À Monsieur R. B.
4 mai 1931
Il ne me
serait pas possible de laisser votre lettre sans réponse. Je vois les choses à
peu près ainsi : il n'est pas exact de dire que l'on ne peut pas vivre
d'après les principes dont je me suis fait le défenseur. Je ne prends fait et
cause pour aucune doctrine constituée dont les formules seraient définitives,
je suis l'homme du devenir et des métamorphoses et c'est pourquoi l'on trouve
dans mes livres, à côté du « chacun est seul », d'autres vérités
encore ; par exemple Siddhartha est tout entier une profession de foi en l'amour et la même profession
de foi se retrouve également dans plusieurs de mes autres livres.
Vous ne
pouvez certainement pas exiger que je témoigne de plus de foi dans la vie que
je n'en ai moi-même. À plusieurs reprises, j'ai exprimé avec force ma
conviction qu'une vie véritable, réellement digne d'être vécue, est tout à
fait impossible à notre époque et dans notre milieu intellectuel. J'en suis
absolument persuadé. Si malgré tout je suis encore en vie, si notre temps, avec
son atmosphère de mensonge, de cupidité, de fanatisme et de barbarie ne m'a pas
tué, je le dois à deux circonstances heureuses : d'abord à l'important
héritage d'affinités avec la nature dont je suis le dépositaire, ensuite au
fait que, si je me pose en accusateur et en adversaire de mon époque, j'arrive
malgré tout à rester productif. Sans cela, je ne pourrais pas vivre et, même
ainsi, mon existence ressemble souvent à un enfer.
Ma
position à l'égard du monde actuel ne changera plus beaucoup. Je ne crois pas à
notre science, ni à notre politique, ni à notre façon de penser, de croire, de
nous divertir, je ne partage pas un seul des idéaux de notre temps. Mais je ne
suis pas pour autant un homme sans foi. Je crois aux lois de l'humanité,
vieilles de plusieurs millénaires, et je crois qu'elles survivront à tous les
troubles de notre époque.
Indiquer
la voie dans laquelle on pourrait maintenir les idéaux humains que je tiens
pour éternels et, en même temps, croire aux idéaux, aux objectifs, aux côtés
rassurants de notre époque, voilà qui m'est impossible. Je n'ai pas non plus la
moindre envie de le faire. En revanche, je me suis aventuré pendant toute ma
vie sur des voies qui permettent de dépasser la notion du temps et de vivre
dans l'intemporel (j'ai souvent évoqué ces itinéraires sous une forme tantôt
badine et tantôt sérieuse).
Quand je
rencontre des jeunes qui ont lu, par exemple, Le Loup des steppes, je constate souvent qu'ils prennent
très au sérieux tout ce qui, dans ce livre, évoque la folie de notre temps,
mais qu'ils ne voient absolument rien de ce qui est à mes yeux mille fois plus
important et à quoi, de toute façon, ils ne croient pas. Il ne suffit pas de
souligner le peu de valeur que l'on attache à des choses telles que la guerre,
la technique, la passion de l'argent, le nationalisme, etc. Il faut pouvoir
remplacer le culte des idoles contemporaines par une croyance. C'est ce que
j'ai toujours fait ; dans Le Loup des steppes, cette croyance est représentée par Mozart, par les Immortels et par le
théâtre magique ; dans Demian
et dans Siddhartha, d'autres noms désignent les mêmes valeurs.
Si l'on
partage la foi que Siddhartha professe pour l'amour et celle de Harry pour les
Immortels, il est possible de vivre, j'en suis certain. Avec le secours de
cette foi, on peut non seulement supporter la vie mais encore triompher du
temps.
Je vois
que je n'arrive pas à m'exprimer comme il le faudrait. Je suis toujours un peu
découragé lorsque je constate que la vérité à laquelle je crois et qui apparaît
distinctement dans mes livres passe inaperçue aux yeux de mes lecteurs.
Reprenez
plutôt, quand vous aurez lu ma lettre, n'importe lequel de mes ouvrages et
voyez encore une fois s'il ne s'y trouve vraiment pas, ici et là, les éléments
d'une croyance à partir de laquelle il serait possible de vivre. Si vous n'y
trouvez rien de pareil, jetez-les. Si vous y découvrez quelque chose, partez de
là pour continuer votre recherche.
Récemment,
une jeune femme me demandait ce que j'avais bien pu vouloir dire avec le
théâtre magique dans Le Loup des steppes. Elle avait été profondément déçue de voir que, sous l'effet d'une sorte
d'ivresse causée par l'opium, je me tourne moi-même en dérision et me moque de
tout. Je lui ai dit qu'elle ferait bien de relire ces pages-là et, plus
exactement, de les relire en sachant que rien de ce que j'ai jamais pu exprimer
n'a revêtu à mes yeux un caractère aussi essentiel et aussi sacré que cette
évocation du théâtre magique, image et symbole de ce qui pour moi a le plus de
valeur et d'importance. Quelque temps après, elle m'écrivit qu'elle avait enfin
compris.
Je saisis
bien le sens de votre question, Monsieur B., et il est
tout à fait possible qu'en ce moment mes livres ne vous conviennent pas le
moins du monde, que vous deviez tout d'abord vous en débarrasser et vaincre
l'attirance qu'ils ont exercée sur vous. Sur ce point, je ne peux naturellement
vous donner aucun conseil. Je peux répondre uniquement de ce que j'ai vécu et
écrit, ainsi que de mes contradictions, de mes zigzags et de mon désordre. Ma
tâche ne consiste pas à donner aux autres ce qui est objectivement le meilleur,
mais à leur donner ce qui m'appartient en propre (ne serait-ce qu'une douleur,
qu'une plainte) et à le faire d'une manière aussi pure et aussi sincère que
possible.
Hermann
Hesse