Ex quo omnia,
per quem omnia,
in quo omnia 1.
per quem omnia,
in quo omnia 1.
Ô Dieu très grand et très bon,
admirables et éblouissantes sont les vérités que la Foi nous découvre sur Votre
vie intime.
Père Saint, Vous Vous contemplez
éternellement dans Votre parfaite image, le Verbe, – Votre Verbe tressaille ravi
de Votre Beauté, – et de Votre commune extase jaillit un embrasement
d'amour, l'Esprit-Saint.
Vous seule, ô Trinité adorable, êtes la Vie intérieure parfaite, surabondante, infinie.
Bonté sans limites, Vous voulez
répandre au dehors Votre Vie intime. Vous dites, et Vos œuvres s'élancent du
néant pour manifester vos perfections et chanter Votre gloire.
Un abîme existe entre Vous et la
poussière animée par Votre souffle, Votre Esprit d'amour veut le combler ;
Il aura ainsi le moyen de satisfaire son immense besoin d'aimer et de se
donner.
Il provoque donc en Votre Sein le décret
de notre divinisation. Cette boue façonnée par Vos Mains pourra, ô
prodige, être déifiée et avoir part à Votre bonheur éternel.
Votre Verbe s'offre pour accomplir
cette œuvre. « Et Il se fait chair pour que nous devenions des
dieux »2.
Et pourtant, ô Verbe, Vous n'avez
pas quitté le Sein de Votre Père. Là, subsiste Votre Vie essentielle, et
c'est de cette Source que découleront les merveilles de Votre Apostolat.
Ô Jésus, Emmanuel, Vous confiez à Vos
Apôtres Votre Évangile, Votre Croix, Votre Eucharistie, et Vous leur donnez
mission d'aller engendrer à Votre Père des fils d'adoption.
Puis Vous remontez vers Votre Père.
C'est à Vous, Esprit divin,
qu'incombe désormais le soin de sanctifier et de gouverner le Corps mystique de
l'Homme-Dieu 3.
Pour faire descendre du Chef dans les
membres la Vie divine, Vous daignez choisir pour Votre Œuvre des
collaborateurs. Embrasés par les feux de la Pentecôte, ils iront semer partout
dans les intelligences le verbe qui éclaire et dans les cœurs la grâce qui
enflamme, et ainsi communiquer aux hommes cette Vie divine, dont vous êtes la
Plénitude.
* * *
Ô Feu divin, excitez en tous ceux qui
participent à Votre Apostolat les ardeurs qui transformèrent les heureux
retraitants du Cénacle. Ils seront alors non plus de simples prédicateurs du
dogme et de la morale, mais des « transfuseurs » vivants du
Sang divin dans les âmes.
Esprit de lumière, gravez cette
vérité en traits indélébiles dans leurs intelligences, à savoir : que leur
apostolat ne sera efficace que dans la mesure où ils vivront eux-mêmes de cette
Vie surnaturelle intime dont Vous êtes le Principe souverain, et Jésus-Christ la Source.
Ô Charité infinie, allumez dans leurs
volontés une soif ardente de la Vie intérieure. Pénétrez leurs cœurs de
vos suaves et puissants effluves, et faites-leur sentir que, même ici-bas, il
n'y a de vrai bonheur que dans cette Vie, imitation et participation de la
Vôtre et de celle du Cœur de Jésus dans le Sein du Père de toutes
les miséricordes et de toutes les tendresses.
* * *
Ô Marie Immaculée, Reine des Apôtres,
daignez bénir ces modestes pages. Obtenez à tous ceux qui les liront de bien comprendre
que, s'il plaît à Dieu de se servir de leur activité comme d'un instrument
régulier de sa Providence, pour répandre ses biens célestes dans les âmes,
cette activité, pour amener quelque résultat, devra participer en quelque
façon de la nature de l'Acte divin, tel que Vous le contempliez dans le
Sein de Dieu, lorsque s'incarna dans Vos entrailles virginales Celui à qui nous
(levons de pouvoir Vous appeler notre Mère.
* * *
1.
Les Œuvres et dès lors le Zèle sont voulus par Dieu
Être souverainement libéral est un
apanage de la nature divine. Dieu est Bonté infinie. La Bonté n'aspire qu'à se
répandre et à communiquer le bien dont elle jouit.
La vie mortelle de Notre-Seigneur ne
fut qu'une continuelle manifestation de cette inépuisable libéralité.
L'Évangile montre le Rédempteur semant sur son chemin les trésors d'amour d'un
Cœur avide d'attirer les hommes à la vérité, à la vie.
Cette flamme d'apostolat,
Jésus-Christ l'a communiquée à l'Église, don de son amour, diffusion de sa vie,
manifestation de sa vérité, resplendissement de sa sainteté. Animée des mêmes
ardeurs, l'Épouse mystique du Christ continue à travers les siècles l'œuvre
d'apostolat de son divin Exemplaire.
Admirable dessein, loi universelle établie
par la Providence ! « C'est par l'homme que l'homme doit connaître
le
chemin du salut »4.
Jésus-Christ seul a
versé le sang qui rachète le monde. Seul aussi, il aurait pu en appliquer la
vertu et agir sur les âmes d'une façon immédiate, comme il le fait par
l'Eucharistie. Mais il a voulu des coopérateurs à la dispensation de ses
bienfaits. Pourquoi ? Sans doute la majesté divine l'exigeait ainsi, mais non
moins l'y poussaient ses tendresses pour l'homme. Et s'il convient au plus
éminent des monarques de ne gouverner le plus souvent que par ses ministres,
quelle condescendance de la part d'un Dieu de daigner associer de pauvres
créatures à ses labeurs et à sa gloire !
Née sur la croix, sortie du côté
transpercé du Sauveur, l'Église par le ministère apostolique perpétue l'action bienfaisante
et rédemptrice de l'Homme-Dieu. Voulu par Jésus-Christ, ce ministère devient le
facteur essentiel de la diffusion de cette Église parmi les nations et
l'instrument le plus ordinaire de ses conquêtes.
Pour cet apostolat, figure au premier
rang le clergé dont la hiérarchie forme le cadre de l'armée du
Christ ; clergé illustré par tant d'Évêques et de Prêtres saints et zélés,
et honoré si glorieusement par la récente béatification du saint Curé d'Ars.
À côté de ce clergé officiel, se sont
levées, dès l'origine du christianisme, des compagnies de volontaires, véritables
corps d'élite dont la perpétuelle et luxuriante végétation sera toujours l'un
des phénomènes les plus manifestes de la vitalité de l'Église.
Ce sont d'abord, aux premiers
siècles, les Ordres contemplatifs dont la prière incessante, les rudes macérations
contribuèrent si puissamment à la conversion du monde païen. Au moyen âge,
surgissent les Ordres prêcheurs, les Ordres mendiants, les Ordres militaires, les
Ordres voués à l'héroïque mission du rachat des captifs au pouvoir des
infidèles. Enfin les temps modernes voient naître en foule : Milices
enseignantes, Instituts, Sociétés de Missionnaires, Congrégations de toutes
sortes, dont la mission est de répandre le bien spirituel et corporel sous
toutes ses formes.
En outre, à toutes les époques de son
histoire, l'Église a rencontré des collaborateurs précieux dans les simples
fidèles, tels ces fervents catholiques, aujourd'hui légion, « personnes
d'œuvres » suivant l'expression consacrée, cœurs ardents, qui, sachant
unir leurs forces, mettent sans réserve au service de notre Mère commune,
temps, capacités, fortune, souvent sacrifient leur liberté, et parfois leur
sang.
Spectacle admirable, certes, et
fortifiant, que celui de cette providentielle efflorescence d'œuvres naissant
au jour voulu et si merveilleusement adaptées aux circonstances !
L'histoire de l'Église le prouve : tout besoin nouveau à satisfaire, tout
péril à conjurer, a vu invariablement apparaître l'institution réclamée par les
nécessités d'alors.
Ainsi à notre époque, nous voyons
s'opposer à des maux d'une particulière gravité, une foule d'œuvres à peine
connues hier : Catéchismes préparatoires à la première communion,
Catéchismes de persévérance, Catéchismes pour les enfants abandonnés,
Congrégations, Confréries, Réunions et Retraites pour hommes et jeunes gens,
pour dames et jeunes filles, Apostolat de la prière, Apostolat de la charité,
Ligues pour le repos dominical, Patronages, Cercles catholiques, Œuvres
militaires, Écoles libres, Bonne Presse, etc., toutes formes d'apostolat,
suscitées par cet esprit qui embrasait l'âme d'un saint Paul : Pour moi
bien volontiers je dépenserai et je me dépenserai encore moi-même tout entier pour
vos âmes (2 Co 12,15), et
qui veut répandre partout les bienfaits du sang de Jésus-Christ.
Que ces humbles pages aillent aux
soldats, qui, tout zèle, tout ardeur pour leur noble mission, s'exposent, en
vertu même de l'activité qu'ils déploient, au péril de n'être point, avant
tout, des hommes de vie intérieure, et qui, s'ils en étaient un jour punis
par des insuccès en apparence inexplicables, autant que par de graves dommages
spirituels, seraient alors tentés d'abandonner la lutte et de rentrer
découragés sous la tente.
Les pensées développées dans ce livre
nous ont aidé nous-mêmes à lutter contre l'extériorisation par les œuvres.
Puissent-elles éviter à quelques-uns ces déboires, et mieux guider leur
courage, en leur montrant que jamais le Dieu des œuvres ne doit être délaissé
pour les œuvres de Dieu, et que le : Malheur à moi si je n'annonce pas
l'Évangile (1 Co 9,16) ne nous donne pas le droit d'oublier le : Que sert à l'homme de gagner le monde
entier s'il vient à perdre son âme ? (Mt 16,26).
Les pères et mères de famille pour
qui l'Introduction à la vie dévote n'est pas un livre suranné, les époux
chrétiens qui se considèrent comme obligés l'un envers l'autre à un apostolat
qu'ils exercent en même temps sur leurs enfants pour les former à l'amour et à
l'imitation du Sauveur, peuvent eux aussi s'appliquer facilement l'enseignement
que donnent ces modestes feuillets. Puissent-ils mieux comprendre la nécessité
d'une vie non seulement pieuse mais intérieure pour rendre leur zèle efficace,
et pour embaumer leur foyer de l'esprit de Jésus-Christ et de cette paix
inaltérable qui, en dépit des épreuves, restera toujours l'apanage des familles
foncièrement chrétiennes.
2. Dieu veut que Jésus soit la Vie
des Œuvres
La science, à juste titre d'ailleurs,
est fière de ses immenses succès. Une chose cependant lui a été jusqu'à ce jour
et lui sera à jamais impossible : créer la vie, faire sortir du
laboratoire d'un chimiste un grain de blé, une larve. Les défaites
retentissantes des défenseurs des générations spontanées nous ont instruits sur
ces prétentions. Dieu garde le pouvoir de créer la vie.
Dans l'ordre végétal et animal les
êtres vivants peuvent croître et se multiplier ; encore leur fécondité ne
se réalise-t-elle que dans les seules conditions établies par le Créateur. Mais
dès qu'il s'agit de la vie intellectuelle, Dieu se la réserve et c'est Lui qui
directement crée l'âme raisonnable. Toutefois il est un domaine dont il est
encore plus jaloux, c'est celui de la Vie surnaturelle, puisqu'elle est
une émanation de la vie divine communiquée à l'Humanité du Verbe incarné.
L'Incarnation et la Rédemption
établissent Jésus Source et Source unique
de cette Vie divine à laquelle tous les hommes sont appelés à participer :
Par Notre Seigneur Jésus-Christ.
Par Lui, avec Lui et en Lui.
Par Lui, avec Lui et en Lui.
L'action essentielle de l'Église
consiste à la répandre par les Sacrements, la Prière, la Prédication et toutes
les œuvres qui s'y rattachent.
Dieu ne fait rien que par son
Fils : tout a été fait par Lui et rien n'a été fait sans Lui (Jn 1,3). Cela est vrai
dans l'ordre naturel, mais combien plus dans l'ordre surnaturel, quand il
s'agit de communiquer sa Vie intime et de faire participer les hommes à sa
propre nature pour les rendre Enfants de Dieu.
Je suis venu afin qu'ils aient la vie
(Jn 10,10).
En Lui était la vie (Jn 1,4). Je suis la Vie (Jn 14,6). Quelle précision dans ces paroles ! Quelle lumière
dans cette parabole du Cep et des branches où le Maître développe cette
vérité ! Quelle insistance il met pour graver dans l'esprit de ses Apôtres
ce principe fondamental que Lui seul,
Jésus, est la Vie,
et cette
conséquence que, pour participer à cette Vie et la communiquer aux
autres, ils doivent être entés sur l'Homme-Dieu.
Les hommes appelés à l'honneur de
collaborer avec le Sauveur pour transmettre aux âmes cette Vie divine doivent
donc se considérer comme de modestes canaux chargés de puiser à cette Source
unique.
L'homme apostolique qui méconnaîtrait
ces principes et croirait qu'il peut produire le moindre vestige de vie
surnaturelle sans l'emprunter totalement à Jésus, donnerait à penser que son
ignorance théologique n'a d'égale que sa sotte suffisance.
Si tout en reconnaissant
théoriquement que le Rédempteur est la cause primordiale de toute vie divine,
l'apôtre dans son action oubliait cette vérité, et aveuglé par une folle
présomption injurieuse pour Jésus-Christ, ne comptait guère que sur ses propres
forces, ce serait un désordre moindre que le précédent, mais tout aussi
insupportable au regard divin.
Rejeter la vérité ou en faire
abstraction en agissant, constitue toujours un désordre intellectuel, doctrinal
ou pratique. C'est la négation d'un principe qui doit informer notre conduite.
Le désordre s'accentue encore évidemment si la vérité au lieu de rayonner,
trouve le cœur de l'homme d'œuvres en opposition, par le péché ou la tiédeur
volontaire, avec le Dieu de toute lumière.
Or, se conduire pratiquement en
s'occupant des œuvres comme si Jésus n'en était pas seul le principe de vie est
qualifié par le cardinal Mermillod d’Hérésie des Œuvres. Par cette expression, il stigmatise l'aberration d'un
apôtre qui oubliant son rôle secondaire et subordonné, n'attendrait que de son
activité personnelle et de ses talents les succès de son apostolat. N'est-ce
pas en pratique la négation d'une grande partie du Traité de la Grâce ?
Cette conséquence révolte au premier abord. Cependant pour peu qu'on y
réfléchisse, elle n'est que trop vraie.
Hérésie des Œuvres ! L'activité fiévreuse prenant la place
de l'action de Dieu, la grâce méconnue, l'orgueil humain voulant détrôner
Jésus, la vie surnaturelle, la puissance de la prière, l'Economie de la
Rédemption reléguées, au moins dans la pratique, au rang des abstractions,
c'est là un cas qui est loin d'être imaginaire, et que l'analyse des âmes
révèle comme très fréquent, quoique à des degrés divers, dans ce siècle de
naturalisme où l'homme juge surtout d'après les apparences, et agit comme si le
succès d'une œuvre dépendait principalement d'une ingénieuse organisation.
À la simple lueur de la saine
philosophie, abstraction faite de la Révélation, on ne peut retenir sa pitié à
la vue d'un homme admirablement doué, qui refuserait de reconnaître Dieu comme le principe des merveilleux talents
que tous remarquent en lui.
Qu'éprouverait un catholique instruit
dans sa religion, au spectacle d'un apôtre qui afficherait, du moins
implicitement, la prétention de se passer de Dieu pour communiquer aux âmes ne
fût-ce que le moindre degré de vie divine ?
« Ah !
l'insensé ! » dirions-nous en entendant un ouvrier évangélique tenir
ce langage : « Mon Dieu, ne suscitez pas d'obstacle à mon entreprise,
ne venez pas l'enrayer, et je me charge de la mener à bonne fin ».
Notre sentiment serait un reflet de
l'aversion que provoque en Dieu la vue d'un tel désordre, la vue d'un
présomptueux poussant l'orgueil jusqu'à vouloir donner la vie surnaturelle,
produire la Foi, faire cesser le péché, porter à la vertu, engendrer les âmes à
la ferveur, par ses seules forces et sans attribuer ces effets à l'action
directe, constante, universelle et débordante du Sang Divin, prix, raison
d'être et moyen de toute grâce et de toute vie spirituelle.
Aussi Dieu doit-il à l'Humanité de
son Fils de confondre ces faux christs en paralysant leurs œuvres d'orgueil ou
en permettant qu'elles ne causent qu'un mirage éphémère.
Réserve faite pour tout ce qui agit
sur les âmes ex
opere operato, Dieu
doit au Rédempteur de soustraire à l'apôtre plein de suffisance les meilleures
de ses bénédictions pour les réserver à la branche qui humblement reconnaît ne
tirer sa sève que du Cep divin.
Autrement, s'il bénissait par des
résultats profonds et durables une activité empoisonnée par ce virus que nous
avons appelé Hérésie
des Œuvres, Dieu
semblerait encourager ce désordre et en permettre la contagion.
3. Qu'est-ce que la Vie
intérieure ?
Les mots vie d'oraison, vie contemplative s'appliquent dans ce volume, comme
dans l'Imitation
de Jésus-Christ, à
l'état des âmes qui s'adonnent sérieusement à une vie chrétienne non commune et
cependant accessible à tous, et, en substance, obligatoire pour tous 5.
Sans nous attarder a une étude
d'ascétisme, bornons-nous à rappeler ce que chacun pour le gouvernement intime de son âme est obligé
d'accepter comme absolument certain.
1ère VÉRITÉ. La vie surnaturelle, c'est en moi la Vie de Jésus-Christ Lui-même, par
la Foi, l'Espérance et la Charité, car Jésus est la cause méritoire, exemplaire et finale, et comme Verbe, avec le Père et le
Saint-Esprit, la cause efficiente
de la grâce
sanctifiante dans nos âmes.
La présence de Notre-Seigneur par
cette Vie surnaturelle n'est pas la présence réelle propre à la sainte Communion,
mais une présence d'Action Vitale comme l'action de la tête ou du cœur
sur les membres ; Action intime que Dieu cache le plus ordinairement à mon
âme pour augmenter le mérite de ma foi ; Action donc insensible
habituellement à mes facultés naturelles et que seule la foi m'oblige à croire
formellement ; Action divine qui laisse subsister mon libre arbitre et
utilise toutes les causes secondes, événements, personnes et choses,
pour me faire
connaître la volonté de Dieu et m'offrir l'occasion d'acquérir ou d'accroître
ma participation à la vie divine.
Cette Vie inaugurée au Baptême par l'état de grâce, perfectionnée par la Confirmation,
recouvrée par la Pénitence, entretenue et enrichie par l'Eucharistie, est ma Vie chrétienne.
2ème VÉRITÉ. Par cette vie, Jésus-Christ
me communique son Esprit. Et ainsi il devient principe d'activité
supérieure qui me porte, si je n'y mets obstacle, à penser, à juger, à aimer, à
vouloir, à souffrir, à travailler avec Lui, en Lui, par Lui, comme Lui. Mes
actions extérieures deviennent la manifestation de cette vie de Jésus en moi.
Je tends ainsi à réaliser l'idéal de Vie
intérieure formulé par saint Paul : Ce n'est plus moi qui vis, c'est
Jésus-Christ qui vit en moi (Gal
2,20).
Vie chrétienne, Piété, Vie
intérieure, Sainteté ne diffèrent pas essentiellement, ce sont les divers
degrés d'un seul amour ; ce sont le crépuscule, l'aurore, la lumière, la
splendeur d'un même soleil.
Lorsque dans cet ouvrage nous
employons le mot Vie intérieure, nous visons moins la vie intérieure habituelle,
c'est-à-dire si nous pouvons ainsi parler, « le capital de vie
divine » qui est en nous par la grâce sanctifiante, que la Vie intérieure actuelle,
c'est-à-dire la mise en valeur de ce capital par l'activité de l'âme et par
sa fidélité aux grâces actuelles.
Je puis donc la définir l'état
d'activité d'une âme qui réagit pour régler
ses inclinations naturelles et s'efforce d'acquérir l’habitude de juger et
de se diriger en tout d'après les lumières de l'Évangile et les exemples
de Notre-Seigneur.
Donc deux mouvements. Par le premier,
l'âme se retire de ce que le créé peut avoir de contraire à la vie
surnaturelle, et elle cherche à être sans cesse présente à elle-même : Aversio a
creaturis. Par le second l'âme se porte vers
Dieu et s'unit à Lui : Conversio ad Deum.
Cette âme veut ainsi être fidèle à la
grâce que Notre-Seigneur lui offre à chaque moment. En somme, elle vit
unie à Jésus et réalise sa parole : Celui qui demeure en Moi et en qui
Je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit (Jn 15,5).
3ème VÉRITÉ. Je me priverais de l'un des
plus puissants moyens d'acquérir cette vie intérieure, si je ne m'efforçais
d'avoir de cette présence active de Jésus en moi une foi précise et certaine et
surtout d'obtenir que cette présence me soit une réalité vivante, très vivante même, qui pénètre de plus
en plus l'atmosphère de mes facultés. Jésus devenant par là ma lumière, mon
idéal, mon conseil, mon appui, mon recours, ma force, mon médecin, ma
consolation, ma joie, mon amour, en un mot ma vie, j'acquerrai toutes
les vertus. Alors seulement je pourrai proférer sincèrement l'admirable prière
de saint Bonaventure que l'Église me propose comme action de grâces après la
messe 6.
4ème VÉRITÉ. Dans la proportion d'intensité de mon amour pour Dieu, ma vie surnaturelle
peut croître à chaque moment par une
nouvelle infusion de la grâce de
présence active de Jésus en moi ; infusion produite : 1/ À l'occasion
d'Actes méritoires (vertu ;
travail ; souffrance sous ses diverses formes : privation des
créatures, douleur physique ou morale, humiliation, abnégation ; prière,
messe, acte de dévotion envers Notre-Dame, etc.). 2/ Par les Sacrements, l'Eucharistie surtout.
Il est donc certain, et cette
conséquence m'écrase par sa sublimité et sa profondeur mais surtout me réjouit
et m'encourage, il est donc certain que par chaque événement, personne
ou chose, Vous, ô Jésus, Vous-même, Vous Vous présentez objectivement à
moi et à toute minute. Vous cachez sous ces
apparences votre sagesse et votre amour, et sollicitez ma coopération pour
accroître votre vie en moi.
Ô mon âme, c'est chaque fois Jésus qui se présente à toi par la grâce du moment présent, prière à dire, messe à célébrer ou à
entendre, lecture à faire, actes de patience, de zèle, de renoncement, de
lutte, de confiance, d'amour à produire. Oserais-tu détourner ton regard ou te
dérober ?
5ème VÉRITÉ. La triple concupiscence causée par le
péché originel et augmentée par chacun de mes péchés actuels établit en moi des
éléments de mort opposés à la vie de
Jésus. Or, dans la mesure même où se développent ces éléments, ils
diminuent l'exercice de cette vie. Hélas ! ils peuvent même arriver à la
supprimer.
Toutefois inclinations et sentiments
contraires à cette vie, tentations même violentes et prolongées ne
peuvent lui nuire tant que ma volonté s'y oppose. Et alors, vérité
consolante, ils contribuent même, comme tout élément de combat spirituel, à
l'augmenter, et cela dans la mesure de mon zèle.
6ème VÉRITÉ. Sans l'emploi fidèle de certains
moyens, mon intelligence s'aveuglera et ma volonté deviendra trop faible pour
coopérer avec Jésus à l'accroissement et même au maintien de sa vie en moi. Dès
lors, diminution progressive de cette vie et marche vers la tiédeur de volonté 7 par
dissipation, lâcheté, illusion, aveuglement, je pactise avec le péché véniel.
Par conséquent, insécurité pour mon salut, puisque disposition facile au péché mortel.
Si j'avais le malheur de tomber dans
cette tiédeur (et a fortiori si j'étais plus bas encore), je devrais
tout essayer pour en sortir. 1/ Raviver ma crainte de Dieu en me mettant
d'une façon saisissante en présence de ma fin, de la mort, des jugements de Dieu,
de l'enfer, de l'éternité, du péché, etc. 2/ Faire revivre ma componction par
la science amoureuse de vos Plaies, ô Miséricordieux Rédempteur. En esprit au
Calvaire, je me prosternerais à vos pieds sacrés afin que votre Sang vivant,
coulant sur ma tête et sur mon cœur, dissipe mon aveuglement, fonde la glace de
mon âme et secoue l'engourdissement de ma volonté.
7ème VÉRITÉ. Je dois craindre sérieusement de
n'avoir pas le degré de vie intérieure que Jésus exige de moi :
1/ Si je cesse d'accroître ma soif de
vivre de Jésus, soif qui me donne et le désir de plaire en tout à Dieu et la
crainte de lui déplaire en quoi que ce soit. Or je cesse forcément, si je
n'emploie plus les moyens, notamment : oraison du matin, messe, sacrements
et office, examens particulier et général, lecture pieuse, ou si par ma faute
ils ne me profitent pas.
L'âme tiède de cette manière a deux
vouloirs opposés, l'un bon, l'autre mauvais ; l'un chaud, l'autre froid.
D'un côté elle veut le salut, c’est pourquoi elle évite les péchés mortels
évidents ; d'un autre côté elle ne veut pas les exigences de l'amour de
Dieu, elle veut, au contraire, les aisances d'une vie libre et facile ; et
c'est pourquoi elle se permet des péchés véniels délibérés...
Quand cette tiédeur n'est pas combattue, par le fait même, il y a dans l'âme mauvaise volonté, non pas totale, mais
partielle : c'est-à-dire qu'il y a une partie de la volonté qui dit à
Dieu : « Sur tel ou tel point, je ne veux pas cesser de vous
déplaire »8.
2/ Si je n'ai pas le minimum de recueillement qui me permette au cours de mes occupations, de garder
mon cœur dans une pureté et une générosité assez grandes pour que ne
soit pas étouffée la voix de Jésus me signalant les éléments de mort qui se
présentent et m'invitant à les combattre. Or, ce minimum me fera défaut si je
m'abstiens des moyens qui peuvent l'assurer : Vie liturgique, oraisons
jaculatoires surtout en forme de supplication, communions spirituelles,
exercice de la présence de Dieu, etc.
Sans lui les péchés véniels
arriveront à pulluler dans ma vie, et je pourrais même ne pas m'en douter. Pour
les voiler et même me dérober un état plus lamentable, l'illusion utilisera
apparence de piété plus spéculative que pratique, zèle pour les œuvres, etc.
Mon aveuglement me sera cependant imputable, puisque par l'absence de ce
recueillement indispensable, j'en aurai posé et entretenu la cause.
8ème VÉRITÉ. Ma vie intérieure sera ce qu'est ma
Garde du cœur : Garde ton cœur avant tout, car de lui jaillit la vie. (Pr 4,23).
Cette garde du cœur n'est autre chose
que la sollicitude habituelle ou du moins fréquente pour préserver tous mes actes, à
mesure qu'ils se présentent, de tout ce qui pourrait vicier leur mobile ou leur accomplissement.
Sollicitude calme, aisée, sans
contention, mais forte cependant puisque basée sur le recours filial à Dieu.
C'est un travail du cœur et de la
volonté plus que de l'esprit, qui doit rester libre pour l'accomplissement de
ses devoirs. Loin de gêner l'action, la garde du cœur la perfectionne en la
réglant par l'esprit de Dieu et en l'ajustant aux devoirs d'état.
Cet exercice se pratique à toute
heure. C'est une vue, par le cœur, des actions présentes et une attention
modérée aux diverses parties d'une action à mesure qu'on la fait. C'est
l'observation exacte de l'Age quod agis. L'âme comme une
sentinelle vigilante exerce sa sollicitude sur tous les mouvements de son cœur,
sur tout ce qui se passe dans son intérieur : impressions, intentions, passions,
inclinations, en un mot sur tous ses actes intérieurs et extérieurs, pensées,
paroles, actions.
La garde du cœur exige un
certain recueillement, elle ne peut se faire par une âme dissipée.
Par la fréquence de cet exercice on
en acquiert peu à peu l'habitude.
Où vais-je et à quoi ? Que ferait Jésus ; comment se
comporterait-il à ma place ? Que me conseillerait-il ? Que
demande-t-il de moi en ce moment ? Telles sont les questions qui viennent
spontanément à l'âme avide de vie intérieure.
Pour l'âme qui va à Jésus par Marie,
cette garde du cœur revêt un caractère plus facilement affectif encore, et
recourir à cette bonne Mère devient comme un besoin incessant pour son cœur.
9ème VÉRITÉ. Jésus-Christ règne dans l'âme,
lorsque celle-ci aspire à l'imiter sérieusement, universellement, affectueusement.
Deux degrés dans cette imitation : 1/ L'âme s'efforce de devenir
indifférente aux créatures prises en elles-mêmes, qu'elles soient conformes ou contraires
à ses goûts. À l'exemple de Jésus, elle ne veut comme règle en tout que la
Volonté de Dieu : Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté,
mais la volonté de Celui
qui m'a envoyé (Jn 6, 38). 2/ Le
Christ n'a pas eu de complaisance pour lui-même (Rm
15,3). L'âme se porte plus volontiers à ce qui contrarie la
nature et lui répugne. Elle réalise alors l'Agendo contra dont parle
saint Ignace dans sa célèbre méditation du Règne du Christ. C'est l'action
contre la nature pour aller de préférence vers ce qui imite la pauvreté du
Sauveur et son amour des souffrances et des humiliations. Suivant l'expression
de saint Paul, l'âme connaît alors vraiment le Christ : Elle l'a appris (Ep
4, 20).
10ème VÉRITÉ. Quel que soit mon état, Jésus
m'offre, si je veux prier et devenir fidèle à sa grâce, tous les moyens de
revenir à une vie intérieure qui me rende Son intimité et me permettre de
développer Sa vie en moi. Alors, au cours de ses progrès, mon âme ne cessera de
posséder la joie, même au sein des épreuves, et se réaliseront pour elle
les paroles d'Isaïe : Alors ta lumière éclatera comme l'aurore, et ta
guérison germera promptement ; ta justice marchera devant toi ; la
gloire de Jéhovah sera ton arrière-garde. Alors tu appelleras et Jéhovah
répondra ; tu crieras et il dira : Me voici... Et Jéhovah sera ton
guide continuel ; il rassasiera ton âme dans les lieux arides et il
donnera de la vigueur à tes os ; tu seras comme un jardin bien arrosé,
comme une source dont les eaux ne tarissent jamais (Is 58,8).
11ème VÉRITÉ. Si Dieu me demande d'appliquer mon
activité non seulement à ma sanctification, mais aussi aux Œuvres, je formerai
avant tout dans mon âme cette conviction ferme : Jésus doit être et veut
être la vie de ces œuvres.
Mes efforts à eux seuls ne sont rien,
absolument rien : Sans moi, vous ne pouvez rien faire (Jn
15,5). Ils ne seront utiles et bénis de Dieu que si, par une
vraie Vie intérieure, je les unis constamment à l'action vivifiante de Jésus.
Ils deviendront alors tout puissants : Je puis tout en Celui qui me
fortifie (Ph
4,13). S'ils provenaient d'une orgueilleuse suffisance, de la
confiance en mes talents, du désir des succès, ils seraient rejetés de Dieu,
car ne serait-ce pas sacrilège folie de ma part, de ravir à Dieu, pour m'en
parer, quelque chose de sa gloire ?
Loin d'engendrer en moi la
pusillanimité, cette conviction sera ma force. Et quel besoin de prière elle me
donnera pour obtenir cette humilité, trésor pour mon âme, assurance du secours
de Dieu et gage de succès pour mes œuvres !
Pénétré de l'importance de ce
principe, je m'examinerai sérieusement pendant mes retraites pour reconnaître –
si ma conviction de la nullité de mon action lorsqu'elle est seule et de sa
force lorsqu'elle est unie à celle de Jésus, ne m'émousse point, – si j'exclus
impitoyablement toute complaisance et vanité, tout retour sur moi dans ma vie
d'apôtre, – si je me maintiens dans une
défiance absolue de moi-même, – et si je prie Dieu de vivifier mes œuvres et de
me préserver de l'orgueil, premier et principal obstacle à son concours.
Ce Credo de la Vie intérieure, devenu pour l'âme la base de son
existence, lui assure dès ici-bas une participation au bonheur céleste.
Vie intérieure, vie des prédestinés.
Elle répond à la fin que Dieu s'est
proposée en nous créant 9.
Elle répond à la fin de
l'Incarnation : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que
nous vivions par lui (Jn
4,9).
État bienheureux : La fin de
la créature humaine est de s'attacher à Dieu : toute sa félicité est là 10. Contrairement aux
joies du monde, si des épines existent au dehors, les roses subsistent au
dedans. Qu'ils sont à plaindre les pauvres gens du monde ! dit le saint
curé d'Ars. Ils ont sur les épaules un manteau doublé d'épines ; ils ne
peuvent pas faire un mouvement sans se piquer ; tandis que les vrais
chrétiens ont un manteau doublé de peau de lapin. On voit la croix, mais on
ne voit pas l'onction 11.
État céleste ! L'âme devient un
ciel vivant 12.
Comme la bienheureuse
Marguerite-Marie, elle chante :
Je
possède en tout temps et je porte en tout lieu
Et le Dieu de mon cœur et le Cœur de mon Dieu.
Et le Dieu de mon cœur et le Cœur de mon Dieu.
C'est le commencement de la
béatitude 13.
La grâce, c'est le ciel en germe.
4. Combien cette Vie intérieure est
méconnue
Saint Grégoire le Grand, aussi habile
administrateur et zélé apôtre que grand contemplatif, caractérise d'un
mot : Il vivait avec lui-même, l'état d'âme de saint Benoît, qui
jetait à Subiaco le fondement de sa Règle devenue l'un des plus puissants
leviers d'apostolat dont Dieu se soit servi sur la terre.
C'est bien le contraire qu'il faut
prononcer de la grande majorité de nos contemporains, Vivre avec soi, en soi,
vouloir se gouverner soi-même et ne pas se laisser gouverner par le
dehors, réduire l'imagination, la sensibilité et même l'intelligence et la
mémoire au rôle de servantes de la volonté, et conformer sans cesse
cette volonté à celle de Dieu, est un programme que l'on accepte de moins en
moins en ce siècle d'agitation qui a vu naître un idéal nouveau : l'amour
de l'action pour l’action.
Pour éluder cette discipline des
facultés, tous les prétextes sont jugés bons : affaires, sollicitudes de
famille, hygiène, bonne renommée, amour de la patrie, prestige de la
corporation, prétendue gloire de Dieu… tentent à l'envi de nous empêcher de vivre
en nous-mêmes. Cette sorte de délire de la vie hors de soi arrive même à
exercer sur nous un attrait irrésistible.
Faut-il s'étonner dès lors que la vie
intérieure soit méconnue ?
Méconnue, c'est trop peu dire ; elle
est souvent méprisée et ridiculisée, et par ceux-là même qui devraient le plus
en apprécier les avantages et la nécessité. Il a fallu la lettre mémorable
adressée par Léon XIII au cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, pour
protester contre les conséquences périlleuses d'une admiration exclusive pour
les Œuvres.
Afin d'éviter le labeur de la vie
intérieure, l'homme d'Église en arrive à méconnaître l'excellence de la vie
avec Jésus, en Jésus, par Jésus, à oublier que, dans le plan de la
Rédemption, tout est non moins fondé sur la vie eucharistique que bâti
sur le roc de Pierre. Reléguer au second plan l’essentiel, c'est à quoi travaillent inconsciemment les partisans de
cette spiritualité moderne désignée par le mot : Américanisme. Pour eux, l'église n'est pas encore un temple protestant.
Le tabernacle n'est pas encore vide. Mais la vie eucharistique ne peut guère
s'adapter, d'après eux, ni surtout suffire aux exigences de la civilisation
moderne, et la vie intérieure qui découle forcément de la vie eucharistique a
fait son temps.
Pour les personnes, et elles sont
légion, imbues de ces théories, la communion a perdu le vrai sens que lui
trouvaient les premiers chrétiens. Elles croient à l'Eucharistie, mais n'y
voient plus un élément de vie aussi nécessaire pour elles que pour leurs
œuvres. Il ne faut plus s'étonner que, le tête-à-tête intime avec Jésus-Hostie
n'existant presque plus pour elles, la vie intérieure ne soit considérée que
comme un souvenir du moyen âge.
En vérité, à entendre ces hommes d'œuvres
parler de leurs exploits, on croirait que le Tout-Puissant qui a créé les
mondes en se jouant et devant qui l'univers n'est que poussière et néant, ne
peut se passer de leur concours !
Subtilement, nombre de fidèles, et
même des prêtres et des religieux, en arrivent par le culte de l'action à s'en faire
une sorte de dogme qui inspire leur attitude, leurs actes, et les fait
se livrer sans frein à la vie hors de soi. L'Église, le diocèse, la paroisse,
la congrégation, l'œuvre ont besoin de moi, serait-on heureux de pouvoir
dire... Je suis plus qu'utile à Dieu. Et si on n'ose manifester une telle
fatuité, cependant existent latentes au fond du cœur, et la présomption qui en
est la base, et l'atténuation de foi qui l'a engendrée.
On ordonne souvent au neurasthénique
de s'abstenir, et quelquefois assez longtemps, de tous travaux. Remède
insupportable pour lui, car précisément sa maladie le jette dans une excitation
fiévreuse, qui, devenue comme une seconde nature, le pousse à se
procurer sans relâche de nouvelles dépenses de forces et d'émotions qui
aggravent son mal.
Ainsi en est-il fréquemment de
l'homme d'œuvres par rapport à la vie intérieure. Il la dédaigne d'autant plus,
que dis-je ? il a pour elle d'autant plus de répugnance que dans sa
pratique seule se trouve le remède à son état morbide. Bien plutôt cherchant à s'étourdir de plus en plus
sous l'avalanche de travaux croissants et mal dirigés, il écarte toute
possibilité de guérison.
Le navire file à toute vapeur. Et
tandis que celui qui le dirige admire la vitesse de la marche, Dieu juge que,
faute de sage timonier, ce bateau va à l'aventure et risque d'échouer. Des
adorateurs en esprit et en vérité, voilà ce que Notre-Seigneur réclame avant
tout. L'américanisme, lui, se figure qu'il apporte une grande gloire Dieu en
visant principalement les résultats extérieurs. Cet état d'esprit explique
comment de nos jours, si écoles, dispensaires, missions, hôpitaux, sont encore
appréciés, par contre le dévouement dans sa forme intime, par la pénitence et
la prière, est de moins en moins compris. Ne sachant plus croire à la vertu de
l'immolation cachée, on ne se contentera pas de traiter de lâches et
d'illuminés ceux qui s'y adonnent dans la solitude du cloître sans le céder en
ardeur pour le salut des âmes aux plus infatigables missionnaires, mais on
tournera en dérision les personnes d'œuvres qui jugent indispensable de dérober quelques
instants aux occupations les plus utiles, pour aller purifier et réchauffer
leur zèle auprès du Tabernacle, et obtenir de l'Hôte divin de meilleurs
résultats pour leurs travaux.
5.
Réponse à une première objection :
la Vie intérieure est-elle oisive ?
Ce volume ne s'adresse qu'aux hommes
d'œuvres animés d'un ardent désir de se dépenser, mais exposés à négliger les
mesures nécessaires pour que leur dévouement soit fécond pour les âmes sans
être pour eux-mêmes un dissolvant de vie intérieure.
Stimuler les prétendus apôtres qui
ont le culte du repos, galvaniser les âmes que l'égoïsme illusionne parce qu'il
leur montre dans l'oisiveté un moyen de favoriser la piété, secouer
l'indifférence de ces indolents, de ces endormis qui dans l'espoir de quelques
avantages ou honneurs accepteront certaines œuvres, pourvu qu'elles ne
troublent en rien leur quiétude et leur idéal de tranquillité, tel n'est point
notre but. Cette tâche exigerait un ouvrage spécial.
Laissant donc à d'autres le soin de
faire comprendre à cette catégorie d'apathiques les responsabilités d'une
existence que Dieu voulait active et que le démon d'accord avec la
nature rend inféconde par manque d'activité et par défaut de zèle, revenons aux
chers et vénérés confrères à qui nos pages sont réservées.
Aucune comparaison ne peut rendre
l'intensité infinie de l'activité qu'il y a au sein de Dieu. La Vie intérieure
du Père est telle qu'elle engendre une Personne divine. De la Vie intérieure du
Père et du Fils procède le Saint-Esprit. La Vie intérieure communiquée aux
Apôtres au Cénacle a aussitôt enflammé leur zèle. Pour toute personne instruite
qui ne s'évertue pas à la défigurer, cette vie intérieure est un principe de
dévouement.
Mais alors même qu'elle ne se
révélerait point par des manifestations extérieures, la vie d'oraison est en
soi et intimement une Source d’activité
à nulle autre comparable. Rien ne serait plus faux que de voir en elle une
sorte d'oasis où l'on se réfugie pour couler paisiblement son existence. Il
suffit qu'elle soit le chemin qui mène plus directement au Royaume des cieux
pour que le texte : Le Royaume des cieux est emporté de force, et ce
sont des violents qui s'en emparent (Mt 11,12), lui doive être
spécialement appliqué.
Dom Sébastien Wyart qui avait connu
aussi bien les labeurs de l'ascète que les fatigues du métier militaire, le travail
de l'étude et les soucis inhérents à la charge de supérieur, aimait à redire
qu'il y avait trois genres de travaux :
1/ Le travail presque exclusivement
physique de ceux qui exercent une profession manuelle, du laboureur, de
l'artisan, du soldat. Ce travail, affirmait-il, est, quoi qu'on en pense, le
moins rude des trois.
2/ Le travail intellectuel du savant,
du penseur, à la recherche si souvent ardue de la vérité, celui de l'écrivain,
du professeur, qui mettent tout en œuvre pour la faire pénétrer dans d'autres
intelligences, celui du diplomate, du négociant, de l'ingénieur, etc., les
efforts de tête du général pendant le combat pour prévoir, diriger et décider.
Ce labeur en soi, dit-il, est autrement pénible que le premier, et l'adage La
lame use le fourreau,
exprime cette
priorité.
3/ Enfin le travail de la vie
intérieure. Des trois (et il n'hésitait pas à le proclamer), c'est le plus
assujettissant lorsqu'on le prend au sérieux 14. Mais c'est aussi
celui qui offre le plus de consolations ici-bas. C'est également le plus
important. Il fait non plus la profession de l'homme, mais l'homme lui-même.
Combien qui se glorifient d'être courageux dans les deux premiers genres de
travaux, qui mènent à la fortune et au succès, ne sont plus qu'inertie, paresse
et lâcheté quand il s'agit du travail pour la vertu !
S'efforcer de dominer sans cesse et
soi-même et ce qui nous environne pour n'agir en toutes choses que pour la
gloire de Dieu est l'idéal de l'homme décidé à acquérir la vie intérieure. Pour
le réaliser, il s'efforce dans toutes les circonstances de rester uni à Jésus-Christ
et ainsi d'avoir l'œil fixé sur le but à atteindre et de tout peser à la
lumière de l'Évangile. Où vais-je ? et pour quoi ? répète-t-il
avec saint Ignace. Tout en lui donc, intelligence et volonté aussi bien que
mémoire, sensibilité, imagination et sens, relève d'un principe. Mais au
prix de quel labeur arrive-t-il à ce résultat ! Qu'il se mortifie ou
qu'il s'accorde quelque jouissance permise, qu'il réfléchisse ou qu'il exécute,
qu'il travaille ou qu'il se repose, qu'il aime le bien ou qu'il éprouve de
l'aversion pour le mal, qu'il désire ou qu'il craigne, qu'il accepte la joie ou
la tristesse, plein d'espoir ou de crainte, indigné ou paisible, en toutes
choses et toujours il s'efforce de maintenir avec opiniâtreté la barre du
gouvernail dans la direction du Bon plaisir divin. Dans la prière, près de l'Eucharistie surtout, plus
complètement encore il s'isole des objets visibles, afin d'arriver à traiter
avec Dieu invisible comme s'il le voyait (He 11,27). Même
au cours de ses travaux apostoliques, il tend à réaliser cet idéal que saint
Paul admire en Moïse.
Adversités de la vie, orages soulevés
par les passions, rien n'est capable de le faire dévier de la ligne de conduite
qu'il s'est imposée. Par ailleurs, s'il faiblit un instant, il se ressaisit
bientôt et reprend plus vigoureusement sa marche en avant.
Quel travail ! Et comme l'on
comprend que Dieu récompense dès ici-bas par des joies spéciales celui
qui ne recule pas devant l'effort que ce labeur exige.
Oisifs, concluait Dom Sébastien,
oisifs les vrais Religieux, les Prêtres intérieurs et zélés ! Allons
donc ! Qu'ils viennent donc analyser, les mondains les plus affairés, si
leur travail est comparable au nôtre.
Qui n'en a fait l'expérience ?
On serait porté à préférer parfois de longues heures d'une occupation fatigante
à une demi-heure d'oraison bien faite, à une assistance sérieuse à la messe, à
la récitation suivie d'un office 15. Le P. Faber exprime sa
désolation de constater que, pour certains, « le quart d'heure qui suit la
communion est le quart d'heure le plus ennuyeux de la journée ». S'il
s'agit d'une courte retraite de trois jours, que de répugnances pour
certains ! S'abstraire pendant trois jours de la vie facile, bien que très
occupée, et vivre dans le surnaturel en l'infiltrant pendant cette
retraite dans tous les détails de l'existence ; forcer son esprit à tout voir durant ce
temps aux seules lueurs de la Foi, et son cœur à tout oublier pour n'aspirer
que Jésus et sa vie ; rester en tête à tête avec soi, et mettre à nu ses
infirmités et ses faiblesses d'âme ; jeter cette âme dans le creuset, sans
pitié pour ses récriminations : c'est là une perspective qui fait reculer
nombre de personnes prêtes cependant à toutes les fatigues, dès qu'il ne s'agit
que d'une dépense d'activité purement naturelle.
Et si trois jours d'une semblable
occupation paraissent déjà si pénibles, qu'éprouve la nature à l'idée d'une vie
entière que l'on veut soumettre graduellement au régime de la vie
intérieure ?
Sans doute, dans ce travail de
dégagement, la grâce entre pour une large part, et rend le joug suave et le
fardeau léger. Mais combien l'âme y trouve matière à efforts ! Il lui en
coûte toujours pour se remettre dans le droit chemin et revenir à la parole de
saint Paul : Notre conversation est dans les cieux (Ph 3,20). Saint
Thomas explique cela fort bien : l'homme, dit-il, est placé entre les
objets d'ici-bas et les biens spirituels, dans lesquels réside l'éternelle
béatitude. Plus il adhère aux uns, plus il s'éloigne des autres, et vice
versa 16. Dans
la balance, si l'un des plateaux s'abaisse, l'autre s'élève d'autant.
Or, la catastrophe du péché originel
ayant bouleversé l'économie de notre être, a rendu ce double mouvement
d'adhérence et d'éloignement pénible à effectuer. Pour rétablir et garder par
la vie intérieure l'ordre et l'équilibre dans ce « petit monde »
qu'est l'homme, il faut depuis, travail, peine et sacrifice. Il y a un édifice
écroulé à rebâtir et à préserver ensuite d'une ruine nouvelle.
Arracher constamment aux pensées de
la terre, par la vigilance, le renoncement et la mortification, ce cœur
pesant (Psaume 4) de
tout le poids de la nature corrompue ; réformer son caractère en
particulier sur les points où il est le plus dissemblable à la physionomie
d'âme de Notre-Seigneur, dissipation, emportement, complaisance en soi ou hors
de soi, manifestations de l'orgueil ou du naturalisme, dureté, égoïsme, défaut
de bonté, etc., résister à l'appât du plaisir présent et sensible par
l'espérance d'un bonheur spirituel dont on ne jouira qu'après une longue
attente ; se détacher de tout ce qui peut faire aimer l'ici-bas ;
faire de l'ensemble des créatures, désirs, convoitises, concupiscence, biens
extérieurs, volonté et jugement propres, un holocauste sans réserve..., quelle
tâche !
Et ce n'est là pourtant que la partie
négative de la vie intérieure. Après cette lutte corps à corps qui faisait
gémir saint Paul (Rm 7,22-24), et que le Père de Ravignan exprimait par ce mot :
« Vous me demandez ce que j'ai fait pendant mon noviciat ? Nous
étions deux, j'en ai jeté un par la fenêtre et je suis resté seul », après
ce combat sans trêve contre un ennemi toujours prêt à renaître, il faut
protéger des moindres retours de l'esprit naturel un cœur qui, purifié par la
pénitence, est maintenant consumé du désir de réparer les outrages faits à
Dieu, déployer toute son énergie pour le tenir uniquement attaché aux beautés
invisibles des vertus à acquérir pour imiter celles de Jésus-Christ, s'efforcer
de conserver jusque dans les moindres particularités de l'existence une
confiance absolue dans la Providence ; c'est le côté positif de la vie intérieure. Qui ne devine
le champ illimité du travail qui se présente !
Travail intime, assidu et constant.
Et cependant c'est précisément par ce travail que l'âme acquiert une facilité
merveilleuse et une étonnante rapidité d'exécution pour les travaux apostoliques.
Seule la vie intérieure possède ce secret.
Les œuvres immenses accomplies,
malgré une santé précaire, par un Augustin, un Jean Chrysostome, un Bernard, un
Thomas d'Aquin, un Vincent de Paul, nous jettent dans l'étonnement. Mais plus
encore sommes-nous émerveillés de voir ces hommes, malgré leurs travaux presque
incessants, se maintenir dans l'union la plus constante avec Dieu. Se
désaltérant plus que d'autres par la contemplation à la source de la Vie, ces
Saints y puisaient de plus vastes capacités de travail.
C'est ce qu'exprimait un de nos
grands évêques, surchargé de besogne, à un homme d'État accablé lui-même
d'affaires, et qui lui demandait le secret de sa sérénité constante et des
admirables résultats de ses œuvres. « À toutes vos occupations, cher ami,
ajoutez encore une demi-heure de méditation chaque matin. Non seulement vos
affaires seront expédiées, mais vous trouverez encore le loisir d'en réaliser
de nouvelles ».
Enfin, ne voyons-nous pas le saint
roi Louis IX trouver, dans les huit ou neuf heures qu'il consacrait
habituellement aux exercices de la vie intérieure, le secret et la force de
s'appliquer avec tant de sollicitude aux affaires de l'État et au bien de ses
sujets, que, de l'aveu d'un orateur socialiste, jamais, même à notre époque, il
n'a été fait autant en faveur des classes ouvrières que sous le règne de ce
prince.
6. Réponse à une autre
objection : la Vie intérieure est-elle égoïste ?
Ne parlons pas du paresseux ni du
gourmand spirituel qui font consister la vie intérieure dans les joies d'une
agréable oisiveté et cherchent beaucoup plus les consolations de Dieu que le
Dieu des consolations. Ils n'ont qu'une fausse piété. Mais celui qui, à la
légère ou de parti-pris, déclare égoïste la vie intérieure ne la comprend pas
mieux.
Nous avons déjà dit que cette vie est
la source pure et abondante des œuvres les plus généreuses de la charité envers les âmes et de la charité qui va au
soulagement des souffrances d'ici-bas. Examinons l'utilité de cette vie d'un
autre point de vue.
Égoïste et stérile la vie intérieure
de Marie et de Joseph ? Quel blasphème et quelle absurdité ! Et pourtant
nulle œuvre extérieure ne leur est attribuée. La seule irradiation sur le monde
d'une vie intérieure intensive, les mérites des prières et des sacrifices appliqués
à l'extension des bienfaits de la Rédemption ont suffi à constituer Marie,
reine des apôtres, et Joseph, patron de l'Église universelle »17.
Ma sœur me laisse servir seule (Lc 10,40), dit
en empruntant les paroles de Marthe le sot présomptueux qui ne voit que ses
propres œuvres extérieures et leurs résultats.
Sa fatuité et son peu d'intelligence
des voies divines ne vont pas jusqu'à lui faire supposer que Dieu ne saurait
guère se passer de lui. Volontiers il répète cependant encore avec Marthe incapable
d'apprécier l'excellence de
la contemplation de Madeleine : Dites-lui donc de m'aider (Lc
10,40) et va jusqu'à s'écrier : A
quoi bon cette perte ? (Mt 24,8) en reprochant comme un gaspillage de temps les moments que
ses confrères en apostolat, plus intérieurs que lui, se réservent afin
d'assurer leur vie intime avec Dieu.
Je me sacrifie moi-même pour eux afin qu'eux aussi soient sanctifiés en vérité (Jn
17,19), répond l'âme qui a senti toute la portée de ce mot du Maître afin que, et
qui, connaissant la valeur de la prière et du sacrifice, unit aux larmes et au sang
du Rédempteur les larmes de ses yeux et le sang d'un cœur se purifiant de jour
en jour davantage.
Avec Jésus, l'âme intérieure entend
la voix des crimes du monde monter vers le ciel et appeler sur leurs auteurs un
châtiment dont elle retarde la sentence par la toute-puissance de la
supplication, capable d'arrêter la main de Dieu prête à lancer la foudre.
Ceux qui prient, disait après sa
conversion l'éminent homme d'État, Donoso Cortès, font plus pour le monde que
ceux qui combattent, et si le monde va de mal en pis, c'est qu'il y a plus de
batailles que de prières.
« Les mains levées, dit Bossuet,
enfoncent plus de bataillons que celles qui frappent ». Et au milieu de
leurs déserts, les solitaires de la Thébaïde avaient souvent au cœur le feu qui
animait saint François-Xavier : Ils semblaient, dit saint Augustin,
avoir abandonné le monde plus qu'il ne fallait. Mais on ne fait pas
réflexion, ajoute-t-il, que leurs prières rendues plus pures par ce grand
éloignement du monde n'en étaient que plus influentes et plus nécessaires pour ce monde corrompu.
Une courte mais fervente prière
avancera d'ordinaire bien plus une conversion que de longues discussions et de
beaux discours. Celui qui prie, traite avec la Cause première. Il agit directement sur elle. Il a ainsi en main
toutes les causes secondes, puisque celles-ci ne reçoivent que de ce Principe
supérieur leur efficacité. Aussi l'effet désiré est-il alors obtenu et plus
sûrement et plus promptement.
Dix mille hérétiques, au dire d'une
respectable révélation, furent convertis par une seule prière enflammée de la séraphique
sainte Thérèse d’Avila, dont l'âme de feu pour le Christ ne pouvait comprendre
une vie contemplative, une vie intérieure qui se désintéressât des sollicitudes
passionnées du Sauveur pour le rachat des âmes. « J'accepterais, dit-elle,
le purgatoire jusqu'au jugement dernier pour délivrer une seule d'entre elles.
Et que m'importent les longueurs de mes souffrances, si je puis ainsi
affranchir une seule âme, et surtout plusieurs pour la plus grande gloire de
Dieu ! » Et s'adressant à ses religieuses : « Rapportez à
ce but tout apostolique, mes filles, vos oraisons, vos disciplines, vos jeûnes,
vos désirs ».
Et telle est bien l'œuvre, en effet,
des Carmélites, des Trappistines, des Clarisses. Voyez-les
suivre la marche des apôtres, les alimenter de la
surabondance de leurs oraisons et de leurs pénitences. Leurs prières s'abattent
de haut, aussi loin que marche la croix et que brille l’Évangile, sur les âmes,
ces proies divines ! Ou mieux, c'est leur amour caché, mais agissant, qui
réveille, partout dans le monde des pécheurs, les voix de la miséricorde.
Nul ne sait ici-bas le pourquoi de
ces lointaines conversions de païens, de l'endurance héroïque de ces chrétiens
persécutés, de la joie céleste de ces missionnaires martyrisés. Tout cela est invisiblement relié à la
prière de cette humble cloîtrée. Le doigt sur le clavier des pardons divins et
des lumières éternelles, son âme silencieuse et solitaire préside au salut des
âmes et aux conquêtes de l’Église 18.
« Je veux des Trappistes dans ce
vicariat apostolique, disait Mgr Favier, évêque de Pékin. Je désire
même qu'ils s'abstiennent de tout ministère extérieur, afin que rien ne les
distraie du travail de la prière, de la pénitence et des saintes études. Car je
sais quel secours apportera aux missionnaires l'existence d'un monastère
fervent de contemplatifs au milieu de nos pauvres Chinois ». Et plus
tard : « Nous avons enfin réussi à pénétrer dans une région jusqu'à
ce jour inabordable. J'attribue ce fait à nos chers Trappistes ».
« Dix Carmélites priant, disait
un évêque de Cochinchine au gouverneur de Saigon, me seront d'un plus grand
secours que vingt missionnaires prêchant ».
Prêtres séculiers, religieux et
religieuses voués à la vie active, mais aussi à la vie intérieure, participent
à la même puissance que les âmes du cloître sur le cœur de Dieu. Un Père
Chevrier, un Don Bosco, un Père Marie-Antoine en sont de frappants exemples. La
vénérable Anne-Marie Taïgi 19, était apôtre, tout comme saint
Benoît-Joseph Labre
fuyant les chemins battus. M. Dupont, le saint homme de Tours, le colonel Paqueron, etc.,
dévorés de la même ardeur, étaient puissants dans leurs œuvres parce qu'intérieurs.
Et le général de Sonis entre deux batailles trouvait dans l'union à Dieu le
secret de son apostolat.
Égoïste et stérile la vie d'un Curé
d'Ars ? Le silence est tout ce que mériterait une pareille affirmation.
Tout esprit judicieux attribue précisément à la perfection de son intimité avec
Dieu le zèle et les succès de ce prêtre dépourvu de talents, mais qui, aussi
contemplatif qu'un Chartreux, éprouvait une soif des âmes que ses progrès dans
la vie intérieure avaient rendue inextinguible, et recevait de Notre-Seigneur
dont il vivait, comme une participation à la puissance divine pour opérer les
conversions.
Inféconde, sa vie intime ? Mais
supposons un saint Jean-Marie Vianney dans chacun de nos diocèses. Avant dix
ans, la France serait régénérée, et bien plus profondément que par des
multitudes d'œuvres insuffisamment édifiées sur la vie intérieure et à
l'organisation desquelles viendraient concourir, avec force ressources
pécuniaires, le talent et l'activité de milliers d'apôtres.
N'en doutons pas, la principale
raison d'espérer la résurrection de notre France, c'est qu'à nulle autre époque
peut-être, il n'y a eu,
ce que l'on constate
depuis quelques années, même parmi les simples fidèles, une proportion d'âmes
aussi ardemment désireuses de vivre unies au Cœur de Jésus et d'étendre son
Règne en faisant germer autour d'elles la vie intérieure. Infime minorité, ces
âmes d'élite, soit. Mais qu'importe le nombre, s'il y a l'intensité. Le
relèvement de notre patrie après la Révolution, doit s'attribuer à ce groupe de
prêtres mûris dans la vie intérieure par la persécution. Par eux, un courant de
Vie divine vint réchauffer une génération que
l'apostasie et l'indifférence semblaient avoir vouée à une mort qu'aucun effort
humain n'était capable de conjurer.
Après cinquante ans de liberté
d'enseignement en France, après ce demi-siècle
qui a vu l'éclosion d'œuvres sans nombre et pendant lequel nous avons eu entre
nos mains toute la jeunesse du pays et l'appui presque complet des gouvernants,
comment, malgré des résultats en apparence glorieux, n'avons-nous pu former
dans la nation une majorité assez profondément chrétienne pour lutter contre la
coalition des suppôts de Satan ?
Sans doute l'abandon de la vie
liturgique et la cessation de son rayonnement sur les fidèles ont contribué à cette
impuissance. Notre spiritualité est devenue étroite, sèche, superficielle,
extérieure ou toute sentimentale, et n'a plus cette pénétration et cet
entraînement d'âme que donne la liturgie, cette grande force de vitalité
chrétienne.
Mais n'y a-t-il pas une autre cause
dans ce fait que, manquant de vie intérieure intense, nous n'avons pu, prêtres,
éducateurs, engendrer que des âmes d'une piété de surface, sans idéal puissant
et sans convictions fortes ? Professeurs, n'avons-nous pas été plus zélés pour
obtenir le succès des diplômes et le prestige de l'œuvre que pour donner aux
âmes une très solide instruction religieuse ? Ne nous sommes-nous pas
dépensés, sans viser surtout la formation des volontés, pour frapper sur des
caractères trempés l'empreinte de Jésus-Christ ? Et cette médiocrité
n'a-t-elle pas eu souvent pour cause la banalité de notre Vie
intérieure ?
À prêtre saint, a-t-on dit, correspond
peuple fervent ; à prêtre fervent, peuple pieux ; à prêtre pieux,
peuple honnête ; à prêtre honnête, peuple impie. Toujours un degré de
moins de vie dans ceux qui sont engendrés.
Nous n'irions pas jusqu'à admettre
cette proposition, mais nous considérons que les paroles suivantes de saint
Alphonse expriment suffisamment à quelle cause il faut rattacher les responsabilités de notre situation
actuelle :
« Les bonnes mœurs et le salut
des peuples dépendent des bons pasteurs. Si à la tête d'une paroisse il y a un
bon curé, on y verra bientôt la dévotion fleurir, les sacrements fréquentés,
l'oraison mentale en honneur. D'où le proverbe : Tel pasteur telle
paroisse, suivant ce mot de l'Ecclésiastique (10, 2) : Tel est le
chef de la cité, tels sont les habitants en elle »20.
7. Objection tirée de l'importance du
salut des âmes
Mais, dira l'âme extérieure en quête
de prétextes contre la vie intérieure, comment oser limiter mes œuvres de
zèle ? Puis-je jamais trop me dépenser surtout lorsqu'il s'agit de sauver
les âmes ? Mon activité ne remplace-t-elle pas tout, et avantageusement
par le sublime exercice du dévouement ? Qui travaille prie. Le sacrifice
prime l'oraison. Et saint Grégoire n'appelle-t-il pas le zèle des âmes le
sacrifice le plus agréable qu'on puisse offrir à Dieu 21 ?
Précisons d'abord le vrai sens de
cette parole de saint Grégoire, en empruntant la voix du Docteur angélique.
Offrir spirituellement à Dieu un sacrifice, dit-il, c'est lui offrir quelque
chose qui le glorifie. Or, de tous les biens le plus agréable que l'homme
puisse offrir au Seigneur, c'est sans contredit le salut d'une âme. Mais chacun
doit d’abord offrir son Âme
propre, selon ce que dit l'Écriture : Voulez-vous plaire à Dieu,
ayez pitié de votre âme. Ce premier sacrifice accompli, il nous sera alors permis de procurer aux autres un
bonheur semblable. Plus l'homme unit étroitement
à Dieu son âme
d'abord, puis
celle d'un autre, mieux son sacrifice est agréé. Mais cette union intime et
généreuse autant qu'humble ne peut se
contracter que par l’oraison.
S'appliquer soi-même ou appliquer les autres à la Vie d’oraison, à
la contemplation,
plaît donc davantage au Seigneur que
de se livrer ou d'engager les autres à l'action, aux œuvres. Ainsi donc,
conclut-il, quand saint Grégoire affirme que le sacrifice le plus agréable à
Dieu, c'est le salut des âmes, il n'entend pas donner à la vie active la
préférence sur la contemplation, mais il veut dire qu'offrir à Dieu une
seule âme Lui est infiniment plus glorieux et pour nous beaucoup plus
méritoire, que de lui présenter tout ce que la terre renferme de plus
précieux »22.
La nécessité de la vie intérieure
doit tellement peu détourner des œuvres de zèle les âmes généreuses, si la
volonté clairement connue de Dieu leur fait un devoir d'en accepter la charge,
que se soustraire à ce labeur ou ne s'y adonner qu'avec négligence, déserter le
champ de bataille sous prétexte de mieux cultiver son âme et d'arriver à une
union plus parfaite avec Dieu, serait pure illusion et dans certains cas source
de vrais dangers. Malheur à moi, dit saint Paul, si je n'annonce pas
l'Évangile (1 Co 9,16).
Cette réserve faite, hâtons-nous de
dire que se dévouer à la conversion des âmes en s'oubliant soi-même engendre
une illusion plus grave. Dieu veut que nous aimions le prochain comme
nous-mêmes, mais jamais plus que nous-mêmes, c'est-à-dire jamais
jusqu'au point de nous nuire personnellement, ce qui en pratique équivaut à
exiger plus de soin de notre âme que de celle d'autrui, puisque notre zèle doit
être réglé par la charité. Or, Charité bien ordonnée commence d'abord par
soi-même reste un adage théologique.
« J'aime Jésus-Christ, disait
saint Alphonse de Liguori, et c'est pourquoi je brûle du désir de lui donner
des âmes, d’abord la mienne, puis un
nombre incalculable d'autres ». C'est la mise en acte du Sois à
toi-même partout 23
de saint Bernard : « Il n'est pas sage celui qui n'est pas à
lui-même ».
Le saint abbé de Clairvaux, vrai
phénomène de zèle apostolique, suivait cet ordre. Godefroi, son secrétaire,
nous le dépeint : Tout à lui-même d'abord, et ainsi tout aux autres 24.
Je ne vous dis pas, écrit ce même
saint au pape Eugène III, de vous soustraire complètement aux occupations
séculières. Je vous exhorte seulement à ne pas vous y livrer tout entier. Si
vous êtes l'homme de tout le monde, soyez donc aussi à vous-même. Autrement,
que vous servirait de gagner tous les autres si vous veniez à vous
perdre ? Réservez-vous donc quelque chose pour vous-même, et si tout le
monde vient boire à votre fontaine, ne vous privez pas d'y boire aussi. Quoi,
vous seul demeureriez altéré ? Commencez toujours par vous considérer
vous-même. C’est en vain que vous vous
donneriez à d’autres soins si vous vous négligiez. Que toutes vos réflexions commencent donc par vous et finissent de même. Soyez
pour vous le premier et le dernier, et souvenez-vous
que, dans l'affaire de votre salut, personne ne vous est plus proche que le Fils
unique de votre mère 25.
Bien suggestive cette Note de
retraite de Mgr Dupanloup : « J'ai une activité
terrible qui ruine ma santé, trouble ma piété et ne sert point à ma science.
Cela est à régler. Dieu m'a fait la grâce de reconnaître que ce qui s'oppose
surtout en moi à l'établissement d'une vie intérieure, paisible et fructueuse,
c'est l'activité naturelle et l'entraînement des occupations. J'ai reconnu, en outre,
que ce défaut de vie intérieure est
la source de toutes mes fautes, de mes troubles, de mes sécheresses, de mes
dégoûts, de ma mauvaise santé.
J'ai donc résolu de tourner tous
mes efforts à l'acquisition de cette vie
intérieure qui me manque et, pour cela, j'ai, avec la grâce de Dieu, réglé les
points suivants :
1/ Je prendrai toujours plus de temps
qu'il n'en faut pour faire chaque chose, c'est le moyen de n'être jamais pressé
et entraîné ;
2/ Comme j'ai toujours plus de choses
à faire que de temps pour les faire, et que cette vue me préoccupe et
m'entraîne, je ne considérerai plus les choses que j'ai à faire, mais le temps
que j'ai à employer. Je l'emploierai sans rien perdre, en commençant par les
choses les plus importantes, et pour celles qui ne seront point faites, je ne
m'en inquiéterai pas, etc. »...
À plusieurs saphirs, le joaillier
préfère le moindre fragment de diamant. Ainsi, de par l'ordre établi par Dieu,
notre intimité avec lui le glorifie-t-elle davantage que tout le bien possible
procuré par nous à un grand nombre d'âmes, mais au détriment de notre progrès.
Notre Père céleste qui s'applique davantage au gouvernement d'un cœur où il
règne, qu'au gouvernement naturel de tout l'univers et au gouvernement civil de
tous les empires »26,
veut cette harmonie
dans notre zèle.
Il préfère quelquefois laisser
disparaître une œuvre s'il la voit devenir un obstacle au développement de la
parité de l'âme qui s'en occupe.
Satan, lui, tout au contraire,
n'hésite pas à favoriser des succès tout superficiels s'il peut, à la faveur de
cette réussite, empêcher l'apôtre de progresser dans la vie intérieure, tant sa
rage devine où sont les vrais trésors aux yeux de Jésus-Christ. Pour supprimer
un diamant, volontiers il accorde quelques saphirs.
Dom Jean-Baptiste Chautard, in L’Âme
de tout Apostolat
1. Liturgie de la fête de la Sainte
Trinité.
2. Factus est homo ut homo fieret
Deus (S. Augustin, sermon 9 de Nativité).
3. Deus cujus Spiritu totum corpus
sanctificatur et regitur (Liturgie).
4. Lettre de Léon XIII, 22 janvier
1899, au cardinal Gibbons.
5. Bien que ne visant jamais les
phénomènes qui accompagnent certains états extraordinaires d'union à Dieu, nous
restons persuadés que Dieu accorde souvent, en dehors de ces phénomènes, des
grâces spéciales d'oraison aux âmes généreuses qui ont soif de vivre
d'intimité avec Lui.
6. [ndvi] « Transpercez, ô très doux Seigneur Jésus, la moelle et
l’intime de mon âme de la très suave et très salutaire blessure de votre amour,
de la vraie, sereine, apostolique et très sainte charité, afin que mon âme ne
languisse et ne s’écoule jamais qu’en votre seul amour et dans le désir de vous
posséder et qu’elle désire mourir pour être avec vous. Donnez à mon âme d’avoir
faim de vous chaque jour. Que mon cœur ait faim et se nourrisse toujours de
vous, que l’intime de mon âme soit toujours rempli de la douceur de votre
saveur ; que toujours elle ait soif de vous, source de vie, source de sagesse
et de science, source d’éternelle lumière, en sorte que vous seul soyez
toujours mon espérance, toute ma confiance, ma richesse, ma paix en qui soient
fixés, affermis, et pour toujours immuablement enracinés mon âme et mon cœur.
Ainsi soit-il ».
7. Cette tiédeur est bien distincte
de la sécheresse et même du dégoût qu'éprouvent parfois et malgré eux les
fervents. Les fautes vénielles qui échappent à la fragilité et sont combattues et aussitôt détestées que commises ne
révèlent pas non plus la tiédeur
de volonté.
8. Père Desurmont, C. SS. R., Le retour continuel à Dieu.
9. « L'homme a été créé pour contempler son Créateur
afin qu'il cherche sans cesse sa présence et vive dans la solidité de son
amour » (Saint Grégoire,
Morales L. VIII, C. XII).
10. Saint Thomas.
11. Saint Bernard.
12. « Souviens-toi
toujours de Dieu, afin que ton âme devienne un paradis » (Saint Ephrem).
« L'âme est un paradis lorsqu'elle médite les choses célestes et se trouve
ainsi dans un océan de délices » (Hugues de saint Victor).
13. Saint Thomas, Somme, 2 q.
180, a. 4.
14. « Il
est plus difficile de résister aux vices et aux passions que d'effectuer un
pénible travail corporel » (Saint Grégoire).
15. « Quelles que soient les
difficultés de la vie active, il n'y a que les inexpérimentés qui osent nier
les épreuves de la vie intérieure. Beaucoup d'actifs, d'ailleurs
sincèrement pieux, avouent que, bien souvent, ce qui leur coûte le plus dans
leur vie, ce n'est pas l'action, c'est la part obligatoire de l'oraison. Ils
sont comme soulagés quand l'heure de l'action sonne » (D. Festugière).
16. Somme, 1a, q. 108, a. 4.
17. Dans
un autre chapitre, nous verrons que c'est cette vie intérieure qui donne aux
œuvres leur fécondité.
18. Père Léon, Lumière et flamme.
19. Dans ses fonctions de pauvre
ménagère.
20. Saint
Alphonse de Liguori, Homo apostolicus VII, 16.
21. Saint Grégoire, Homélie 12 sur Ézéchiel.
22. Saint Thomas,
Somme, 2a 2e q. 182 a. 2 ad. 3.
23. Saint Bernard, 1. II, de Consideratione, C. m.
24. Godefroi, Vita S. Bernardi.
25. Saint Bernard, 1. II, de Consideratione, C. m.
26. Père Louis Lallemant, Doctrine Spirituelle.