La démocratie providentielle se donne pour légitimité d'assurer l'égalité réelle des individus-citoyens. Elle privilégie tout ce qui est réel, l'économique, l'historique et l'ethnique, aux dépens de la transcendance civique ; les libertés réelles tendent à prendre le pas sur les libertés formelles. Entraînée par sa dynamique interne et son ambition prométhéenne — assurer l'égalité de tous —, elle privilégie toujours plus la recherche du bien-être des individus et la reconnaissance de leurs droits historiques. Elle tend à refuser toutes les limites. L'inclusion politique devrait s'étendre toujours plus largement ; l'aspiration à une vie plus longue et à des conditions de vie meilleures ne devrait pas connaître de bornes ni la reconnaissance publique de la dignité des individus et des groupes.
La modernité politique, on l'a
rappelé ci-dessus, a été soumise à deux grandes critiques. Les uns dénonçaient
les contradictions entre la liberté et l'égalité proclamées des sujets
politiques, ou égalité formelle, et les inégalités de leurs conditions
économiques, ou inégalités réelles ; les autres, le caractère formel des
droits politiques accordés à tous les citoyens et les inégalités réelles de la
reconnaissance publique de leurs identités historiques et religieuses. Ces
critiques révèlent sinon des contradictions, du moins des tensions propres à la
société des citoyens que les plus lucides des révolutionnaires perçurent dès
1789. La démocratie providentielle répond à ces critiques en donnant une
prééminence toujours accrue à l'égalité réelle.
Qu'il s'agisse des droits politiques
ou des droits au bien-être matériel et moral, l'utopie démocratique entretient
des aspirations qui ne peuvent être pleinement satisfaites. Le corps politique
doit être juridiquement défini, les conditions économiques et sociales seront
toujours insuffisantes puisque les besoins des hommes se renouvellent ;
aucune reconnaissance publique de droits dits culturels ne satisfera pleinement
l'aspiration des hommes à être reconnus selon ce qu'ils jugent être leur juste
valeur. L'impatience devant les limites inévitables apportées aux droits
subjectifs des individus, qu'ils soient politiques, économiques ou culturels,
les aspirations légitimes à un bien-être, qui par nature reste toujours
inférieur aux espoirs, alimentent les revendications et les insatisfactions.
Même si c'est par les conflits, la politique unit les hommes, que l'activité
économique et la recherche de la protection mettent en concurrence. Le maintien
inévitable des inégalités des conditions sociales et l'impossibilité de la
reconnaissance de toutes les identités collectives à l'intérieur d'une même
société suscitent l'indignation quand toute forme de transcendance collective
s'est affaiblie.
Le poids accru du réel dans la démocratie providentielle a pour effet d'épuiser les deux types de
transcendance collective, religieuse et politique. L'idée de transcendance —
par le religieux ou par le politique — est peu familière à l'homo
democraticus qui vit dans la positivité quotidienne de la vie économique et
providentielle et dans l'immédiateté de l'hic et nunc. Les conditions
décentes d'existence assurées par l'État-providence ne donnent pas par
elles-mêmes un sens à l’existence des individus.
Le besoin de trouver un sens à son
destin personnel, au malheur individuel et collectif et aux injustices sociales
n'a évidemment pas disparu avec la satisfaction des besoins les plus immédiats.
Les hommes démocratiques ne cessent pas de nourrir l'interrogation métaphysique.
Mais chacun d'entre eux recherche sa propre transcendance et bricole sa manière
personnelle de croire et de manifester ses croyances. Les Églises
traditionnelles et les institutions classiques de la citoyenneté régulent
désormais mal la relation au sacré et répondent imparfaitement aux aspirations
des hommes. Elles ne formulent plus un sens de l'existence collective qui soit
partagé par tous. Les deux grandes formules qu'avaient mobilisées les croyants
et les patriotes pour donner un sens à la mort, « Il a plu à Dieu de rappeler à Lui son fidèle serviteur » et « mort pour la France », ont à peu
près disparu de la vie sociale. Dès lors, les relations au sacré, qui ne
s'expriment plus dans des formes sociales reconnues, risquent toujours de
s'exprimer de manière incontrôlée ou tragique. C'est ce qui se développa dans
les religions séculières ou les religions politiques, dans lesquelles s'est
inscrit, pour le pire, le destin du XXe siècle. Les conflits
idéologiques du siècle dernier ont eu les mêmes caractères que les guerres de
religion au XVIe siècle : ils portaient sur la conception du
bien, même s'il était défini en termes politiques et non plus religieux.
Aujourd'hui, les besoins de sens s'expriment, de manière évidemment moins
dramatique, dans les nouveaux mouvements religieux qui se développent, dans les
démocraties providentielles, en dehors des institutions ecclésiastiques
traditionnelles 1. Groupes de prières spontanés, provisoires et
émotionnels répondent mieux au besoin de croire de l'individu démocratique. Ils
se traduisent également par les diverses formes de revendications identitaires
ou « culturelles » infranationales ou supranationales — des Corses en
France aux Basques espagnols, jusqu'aux solidarités des diasporas à travers le monde
—, dont la vigueur s'exprime de plus ou plus ouvertement. En dehors des
démocraties, les militants des mouvements fondamentalistes, en invoquant le
caractère irréligieux de l'Occident, laïcisé et tolérant, et l'impératif de
lutter contre lui au nom du vrai Dieu, ont fait une entrée fracassante au cœur
de la vie politique mondiale.
Les grandes institutions religieuses
et politiques tentent de s'adapter à une évolution, qu'on peut observer avec
optimisme ou inquiétude. Il n'y a plus de conflits majeurs ou idéologiques sur
la conception du « bien » à l'intérieur des démocraties
providentielles, qui font de la tolérance leur vertu cardinale. Les religions
séculières ou politiques, organisées et portées par un État puissant à vocation
totalitaire, ont disparu de l'horizon politique immédiat des Européens. Le
patriotisme national et partisan qui avait conduit aux excès nationalistes et
partisans du siècle comme les passions religieuses du passé avaient justifié,
durant les siècles précédents, les horreurs des guerres de religion — est
désormais affaibli et discrédité. Mais, en même temps, dans les démocraties
providentielles, on n'organise pas de réponse collective et institutionnelle au
besoin des hommes de donner un sens à leur interrogation et à leur angoisse
métaphysiques. On risque donc de laisser le champ libre à des formes de
fondamentalisme religieux qui ne seraient plus contrôlées par les institutions
historiques reconnues que sont les Églises traditionnelles et à des formes
d'anarchie politique, faute de reconnaître la légitimité des institutions
politiques héritées du passé. On risque de ne plus avoir la volonté de se défendre
lorsqu'on ne partage pas le même idéal ou les mêmes passions.
La démocratie providentielle
constitue un défi particulier à la société française, parce que c'est elle qui
a poussé le plus loin l'effort pour créer, sur le modèle religieux et contre
lui, une forme de transcendance politique. L'ébranlement de l'Église catholique
en tant qu'institution sociale ébranle en même temps le projet républicain,
tant la confrontation entre l'Église et la république a organisé la vie
politique depuis l'avènement de la modernité politique 2. C'est en France que l'alliance entre la nation et la
république a été la plus étroite. Les autres grandes démocraties, en Angleterre
et dans l'Europe du Nord (sans oublier les États-Unis), en revanche, ont su, au
moins jusqu'à une date récente, conjuguer les héritages monarchiques et/ou
religieux — qui se traduisent dans les symboles et les rituels nationaux — avec
le libéralisme pour créer l'espace public démocratique. La sécularisation
des institutions politiques n'empêchait pas que se maintiennent des liens
concrets entre le religieux et le politique, qui continuaient à redoubler leurs
effets intégrateurs. Les pratiques religieuses, dans les démocraties nordiques
aujourd'hui, en portent encore témoignage ; elles restent liées aux
pratiques sociales quotidiennes, les individus adhèrent aux Églises comme ils
participent aux syndicats 3. Si
tous les pays européens se trouvent devant la nécessité de remettre en question
le lien historique entre la nation et les institutions démocratiques, ils
abordent cette étape de manière différente. La citoyenneté à l'anglaise,
fondamentalement libérale, d'ambition apparemment moins métaphysique que la
république de droit divin telle que les Français ont voulu l'élaborer, qui s'incarne
dans les libertés concrètes des groupes particuliers et dans des pratiques
sociales héritées d'un passé sans ruptures fondamentales, est sans doute mieux
adaptée aux exigences de la démocratie providentielle dans laquelle les hommes
sont ancrés dans la réalité, le concret et l'immédiat que le projet plus
transcendantal — ou républicain — de la citoyenneté à la française, né et
imposé contre l'absolutisme royal allié à l'Église catholique et sur leur
modèle.
L'Église et l'État, les deux
institutions qui en France organisaient la vie collective et réglaient les
pratiques au nom de valeurs communes, sont l'une et l'autre affaiblis. La
transcendance religieuse se recycle en une morale des relations entre les
hommes, de moins en moins métaphysique. Pendant un temps, Jésus devint le
premier des travailleurs sociaux. Le destin dans l'au-delà est subordonné aux
conditions de vie ici-bas. La transcendance politique, qui avait pour sens de
remplacer la transcendance religieuse, s'effrite avec l'affaiblissement du
patriotisme national. Qui est encore prêt à mourir pour la patrie, ou pour le
Parti, c'est-à-dire le Parti communiste, qui avait le privilège d'une majuscule
comme l'État et l'Église ? Or la transcendance politique est sans doute
moins naturelle que la transcendance religieuse. Tout homme s'est un jour
interrogé sur le sens de l'existence, personne n'a échappé pendant toute sa vie
à l'angoisse métaphysique. L'idée de transcendance par le politique
qu'instituait la République, elle, n'est donnée ni par la nature ni par
l'expérience sociale immédiate : affirmer l'égalité civile et politique et
l'égale dignité du titulaire du prix Nobel et du SDF — et la légitimité des
institutions qui donnent corps à cette affirmation — n'est pas spontané ni
naturel. Ce ne peut être que le résultat d'un effort constant au nom de valeurs
de justice sociale fondée sur l'idée de l'égale dignité de tous les êtres
humains, forme de transcendance héritée de la tradition juive et chrétienne et
laïcisée. En France, l'épuisement de la transcendance religieuse et politique
risque, plus qu'ailleurs, de contribuer au délitement du lien social.
La politique des institutions
européennes de Bruxelles renforce les évolutions vers la démocratie
providentielle. Si, encore une fois, il me paraît souhaitable de voir se construire
une Europe politique, il reste que l'élaboration des institutions européennes
risque, dans une première étape, d'avoir pour effet d'accentuer les effets de la
dynamique démocratique. La collaboration ou l'union économique et financière
entre les nations de l'Europe s'accompagne progressivement du développement
d'un État-providence dont témoignent les recommandations
, – forme de régulation douce mais
sanctionnée par les Cours européennes de justice — pour lutter contre la pauvreté
en imposant un revenu minimum, garantir les droits des salariés et l'égalité
entre les sexes, prendre des mesures en faveur de l'agriculture et des
agriculteurs, adopter des politiques d'aménagement du territoire, reconnaître
et encourager les identités régionales. Ne peut-on craindre que l'alliance objective
des institutions européennes avec les pouvoirs régionaux, inscrite dans le projet
européen, contribue involontairement à miner le lieu historique de la
transcendance politique et des pratiques de la démocratie ?
Aucune société, même industrielle,
moderne, postindustrielle, postmoderne ou providentielle, ne peut pourtant
évacuer le politique en tant que lieu de la transcendance des intérêts
particuliers et des choix collectifs légitimes, en tant que source de la
volonté de se défendre contre les menaces extérieures. Les sociétés européennes
ne peuvent, pas plus que les autres, exister sans lieu du politique. La
politique ne peut consister seulement à produire et à redistribuer des
ressources, elle doit porter des valeurs et une volonté communes. Le pouvoir de
l'Europe ne saurait se réduire à gérer l'économie, entretenir l'État-providence
et contrôler l'application des droits de l'homme par les Cours européennes de
justice. Si la redistribution des ressources, en assurant la dignité de tous,
est la condition de l'existence d'une société démocratique, l'existence d'une
communauté des citoyens est aussi la condition nécessaire pour que cette
redistribution soit acceptée comme légitime. La république — définie comme le
lieu où s'exerce la citoyenneté et où se prennent les décisions collectives —
n'est pas nécessairement nationale comme elle l'a été jusqu'à présent. La
coïncidence entre nation et citoyenneté fut un moment de l'histoire ;
l'État-nation n'est pas la fin de l'histoire. Le lien entre l'État-nation et la
société organisée par la citoyenneté est historique, il n'est ni logique ni
nécessaire. La citoyenneté peut s'exercer au niveau infranational ou
supranational. Mais quel que soit son niveau — national, infranational ou
supranational — il faut un lieu du politique, où se prennent les décisions et
les arbitrages et qui dispose des moyens de les imposer, un lieu où s'exprime
la volonté d'exister ensemble et de se défendre. Pour qu'existe une Europe
démocratique, il faudrait que les citoyens de l'Europe admettent que les
gouvernants issus d'élections européennes sont légitimes, c'est-à-dire qu'ils
acceptent les décisions qu'ils prennent, même si elles leur apparaissent
contraires à leurs intérêts immédiats. Il faudrait qu'ils accordent aux
gouvernants qu'ils élisent pour siéger dans les institutions européennes et aux
décisions prises par ces gouvernants la légitimité qu'ils reconnaissent aux
gouvernements nationaux et aux décisions qu'ils prennent.
Jusqu'à présent les sociétés
démocratiques ont bénéficié du travail de la construction des nations, de
l'héritage des institutions nationales qui les a rendues naturelles aux
citoyens et de l'homogénéité culturelle de la population nationale. Entre la
réalité immédiate du local et l'utopie de l'humanité, la nation offrait le lieu
de la transcendance politique. Le civique a bénéficié des liens sociaux qui
avaient été élaborés par la lente construction de la nation, de l'élaboration,
pendant des siècles, par les grandes monarchies occidentales, d'un corps
politique abstrait national, qui ne se confond pas avec les individus condition
de l'existence d'un espace public démocratique. Je vois mal comment, dans un
avenir proche, le civique peut continuer à exister en dehors du cadre national
où il est né en Europe, je vois mal comment des institutions politiques
européennes pourront avoir la force de contrôler les passions nées des
appartenances ou des fidélités ethnico-religieuses — ce que l'État-nation
lui-même n'a jamais réussi à faire totalement —, je vois mal comment elles
pourraient mobiliser le peuple européen
pour qu'il se défende contre les menaces extérieures.
Le principe de la citoyenneté, en
effet, ne prend un véritable sens et n'organise réellement les sociétés
historiques que s'il s'inscrit dans des institutions politiques et des pratiques
sociales dont la légitimité a été intériorisée au cours des siècles. La
citoyenneté n'a pas d'effet sur la vie sociale si elle n'est pas la pratique de
la citoyenneté, si les institutions ne lui donnent pas de sens concret. La
citoyenneté n'a pas de sens si elle ne s'exerce pas par ces institutions parce
que la société démocratique est Janus,
à savoir indissolublement ethnique et civique ou, dans un autre vocabulaire,
nationale et civique, ou, dans les termes qu'a popularisés Jürgen Habermas,
patriotique et constitutionnelle. L'idée de l'abstention de l'État dans la vie
religieuse pour que des populations de religions différentes vivent dans le
même État a été formulée par Locke, mais la possibilité des juifs d'être
membres du parlement de Westminster n'a été accordée de fait que dans les
années 1860, deux siècles plus tard. Il faut du temps pour que les idées
républicaines s'inscrivent effectivement dans les institutions et les pratiques
4. Ces institutions ont été jusqu'à présent
nationales.
L'autre raison qui rend difficile la
construction d'un espace public européen, c'est la fragilité de la société
démocratique. La société fondée sur les valeurs et les institutions de la
citoyenneté est une forme d'organisation aussi improbable que fragile. Elle ne
fonctionne de manière acceptable que lorsqu'un espace public s'est construit,
qui transcende la société concrète, ses diversités historiques et religieuses,
ses divisions et ses inégalités. Les liens qui unissent les hommes sont juridiques
et politiques, ils sont fondés sur un principe abstrait, l'égalité des droits
de tous les citoyens et leur souveraineté. Il s'agit de créer du lien social à
partir de ce principe, alors que la citoyenneté implique que les individus
aient la capacité de se délier de leurs particularismes et d'entrer en relation
avec les autres. C'est aussi une société fragile parce qu'elle est fondée sur
une utopie de renversement du monde social, même s'il s'agit d'une utopie
créatrice. Elle affirme, contre toute l'expérience sociale concrète, l'égalité
civile, juridique et politique d'individus divers et inégaux par leurs
origines, leurs capacités et leurs conditions sociales. Elle ne peut manquer de
susciter des critiques parfaitement justifiées, lorsque la réalité sociale
quotidienne est comparée aux valeurs dont les gouvernants et les citoyens se
réclament. D'où l'importance de ces institutions politiques, qui ont été
jusqu'à présent toujours nationales, par lesquelles un principe de légitimité
aussi abstrait peut effectivement organiser la vie des hommes. Le temps a été
nécessaire pour que des pratiques aussi peu spontanées ou naturelles puissent
être convenablement intériorisées par les acteurs sociaux. C'est d'ailleurs la
raison pour laquelle la diffusion des modèles démocratiques en dehors de l'Europe
a toujours été difficile. Ce sentiment n'est évidemment pas donné, il est à
construire par la volonté de tous, politiques, intellectuels et citoyens.
L'Europe n'est pas plus naturelle que la nation ou l'ethnie.
Les pratiques démocratiques
consistent à gérer les conflits de valeurs — la liberté et l'égalité ne sont
pas en harmonie spontanée, elles sont en tension — et aussi des conflits
d'intérêts entre les groupes sociaux, par les compromis et non par la violence.
L'espace public est, de manière concrète, l'ensemble des pratiques sociales —
traditions, habitudes — par lesquelles les acteurs sociaux gèrent les rivalités
et les conflits par des institutions politiques, en se référant aux principes
de la citoyenneté et de l'État de droit. C'est un lieu concret inscrit à
l'intérieur de frontières définies — ce qui n'est pas le cas de l'Europe —, où
se rencontrent des individus historiques, avec leurs histoires, leurs passions
et leurs intérêts ; ces individus ne sont pas seulement des citoyens
rationnels, ils se conforment à des pratiques qu'ils jugent légitimes, parce
qu'elles font partie d'institutions héritées d'une longue histoire et
légitimées à la fois par le temps et — jusqu'à présent par l'identification
nationale. L'abstraction de la citoyenneté au niveau européen sans
l'enracinement dans les traditions et les institutions nationales sera-t-elle
suffisante pour intégrer socialement les individus de l'âge démocratique ?
Pourra-t-on transposer au niveau européen les pratiques de la citoyenneté dans
un avenir prévisible, étant donné le caractère national des institutions
démocratiques ?
La construction de l'Europe, qui fut
grand projet politique en 1950, risque, par l'une de ces ruses dont l'histoire
n'a jamais été avare, de contribuer, au XXIe siècle, à la
dépolitisation croissante des sociétés démocratiques. En 1989, les nations
européennes ont perdu ou ont pensé avoir perdu leur ennemi ; en même
temps, elles ont perdu un facteur essentiel de la volonté de construire
l'Europe : faire la guerre aux voisins, ou se défendre contre eux, a
toujours uni les peuples. Si, par ailleurs, elles n'entretiennent plus de
transcendance ou de valeurs communes, au nom de quoi les États nationaux
continueraient-ils à céder une part de leur souveraineté et de leur pouvoir,
alors que les institutions politiques nationales sont devenues familières aux
peuples de l'Europe, donc perçues et vécues comme naturelles ? Pour
l'instant, elles continuent à exprimer plus directement les identités et les
intérêts immédiats des peuples que les institutions de l'Europe. La naturalisation des pratiques politiques,
des rites et des symboles communs que le temps a réalisée dans les nations ne
peut être transposée facilement et rapidement au niveau de l'Europe sans un
travail collectif et une volonté forte des gouvernements nationaux et des
peuples. Il paraît difficile — ce qui veut dire souhaitable, mais improbable
dans l'avenir immédiat — qu'une forme de transcendance politique se construise
au niveau européen. Si elle existe un jour, elle sera sans doute plus conforme
à l'inspiration anglaise, c'est-à-dire moins ambitieuse et métaphysique que
celle qu'avait tenté d'établir la République en France. On peut penser qu'elle
existera effectivement dans un avenir plus lointain. Mais cela suppose que les
hommes travaillent collectivement à la construire, elle n'est pas donnée.
L'enquête sur la démocratie
providentielle soulève des interrogations proprement politiques. Dans la mesure
où l'élaboration de l'État d'intervention a été un projet politique — donner un
contenu réel à la citoyenneté dans un régime de liberté politique —, sa crise,
telle qu'elle est vécue et formulée, est politique. La légitimité de l'État
tient de plus en plus à son action pour favoriser la production des richesses,
les répartir entre les groupes sociaux, stabiliser la croissance, amortir
socialement les effets des crises, assurer la solidarité et la cohésion
sociales en intervenant dans la vie économique et sociale. Par ailleurs, le
pouvoir souverain de l'État politique en tant qu'acteur dans le système des
relations interétatiques s'amenuise 5. Être
citoyen désormais, c'est sans doute disposer de droits politiques, mais c'est
aussi disposer de droits sur la protection sociale. L'État-providence est
devenu une source essentielle de la régulation collective et de la construction
des identités. La volonté d'assurer les libertés réelles, inscrite dans le
projet et l'utopie démocratiques, a pour effet de renforcer l'évolution vers
l'autonomie de l'individu aux dépens des solidarités proches, de banaliser les
relations sociales qui se conforment à un même modèle, d'évacuer l'idée de la
compétence et de susciter d'infinies revendications qui ne peuvent être toutes satisfaites.
Mais l'existence d'une communauté des citoyens n'est-elle pas nécessaire pour
légitimer le système de redistribution des richesses ?
On retrouve, renouvelée par
l'expérience historique, l'interrogation que formulait Durkheim à l'aube du
développement de la sociologie, lorsqu'il s'inquiétait de la cohésion sociale
dans les sociétés modernes et se demandait comment entretenir ou restaurer les
liens sociaux, quand la religion et les pratiques religieuses ne relient plus
les hommes. Aujourd'hui, ce n'est pas seulement la religion qui relie mal les
hommes mais la citoyenneté.
La seule tolérance suffira-t-elle
pour unir les individus démocratiques ? Ces derniers restent à la
recherche d'un fondement à leur existence commune. Alors que toute forme de
transcendance religieuse et politique collective est affaiblie, ils essaient de
trouver ce sens ailleurs. Les uns le recherchent dans la philosophie, ce dont
témoigne le succès des cafés philosophiques et des livres de vulgarisation
philosophique, d'autres dans une morale, rebaptisée éthique, comme pour lui
enlever tout caractère normatif, ce qui conduit à créer des comités d'éthique.
D'autres se livrent aux inspirations des astrologues ou adhérent à des
spiritualismes de toute nature, des religions orientales aux traditions
ésotériques occidentales ou au chamanisme. Pour certains, ce serait la vie
elle-même, au sens biologique du terme, qui serait devenue le dernier sacré en
deçà duquel on ne serait plus dans l'humain.
Mais la vie humaine en tant que telle, c'est-à-dire biologique, ne peut être
sacrée, si elle ne s'accompagne pas de la référence à des valeurs partagées,
fondées sur l'idée de la dignité absolue de tout être humain. On peut se demander
si une société peut maintenir le lien entre les hommes lorsque ces derniers ne
partagent pas les mêmes valeurs et n'expriment pas leur conception du monde à
travers les mêmes symboles. Les sociétés humaines doivent maintenir une
certaine cohésion qui, dans les démocraties, s'est jusqu'à présent exprimée
dans et par le patriotisme. Comment une société qui n'organise pas les formes
de relations des individus avec le sacré, qui ne donne plus de réponse à
l'angoisse métaphysique de l'homme ni de sens au malheur individuel et
collectif peut-elle continuer à faire
société, en d'autres termes, à assurer le lien social, à maintenir le sens
des valeurs communes et à garder, éventuellement, la volonté de les défendre ?
Ne risque-t-elle pas de déboucher sur la dépolitisation ?
Il faut en effet distinguer entre les
liens sociaux concrets qu'entretiennent effectivement tous les agents du welfare
state — soignants, éducateurs, animateurs et médiateurs de toutes sortes et de tous niveaux — en intervenant
toujours plus dans la vie des individus et l'efficacité de ce lien social pour
donner aux individus des démocraties providentielles le sens de leur destin
collectif et la volonté de défendre leur existence. La démocratie providentielle
semble de plus en plus conforme à la liberté des modernes telle qu'elle fut théorisée par Benjamin Constant 6. Elle tend à ignorer la possibilité de la guerre. Il n'est
pas exclu qu'il s'agisse d'un mode d'intégration paradoxal que sa souplesse
même rendrait résistant ce qui expliquerait la victoire sur les totalitarismes
du XXe siècle. Par la reconnaissance des tensions entre les
individus sociaux, de la contradiction des intérêts des uns et des autres, par
l'acceptation du désordre critique, elle est adaptée à la liberté des hommes.
Mais, par ailleurs, on peut penser que la loyauté à l'égard du collectif
trouverait sa limite s'il devenait nécessaire de défendre la société par la
guerre en risquant sa vie et de manifester sa solidarité avec les autres
peuples.
Jusqu'à présent les peuples ont
toujours été plus mobilisés par leur identité nationale que par leurs
convictions civiques. Dans la courte histoire des démocraties, les peuples
démocratiques se sont plus souvent battus pour défendre leur nation ou leur
patrie que pour affirmer leurs valeurs. La victoire des démocraties dans la
Seconde Guerre mondiale s'est fondée sur les sentiments et les orgueils
nationaux des peuples plus que leur volonté de diffuser les principes de la
démocratie. Durant l'hiver 1940-1941, les Anglais prolongeaient la lutte de
l'Angleterre contre l'un de ses ennemis héréditaires, l'Allemagne, autant ou
plus qu'ils ne combattaient en faveur de la démocratie de Westminster.
Roosevelt n'arrivait pas à convaincre les Américains d'intervenir dans la
guerre jusqu'à ce que l'attaque des Japonais à Pearl Harbor agressât l'orgueil
national. Beaucoup de résistants français combattaient les Allemands plutôt que
le nazisme. La bienheureuse paix que la construction européenne a apportée entre les nations démocratiques a
fait oublier aux peuples que la possibilité de la guerre existe toujours, que
les membres d'une société doivent partager des valeurs communes — et pas
seulement celle d'une tolérance, qui risque de devenir indifférente, à l'égard
de toutes les valeurs — et ne pas renoncer à les défendre, s'ils veulent
survivre.
Il n'existe pas d'essence de la
démocratie. L'effritement des pratiques de la république représentative ne
signifie ni la fin de la démocratie ni la fin de l'histoire. Mais on peut se
demander si la démocratie providentielle est susceptible de donner les moyens
de régler les conflits entre les hommes au nom de la justice sociale d'une
manière qui ne trahisse pas trop les valeurs dont se réclament les sociétés
modernes et si elle est capable d'entretenir une véritable volonté politique.
Pourra-t-elle satisfaire l'aspiration légitime à l'égalité qui caractérise l'homo democraticus sans renoncer à la liberté politique et sans perdre la
volonté de la défendre ?
Dominique Schnapper, in La démocratie
providentielle,
Essai sur l’égalité contemporaine (nrf essais)
Essai sur l’égalité contemporaine (nrf essais)
1. C'est évidemment aux travaux de Danièle Hervieu-Léger
qu'il faut renvoyer ici. Voir tout particulièrement Hervieu-Léger, 1986 ;
Hervieu-Léger, 1993 ; « "Renouveaux" religieux et
nationalistes : la double dérégulation », dans Birnbaum (dir.), 1997,
pp. 163-185.
2. Voir à ce sujet les travaux de Marcel Gauchet, en
particulier Gauchet, 1998.
3. Davie – Hervieu-Léger (dir.), 1996.
4. Alors que la citoyenneté organise la vie commune de
ceux qui se réfèrent à des religions différentes, l'Observatoire européen des
phénomènes racistes et xénophobes (EUMC) a diffusé le 20 novembre 2000 les
résultats d'un sondage portant sur un échantillon de 17 000 personnes dans les
pays européens. « 15 % des citoyens de l'Union européenne expriment une certaine
inquiétude à l'égard d'autres religions que la leur. Le pourcentage monte à 32
% au Danemark et 26 % en Belgique. Cf. Le Monde, 22 décembre 2000.
5. Voir sur ce sujet les travaux de
Bertrand Badie, en particulier Badie, 1998.
6. Constant, 1980 (1819).