Je reçois la visite d'un prêtre, d'un
ami, cher entre tous, qui suit mon ouvrage, qui s'en inquiète, qui ne veut
certes pas me décourager de poursuivre — comme tant d'autres, par qui j'ai été
abandonné — mais... mais... il n'aimerait pas que je me fasse « récupérer »
par la Droite, et ne comprend guère que j'en doute et que je m'en foute...
Il s'est converti sous le Pape Jean XXIII, grâce à lui, et il m'aime...
Cette fois il m'apporte des textes
importants, des articles de deux vénérables Pères Conciliaires, parus à
l'occasion du dixième anniversaire de la fin du Concile, pour me montrer que
c'est « une base solide ».
Je lis avec respect. Voici quelques
extraits. L'un dit :
« Le
monde moderne a développé un certain nombre de valeurs d'estime de l'homme, de
la culture, de l'histoire, de la science, de l'égalité sociale, de la justice.
Tout cela, sauf de belles exceptions, avait été jusqu'ici ou admis à contrecœur
ou trop petitement... Cet après-Concile, pour moi, c'est
surtout l'ouverture de l'Église au monde moderne, c'est-à-dire aux lumières ».
C'est moi qui souligne et soulignerai
les perles... L'autre Père nous dit :
« Avènement
définitif de la sécularisation : c'est la préoccupation politique, sociale
et culturelle qui occupe le devant de la scène, pas la préoccupation religieuse. Le destin humain ne se
joue plus dans l'enclos religieux ».
Notons que le « destin
humain » se joue pour lui « sur le devant de la
scène »... Penseurs, fatiguez-vous donc à creuser !
Et encore :
« Le problème c'est l'homme...
Les chrétiens sont sommés de remettre sur le métier leur humanité. Et
l'identité chrétienne ne va plus de soi... Ce mouvement de questionnement
radical... exige de l'Église des preuves en humanité... »
Là tout serait à souligner. Cela
illustre et dépasse mon « amen aux examens » ! Enfin, l'apogée :
« Que
nous le voulions ou non, la crédibilité chrétienne passe aujourd'hui par la
crédibilité humaine... C'est l'homme qui fait le chrétien. Ce sont des hommes et des femmes reconnus comme tels qui
font l'Église. Et l'Église devra toujours veiller à la qualité humaine de son enracinement et de sa parole... Ce qui est une manière de
rejoindre l'incarnation, affirmation centrale du christianisme, s'il en est ».
Le prêtre guettait mon impression.
Il me fallut la lui confier. Je pris
un biais :
— Heureusement,
lui dis-je, que l'Église n'est ni
une faculté de philosophie ni une armée en guerre ! ...
— Pourquoi ?
dit-il.
— Philo :
zéro. Armée : douze balles dans la peau.
Nous parlions familièrement, on le
voit. Je repris, après un silence :
— Je crois
bien que je n'ai jamais vu un tel concentré de nullité intellectuelle et de
défaitisme spirituel... Oui, c'est cela, rien de plus lâche, aux deux sens du
mot. Lâche, comme les mailles d'un tricot épuisé. Lâche, comme tous ceux que le
Salut Public colle au poteau.
Et je lui demandai, sur un ton de
reproche tendre :
— Est-ce
pour me réconforter que vous m'apportez le désastre ?... Entre nous,
pourquoi m'avez-vous amené ces textes ?
Il répondit :
— Afin de
vous dissuader, dans vos critiques féroces, souvent si justes, de remonter au
Concile.
— Mais je
n'y songeais pas ! lui
dis-je.
— Ah bien,
dit-il, dans un
grand apaisement...
Et moi :
— Mais
maintenant, comment faire autrement ?
M. Maurice Clavel crevait depuis
longtemps de rage impuissante et ricanante dans le désert stérile et solitaire
de son soi-disant univers spirituel. Depuis quelques années ses yeux au ciel et
ses mains jointes couronnaient le narcissique portrait qu'il ne cessait de nous
infliger de lui-même, notamment, à longueur de colonnes, chaque semaine, dans
un grand hebdomadaire de gauche où il s'est inexplicablement glissé et
maintenu, pour bafouer, persifler, démobiliser les forces progressistes de la
libération humaine. Mais voici que dans son dernier ouvrage, sans doute
impatient de connaître enfin le succès, et cédant à ses compulsions
obsessionnelles, il se démasque. Son amour de Dieu n'était que haine. Dieu lui
est un moyen de haïr son prochain. Son culte passéiste et son adoration
suspecte, qui ne manqueront pas de faire jubiler les intégristes et les
chaisières, somment Dieu, et le louent, de revenir piétiner avec ivresse, —
avec la même soûlerie de sang qui le grise dans les horribles holocaustes de la
Bible — les débris fumants de l'Homme et de toutes les merveilles qu'il a pu
faire par lui-même... Mais à quoi bon poursuivre ces réflexions qui
probablement l'en chantent ? La charité — mais soupçonne-t-il ce que
c'est ? — doit nous inspirer désormais un grand silence. Dans son
irrépressible orgueil et son mépris forcené de ses frères, dans sa haine
absolue et totale de l'homme, M. Maurice Clavel s'est mis lui-même au ban de
l'Humanité.
On reconnaît là quelques articles qui
m'attendent. Pourquoi, au fond, ne pas les rédiger moi-même ?... Toutefois
il se peut que malgré ce genre d'écrits, j'atteigne quelques lecteurs. Et dans
ma lutte inégale et désespérée contre les démons du facile, dans mon combat
pied à pied de rigueur et de vigueur, je dois considérer constamment où ils en
sont. Or, si même j'ai pu les entraîner jusqu'ici, je crains qu'ils ne
ressentent pas avec la même abomination et désolation que moi les énormités de
nos grands Révérends Pères Conciliaires sur la « crédibilité
humaine » servant de fondement ou de modèle à la « crédibilité
chrétienne », et cet examen de passage — devant qui ? — où nous
serions sommés de fournir nos « preuves en humanité ». J'ai peur que le charabia ne leur
cache la chienlit. J'ai peur qu'ils n'y voient pas l'abandon de tout ce que
c'est. J'ai peur qu'ils ne se laissent encore impressionner par l'évidente et équivoque
beauté du mot « homme ». J'ai peur qu'ils ne se disent que je
suis contre l'homme par inhumanité,
surtout s'ils n'ont pas lu les ouvrages où je montre que, depuis deux siècles
en puissance et dans ce dernier en fait, l'inhumain c'est l'homme. Je
voudrais les éclairer, les convaincre. Et je voudrais convaincre, peut-être
plus encore, ces frères que j'estime séduits ou égarés, que j'espère ne jamais
appeler mes adversaires, afin que tout soit clair entre nous lorsque enfin je
les supplierai.
Entendons-nous. Si l'humanisme est la
doctrine de la valeur absolue de l'homme, je suis humaniste, avec Kant,
avec tous les athées idéalistes, contre Nietzsche, contre Foucault. Si
l'humanisme est la doctrine de l'existence absolue de l'homme, de
l'homme seul, à l'exclusion de Dieu, je suis antihumaniste. Je n'admets pas l'existence
de cet homme qui exclut Dieu — et qui d'ailleurs, dans la grande pensée
occidentale, vient en quelque sorte d'avouer son inexistence... Mais comme
justement on m'a beaucoup reproché d'admettre, à l'inverse, l'existence d'un
Dieu qui exclut l'Homme, ou encore de donner à choisir entre Dieu et
l'Homme présentés dans une exclusion réciproque, un « ou bien... ou
bien », je dois répondre à cette présentation courte et calomnieuse de
ma thèse.
Et je réponds : non, le dilemme,
l'exclusion réciproque n'est pas entre Dieu et l'Homme, mais entre Dieu et l'homme.
Qu'on veuille bien accepter cette précision typographique, qui distingue
deux réalités différentes, presque contraires. J'appelle homme l'individu de l'espèce humaine. J'appelle Homme celui qui, par-delà le péché, est
recréé comme tel par l'agonie, la mort et la résurrection irradiante du Christ,
Homme Absolu : le voici alors, l'Homme, individu enfin parfaitement
singulier et universel, naissant et existant par le drame absolu et
historique de cette Révélation Christique. Il naît et il existe avant d'être
pensé — il ne le fut guère chez nous qu'il y a deux siècles — ou encore il
vient remplir tout à coup d'existence une pensée vide ou incomplète — tel le genus
humanum de l'Antiquité, étrangement contemporain du Christ, mais qui
n'excluait rien de moins que les esclaves, les femmes et les barbares... Saint
Paul proclamant « Il n'y a plus ni Grecs, ni juifs, etc. » n'est pas l'auteur d'une
théorie, mais le héraut d'un fait absolument nouveau, réel et qu'il s'agit
cependant de réaliser : l'Homme existe. C'est comme dans l'instant
décisif d'une guerre : tout reste à gagner, mais c'est gagné ; c'est
gagné mais tout reste à gagner. Tel est le Christianisme, ou l'Histoire
Chrétienne, histoire absolue de l'Homme, toujours à finir de se gagner,
tellement libre qu'il peut toujours se reperdre. Et c'est ce dernier malheur
qui arrive depuis deux siècles.
J'appelle homme, en effet, le
sujet humain d'Occident qui, collectivement, profondément, par le choix
fondamental de notre dernière culture, a cru devoir et pouvoir tuer Dieu en
lui, se couper de sa racine divine d'existence et, sinon se créer, du moins se
produire en s'incorporant le monde et s'attribuer la source de toute vérité.
Prométhéen ? L'expression est inexacte et, pour nous chrétiens, renferme
un piège. Car la révolte légitime de Prométhée visait à détruire ou détrôner un
Dieu entièrement extérieur à l'homme et l'asservissant du dehors : tel est
peut-être en Occident le Dieu de Voltaire, architecte et gendarme. Tel n'est
pas notre Dieu, plus intime que mon intime, avec lequel je ne suis ni un
ni deux : au reste, si la transcendance divine était une extériorité
absolue à l'homme, elle n'aurait jamais été révélée ni soupçonnée. Et j'ai
montré que cette Révélation nous rend à nous-mêmes et nous libère,
échappant ainsi au cri sublime et un peu simpliste de Sartre : « Toute
philosophie qui ne part pas de l'Homme et de sa liberté absolue le dégrade et
se déshonore ». Car
au contraire l'homme qu'envahit Dieu par le Christ est recréé libre. Si
vous ne voyez pas comment une révélation nous libère, pensez à celle de l'amour
charnel et vous comprendrez : nous sommes révélés à nous-mêmes,
transformés en nous-mêmes. Mais en revanche l'homme qui s'est arraché à Dieu
par sa prétendue suffisance métaphysique est vide, et il se prend passivement
à son vide — comme dans le vertige, si bien décrit par le même Sartre —
d'abord sans le savoir ; mais son premier soupçon s'appelle désespoir...
Nous sommes au dernier instant de
notre dernière culture — mort de Dieu, avènement absolu de l'Homme, espèce de
Péché Originel réitéré au carré... Nous en sommes à l'écœurement de tout désir
et l'exténuation de toute idée, crispés sans tragédie, défaits sans
adversaires, esclaves même sans maîtres, accusant tout sauf nous-mêmes. C'est
bien l'homme qui meurt, celui qui a tué Dieu en lui — ou plutôt a cru le
tuer et l'a refoulé... Il meurt, comme nous l'avait annoncé Nietzsche, comme
nous le confirment nos anthropologies qui partout ont dissous ou débusqué le
sujet, ne nous laissant plus même la ressource de dire je avec un semblant
de fondement. Il meurt de l'autarcie dont il est né, qui s'avère un autisme. Il
en arrive au point où il n'a plus assez de pensée pour être ni d'être pour se
penser : épuisement philosophique, quelles que soient les doctrines ou
leur macédoine ; aliénation sociale, quels que soient les systèmes ou les
régimes... C'est donc l'Homme qui est à ressusciter ou à relibérer de l'homme.
Et c'est ce qui arrive, frères !
C'est le retour de Dieu, toujours à notre recherche, tant il nous aime et a
besoin d'être aimé de nous nommément ! C'est trop beau et c'est
vrai ! Il nous presse tandis que nos résistances faiblissent, faute que
notre suffisance ait pu fonder un ordre qui nous suffise... Dois-je répéter à
mes calomniateurs dominicains ou jésuites que c'est Son Amour qui nous presse
et non sa vengeance ? Que ce retour est à l'opposé d'une revanche ?
Que Dieu ne revient pas piétiner avec rage le cadavre et brandir en triomphe le
scalp de l'homme, pas même de l'homme ? Bien plutôt il revient nous
recréer une fois de plus en Hommes — si nous le voulons bien, car nous sommes
absolument libres, libres d'être ou non libérés... Oui, c'est ce qui se
passe ! Oh ! ne soyons pas mièvres, amis ! C'est la blessure
ressuscitante ! C'est la brèche radieuse où il faudrait s'élancer, foncer,
sans nulle autre pensée que d'une action de grâces pour cette histoire d'Amour
après deux mille ans recommencée, d'Amour inlassable... Oui, c'est ce qui se
passe ou qui se passerait — il faut que je le répète sans l'Église, sans
l'abandon de l'Église à l'homme passé, défunt, dépassé ! C'est la
Colonne de Secours que j'annonçais, qui arrive, et qui risque d'arriver une
minute après la capitulation massive ! Seule tragédie de ce temps !
Et je ne sais pas si tout est perdu ou gagné ! Et je n'y peux rien, si on
ne m'entend ! Oui, je l'avoue, j'enrage et palpite et défaille, comme un
enfant, devant un suspens final de film de Télé — course de vitesse en
montage parallèle entre bons et méchants, indécise jusqu'à la dernière seconde
— trépigne, gesticule, se contracte, s'arrête de respirer...
Sauf que c'est vrai et qu'il y va du
Salut du Monde...
Alors vous comprendrez que je vous
supplie à genoux, frères égarés ! Je vous implore, masses, foules, âmes et
personnes chrétiennes, peuple qui ne sait pas qu'il est livré, négocié !
Et même vous, mes Pères, une dernière fois je vous conjure ! Pour la pensée,
d'abord : après avoir été en retard de tout dans cette culture, serez-vous
en retard de toute une culture ! Serons-nous les derniers imbéciles
heureux ?...
Non. Puisque je me suis fait
comprendre, je l'espère, je vais vous comprendre à fond. Je ne soupçonne pas
votre foi. Vous croyez. Vous avez cru en Dieu sous le règne de l'homme. Il vous a fallu, vous avez eu
de la force : certes, pas tout à fait celle de dire non à ce règne
— et qui d'ailleurs l'a fait, hors des douairières et des grands poètes ?
— mais celle de garder Dieu, d'essayer de nous le transmettre... Alors tout ce
temps-là vous L'avez non seulement humanisé ce qui va de soi, puisqu'il s'est
fait une fois homme — mais humanistisé. Vous l'avez rhabillé ou rafistolé en homme,
pour le faire survivre, timide et toléré, pour le faire passer, un peu
inaperçu et distraitement admis, au long de notre dernière culture, vous disant
qu'après tout il n'en était pas à une incarnation près et finissant peut-être
par vous y prendre : pieuse ruse, mais d'une piété véritable, ce Christ de
contrebande. Les agnostiques s'en amusaient. Les marxistes vous guettaient. Les
athées avertis s'en agaçaient, non sans noblesse.
Mais ils étaient peu. Et vous avez
réussi au-delà de toute espérance, ces derniers temps, grâce à l'épuisement de
la dignité humaniste. Je m'explique. Le Christ, dans votre propagande, n'étant
plus guère Dieu — et bientôt plus du tout — mais un ami, un proche, un copain,
un pote, il y avait un danger. Vous pouviez alors craindre que des
rationalistes, ou même des personnes vulgairement sensées, ne se disent :
Mais qu'est-ce qu'ils ont après ce
gars de Nazareth, mort voilà deux mille ans et plus même ressuscité — comme
eux-mêmes le reconnaissent ? Il ne
leur manquait plus que de devenir fétichistes ! Ils renoncent à la
divinité de leur Dieu pour nous rendre un magicien ! Certes, le Père B... de Témoignage chrétien, nous assure
qu' « étant allé au bout de lui-même comme homme, il est devenu dieu pour
nous et avec nous ». Mais entre nous, qu'est-ce que ça peut bien vouloir
dire ? Il y a des tas d'hommes qui sont allés jusqu'au bout
d'eux-mêmes ! L'humanité, par bonheur et pour son honneur, en est
pleine ! Les héros, les martyrs, les sages ! On a souffert à
Buchenwald et au Goulag plus que sur la Croix ! Alors pourquoi Jésus seul
Dieu pour ces gens-là ? Pourquoi pas tous les autres, héros, sages,
martyrs, en vagues de promotion successives ? Qu'est-ce qu'ils ont à se
faire les fans de cette idole qui ne peut même plus signer d'autographes ?
Si encore les Évangiles en étaient ! Mais ce sont eux, les chrétiens, qui
disent que non, eux les premiers ! Ils disent qu'après la mort du Nazaréen
ses amis ont eu des apparitions étranges et qu'ils ont reconstitué sa vie
d'après ces images ! Ils nous invitent à suivre une bande d'hallucinés,
pas même vedettes, dans leurs flashback sentimentaux et romanesques ! Croient-ils
que ça va marcher ?
Et pourtant oui, ça marche !...
Car je viens de prêter ces paroles sensées aux derniers représentants d'un
monde rationaliste — au fond presque sportivement atterrés que le vieux
monothéisme, leur adversaire, renonce à la divinité de Dieu pour le prestige
d'un médium, que dis-je, d'un mélange de médium et d'ectoplasme... Mais
voilà : notre époque est devenue magique, les gens ne sachant plus à quel
saint se vouer et se fixant sur n'importe quel mystagogue, de sorte que le
Christ est inopinément soulevé par la vague des voyants et des astrologues !
Oui, le dernier sursis et le dernier public que vous lui avez gagné, le
voilà !
Mais s'Il revient Lui-même ?...
Pères, que ferez-vous ? Radieux, mettrez-vous fin à vos pieuses ruses et
ses peu dignes métamorphoses — car il faut bien admettre une dernière fois que
le Christ magicien et le Christ cégétiste sont, au même étage psychique, des
gris-gris fixateurs du plus vil de l'esprit et du plus commode du cœur... Je
reprends : S'Il revient en Personne, L'admettrez-vous ?
Chasserez-vous enfin le mystagogo-démagogue ? Ou bien vous seriez-vous
déjà trop habitués aux facilités de ce monde ? Vous démasquerez-vous
un bon coup, un grand coup, ou pas plus que ne peut le faire ce pauvre
Lorenzaccio, le masque ayant collé à la peau ? Répondez !
Répondez ! Car Il revient, vous dis-je ! Vous n'y croyez pas ?
Allez voir ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles qu'Il saisit !
Ce sont souvent les plus jeunes de vos écoles qui en ont assez de vos grilles
structurales, Christ les ayant libérés ! Allez voir les hôtelleries de
couvents contemplatifs remplies d'étudiants ! Allez voir d'autres en leur
vie communautaire — oui, communiste réelle ! — en leurs assemblées de
prière ! Vous n'y croyez pas ! Vous les traitez d'illuminés ou
d'illuministes ?... Est-ce que vous auriez désormais intérêt à ne
pas croire à cela ? Seriez-vous déconfits comme les hommes du compromis à l'heure
où les intransigeants violent la victoire — oui, déconfits au point d'en venir
à nier, par dépit, cette sainte cause pour laquelle ils avaient cru devoir transiger ?
Serait-ce que vous ne pardonnez pas aux vainqueurs d'avoir, vous, fléchi ?
Telle fut la fin de Vichy !...
Mais soit. Vous n'y croyez pas. Alors
je modifie ma
question, ma sommation : S'Il revenait — au conditionnel, vous voyez —
seriez-vous prêts à lui restituer sa Transcendance et sa Gloire, éternellement
vivantes, toujours présentes ? En finiriez-vous avec ces vêtements de
survie, ce passeport maquillé de petit homme ? Oui ou non ?... Sinon,
si vous dites que la question est fausse et la chose impossible et indésirable,
Dieu et Christ étant abolis par théologie dialectique en homme ou
prolétariat, en ce cas il vous faut anathémiser les autres, ceux qui croient Le
vivre en Personne — dont moi : je deviens l'hérétique de votre dogme !
Ne croyant pas à mon Dieu, croyant que mon Dieu n'est pas, il faut
m'excommunier, me brûler, au moins en effigie. Un célèbre dominicain le fait
déjà, ravi de se ressourcer ainsi à son Ordre...
Mais attention !
Réveillons-nous ! Pinçons-nous ! Cela devient fou ! Nier,
excommunier un Dieu que je sens vivant et présent au nom d'un Dieu que vous
dites dialectiquement aboli, quel est cet inimaginable délire ? Alors je
n'ai même plus droit à mon expérience ? Vous frappez en théologiens de l'a priori ! Mais je crie, je
crie, la partie n'est pas égale ! Je dépeins votre foi sans la nier
jamais, sauf quand vous la niez vous-mêmes, et vous niez la mienne quand je
l'affirme ! Indivisible Inquisition dominicano-marxiste empruntant au
capitalisme ses monopoles et la destruction des surplus ! Car vous n'en
faites rien, du Dieu vivant absolu, et en refusez tout aux autres, même
l'ombre !
Alors, mes Pères, j'implore votre
pitié à genoux ! Laissez-Le nous ! Laissez-Le nous ! Vous n'en
faites rien et Il nous sauve ! Vous Le tuez, nous en vivons ! Pitié,
pitié ! Laissez-Le nous, nous n'avons que Lui ! Vous, riches du
monde, ne soyez pas mauvais riches ! Ne brûlez pas vos résidus et détritus
pour n'en rien donner aux pauvres ! Est-ce chrétien ? Est-ce
humain ? De grâce, laissez-nous vos miettes, vos poubelles ! Ne nous
immolez pas à votre dernier avatar yahvique comme du bétail édomite ou
philistin... Vous ne répondez pas ?... Vous ne me dites rien ? Vous
avez le sourire implacable et froid de mes deux interlocuteurs d'octobre ?...
J'ai compris... Vous ne pouvez pas me
tolérer !... Je vous gêne !... Je suis de trop, pas vrai, crapules
staliniennes !...
Oui, vous avez bien lu !
Crapules staliniennes ! Car je vais vous le dire, enfin, moi, pourquoi
vous L'abolissez et L'accaparez à la fois ! C'est que vous avez besoin de
son image de marque, et en exclusivité, pour être reconnus chefs des cohortes
supplétives du marxisme ! Oui, en exclusivité ! Car s' Il n'est pas
tout à vous — en dehors de quelques croûtons intégristes sans importance — vous
ne les intéressez pas, les marxistes, ou bien moins ! Vous baissez en
importance et en grade ! Qu'apportez-vous ? Combien de divisions, le
Pape ?... Parbleu, comme c'était clair ! Chez Marx, les places sont
prises depuis cent ans ! Si vous n'êtes pas chefs d'une force d'appoint —
et solide ! — vous n'êtes chefs de rien du tout ! Finies les
estrades ! En cellules ! En cellules de quartier ! À la base,
camarades ! Alors qu'il y a tellement plus belle combine ! Vous faire
maintenir périphériques et honorés pour rallier peu à peu tous vos anciens
frères ! Comme ces animaux domestiques d'appât avec lesquels on capture
les hôtes libres des bois !... Et vous me haïssez parce que, n'étant pas
encore une vieille et inoffensive grenouille de bénitier, je vous en
empêche ! Ou du moins je risque de faire rater l'affaire !...
Mais non, je n'y crois pas !...
C'est trop hideux !... Ou bien c'est vrai, mais vous l'ignorez
vous-mêmes !... Vous ne le saviez pas, dans votre allée au monde, que vous
deviez finir à la section opium du N.K.V.D. ! Vous ne le saviez pas, mais
maintenant, n'est-ce pas, vous le savez ? J'aurai servi à cela ? Il
me le faut, car je ne fais plus de livres pour autre chose et celui-ci me tue,
je peux vous le confier !... Vous ne le saviez pas, mais dites, vous le
savez, que divisés naguère en vous-même entre Christ et Monde, vous êtes allés
au Monde pour le naturer de Christ et insensiblement avez dénaturé Christ pour
rester au Monde, pour y être non plus divisés mais concentrés !... Allez,
je peux terminer par ce jeu de mots sinistre, puisque vous allez vous
reprendre !... Vous allez en finir avec ce piège planétaire, un des pires
de l'Histoire, avec cette équivoque doucereuse au départ et bientôt
épouvantable, avec cette imposture au regard de laquelle les plus lugubres
Jésuites du répertoire ne sont que de petits anges !... Et nous nous
retrouverons en priant et pleurant de joie tous ensemble, jusqu'à ce que
l'Esprit nous renvoie dans le monde, pour le révolutionner à Son compte, et à nos
frais...
Sinon, si vous restez endurcis,
intraitables, il me reste à réitérer ma prière, mais cette fois tout humaine,
toute laïque, en faisant juges et arbitres tous les libres penseurs qui restent
au monde, au nom de l'élémentaire honnêteté intellectuelle !... Soyez de
bons marxistes et laissez-nous Jésus-Christ ! Laissez-le où il est, où il
fut ! Abjurez-le, il ne vous va pas, il ne vous va plus ! Ne trichez
pas, ne le truquez pas ! Connaissez-vous notre camarade en révolution M.
Van Eighem, le grand situationniste, l'auteur de l'admirable Traité du
savoir-vivre à l'usage des générations futures ? Il appelle Jésus « le crapaud de Nazareth » !
En quoi je souffre et l'admire : il va jusqu'au bout de sa
libération à lui ! Il est droit, il est intègre ! Imitez Van Eighem
ou taisez-vous sur le Christ, mes Pères ! Tirez un trait final !
Faites une Croix dessus !...
Non ?... Alors prêtez-moi vos
affreuses catégories pour mieux vous convaincre !... Cessez de racoler au
nom de ce faux frère qui refusait de libérer son peuple de l'occupant, clamait
que ses collecteurs d'impôts nous précédaient dans les cieux et en prenait un
pour apôtre et évangéliste, se laissait arroser la tête et même les pieds de
parfums hors de prix en pleine misère palestinienne, travaillait en dehors des
heures syndicales, arbitrait en faveur de la fainéante mystique contre sa sœur
la ménagère qu'elle exploitait, acceptait toutes les invitations à bouffer de
tous les capitalistes et collabos — quand il ne s'invitait pas le premier,
comme à Jéricho ! — et par-dessus le tout se disait Dieu Lui-même alors
qu'il ne l'était pas, ce qui en fait le pire imposteur de toute l'histoire
humaine et frappe évidemment de nullité toutes ses paroles et doit le faire
haïr d'autant plus que certaines sont objectivement positives et bonnes !
Quittez-le une bonne fois, ce
crapaud-là, sans plus trier dans sa bave les filets apparemment
progressistes ! Ne volez pas ce voleur ! N'usurpez pas cet
usurpateur !... Ou alors, si vous n'y parvenez pas, mes Pères, si c'est au
fond de vous, plus fort que vous, ce lien-là, creusez, fouillez, sondez,
pénétrez ce Mystère par quoi vous ne pouvez rompre ! Vous y retrouverez tout ce que vous
avez trahi... Et quant à ce pouvoir spirituel qui ne vous a pas quittés, lui,
j'ai hâte qu'il absolve mes torts et mes outrances au nom du Père, du Fils et
du Saint-Esprit...
* * *
Et permettez que je m'y prépare.
Une sorte de calme examen de
conscience.
Qui êtes-vous, vous que je n'ai pas
nommés ? Pourquoi ai-je accusé au long de tant de pages des êtres aussi
vagues ? Voilà un petit livre écrit au vocatif et, si près de la fin, on
ne sait pas encore à qui je m'adresse !...
Serait-ce que je ne veux pas me
l'avouer ?
Est-ce que je parle à quelques
Révérends en délire, que je connais ?... À la poignée de chrétiens-marxistes
obsédés et confusionnels que je vois naître et grandir ?... Ou à toute
l'Église telle qu'elle est sortie du Concile ?... Ou telle qu'elle y est
entrée ?...
Mais si c'était pareil ?... Si
tout était un seul mouvement ?... On a vu quel hasard — celui d'une visite
— m'a fait insérer tout à l'heure dans mon texte ces quelques phrases de
vénérables Pères Conciliaires, très modérés, juste après les divagations
dialectiques des théologiens de pointe où Dieu s'abolit à jamais dans l'Homme
et la foi dans le militantisme marxiste. Je relis tout le passage. Il me suffit
d'en inverser l'ordre dans ma pensée pour que la vérité m'éblouisse. C'est en
effet un passage, un développement naturel, sans déviation, sans excès,
l'équivalent dynamique d'un syllogisme. Ceci était déjà dans cela. En effet, si
l'on accorde à Sartre que « le marxisme est l'horizon indépassable de
notre culture » , nul
ne s'étonnera que des éléments avancés d'une Église ayant épousé notre culture
aient déjà atteint son indépassable horizon et y attendent le gros, qui
doit suivre... Ils ont tiré les conséquences...
Ils ont raison. L'Église actuelle, à
les blâmer, serait déshonnête. Car je n'ai pas seulement accordé à Sartre, j'ai
vérifié que le marxisme était cet indépassable horizon de notre culture. Et
j'ai montré qu'il n'y avait plus aucun espoir, pour Dieu et pour l'Homme, que
sa rupture et sa destruction, choses que j'ai déjà entrevues en Mai, que
j'annonce encore. Rupture sous la poussée de l'Esprit. Or, l'Église ayant cru
gagner par son Concile une culture indifférente et s'étant trouvée prise dans
une culture ennemie, il apparaît que l'Église serait dans un camp et l'Esprit
dans l'autre. Et qu'il faudrait délivrer l'Église...
Avant d'en venir là, précisons,
récapitulons. Tout remonterait donc à quinze ans. Le Concile serait
l'Exode : non Moïse, mais Juin 40 : la débâcle. Or, je n'ai pas suivi
le Concile. La maladie presque mortelle dont je fus à la fois affligé et sauvé
par le Seigneur coïncida exactement par les dates avec ces travaux
ecclésiaux : ces cinq mêmes années... De loin, quand je n'étais pas trop
hébété, lorsque j'avais la force d'ouvrir un périodique et de lire un article, j'avoue
que ce Concile m'est apparu comme l'assemblée générale d'une firme réunie de toute
urgence, devant la baisse brusque et catastrophique des ventes, en vue d'une
vaste campagne promotionnelle. Mais je ne saurais faire état de cette
impression distraite et plutôt hostile — encore que l'on ait parlé un peu partout,
sur le moment même, je m'en ressouviens à présent, jusque dans le sein de
l'Église, de son adaptation nécessaire à la société néocapitaliste et à ses mutations...
Je suis bien plus saisi, en revanche, par le bref récit qu'un ami m'apporte
à l'instant : un jour, vers l'époque de la convocation du Concile, un
jeune agrégé de philosophie, athée, communiste, complètement étranger à ces
affaires, nota, après la simple lecture d'un journal, d'une voix neutre,
indifférente, en présence de cet ami, mais comme ruminant en lui-même une
évidence
— Tiens, le Schisme...
et n'y pensa plus... C'était
Foucault. Il ne faut pas négliger les intuitions, même passagères, de tels
esprits, ni le privilège que confère une vue du dehors. Je ne m'en suis
évidemment pas contenté. J'ai lu les travaux du Concile. Ma surprise est d'y
voir que l'aggiornamento, l'allée au monde qui s'y étale tout au long,
est coupée, beaucoup plus souvent que je n'aurais cru, d'abrupts et vigoureux
rappels de notre dogme, sans concession aucune, et même de mises en garde explicites
contre ce même monde où l'on va. Comment expliquer ce contraste ? Le
glisse ment aurait-il eu lieu ensuite ? Les rappels dogmatiques sont-ils
des tentatives de coups d'arrêt à un sourd et secret glissement déjà
là ?...
Je ne saurais présenter ici tous les
textes, mais j'en puis donner un équivalent, une sorte d'élixir en complétant
deux petites phrases déjà citées de nos vénérables Pères Conciliaires. À peine
le premier a-t-il proclamé : « Le problème, c'est l'homme », qu'il
ajoute aussitôt, comme précipitamment : « Non pas un homme tenté
de prendre la place de Dieu » !
Oui, mais voilà : cet homme se contiendra-t-il
gracieusement pour déférer au distinguo du Révérend Père ? Et ce
dernier n'aurait-il pas rajouté ce distinguo pour la forme et pour le
repos de sa conscience, parce qu'au fond il savait la tentation humaniste de
diviniser l'homme, et qu'elle est invincible ?... À peine le second
Révérend a-t-il parlé de « l'ouverture de l'Église aux lumières »,
qu'il précise en toute hâte : « ce qui ne veut pas dire au
rationalisme » ! Oh !
que non, oh ! que non, papa ! Même jeu, on voit. Et cela me rappelle
une charmante histoire de famille : un jour, au plus fort de l'été, à midi
— 35° à l'ombre — ma tante me demande d'aller au pas de course, par un chemin
creux dans les vignes, poster une lettre urgente à deux kilomètres de là.
« Va, dit-elle, va
vite ! » Et
comme je m'élance : « Surtout, ne transpire pas ! »
Et la même, irrépressible gourmande
condamnée à un dur régime, devant un beau dessert de première communion :
« Ah, ces choux à la crème ! ... S'il n'y avait pas de
crème !... » La
bonne répondait : « Oui, mais il y a de la crème ! » Mais je ne saurais attribuer à tout
un Concile les mêmes inconséquences qu'à ma tante... N'était-il pas « majeur,
adulte et responsable », comme la foi peu inspirée qu'il
recommande ?... Il savait où il allait... Alors pourquoi ce rappel abrupt
des dogmes ?... Ou bien il le savait et ne voulait pas le savoir !
... Oui, c'est le plus probable. Et dès lors ces deux types de discours
contradictoires ne seraient pas du même niveau de conscience et ne joueraient
pas le même rôle : les coups de boutoir du dogme seraient le complément et
la contenance que se donne le profond et irrésistible esprit d'abandon !
Exemple : que fait une femme vertueuse à qui vous proposez
l'adultère ? Elle vous glisse et vous file entre les doigts avec un
sourire. Que fait la femme qui est venue pour vous céder ? Elle vous dit
sa vertu et ses refus avec véhémence. Et j'ajoute qu'il faut les lui laisser
dire, tous ses refus. Il faut qu'en les disant elle s'en débarrasse. Il ne faut
pas que sa vertu cède. Il faut qu'elle cède avec vertu...
On m'en cite même une qui céda par
vertu, pour se ressourcer au mariage, dit-elle. Je crains à ce jargon
qu'elle ne fût chrétienne. Une autre criait ses refus et sa vertu jusque dans
l'étreinte et le spasme. Le mâle fut pris d'un fou rire méprisant et elle se
suicida de honte. Je le rapporte parce que ce dénouement n'est pas à exclure, pour
mon Église...
Mais j'ai déjà dit comme on capitule
par courage !... Je ne visais donc pas l'Église Conciliaire dans ce
livre : elle y était visée avant que je ne le sache moi-même. C'est ainsi.
Et je dois continuer d'autant plus froidement que je suis troublé. À qui se
serait rendue l'Église ? Entre les mains de qui aurait-elle
capitulé ? Là aussi, mes formules étaient vagues. J'ai dit l'air du temps,
l'esprit du siècle, le vent de ce monde. Et certes j'ai droit à ce vague,
n'étant ni métaphysicien ni homme de Science, mais quelque chose comme un
journaliste transcendantal : j'émets des intuitions sur ce que nous vivons
et les estime assez près du vrai quand mes contemporains s'y reconnaissent.
C'est modeste, c'est mince, mais le reste est Système. Or je me demande à
présent si je n'ai pas écrit : l'air du temps, l'esprit du siècle, le vent
de ce monde,
pour dire — ou bien plutôt pour ne pas dire — le Prince de ce Monde, qui est
air, qui est esprit, qui est vent...
J'ai peur et je dois poursuivre.
Quelles furent, quelles durent être les clauses du Pacte entre l'inconscient de
l'Église Conciliaire et l'hyperconscience du Prince ? C'est une
capitulation apparemment honorable, presque avantageuse pour l'Église. Elle
cesse de lui disputer le monde contemporain, elle le lui abandonne, elle l'y
reconnaît maître. Lui, alors qu'il pouvait l'en faire totalement disparaître —
dit-il — il lui accorde un droit de cité honoraire et même un certain statut d'
« utilité publique ». Ainsi à la télé, à la radio, dans la
presse, il concède une place inespérée naguère au « discours de la
religion ». Il a failli exiger que ce discours se vide peu à peu de
substance, et notamment évacue la divinité de Dieu par étapes, comme Israël le
Sinaï. Mais il s'est avisé que cela viendrait de soi-même et n'a pas stipulé
cette condition. Il a eu raison... Tout au plus les deux partenaires ont-ils
prévu une série de « dialogues » ultérieurs, pour « un
enrichissement réciproque ».
En fait, comme on l'a déjà deviné,
c'est pour le Prince un triomphe inespéré, incroyable ! A la minute même
où la forteresse s'est rendue, lui, l'assiégeant, il était perdu ! Du
moins il était à bout de course, à bout de troupes, à bout de ressources !
L'homme, son homme, celui qu'il avait suscité, recruté, encouragé depuis
deux cents ans contre Dieu, n'en pouvait plus ! Il se mourait ! Une
sortie offensive des assiégés n'aurait rencontré personne en face ! Ou des
débris ! C'est alors que le Prince a tonitrué au maximum ses menaces
d'attaque générale, d'assaut final, et contre toute attente, contre sa propre
attente, il a emporté la reddition ! Il rit encore aux larmes lorsqu'il
conceptualise et comptabilise à part soi cette opération, qu'il n'eût pas osé
rêver ! Très précisément, la voici : puisque l'homme ayant cru
abolir le Dieu des chrétiens n'a pas réussi à vivre, charger les chrétiens
eux-mêmes de ressusciter un homme en qui lentement Dieu s'abolit ! Cette
guerre de Deux Cents Ans qu'il allait perdre contre leur Dieu et contre eux, au
tout dernier instant, la regagner, par eux ! C'était fou et c'est
réussi ! Le plus stupéfiant coup de poker de ce monde depuis la création
du monde !... Peut-être, dans l'histoire humaine récente, Munich lui
serait-il comparable. Les blindés du Führer ne marchaient pas encore, son
peuple en avait assez, ses généraux s'apprêtaient à l'assassiner. Il pousse
alors un aboiement désespéré, et sou‑
dain... crac, contre toute chance,
l'adversaire s'effondre, cède tout, et du coup par-dessus le marché, ce
gigantesque marché de dupe, lui rend ses généraux, son peuple, et le temps de
parfaire ses blindés ! Il paraît qu'il hurlait de rire sous cape en
signant le protocole. Bluff insensé d'un côté, irrépressible esprit d'abandon
de l'autre...
Mais à la différence du Prince de ce
Monde entourloupettant nos pauvres Pères, le Führer n'utilisa pas longtemps ses
adversaires. Bientôt ils se ressaisirent, à l'appel de quelques hommes qui
dirent : Non. Et ils gagnèrent la guerre...
Non... Petit mot, j'y songe, qui n'a jamais
eu besoin de traduction psycho-socio-culturelle...
Cette thèse, à laquelle on opposera
sans doute beaucoup plus de moines que de raisons, pourquoi dissimuler qu'elle
m'effraie moi-même ?... Que vais-je devenir ?... Qu'on me fasse
pourtant l'honneur de croire que les précisions qui suivent ne sont point des
atténuations ni des reculades.
D'abord ma théorie a valeur
d'hypothèse, unifiante et éclairante si possible. Le lecteur qui n'est ni
dominicain de choc ni jésuite de pointe me dira si, à sa lecture, il comprend
mieux le présent, si tout lui paraît plus simple. Je crains que oui, autant et
plus que je ne l'espère... Et quand à l'entrée en scène du Prince de ce Monde,
elle doit être accompagnée de trois pensées, qui tiennent en des formules
célèbres. D'abord, il est infiniment sympathique, par essence. Sinon, comment
pourrait-il séduire ? « Je vais, je viens, je glisse et plonge dans
les délices d'un cœur pur » écrit Valéry dans l'Esquisse d'un serpent. Il
est même beaucoup plus spirituel que sa victime... En second lieu, « sa
principale ruse est de nous persuader qu'il n'existe pas », écrit Bernanos, ou
Chesterton. L'Église ne savait donc pas au juste à qui elle avait affaire...
Enfin on connaît le mot de Gide à cinquante ans : « j'ignore s'il existe. Mais s'il existe toute ma vie s'éclaire ».
Je n'affirme pas plus que Gide. Mettons que j'aie imaginé une fable
explicative, un petit mythe, bien indigne de Platon...
De même il va de soi que n'ayant rien
vécu de l'Église d'avant le Concile, pour la simple raison que je n'étais pas
chrétien, je n'en saurais parler, à moins de m'en faire l'historien. Le plus
haut dignitaire actuel de l'Épiscopat nous assure que si l'Église s'était
maintenue telle quelle, le désastre serait encore plus vaste aujourd'hui. Soit.
Mais outre que ce propos n'est pas très exactement un chant de victoire, outre
que l'on peut invoquer cet argument contre n'importe quel esprit de résistance
— « si on n'avait pas fléchi, tout serait emporté » — je répondrai surtout que
je n'ai pas les moyens intellectuels de penser au conditionnel. Tout au plus il
me semble que les tares de la vieille Église, très graves — entre autres l'obédience
à César et l'écrasant mépris du pauvre — lui ont ôté jusqu'à l'idée de chercher
ses remèdes en elle-même, au fond d'elle-même, ne lui laissant pour Réforme que
des réformes — toutes bonnes : on a bien amélioré l'ordinaire et la
qualité de la vie de l'équipage depuis que le bateau sombre — et la fuite hors
de soi évangéliquement déguisée en présence aux autres. Mais je ne suis pas là
pour gémir du passé. Certes, quand le cléricalisme de droite se maintient ou se
ranime, je l'attaque avec la dernière violence : ainsi j'ai récemment
traité de canaille un cardinal qui, au nom de la salutaire interdiction
spirituelle faite aux chrétiens de l'avortement, tentait de le faire interdire
législativement aux athées, et je recommencerai tant qu'il faudra...
Mais je ne grossirai pas ces menaces
pour me tailler des succès faciles. La Grande Peur des bien-pensants est
déjà écrite. Elle le fut dans le risque, et ne demandait plus qu'à être étendue
à l'autre camp : je l'ai fait ici, avec des moyens infiniment inférieurs à
ceux de mon maître...
Enfin je ne suis pas davantage
capable de penser à l'optatif antérieur. Je ne puis dire ce qu'aurait dû faire
l'Église à l'époque du Concile et à la place d'icelui, Dieu seul le sait.
Certes j'aurais voulu chez elle un « non » absolu et total à
toute société moderne — capitalisme et socialisme refusés en leur racine
commune attitude qui aurait préparé Mai 68 et attendu la jeunesse. C'est ce
refus que demandait déjà Bernanos dans son ouvrage posthume sur « La
vocation spirituelle de la France », ouvrage que j'ai lu, par bonheur,
après avoir écrit le plus gros de celui-ci, car il m'en eût dissuadé :
tout ce que je puis apporter s'y trouve... Mais je suis un homme de repentir
qui n'admet pas le regret... Mon champ est étroit. C'est l'instant vécu, guère
plus.
Tout ce que je puis dire aujourd'hui
de mon Église avec certitude, c'est qu'après tant d'années de dissipation et de
débandade, elle a le plus grand besoin d'une immense retraite spirituelle. Oui,
d'un silence plein après tant de bruits inanes, d'un désert prophétique après tant de
propos désertiques. Il le lui faut, dût-elle disparaître quelques années de
tous nos tréteaux, ce qui ne serait une perte intellectuelle pour personne. Il
lui faut découvrir ou redécouvrir, entre autres — ou bien plutôt se faire à
nouveau révéler qui elle est, ce qu'elle est, où elle est : non pas sa
place dans la société, mais dans l'Être. Car son plus grand malheur est sans
doute aujourd'hui qu'ayant pris au monde, à notre culture athée, ses idées — ou
plutôt des lambeaux et des bribes, sans cesse recousus, ravaudés, rapiécés,
pour les besoins perpétuellement variables de sa contenance ou de son image,
comme un nuage prend la vapeur d'eau qui le change au hasard des rivières et
des flaques où il se reflète elle n'a plus de quoi se penser elle-même. Et
c'est la catastrophe de loin la plus concrète : tous les prêtres perdus, c'est
qu'ils ne pouvaient plus penser leur état. Tous les fidèles en allés de nos
églises de pierre, c'est qu'ils ne pouvaient plus savoir ce qu'ils faisaient
là...
Et justement, quoiqu'il soit impie et
contradictoire d'anticiper sur les fruits de cette nécessaire retraite
spirituelle, quoique j'ignore si ce livre qui s'achève est une protestation de
la pensée ou un cri de la foi, je puis dire où tout se jouera une fois de plus
et plus que jamais : sur Dieu et l'homme. Et précisément ainsi :
pour Marx l'homme fait Dieu — projection, fantasme dont la dissipation le
délivre et le constitue enfin en Homme — l'homme fait Dieu dans
ou par son aliénation historique ou préhistorique. Pour le christianisme au
contraire, Dieu fait l'Homme. C'est absolument inconciliable. Et pour ma
modeste part j'ai encore aggravé cette incompatibilité en montrant que Dieu, non content de créer originellement l'Homme,
le recrée par-delà le Péché, par le Christ, dans un acte absolu, au surplus
instaurateur de son histoire où il peut « réaliser » sa recréation,
ou la perdre encore.
Il faut choisir, nous n'y pouvons
échapper. Tout compromis entre les deux tue Dieu encore plus que sa négation.
Si Dieu ne recrée pas l'homme en Homme, si Dieu se révèle à un Homme déjà tel
quel, qui donc n'a plus besoin de Dieu pour être et devenir Homme, alors, là,
plus de Dieu, plus rien que l'homme — et bientôt plus d'homme non plus, rappelons-le...
Dieu n'est que s'Il me fait être et renaître, déjà à l'œuvre dans le choix que
j'en crois faire, assez constitutif et présent au cœur de moi-même pour que je
me nie en Le niant, assez révélateur et libérateur de mon être pour que je
m'enténèbre et m'aliène en m'en séparant. La foi consiste à assister — aux deux
sens du verbe — à sa propre création. On ne peut devoir à Dieu que tout
soi-même, y compris sa liberté. Mais en revanche et pour ainsi dire par
réciproque — si une part de moi qui n'est pas le
Péché peut exister sans Dieu, c'est à bon droit qu'elle débarrassera de Lui le
reste !
Voilà l'enjeu. Voilà la partie
décisive. Franchement, je croyais que dans mon dernier ouvrage, ma déduction
historico-transcendantale de la Révélation Judéo-Chrétienne comme condition
d'être de l'homme qui l'affirme et de l'homme qui la nie, le coup d'arrêt à l'homme
par la question « Qui t'a fait homme ? », était une lubie personnelle, ou du
moins un apport latéral très modeste à une Apologétique contemporaine. Il me
semble à présent, hélas, que c'était le cœur de tout. Et que j'en suis
comptable...
Oui, c'est cela qu'il faut à tout
prix tenir et gagner : c'est le Christ et c'est le chrétien qui font
l'Homme. Hors de cela peuvent exister au monde toutes beautés culturelles, mais
qui ne peuvent pas se réclamer de l'Homme, être à la fois singulier et
universel, et d'ailleurs ne s'en réclament pas, c'est un fait. C'est le
chrétien qui fait l'homme. Lors donc que le vénérable Père Conciliaire, dans
les petites phrases significatives que j'ai déjà citées, écrit : « C'est
l'homme qui fait le chrétien », il perd tout d'un seul coup. Tout est
perdu pour nous et ne sera jamais regagné, à moins d'inverser radicalement les
termes et donc l'attitude du bon Père. S'il y a l'Homme, s'il est là, déjà là,
tout fait, tel quel, et que le Christ se présente devant lui comme une matière
à option, dans un éventail de religions et de philosophies à la carte, l'homme
lui dira non et il aura raison ! Moi-même je n'en veux pas !
Moi-même, dans ce cas, je choisis l'homme et refuse Dieu ! Pourquoi ?
Parbleu, parce qu'alors c'est du dehors qu'il m'impose des dogmes, des
lois, comme disent Kant et Sartre, des « tabous », comme
disent les imbéciles, et je m'en solidarise ! Si je suis libre sans Lui,
pourquoi m'aliéner à Lui ? Si je ne Lui dois pas ma liberté même, ou ma
délivrance, s'Il n'est pas plus moi que moi-même qu'Il aille au diable !
Le Révérend Père Conciliaire a malencontreusement fait que Sartre et
inexpiable-ment fait que les imbéciles aient raison ! Le Révérend Père
Conciliaire nous accule tous à l'athéisme, que dis-je, au refus de Dieu s'il
existe, au nom de la dignité métaphysique et
morale de l'homme incluse dans la
suffisance existentielle qu'il lui accorde avec une étourderie bien étrange
pour son âge ! Il a vraiment bel air, lui qui parle aujourd'hui de « fruits
plutôt amers » de son Concile, après avoir coupé l'arbre !...
Tout est là et tout vient de là. Il y
va de tout. C'est le Christ qui fait l'homme et l'Église qui a en charge
l'Humanité. Sinon « buvons, mangeons, forniquons », libérons-nous
en perpétuelles partouzes ! Et si vous répondez que nous sommes,
chrétiens, trop peu de centaines de millions, je vous répliquerai que c'était
déjà vrai quand nous étions douze...
Oui, je dois revenir encore
là-dessus ! Il me faut encore une dernière plongée, profonde et limpide si
possible, où mes frères séduits me suivent mieux encore, et une fois pour
toutes me donnent gain de cause, sur cette question de l'Homme. Il faut qu'ils me
comprennent autant que je les comprends. Car je les comprends, moi : si
nous sommes des hommes, existant par eux-mêmes, librement rassemblés autour
d'un certain Jésus, avec une existence, une humanité, une liberté qui ne lui
devraient rien au préalable, avec une humanité jugeante et la liberté d'un
choix révocable, alors il n'y aura jamais ni Dieu ni Église, et cela ne tiendra
que par un mélange d'idéologie et de fétichisme, c'est-à-dire d'aliénation, à
dissiper par la Science ! ...
Pas vrai ?
Recommençons donc ensemble !
Maurice Clavel, in Dieu est Dieu, nom de Dieu !