contenta de répondre : « Dès demain, quand le coq
chantera, il en sera autrement ».
D'après la Loi, les pèlerins devaient
passer la nuit à Jérusalem. Ils ne retournèrent donc pas à Béthanie. Sur le
versant oriental de la vallée du Cédron, faisant officiellement partie du
district de la ville, Jésus entra dans un domaine rural avec des oliviers, où
se trouvait un ancien pressoir à huile. Il y avait déjà souvent passé la nuit
de la Pâque lorsqu'il était monté à Jérusalem les années précédentes, avec
d'autres pèlerins de Galilée. C'est donc dans ce jardin d'oliviers qu'il fit se
reposer les siens, tout en remarquant que Judas était absent. Le disciple,
auquel il avait fait comprendre durant le repas, par son geste, qu'il l'avait
percé à jour, était resté un peu en arrière dans l'obscurité, s'était assuré
que les autres entraient dans le domaine rural et était retourné en hâte à la
ville.
Jésus emmena avec lui les trois
disciples qui l'avaient accompagné sur la montagne de l'autre côté du Jourdain.
Il s'éloigna d'eux à distance d'un jet de pierre environ et leur demanda de
veiller avec lui dans la prière. Aussitôt après, il se mit à trembler de tout
son corps. La grande confiance, avec laquelle il avait jusqu'alors suivi son
chemin, malgré le danger imminent, et la joie enivrante que son Abba lui
avait constamment donnée, disparurent d'un coup. En son âme, quelque chose se
brisa, et un abîme d'affliction et de désarroi s'ouvrit en lui 17. Il tomba dans un puits profond et des vagues de peur le
submergèrent 18,
tandis que le Père
cachait sa face aimante 19. Ses
membres se disloquèrent, et son cœur fondit comme la cire 20. Titubant 21, il
s'éloigna un peu de ses disciples, se jeta à terre et commença à appeler en
gémissant : « Abba, Père, tout t'est possible. Éloigne de moi
cette coupe ! » Puis, à force de volonté, il ajouta : « Mais que ta volonté se fasse
et non la mienne ! » Il demeura ainsi longtemps à lutter
intérieurement, puis céda au désir irrésistible de rejoindre ses disciples pour
trouver un peu de réconfort auprès d'eux. Mais, dans l'intervalle, bien
qu'ayant remarqué son tremblement et entendu ses appels, les trois s’étaient
endormis, rompus de tristesse et de fatigue.
Il les réveilla et, dans sa détresse, se plaignit : « Ne pouviez-vous
pas veiller une heure avec moi ? La tentation de fuir dans la nuit est
grande, et l'aspiration de l'abîme est forte. Veillez et priez pour ne pas vous
jeter dans le puits de la désespérance ! » Dès qu'il se fut à nouveau
éloigné un peu d'eux, il tomba à nouveau à terre, inondé de sueur, et lutta
avec la nuit qui l'envahissait. De toutes les forces de sa volonté, il resta
fidèle au Père. En son corps et en son âme se déchaînaient des forces
contraires 22,
et il ne
réussissait pas à dompter la tempête de la révolte. Revenu au bout d'un long
moment auprès de ses disciples, il ne trouva pas d'aide, une fois de plus, car
leurs yeux étaient consumés de larmes 23. Il se retrouva donc de nouveau en proie à une lutte
solitaire. Quand le bouleversement commença à s'apaiser un peu en lui, il vit
de nombreux flambeaux s'approcher rapidement dans la nuit. Alors il réveilla
ses disciples en leur disant : « Levez-vous, car l'Heure est venue où
commence le Jugement du péché ».
Raymund Schwager, in Le drame
intérieur de Jésus (Salvator)
1. Premier
livre de Samuel (2,19).
2.
Psaume 22 (19).
3. Livre de Job (19,13s.).
4.
Cantique des cantiques (4,1-7).
5.
Livre d’Ézéchiel
(16,7s.).
6. Psaume 45 (10).
7. Livre d’Isaïe (54,6).
8. Livre d’Isaïe (25,6).
9. Livre de l’Exode (12,1-11).
10. Psaume 31 (12).
11. Psaume 41 (10).
12. Livre de l’Exode (24,5-8).
13. Livre de Jérémie (31,31-34).
14. Livre du Lévitique (17,10-14).
15. Psaumes 115 à 118.
16. Livre de Zacharie (13,7).
17. Psaume 22 (14).
18. Psaume
69 (16).
19. Psaume 30 (8).
20. Psaume 22 (15).
21. Livre d’Isaïe (24,20).
22. Livre de Jérémie (4,19).
23. Livre des Lamentations (2,11).