jeudi 15 mai 2014

En mémorant... Pierre Baudry, Peintre, poète et croix.


Lorsque la guerre éclata en 1914, Pierre Baudry s'offrit spontanément comme brancardier et infirmier à l'hôpital de la Croix-Rouge, ouvert à Sens dès les premiers jours d'août. Pendant près d'un an, il s'y dépensa le jour et la nuit avec un parfait dévouement, agrémenté d'une spirituelle amabilité. En avril 1915, il eut la profonde tristesse de perdre sa bonne mère qu'il aimait tendrement. Il appartenait à la classe 17, depuis longtemps il rêvait de devancer l'appel et de s'engager. Il supplia tant et si bien sa famille qu'il en obtint l'autorisation. Le 25 juin, ce fut chose faite, il appartenait au 7e dragons. Après quatre mois seulement de préparation militaire à Fontainebleau, il demanda à partir aux armées. Avec joie, pour sa patrie, il accepta la vie terrible des tranchées. Toutes ses lettres du front respirent la plus parfaite bonne humeur et le plus grand courage.
[...]
Notre jeune héros avait envisagé le destin qui lui est échu, il savait la mort possible et souvent menaçante, mais il ne la craignait pas. Dans son cœur de chrétien et de Français il avait fait généreusement le sacrifice de sa vie pour son pays. Sa sœur bien-aimée, la confidente de ses pensées, avait reçu de lui-même l'assurance qu'il s'offrait en victime volontaire.
Plusieurs jours après sa mort, alors qu'il était abandonné sur le champ de bataille, on retrouva d'ailleurs sur lui, dans des circonstances providentielles, une lettre touchante d'adieu à sa famille qui montre bien la noblesse et la grandeur de ses sentiments.
En voici la majeure partie. On ne lira pas sans une intense émotion ces lignes admirables, testament spirituel d'une âme héroïque et sainte. Elles sont comparables à ce qui a jamais été écrit de plus beau.
Avant de partir à l'attaque, j'ai voulu, mes chers parents que j'ai tant aimés, vous adresser une pensée pleine du plus profond amour et de la plus tendre affection.
Ce ne sera certainement pas la dernière qui ira jusque vers vous, car je suis sûr que, si courte que soit la minute où Dieu m'aura rappelé à Lui, elle sera remplie de votre souvenir et de vos images chéries. Et je suis sûr que, de là-Haut, je continuerai à vous aimer aussi et même plus tendrement que je ne l'avais fait ici.
... Quant à mon petit Jean chéri que j'aurais tant aimé voir grandir et devenir un homme, qu'il se rappelle un peu son grand frère qui l'aimait tant. Qu'il sache que ce dernier avait trouvé ses meilleures joies à aimer profondément Dieu, ses parents et son pays, et qu'il profite de cette leçon.
Je veux maintenant vous dire à vous, parents chéris, que je quitte ce monde non pas sans regrets, mais sans crainte et avec un espoir très grand en la bonté de Dieu. Je compte sur Sa miséricorde et sur vos prières. J'espère qu'Il acceptera les faibles mérites d'une mort qui coupe tous mes rêves d'avenir, d'art, de foyer, qui ont rempli ma vie jusqu'à ce jour, et aussi de cette dure séparation d'avec vous que j'aimais tant. Je fais bien volontiers cette offrande pour Sa Gloire et pour le bien de la France, ainsi que pour ma rédemption.
Priez, chers parents, pour que j'aille tout près de Lui retrouver cette mère si parfaite et si chérie, que je n'ai cessé d'aimer et qui doit encore intercéder pour moi en ce moment.
Mais ne pleurez pas, car on ne doit pas pleurer sur la mort quand elle est acceptée pour une cause aussi belle que celle du Pays. Que tout ce qui me reste d'affection et d'amour vous parvienne dans les tendres baisers que je vous envoie.
PIERRE
C'est le 6 octobre 1917 que Pierre Baudry écrivait cette page émouvante. Pendant plusieurs mois encore, il put lutter et souffrir pour son pays en gardant secrètement et précieusement sur lui-même ce signe authentique du don total qu'il faisait de sa vie. Il prit part en particulier le 5 avril 1918 à la contre-offensive qui dégagea Amble, et à l'attaque du bois Sénécat où son régiment, le 12e cuirassiers à pied, se couvrit de gloire. Mais trop modeste avec ses amis, et très délicat envers sa famille qu'il ne voulait pas inquiéter, il ne parla jamais de ces dangers et de ses actions d'éclat.
Nous le retrouvons près de Soissons au moment de la dernière offensive allemande de Champagne en mai 1918. C'est en résistant pour conserver cette très importante position qu'il devait trouver la mort dans un des plus tristes jours de la guerre. Ici nous laissons la parole à l'ami très cher, au compagnon fidèle qui fut le témoin et le consolateur de ses derniers moments 1.
Pierre est mort le 29 mai vers 5 heures moins un quart 2. Le 27 nous avions été alertés au milieu de la nuit dans les creutes du mont de Guny, où nous étions en réserve, redescendus des tranchées depuis un ou deux jours. L'attaque allemande s'était déclenchée sur notre droite. Le lendemain soir nous allions prendre position face à l'est, en avant de la ferme de Mareuil ; marche pénible, qui dura toute la nuit.
Au matin, nous avons occupé une tranchée ; il y avait des troupes devant nous ; aussi l'officier, laissant un guetteur, nous donna l'autorisation de dormir un peu. Pierre se reposa jusque vers 10 heures. C'est à ce moment que les Allemands commencèrent à paraître sur la crête qui nous faisait face, s'infiltrant un par un, profitant des bouquets d'arbres pour se dissimuler. On nous donna l'ordre de tirer, et bientôt après une de nos mitrailleuses était repérée et mise hors de service, un homme tué, un autre sérieusement blessé. Pierre essaya de porter, avec quelques camarades, le corps de ce camarade vers l'arrière. Mais bientôt, la ligne qui était devant nous, ayant fléchi, nous recevions l'ordre du repli et devions l'abandonner.
Nous gagnâmes, par un boyau, une tranchée plus à l'arrière où nous essayâmes d'arrêter la progression ennemie, mais bientôt débordés par la droite, nous dûmes reculer par bonds successifs, sur le bled, sous un feu intense de mitrailleuses.
C'est en se relevant pour faire un nouveau bond que Pierre fut frappé. Le voyant tomber, je m’approchai de lui. Je le croyais seulement blessé, il me dit : « Je meurs » et ajouta : « Tu leur diras que j'ai bien aimé le bon Dieu » — puis il me demanda de l'embrasser. Quand je l'eus fait, il parut pénétré d'un grand calme et dit simplement : « C'est bien » ; ses derniers mots : acte de résignation. Il est mort très doucement sans se débattre. Nous avons fait notre possible pour emporter son corps ; mais, à quelques centaines de mètres de là, il a fallu l'abandonner : c'est ce qui fait la plus grande tristesse du recul. Il n'est presque jamais possible d'emporter la dépouille de ceux qui tombent.
Nous renonçons à exprimer toute l'étendue de la douleur ressentie par la chrétienne famille de ce pieux jeune homme à la nouvelle de cette mort inattendue. On la comprendra facilement. Mais les cœurs brisés de souffrance intime surent, sans se plaindre, unir dès le premier moment leur sacrifice à celui de l'héroïque enfant qu'ils pleuraient.

Abbé Georges Grossier,
in Pierre Baudry, sa correspondance, ses lettres (1919)

[ndvi : voici quelques textes de Pierre Baudry, qu’il a donc écrit entre 16 et 20 ans]

Lettre à Jean 3 (20 décembre 1915).
Mon cher petit Jean,
Je tiens à t'écrire dès aujourd'hui pour être sûr que ma lettre arrivera à temps et que je pourrai aussi te parler un peu au moment même de ta première Communion privée.
Tout d'abord, mon chéri, sache que je penserai bien à toi, le jour de Noël, à minuit, et que, quoique dans les tranchées, je serai de cœur avec toi à ce moment inoubliable de ta vie. Je prierai beaucoup le bon Dieu pour qu'il te donne à ce moment la grâce de faire une très bonne communion, en comprenant bien l'importance et la douceur de ce grand acte.
Comme je voudrais être là, mon petit Jeannot, lorsque si gentil, j'en suis sûr, dans ton petit costume, tu iras t'agenouiller à la Table sainte, ouvrir tes petites lèvres, et lorsque le prêtre déposera sur elles ce joli et sublime petit morceau de pain blanc qu'on appelle Jésus !
Que je voudrais être à côté de toi, pour goûter en même temps que toi ce grand bonheur, pour te voir revenir à ta place, et là, prier de tout ton cœur Celui que tu posséderas pour quelques instants, si près de toi.
As-tu songé, mon Jeannot, à ce que tu Lui demanderas en ce moment béni ? Comme je te l'ai déjà dit, le bon Dieu ne peut rien nous refuser ; alors il faut donc le prier bien fort de nous accorder ce dont nous avons besoin.
Monsieur l'abbé Dechambre m'avait autrefois appris un petit moyen bien simple de se rappeler tout ce qu'on devait dire dans son action de grâce. Il suffisait de connaître le mot latin Ardor (qui veut dire foi ou zèle) et dont chaque lettre est, dans l'ordre, l'initiale d'une partie de sa pensée d'alors.
A. — Adoration. On communie pour adorer en son cœur le petit Jésus, qui est si grand, si bon, et qui est présent sur tes lèvres.
R. — Remerciement. Il est tout naturel ensuite de Le remercier d'être si bon, et de venir ainsi te donner le bonheur.
D. — Demande. Et c'est là qu'on peut rester plus longtemps ! Nous avons toujours tant de choses ! nous avons tant de protections à demander pour nous-mêmes, pour ceux que nous aimons, vivants ou morts ! hélas ! pour la France, et la fin de cette guerre, dans la Victoire. Demande-lui des grâces pour te rendre bien sage, bien travailleur ; d'autres pour rendre bienheureuse Notre Chère petite maman, à laquelle nous pensons tous, le bonheur de papa, de tante, de Geneviève, et aussi un peu pour ton « poilu » la force et le courage de supporter la campagne si longue soit-elle, sans défaillir.
O. — Offrande. En remerciement de tous ces bienfaits il est bien naturel que tu t'offres au petit Jésus, lui demandant de faire de toi tout ce qu'il jugera utile.
R. — Résolution. Chaque communion doit se terminer par la prise d'une bonne résolution : Je travaillerai bien cette semaine pour faire plaisir au bon Jésus ; ou : je ne ferai pas de colère, ou tout autre chose que tu penses être agréable à Dieu.
En suivant ce petit moyen pour guider tes actions de grâce tu es sûr de ne rien oublier, et de faire la meilleure des Communions.
Allons, mon chéri, prépare au bon Dieu un bon petit cœur bien sage, et que le petit Jésus le trouve si beau qu'il te rende encore plus gentil et plus pieux, si c'est possible.
Juste la place de t'embrasser, de tout mon cœur, mon chéri, comme je l'aurais fait si j'avais été près de toi en ce moment solennel.
Ton frère qui t'aime bien fort : PIERRE.

Lettre à Jean (22 février 1917).
Aussitôt après, j'ai été chercher B... pour aller à S* 4. Nous avons obtenu en effet un laissez-passer pour aller à la messe des Œuvres. La ville et ses rues aux boutiques fermées fut vite atteinte. Nous arrivons jusqu'à la Cathédrale qui n'est plus qu'une ruine lamentable. Dès l'extérieur, on aperçoit les brèches énormes de la tour, les vitraux brisés, le toit sans une seule ardoise, la grande nef éventrée, la façade mutilée. Nous en faisons le tour et après avoir admiré une porte de transept du plus pur flamboyant, surmontée d'une rosace en véritable dentelle, nous entrons par une porte de derrière dans la sacristie transformée en chapelle.
Là, après nous être confessés, nous avons entendu la messe la plus exquise et la plus profondément religieuse que nous ayons eu depuis la guerre. Dans la sacristie toute recouverte de boiseries sombres, dont la hauteur et la simplicité ont cette majesté étonnante des boiseries de Louis XIV, le jour gris entrait par trois verrières blanches, simplement bordées d'un filet orange. L'obscurité était à peine dissipée par cette lumière très éteinte et la lumière rouge des cierges, qui caressaient l'énorme Christ de cuivre de l'autel ressortant en tache dorée. L'officiant était un vieux chanoine, très grand, très maigre qui officiait avec beaucoup de majesté, sous sa chasuble violette, servi par un autre prêtre à la figure ridée, noyée sous une énorme chevelure blanche. C'était fort beau de voir ces deux vieux prélats, accomplir avec onction et respect l'office divin, tout contre cette Cathédrale éventrée, où les obus éclatent presque chaque jour.
L'assistance était entièrement composée de civils : vieilles dames en noir qui chuchotaient, fillettes turbulentes rappelant les gaies cérémonies de notre métropole ou de nos églises paroissiales ; deux infirmières en voile noir ne faisaient pas tache dans cette atmosphère tout empreinte du calme et de la simplicité des offices d'avant-guerre.
Et quand, après une communion fervente, nous avons quitté les senteurs d'encens qui flottaient encore dans cette sacristie imprégnée depuis des siècles, nous avons eu l'impression de sortir de quelque lieu de repos et nous nous sommes sentis tout réconfortés par ce doux souvenir de notre existence de paix.

Lettre à Geneviève 5 (17 septembre 1917)
Tu sais qu'hier j'ai, avec B..., fait une promenade excellente à Reims. C'est une journée d'art inoubliable. Je veux te dire combien j'ai été ébloui par la splendeur de ce fameux édifice qui, je t'affirme, n'est pas surfait du tout.
Une légèreté incomparable, augmentée encore par l'absence des vitraux, et les quelques trous d'obus font de la cathédrale une carcasse de pierre, dont chaque arc-boutant, chaque colonnette, semble si ténue qu'un souffle les emporterait ! Et cela résiste à des 380, et cela forme un ensemble si imposant qu'on est écrasé par cet énorme assemblage d'aiguilles de pierre, et qu'il en reste une masse, rose et grise, fauve à l'endroit où l'incendie a passé, à la fois si harmonieuse et si diverse, que c'est tout un monde qui est debout.
Que ne puis-je t'écrire un volume à ce sujet ! Je crois que j'en trouverai la matière dans les souvenirs de ces neuf heures qui sont, artistiquement parlant, les plus beaux que j'ai jamais eus. J'ai pu entrer à l'intérieur et admirer la superbe ordonnance des nefs encore très réparables.
Un prêtre que B... connaissait nous a expliqué avec amour les moindres détails de bas-reliefs, assez peu abîmés. Enfin, tout a été pour nous émerveiller et nous nous sommes laissés enthousiasmer avec joie par cette magnificence.
Au fond, à part les vitraux et une vingtaine de statues, tout est réparable. Espérons que les barbares ne l'abîmeront pas plus. Maintenant que j'en comprends la beauté, le moindre communiqué à ce sujet me ferait mal...

Lettre à Jean (12 mai 1918).
Mon Jean chéri,
Tu dois être en ce moment en train de te préparer à partir à la grand'messe 6. Tu es déjà revenu de l'église et le moment le plus solennel de la journée est passé.
Je suis sûr que tu as accompli cette grande action bien pieusement et que tu en as, à la fois, compris la beauté et retiré tous les profits spirituels qui y sont attachés.
Pour moi, j'ai pu non seulement assister à la messe dans ma caverne, mais la servir et communier à peu près à la même heure que toi. Tu te doutes de toutes les ferventes prières qui t'ont accompagné.
Maintenant, cette soirée sera pour toi une suite de pieuses occupations : renouvellement des vœux du baptême, Consécration à la Vierge, Confirmation, toutes ces cérémonies qui vous attachent entièrement à la Religion. Si jeune que tu sois, te voilà désormais soldat, et mieux même que dans l'armée de la Patrie, mais dans l'armée du Christ. Je suis fier et heureux de penser que tu as maintenant la plus belle des consignes : servir et défendre notre Dieu. Bonsoir, mon grand chéri. Embrasse bien fort tous ceux qui t'entourent avec tant de sollicitude, et garde pour toi les plus affectueux baisers de ton frère.
Nous montons probablement en ligne ce soir, ce qui n'a rien de désagréable. La vie dans les cavernes et le travail des boyaux devenaient déprimante.

Lettre à son père (27 mai 1918).
Mon père chéri,
Journée de corvées et de soleil, ce qui veut dire aussi journée de sueurs. Nous avons abandonné nos creutes pour aller coucher en plein air : camping superbe ! Ça sera moins malsain. Un fort roulement se fait entendre au loin depuis hier soir. La fameuse attaque boche est-elle commencée ? 7
Rien de bien neuf et pas de lettres. Je pense que nous serons assez occupés ces jours-ci et je ne vous mettrai peut-être qu'un mot sur une carte.
Affectueux baisers à ceux que j'aime.

La Ballade des Pieds gelés
Le soleil montre son front pâle
Dans les saules aux bras noircis.
De rapides lueurs d'opales
Glissent sur l'azur éclairci ;
Le grésil saupoudre la vigne,
Les chemins sont tout craquelés.
Cette nuit, en montant en ligne,
On les aura... les pieds gelés.
À travers les lourdes godasses
La flotte s'infiltre sans bruit,
En clapotant passe, et repasse
Sous le panard qui se raidit.
En se baignant dans ses chaussettes
Dont le galbe est tout épilé...
Le guetteur, tout transi, répète :
On les aura... les pieds gelés.
Rien n'y fait ! ni la graisse blonde
Ni le vieux morceau de journal ;
En un instant, la boue immonde,
S'ingénie à les mettre à mal.
On a beau les oindre de crème,
Les couvrir de tissu huilé,
Les godillots trempent quand même.
On les aura... les pieds gelés.
Envoi
Pauvre poilu qui se lamente
Sur ses vieux ribouis gondolés,
T'en fais pas. Qu'il neige ou qu'il vente,
On les aura !!!...
les pieds gelés.
1er décembre 1916
Dessin de Pierre Baudry
Gafouilleur, de "gafer", regarder avec attention,
nom du journal des tranchées dont il était le rédacteur en chef

Les Rats
Tranchées
De morts
Jonchées...
Tout dort.
La trace
S'efface
D'Alsace
Au Nord.
Dans les sombres
Fils de fer.
Quelques ombres
De l'enfer
Incertaines
Se promènent
Sur les plaines
Au teint clair.
Elles se multiplient
Sur les blonds parapets.
Les herbes sont remplies
De frôlements discrets ;
Leur murmure chatouille
Le grand chardon qui rouille,
Et leur foule qui grouille
Fait gémir les piquets.
Et d'innombrables bruits qui grincent
S'élèvent sur le front sans fin,
Coups de griffes légers qui pincent
Les grands boyaux de sable fin,
Dents d'ivoire qui s'entrechoquent
Cris aigus, musiques baroques,
Déchirement de voix en loques,
Frôlement visqueux de satin...
Ce sont les rats, rongeurs immondes, dont la foule,
Salit de glissements poisseux le moindre abri,
Morceaux de nuit, qui vont, en ténébreuses boules,
Se vautrant dans la vase ou les restes pourris.
Leurs pieds velus courant sur les minces toitures
Dansent sur le dormeur qui cache sa figure
Sous l'étouffant amas de lourdes couvertures
Et qui tremble en rêvant à ces fantômes gris.
Mais voilà que la sarabande
De ces milliers d'esprit du mal
Va se perdre au milieu des landes
Éloignant son rire infernal.
Les ombres gluantes se traînent
.
Jusqu'au fond des brumes lointaines.
Et le bruit n'est plus qu'une haleine
Fuyant le réveil matinal.
Les collines sont plus bleues ;
Il ne reste plus ici
Que des glissements de queues
Caressant le sol noirci.
Quelques formes fugitives
Avec des notes plaintives
Dans les trous d'obus s'esquivent
Sous le ciel qui s'éclaircit.
L'aurore claire
Sans bruit survient
Dans l'atmosphère
se maintient
Quelques minutes
Un bruit qui lutte
Dans les volutes...
Et puis plus rien.
Tout repose
Doucement
Sous le rose
Firmament.
Sous ces ondes
Les immondes
Spectres fondent
Lentement.
15 février 1917

Ode à la Légion d'Honneur
Jadis, pour posséder ton morceau d'écarlate,
Il fallait intriguer partout, graisser la patte
             À trois ou quatre députés,
Rechercher un ami dans quelque ministère,
Être dans les papiers de l'adjoint et du maire,
             Membre de vingt sociétés.
Mettre un phoque inconnu dans le Jardin des Plantes,
Ou savoir, à la Bourse, influencer les rentes,
             Étaient des motifs suffisants
Pour que des Mascuraud vous ouvrent leur boutique
Et vous livrent, au prix d'un versement modique,
             Tes papillons éblouissants.
Mais la guerre arriva. Ces preux de Camelote
Ont remis dans l'écrin discret leur croix falote,
             Honteux du toc de son éclat,
Car leur rouge vermeil leur paraissait trop pâle
Près d'un bout de ruban jauni, modeste et sale,
             Sur la capote d'un soldat.
Croix d'émaux éclatants, la fleur de tes cinq branches
Étale de nouveau ses étamines blanches
             Sur des héros au cœur profond.
Ceux-là qui t'ont conquise et que l'Histoire admire
Auraient, comme autrefois, éveillé le sourire
             Des lèvres de Napoléon.

C'est Noël !
Enroulé dans une couverture,
Près de l'âtre creusé dans la glaise, où murmure
Un feu maigre et plaintif, comme une voix d'enfant,
Un tout jeune engagé, gamin de dix-sept ans,
Regarde s'étirer les lentes flammes bleues...
Mais ses yeux seuls sont là, car son âme, à cent lieues,
Se rappelle la fête exquise à la maison
Où ses frères et lui, fredonnant les chansons
De ces vieux temps, empreints d'une foi simple et forte
Revenaient de l'église et, franchissant la porte,
Admiraient sur la table, au milieu des rayons
Des lampes, l'odorant et fameux réveillon,
Puis, plus loin, appuyés contre la cheminée
Les présents convoités pendant toute une année.
Et tout bas, rappelant ce moment solennel,
Il regrette en pleurant son cadeau de Noël...
La lune aux rayons froids, noyait dans l'ombre mauve
Les sommets dépouillés des bois et l'herbe fauve...
Et le guetteur pensif promenait son regard
Sur la plaine où glissait quelque léger brouillard.
Soudain, dans les chardons aux fines silhouettes,
Il lui semble qu'un ordre a passé, se répète,
Puis des spectres, sans bruit, surgissent brusquement
Pour se fondre aussitôt dans la boue, en avant.
« A l'attaque ! aux créneaux ! » À cette voix d'alarme,
Chacun saute sur pied et va chercher son arme,
C'est, pendant un instant, un brouhaha confus
De casques, de fusils, dans l'ombre confondus ;
Puis, très vite, ainsi que dans une féerie,
Chaque homme à chaque poste attendant la tuerie.
Les grands canons, au loin, s'éveillent en hurlant
Et semant, sans compter, les blocs d'acier brûlants,
Versent sur l'ennemi les gerbes de leurs balles...
Et l'on entend monter les effroyables râles.
Tout à coup, au milieu du vacarme d'enfer,
Un mot bref se détache, et, dans un seul éclair,
S'allume l'acier vif des claires baïonnettes.
La contre-attaque ardente et terrible se jette
Au-devant du troupeau brisé des assaillants.
Dès le début, avec la horde des vaillants,
Le petit engagé s'élança sur la plaine.
Le front haut, tout grisé de bravoure sereine,
Il allait, quand la terre en un spasme effrayant
Se déchire en crachant la fumée, et l'enfant
N'a vu, dans cet instant rapide de sa chute
Qu'un effroyable éclair rougissant des volutes.
Tout s'est tu... Dans les trous d'obus ou les fossés
Rien ne s'agite plus. Les morts, en rangs pressés
Mêlent, au sol boueux, le drap des uniformes.
Allongé sur le bord d'un entonnoir énorme,
Le gamin, tout pâli, repose... mais soudain
Un frisson fait trembler son visage et sa main.
Dans un léger sursaut, tout son être se bouge
Et son œil entr'ouvert voit un liséré rouge,
Comme un filet de sang éclatant et vermeil
Qui tranche sur le bleu de son habit, pareil
À quelque clair ruban, fixé sur sa poitrine.
Alors, laissant rouler sa tête qui s'incline
Il s'endort, apaisé, sentant que, sur son cœur,
Noël a, pour cadeau, planté la Croix d'honneur.
Noël 1916

Aux Morts au Champ d'honneur
Innombrables, semés sur les labours immenses,
Ils dorment, et leurs fronts, dans l'éternel repos
Sont humides encor des baisers que la France
Voulut, pour apaiser un instant leur souffrance,
                Prodiguer à tous ces héros.
Ils sont tombés là-bas, bien loin de la chaumière,
Dans le bond monstrueux d'un superbe idéal,
Et, en fermant leurs yeux à cette heure dernière,
Eurent pour remplacer les larmes de leur mère
                La mitraille au sanglot brutal.
Dans les derniers instants de râle et d'agonie,
Éclaboussés de sang, hurlant sous la douleur,
Ils ont cru vous revoir, ô figures chéries ;
Mais élevant soudain leurs âmes raffermies
                Ils sont tombés au Champ d'honneur !
Au champ, dont chaque fleur fleurira dans l'histoire,
Jonché de casques noirs, d'obus, de chevaux morts,
Dont les ruisseaux de sang sont des ruisseaux de gloire
Et dont chaque brin d'herbe appelle la Victoire
                Aux frémissantes ailes d'or.
Près de leurs linceuls bleus, leurs baïonnettes blanches
Brillent dans les guérets empourprés par le sang,
Et de leurs doigts raidis, qui vers elles se penchent,
Ils semblent demander les terribles Revanches
                À tous ceux-là qui sont vivants...
Oreilles pâles de nos morts,
Oreilles aux conques livides,
Vous qui semblez entendre encor
La rumeur des horizons vides,
Ô vous qui paraissez frémir
Quand s'éteint le souffle du large,
Écoutez, car voici venir,
Baïonnette en avant... la charge !

Un Disparu
À perte de vue, l'étendue de la plaine bouleversée. La terre végétale, comme arrachée par quelque soc gigantesque, a disparu. Une glaise lourde, jaillie du fond des entonnoirs, s'est répandue partout, donnant aux champs une teinte uniforme et rouge qui brûle la vue. Le sol criblé n'est plus qu'une suite de cratères, se rangeant les uns sur les autres, s'accouplant parfois en d'immenses sillons, où l'on a déjà jeté largement la semence humaine.
Tout est brûlé, fracassé, de ce qui pouvait être autrefois l'ornement de cette plaine sans bornes, et le soleil levant, en perçant les brumes matinales, ne trouve que débris où accrocher la lumière de ses rayons.
Au milieu de ce paysage de cataclysme, une tombe, moins visible qu'une taupinière dans un labour récent. C'est à peine un repli de terrain, une ride sur la pente d'un des innombrables ravins. Celui qui s'est anéanti là a été recouvert d'un mince linceul de poussière et l'affaissement de son corps a presque entièrement effacé la forme de la butte. Seul, un fusil rouillé, tout maculé de boue, a été planté là par quelque camarade, tout droit, indiquant qu'un être jeune, plein de vie et de gaieté, a vu s'écrouler là le mirage de ses espérances.
Quelques éclats de bois ou quelques fragments de tôle brune se sont amassés dans le fond de ce cône de glaise : un peu d'eau, éclaircie par le repos de la nuit, les laisse voir, à demi enfouis dans la lie gluante.
Au matin, des brumes roulent sur la plaine, la couvrant d'une fraîcheur humide. Sous l'effet de cette rosée, les bords des entonnoirs fondent et coulent en langues fauves et épaisses. La petite tombe en est toute recouverte et les larmes de boue semblent s'arrêter dans son repli minuscule pour ramper plus lentement encore en la traversant. Mais celui qui dort là ne sent pas cet attouchement lent de la boue. Il n'entend pas le bourdonnement tout proche de la canonnade ; si quelque obus éclate aux alentours, il n'a plus ce sursaut qui le faisait trembler autrefois et les parcelles de terre qui tombent en pluie sur lui ne le font plus pâlir.
Il est resté dans cette fournaise et les détonations rageuses peuplent toujours les échos de la plaine.
Cependant plus rien du monde ne lui parvient. Personne ne sait sa sépulture et ceux qui le pleurent ne pourront point apporter des fleurs à ses pieds. Il n'aura même pas l'opulent tapis de feuilles mortes, qui est dans les cimetières l'automnale floraison des tombes délaissées. Les arbres qui poussaient aux alentours sont brisés et leurs branches se sont éparpillées loin des troncs disséqués en minces fibres.
De ce jeune soldat, il n'y a plus en ce moment qu'un peu de cendre au sein d'une des vagues de cette mer infernale de boue et de vase. Lentement, son corps se dissout dans ce sinistre paysage, au milieu de ces entonnoirs encore fumants et de ces brouillards qui étouffent. Aucun regard humain ne vient dans ces régions désolées se croiser sous la mince couche de terre avec celui de ses yeux éteints.
Mais voilà que le Soleil dissipe lentement les vapeurs humides glissant un peu de sa gaieté et de sa vie entre les fines gouttelettes en suspens. Sa grande lumière s'étale sur la plaine et réveille les coins les plus sombres, fait vibrer les lambeaux les plus mornes. On sent que ses rayons abreuvent toutes les créatures de réconfort et de joie. Les yeux du héros endormi sentent à travers le mince parchemin des paupières la chaleur divine de ce soleil et un éblouissement bienheureux fait encore vibrer ses prunelles mortes, car il a senti la caresse de celui qui luira désormais sur les champs paisibles et les cités florissantes de ceux qui naîtront de sa mort.

Notes
1. Blaise de Montesquiou.
2. Il venait d’avoir 21 ans.
3. Son petit frère.
4. Soissons.
5. Sa grande sœur.
6. Jean effectue sa Première Communion Solennelle ce jour-là.
7. Début de la Deuxième Bataille de la Marne.