samedi 7 février 2015

En musant... Paul Verlaine, Nocturne parisien


Roule, roule ton flot indolent, morne Seine. —
Sous tes ponts qu’environne une vapeur malsaine
 
Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris,
 
Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.
 
Mais tu n’en traînes pas, en tes ondes glacées,
 
Autant que ton aspect m’inspire de pensées !
 
Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font 
Monter le voyageur vers un passé profond,
 
Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes,
 
Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes.
 
Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers
 
Et reflète, les soirs, des boléros légers.
 
Le Pactole a son or, le Bosphore a sa rive
 
Où vient faire son kief l’odalisque lascive.
 
Le Rhin est un burgrave, et c’est un troubadour
 
Que le Lignon, et c’est un ruffian que l’Adour.
 
Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies,
 
Berce de rêves doux le sommeil des momies.
 
Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés,
 
Charrie augustement ses îlots mordorés,
 
Et soudain, beau d’éclairs, de fracas et de fastes,
 
Splendidement s’écroule en Niagaras vastes.
 
L’Eurotas, où l’essaim des cygnes familiers
 
Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers,
 
Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète,
 
Rhythmique et caressant, chante ainsi qu’un poëte.
 
Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants
 
Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents
 
En appareil royal, tandis qu’au loin la foule
 
Le long des temples va hurlant, vivante houle,
 
Au claquement massif des cymbales de bois,
 
Et qu’accroupi, filant ses notes de hautbois,
 
Du saut de l’antilope agile attendant l’heure,
 
Le tigre jaune au dos rayé s’étire et pleure.
 
— Toi, Seine, tu n’as rien. Deux quais, et voilà tout, 
Deux quais crasseux, semés de l’un à l’autre bout
 
D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne
 
Qui fait dans l’eau des ronds et qui pêche à la ligne.
 
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
 
Les passants alourdis de sommeil ou de faim,
 
Et que le couchant met au ciel des taches rouges,
 
Qu’il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges
 
Et, s’accoudant au pont de la Cité, devant
 
Notre-Dame, songer, cœur et cheveux au vent !
 
Les nuages, chassés par la brise nocturne,
 
Courent, cuivreux et roux, dans l’azur taciturne.
 
Sur la tête d’un roi du portail, le soleil,
 
Au moment de mourir, pose un baiser vermeil.
 
L’hirondelle s’enfuit à l’approche de l’ombre
 
Et l’on voit voleter la chauve-souris sombre.
 
Tout bruit s’apaise autour. À peine un vague son
 
Dit que la ville est là qui chante sa chanson,
 
Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes ;
 
Et c’est l’aube des vols, des amours et des crimes.
 
— Puis, tout à coup, ainsi qu’un ténor effaré 
Lançant dans l’air bruni son cri désespéré,
 
Son cri qui se lamente, et se prolonge, et crie,
 
Éclate en quelque coin l’orgue de Barbarie :
 
Il brame un de ces airs, romances ou polkas,
 
Qu’enfants nous tapotions sur nos harmonicas
 
Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,
 
Vibrer l’âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.
 
C’est écorché, c’est faux, c’est horrible, c’est dur,
 
Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr ;
 
Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées ;
 
Sur une clef de sol impossible juchées,
 
Les notes ont un rhume et les do sont des la,
 
Mais qu’importe ! l’on pleure en entendant cela !
 
Mais l’esprit, transporté dans le pays des rêves,
 
Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves ;
 
La pitié monte au cœur et les larmes aux yeux,
 
Et l’on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux,
 
Et dans une harmonie étrange et fantastique
 
Qui tient de la musique et tient de la plastique,
 
L’âme, les inondant de lumière et de chant,
 
Mêle les sons de l’orgue aux rayons du couchant !
 
— Et puis l’orgue s’éloigne, et puis c’est le silence, 
Et la nuit terne arrive, et Vénus se balance
 
Sur une molle nue au fond des cieux obscurs ;
 
On allume les becs de gaz le long des murs,
 
Et l’astre et les flambeaux font des zigzags fantasques
 
Dans le fleuve plus noir que le velours des masques ;
 
Et le contemplateur sur le haut garde-fou
 
Par l’air et par les ans rouillé comme un vieux sou
 
Se penche, en proie aux vents néfastes de l’abîme.
 
Pensée, espoir serein, ambition sublime,
 
Tout, jusqu’au souvenir, tout s’envole, tout fuit,
 
Et l’on est seul avec Paris, l’Onde et la Nuit !
 
— Sinistre trinité ! De l’ombre dures portes ! 
Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes !
 
Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur,
 
Si terribles, que l’Homme, ivre de la douleur
 
Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre,
 
L’Homme, espèce d’Oreste à qui manque une Électre,
 
Sous la fatalité de votre regard creux
 
Ne peut rien et va droit au précipice affreux ;
 
Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses
 
De tuer et d’offrir au grand Ver des épouses
 
Qu’on ne sait que choisir entre vos trois horreurs,
 
Et si l’on craindrait moins périr par les terreurs
 
Des Ténèbres que sous l’Eau sourde, l’Eau profonde,
 
Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde !
 
— Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant, 
Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent,
 
De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres
 
Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres !
 

Paul Verlaine, in Poèmes saturniens