— Mrs. West je voudrais vous entretenir d'une question
personnelle.
Eleonora West déposa sur la table le dossier qu'elle
tenait entre les mains et regarda le lieutenant Lewis.
Il était assis à son bureau, les jambes croisées, adossé à
la chaise et il fumait.
Lewis était le chef du bureau de recrutement des
volontaires étrangers. Nora West était fonctionnaire et interprète au même
bureau. Elle travaillait depuis six mois aux côtés du lieutenant Lewis. « Pourquoi
ne porte-t-il pas de fixe-chaussettes ? » se demanda Eleonora West
tout en regardant les chaussettes de Lewis qui s'enroulaient en tire-bouchon
autour de ses mollets. « Pourquoi s'assied-il comme s'il était à cheval
sur sa chaise ? Comme les marins dans un port ! Lewis est cependant
un jeune homme qui appartient à une bonne famille et qui est passé par
l'université. Quel que soit le degré d'émancipation d'une société, il ne
devrait pas être permis de montrer dans un bureau ses jambes à une femme ».
Nora West se sentait comme giflée chaque fois que Lewis
lui tendait la main en gardant sa cigarette à la bouche ; ou qu'il lui
jetait un dossier sur la table, comme on jette un os à son chien.
Le lieutenant Lewis ne soupçonnait pas ce que pensait
Nora. Au contraire, il était convaincu qu'elle avait de l'admiration pour lui.
Mais ses regards étaient toujours craintifs.
— Je vous
écoute, dit-elle.
— Mrs. West,
acceptez-vous d'être ma femme ?
Le lieutenant Lewis se cala davantage sur sa chaise et
commença à se balancer. La chaise ne tenait plus que sur deux pieds.
— Je
n'accepte pas de devenir votre femme, Mr. Lewis.
— Vous avez
d'autres projets d'avenir ?
— Non, je
n'ai pas d'autres projets d'avenir, dit-elle. Mais ma réponse est : Non.
Nora West ouvrit le dossier. Mais elle ne pouvait plus
travailler. Ses yeux regardaient le dossier, mais sa pensée était ailleurs.
Elle était restée deux ans dans le camp, puis elle avait
été relâchée automatiquement de la même manière dont elle avait été arrêtée.
Lorsqu'elle était sortie du camp, elle n'avait plus
d'argent, plus de robes, plus de bijoux. Même pas son alliance. Tout avait été
confisqué. Ses dépôts d'argent à l'étranger avaient été, eux aussi, confisqués.
Elle était pauvre comme Job. On lui avait communiqué que Traian était mort.
Suicidé. C'est tout. Elle n'avait pas pu en savoir davantage. Elle ne pouvait
pas retourner chez les Russes. Elle ne pouvait pas partir plus loin. Elle était
restée en Allemagne. Elle avait travaillé à un journal comme traductrice. Puis
l'ordre d'interner tous les ressortissants de l'hémisphère oriental avait été
donné. La guerre avait été déclarée. Et on l'avait de nouveau internée.
Automatiquement. Mais ce n'était plus comme la première fois. Maintenant elle
était secrétaire au bureau de recrutement des volontaires étrangers. Elle
habitait dans le camp. Elle était payée et nourrie. À ses heures libres, elle
écrivait. Elle continuait le roman, La
Vingt-cinquième Heure, que Traian
n'avait pu achever. Elle avait pu sauver dans une valise les quatre premiers
chapitres qu'elle considérait comme essentiels.
Elle ne pensait pas à l'avenir. Son seul projet était de
finir le livre. Ce n'était pas à proprement parler un projet d'avenir, mais une
manière d'éviter de faire des projets d'avenir. Elle se donnait tout entière à
ce travail qu'elle aimait. Elle s'efforçait de retrouver le style de Traian et
de terminer le roman comme il l'aurait fait lui-même.
De cette façon, à chaque page qu'elle écrivait, elle se
sentait près de lui. Elle était à ses côtés et avait l'impression qu'ils
écrivaient ensemble. Il lui avait raconté par le menu tout le plan du roman.
Elle faisait de son mieux pour le suivre, le plus fidèlement possible.
— O.K. ! dit Mr. Lewis après une petite
pause. Pourrais-je connaître les raisons de ce refus ?
— Si vous y
tenez à tout prix : à cause de la différence d'âge.
— C'est un
non-sens !
Le lieutenant Lewis riait de bon cœur :
— Je suis
votre aîné d'une année, dit-il. J'ai vu vos papiers. Où donc étiez-vous allée
chercher cette prétendue différence d'âge ? C'est justement le contraire.
— Vous vous
trompez, dit Nora.
— Vous
plaisantez, dit Mr. Lewis. Quel âge avez-vous ?
— Parlons
d'autre chose, voulez-vous ? dit Nora.
— Pas avant
que vous ne m'ayez dit votre âge.
— Il n'est
pas convenable de demander son âge à une femme. Et surtout d'insister
tellement. Mais je peux vous le dire, répondit Nora. J’ai neuf cent
soixante-neuf ans. Et n'oubliez pas qu'en matière d'âge les femmes avouent
toujours moins qu'elles n'ont en réalité. Au fond, je suis plus vieille que
cela.
— O. K.
Mrs. Mathusalem ! dit
Mr. Lewis très amusé. Mais Nora West ne souriait pas.
Lewis avait cru que Nora allait accepter sa proposition.
Mais Nora lui avait répété que son non était catégorique.
— Ne vous
fâchez pas, Mr. Lewis, mais je ne pourrais jamais habiter vingt-quatre heures
dans la même maison que vous.
— Pourquoi ?
— Je vous
l'ai déjà dit : différence d'âge, dit Nora West. Vous êtes un jeune
homme sympathique, égoïste et gentil : comme tous les jeunes d'ailleurs.
Mais moi je suis une femme d'un autre monde.
— Je ne
comprends pas.
— C'est
pourquoi j'ai refusé de vous fournir des explications, dit Nora. Il est naturel
que vous ne compreniez pas. J'ai derrière moi mille ans d'expériences, de
renoncements, de tourments, mille ans qui ont fait de moi ce que je suis
aujourd'hui. Vous, vous avez le présent et l'avenir. Peut-être l'avenir.
J'ajoute « peut-être » non pas que j'aie des doutes, mais parce qu'on
ne peut jamais être certain de l'avenir.
— Too
sophisticated ! dit-il,
nerveux.
— Écoutez-moi,
Mr. Lewis ! dit Nora. Après avoir écouté les déclarations d'amour de
Pétrarque, Goethe, Lord Byron, Pouchkine, après avoir entendu Traian Koruga me
parler d'amour, après avoir entendu les chansons des troubadours et les avoir
vus à genoux devant moi, comme devant une reine, après avoir vu se tuer pour
moi des rois et des chevaliers, après avoir parlé d'amour avec Valéry, Rilke,
d'Annunzio, Eliot, comment pourrais-je prendre au sérieux cette demande en
mariage que vous me jetez au visage en même temps que la fumée de votre
cigarette ?
— Pour
demander une femme en mariage, il faut donc être Goethe, Lord Byron ou
Pétrarque ?
— Non, Mr.
Lewis, dit Nora West. Il ne faut même pas être Rilke ou Pouchkine pour demander
une femme en mariage. Mais il faut aimer cette femme.
— Mais nous
sommes tout à fait d'accord, dit Mr. Lewis. Qui vous a dit que je ne vous
aimais pas ?
Eleonora West sourit.
— L'amour
est une passion, Mr. Lewis, dit-elle. Vous avez dû l'entendre dire, ou au moins
l'avez-vous lu vous-même quelque part.
— Mais nous
sommes de nouveau d'accord, dit-il. L'amour est une passion.
— Mais vous
êtes absolument incapable d'éprouver aucune passion, dit Nora. Et pas seulement
vous. Aucun homme de votre Civilisation n'est capable d'avoir de passion.
L'amour, cette suprême passion ne peut exister que dans une Société qui estime
que chaque être humain est irremplaçable et unique. La Société à laquelle vous
appartenez croit justement que chaque homme est parfaitement remplaçable. Vous
ne voyez pas dans l'être humain, et par conséquent dans la femme que vous
prétendez aimer, un exemplaire unique créé par Dieu ou par la nature — en une
seule édition. Chez vous, chaque homme est créé en série. À vos yeux une femme
en vaut une autre.
« En ayant cette conception vous ne pouvez pas aimer.
Les amants de ma Société savent que, s'ils ne réussissent pas à gagner le cœur
de la femme aimée, ils ne pourront la remplacer par aucune autre au monde. Et
c'est pourquoi bien souvent, ils se tuent pour cette femme aimée. Leur amour
refusé ne peut être remplacé par aucun autre. Un homme qui m'aimerait vraiment
me donnerait l'impression que je suis la seule femme qui puisse le rendre
heureux. Moi seule. Il me démontrerait que je suis l'exemplaire unique, qui ne
peut avoir son égal sur toute la surface de la terre. Et je serais convaincue
de ce fait. Un homme qui ne me donne pas la sensation d'être unique et
inégalable ne m'aime pas. Et une femme qui ne reçoit pas cette confirmation de
l'être qu'elle aime n'est pas aimée. Et si je ne suis pas aimée par un homme,
je ne l'épouse pas. Êtes-vous capable, Mr. Lewis, de m'offrir cette certitude ?
Croyez-vous vraiment que je sois la femme qu'aucune autre ne pourrait remplacer
à vos yeux ? Croyez-vous vraiment qu'en cherchant très bien, vous ne
pourriez pas me remplacer ? Non, vous êtes certain, si je refuse, de
pouvoir trouver une femme qui soit votre épouse. Et si elle refuse aussi, vous
en trouverez une troisième. N'est-ce pas vrai ? »
— Si, c'est
vrai, dit-il. Mais je regretterai que vous me refusiez. Parole d'honneur. Je le
regretterai.
— Nous
ferions mieux de continuer le travail sacré de notre bureau, Mr. Lewis.
Elle ouvrit le dossier et dit :
— Dans le
camp, tout le monde a demandé à s'engager. Tous, et même les enfants, les
femmes, les vieillards. Tous demandent d'être reçus comme volontaires.
Tous veulent combattre à vos côtés.
Nora West sourit. Elle pensait aux milliers de citoyens
étrangers qui se trouvaient en Occident. Tous avaient fui la terreur russe.
Tous avaient trouvé refuge auprès des Américains, auprès des Anglais ou des
Français. Ils n'avaient même pas réfléchi vers quel endroit ils allaient se
diriger. Ils fuyaient simplement les Russes. Ils fuyaient la barbarie. La
terreur. La mort. La torture. Ils s'étaient dirigés vers l'endroit où il n'y
aurait plus de Russes. Ils avaient couru vers cet endroit les yeux fermés. Ils
savaient seulement qu'ils ne devaient pas revenir en arrière. Derrière eux, il
y avait la nuit et le sang. Derrière eux il y avait la terreur et le crime. Ils
avaient embrassé cette terre où il n'y avait pas de Russes. Ils l'avaient
embrassée à genoux et l'avaient appelée : la terre de toutes les promesses
et de toutes les espérances. Ils l'avaient embrassée, sans même la regarder.
Sans même se demander ce qu'elle pouvait bien être.
C'était une terre sans Russes et cela suffisait. Il leur
était indifférent qu'elle soit habitée ou occupée par telle ou telle nation.
Ils ne voulaient plus voir de Russes.
Les Américains avaient arrêté les fuyards. Mais ces
derniers ne s'en étaient pas fâchés. Ils étaient en terre promise. Ils
n'avaient demandé à la vie rien d'autre que d'échapper aux Russes. Et ils leur
avaient échappé. Tout ce qui pouvait leur arriver par la suite leur était égal.
Et c'est pourquoi ils ne s'étaient pas fâchés que les Américains les arrêtent.
Même s'ils les avaient tués, ils n'auraient pas protesté. Et maintenant la
guerre venait d'être déclarée. La troisième guerre. Les réfugiés étaient
fatigués, affamés, enfermés.
Ils voulaient de la nourriture, du repos, du travail et de
la liberté. Ils ne s'étaient pas révoltés de ne pas les avoir. Ils avaient
réussi à fuir les Russes et c'était l'essentiel.
Les Américains avaient promis à ceux qui s'engageaient
comme volontaires dans les brigades occidentales de les mettre en liberté. Et
tous les hommes avaient demandé à être volontaires. Non pas pour lutter, mais
pour ne plus rester enfermés. Pour ne plus crever de faim.
— C'est un
enthousiasme colossal ! dit Mr. Lewis. La cause pour laquelle l'Occident
lutte contre la barbarie de l'Orient a été adoptée par tout ce monde. Tous les
hommes sont conscients que l'heure est venue pour eux de mourir ou de vaincre.
Cette guerre fera époque. Cette guerre est unique dans l'Histoire. L'Occident
civilisé contre l'Orient barbare. Une guerre vraiment mondiale. La première
guerre mondiale de l'Histoire.
Mr. Lewis se frotta les mains.
— C'est un
bonheur et un honneur que de participer à cette guerre. La victoire nous
appartient déjà. Toute la guerre sera civilisée. Il n'y aura plus jamais de
guerre. Rien que du progrès, de la prospérité et du confort.
Eleonora West sourit.
— Vous ne
paraissez pas enthousiasmée, dit Mr. Lewis. Je vois que vous n'êtes pas
passionnée pour la cause de l'Occident. Seriez-vous philo-bolchevik ? Vous
êtes la seule à avoir des réserves. La seule à ne pas être enthousiasmée.
— Pas un
n'est enthousiasmé, dit Eleonora West. C'est vous qui les voyez enthousiasmés !
— Tous nos
volontaires ne sont-ils pas entièrement antibolcheviks ?
— Si,
répondit Eleonora West. Antibolcheviks mais c'est tout ! Cela veut dire
qu'ils désirent vivre en liberté, ne plus sentir l'atmosphère de terreur, ne
plus être tués, affamés, déportés, torturés. Leur attitude n'est pas politique.
C'est l'attitude prise par l'homme devant le crime, la terreur et l'esclavage.
— Que
désirez-vous de plus ? demanda Mr. Lewis. Cela veut dire qu'ils sont
entièrement engagés dans la cause de l'Occident, car nous combattons pour leur
offrir la liberté, la sécurité, la protection, la démocratie !
— Ne vous
laissez pas griser par des mots, Mr. Lewis, dit Eleonora West. Cette guerre que
vous appelez la troisième guerre mondiale, n'est pas une
guerre de l'Occident contre l'Orient. Et à proprement parler ce n'est même pas une guerre, bien que la ligne de
bataille aille d'un pôle à l'autre et recouvré toute la terre. Cette guerre
n'est qu'une révolution intérieure dans le cadre de la Société technique
occidentale ; une simple révolution intérieure, exclusivement occidentale.
— Mais nous luttons contre l'Orient, contre toute l'Europe
de l'Est ! dit Mr. Lewis.
— C'est faux ! dit Eleonora West. Vous, l'Occident,
vous luttez contre une branche de votre Civilisation.
— Nous luttons contre la Russie.
— La Russie, après la révolution communiste, est devenue
la branche la plus avancée de la Civilisation technique occidentale. La Russie
a pris toutes ses théories à l'Occident et elle les a mises simplement en
pratique. Elle a réduit l'homme à zéro, comme elle l'avait appris de
l'Occident. Elle a transformé toute la Société en une immense machine, comme
elle l'avait appris de l'Occident. La Russie a imité l'Occident comme seul un
barbare et un sauvage pouvait le faire. Les seules choses vraiment russes
qu'elle ait apportées à la Société communiste, c'est le fanatisme, c'est la
barbarie. Un point, c'est tout. En U.R.S.S. la soif de sang et le fanatisme mis
à part, tout vient de l'Occident. Et vous, vous combattez cet aspect de la
Civilisation occidentale : la branche communiste de la Société technique
occidentale. Et c'est pourquoi cette troisième guerre mondiale n'est, et ne
peut être qu'une révolution intérieure qui a éclaté et suit son cours à
l'intérieur même de la Société technique occidentale. Les branches atlantique
et européenne de la Société occidentale luttent contre le groupe communiste
occidental. C'est une lutte intérieure qui se poursuit entre deux catégories, entre
deux classes de la même société, c'est, si vous le voulez, une révolution de
classe exactement comme la révolution bourgeoise de 1848. L'Orient ne participe
pas à cette révolution intérieure occidentale. Personne en dehors de la Société
occidentale ne participe à cette révolution. Et du moment que cette révolution
est typiquement occidentale, Mr. Lewis, elle n'est pas faite en faveur des
hommes. La Société occidentale n'a pas d'hommes.
— Je ne comprends pas.
— C'est très simple, dit Nora West. Les intérêts de la
Société occidentale ne sont pas ceux des hommes. Bien au contraire. Dans la
Société technique occidentale les hommes vivent, tout comme les premiers
chrétiens, dans les catacombes, dans les prisons, les ghettos, en marge de la
vie. Ils restent cachés. Les hommes n'ont pas la permission de paraître en
public. Ils n'ont pas la permission de détenir des fonctions publiques. Nulle
part et surtout pas dans les bureaux, car votre Civilisation a remplacé les
autels par les bureaux.
« Les hommes qui sont encore des hommes sont obligés
de se cacher. Autrement, ils sont obligés d'agir selon les lois techniques,
selon les lois de la machine.
« L'homme a été réduit à une seule de ces dimensions :
à la dimension sociale. Il a été transformé en Citoyen, ce qui n'est plus
synonyme de la notion d'homme.
« La Société technique ignore l'homme. Elle ne le
connaît plus que sous sa forme abstraite de Citoyen.
« Et du moment qu'elle ne le connaît pas, comment
pourrait-elle faire une révolution pour lui ?
« La révolution actuelle — étant donné son caractère
spécifiquement occidental — demeure étrangère à tous les intérêts des êtres
humains en tant qu'individus.
« L'homme est depuis longtemps devenu une minorité
prolétaire de votre Société. Et quelle que soit la partie qui gagne le combat
actuel, l'homme demeurera prolétaire dans le cadre de la Société.
« La lutte actuelle est un choc entre deux catégories
de robots qui tirent après eux des cadavres vivants, des esclaves en chair et
en os.
« Les hommes ne peuvent pas être considérés comme
participants au combat en cours, tout comme les esclaves des galères romaines
ne pouvaient pas être considérés comme participants aux guerres de l'Empire
romain. Ils ne font que porter les chaînes de la guerre. Et on ne peut pas
participer à une guerre en portant des chaînes ».
— Les prisonniers de ce camp ne viennent-ils pas s'engager
de leur propre gré ? demanda Mr. Lewis. Votre affirmation est très
risquée. Je ne vous menace pas, mais je vous contredis énergiquement. Chaque
volontaire vient ici de son propre gré. Soutenez-vous, par hasard, que nous
ayons forcé un seul d'entre eux, à le faire ? Vous êtes témoin des scènes
de désespoir auxquelles nous assistons, lorsque nous sommes obligés de refuser
certains d'entre eux. Ils nous menacent de se tuer si nous refusons de les
inscrire. N'est-ce pas là action volontaire ? N'est-ce pas là de
l'enthousiasme ? Ils sont même plus fanatiques que nous. Lorsque nous
refusons leur demande, ils se considèrent comme gravement punis. Est-ce vrai ?
— Les hommes n'ont plus d'autre voie de salut, dit
Eleonora West. Ils se trouvent dans une cellule de prison entourée de flammes
et ils ne peuvent en sortir que par une seule porte. Cette porte, c'est la
demande d'engagement comme volontaire. Cette porte, ce sont les pétitions que
nous recevons chaque jour à ce bureau. Chacune de ces pétitions est un cri de
désespoir vers la seule porte qui existe encore. Tous envoient des pétitions.
Pas seulement les Européens qui se sont enfuis de l'Est. Mais toute l'Europe.
— C'est faux, dit Mr. Lewis. Cette pétition n'est pas la
seule porte par laquelle ils puissent s'échapper des flammes. Ils pourraient
passer chez les Russes. Pourquoi ne le font-ils pas, et pourquoi viennent-ils
vers nous ?
— Non, répondit Nora. Montrer aux hommes la route qui les
conduit chez les Russes équivaut à leur montrer le mur dévoré par les flammes,
par-dessus lequel ils peuvent se précipiter dans la chambre même où a pris
l'incendie. Par-dessus ce mur ils ne peuvent que sauter dans les flammes et
dans la mort. Et pas un homme ne voudrait sauter dans le feu, au moins tant
qu'il y a encore une porte. Et cette porte, c'est nous. Ils demandent à
s'échapper, mais ils ne cherchent pas à voir vers quoi s'ouvre cette porte.
« Cela ne les intéresse pas. Il faut qu'ils sortent
parce qu'ils étouffent. Et à tout prendre une porte vaut toujours mieux qu'un
mur dévoré par les flammes. Et même si les hommes savaient que passé le seuil
de cette porte il y a toujours du feu, ils choisiraient toujours la porte. Au
moins pendant un instant, ils sont sûrs de ne plus voir le feu. Ils gardent
encore un espoir, une illusion. Et cela vaut mieux que rien. Il est très
important de garder une illusion, aussi absurde soit-elle ».
— Vous voyez tout sous un angle tragique, dit Mr. Lewis.
Les volontaires ne pensent pas comme vous. Lorsque nous acceptons leur demande
ils sont enthousiasmés. Ils luttent à vie et à mort pour notre cause qui est
aussi la leur. Ce sont nos meilleurs soldats. Ouvrez la porte et regardez‑les
attendre devant notre bureau.
« Il y en a des centaines. Des milliers. Tous veulent
s'engager comme volontaires. Tous veulent combattre pour la grande cause de la
Civilisation. Tous veulent donner leur vie pour la grande victoire de demain.
Cette victoire apportera aux hommes le bonheur, la civilisation, la paix, le
pain, la liberté, la démocratie. Vous ne me croyez pas ? »
— Non, dit Eleonora West. Les hommes ne croient pas en
cette guerre. Ils ne pensent peut-être pas exactement comme moi. Ils ont trop
souffert pour penser encore. Ils ne pensent à rien. Mais ils sentent comme moi.
Ils souffrent comme moi. Ils sont désespérés comme moi. Exactement comme moi.
Toute l'Europe sent comme moi.
— Laissons parler les faits, Mrs. West ! Je vous
prouverai quel enthousiasme anime ces hommes qui s'engagent comme volontaires.
Je prendrai un seul exemple et je le choisirai au hasard.
Le lieutenant Lewis se leva. Il ouvrit largement la porte.
— Regardez, dit-il. Aujourd'hui il y a de nouveau plus de
cinq cents hommes qui attendent.
Il montra la longue file de gens devant la porte et dit :
— Prenons le premier.
Mr. Lewis introduisit dans le bureau le premier homme qui
attendait devant la porte. L'homme n'était pas seul. Il était avec sa femme et
ses trois enfants.
C'était un homme aux cheveux noirs et aux tempes
grisonnantes. Les joues un peu tirées. De grands yeux noirs, tristes et beaux.
Nora regarda ses yeux. « Il y a une mélancolie qui
tient à la grandeur de l'esprit », se dit-elle.
L'homme qui se trouvait devant elle était un ouvrier. Mais
l'esprit rayonnait dans son regard. Et Esprit signifie grandeur. Sa tristesse
n'était pas une simple tristesse de la chair, mais surtout une tristesse de
l'esprit.
La femme qui se tenait à ses côtés portait une robe bleue,
trop large. Ses cheveux blonds étaient parsemés de mèches blanches. Mais elle
était très belle. Ce n'était pas seulement son corps qui était beau. Sa
féminité était éclatante et rayonnait autour d'elle par tous les pores de la
peau.
Nora West aurait voulu lui sourire comme à une sœur. Mais
la femme tenait les yeux baissés. Elle était triste et effrayée.
L'un des garçons avait des yeux noirs. Les yeux de son
père. Mais ses regards n'étaient pas tristes. Ses yeux ardents et audacieux
examinaient Nora avec curiosité.
L'autre garçon tenait les yeux baissés. Il était blond. Il
paraissait absent. Il pensait à autre chose.
Le plus petit devait avoir quatre ans. Il avait les
cheveux bouclés et des yeux bleus. Nora ne se rendait pas compte si c'était une
fille ou un garçon. Mais il était beau comme un ange.
— Voilà toute une famille qui veut s'engager, dit le
lieutenant Lewis. Demandez-leur s'ils pensent comme vous. Vous allez voir
qu'ils ne viennent pas chez nous par désespoir. Ils viennent à nos côtés parce
qu'ils sont assoiffés de liberté et de justice. Ils demandent à s'engager parce
qu'ils veulent lutter pour la Paix et la Civilisation. Ils sont parfaitement
conscients. Demandez-leur tout ce que vous voulez et vous verrez !
— Ce n'est pas nécessaire, dit Nora. Je ne cherche pas à
savoir ce que ces gens ont dans leur cœur. Ma douleur suffit. Ne m'obligez pas
à réveiller le désespoir des autres. Procédez vous-même à votre interrogatoire
comme vous le faites d'habitude. Moi je n'y tiens pas.
— Je vous prie de demander tout ce que vous voulez. Je
suis sûr que vous changerez vous-même d'opinion.
— Soit, dit Eleonora West.
La dernière phrase de Lewis équivalait à un ordre. Elle
leva les yeux vers l'homme qui se tenait devant la porte, son chapeau à la
main. Elle rencontra son regard.
— Votre nom ?
— Iohann Moritz, répondit l'homme. Je veux m'engager comme
volontaire avec toute ma famille. Nous vous prions de nous recevoir tous. J'ai
besoin d'une dispense d'âge. J'ai dépassé la limite d'âge marquée sur les
affiches. Mais je me sens encore jeune. Les garçons sont trop jeunes. Ils n'ont
pas encore l'âge marqué sur les affiches. Mais ce sont des garçons honnêtes et
travailleurs. Nous sommes antibolcheviks comme il est écrit sur les affiches.
Nous croyons à la victoire de la Civilisation comme c'est écrit sur les
affiches du camp. Mais nous n'avons pas l'âge prévu par les affiches. Et c'est
pourquoi nous vous prions de nous accorder une dispense. Si vous ne nous
recevez pas, nous sommes perdus. Nous ne pouvons plus en supporter davantage.
Le garçon aux yeux noirs fit signe à son père en le
touchant du coude. Il voulait lui faire entendre qu'il en avait trop dit.
Iohann Moritz s'arrêta. Il devint cramoisi. Il se rendait
compte qu'il n'aurait pas dû dire les derniers mots. Il avait fait une gaffe.
Et peut-être allait-on ne pas le recevoir à cause de cela.
— Je vous en supplie, recevez-nous ! dit-il. Nous
sommes tous de bons travailleurs et nos cœurs sont honnêtes.
Petre lui avait recommandé de dire bien d'autres choses
encore. Mais il ne le voulait pas. Il n'avait pas le cœur de dire qu'il croyait
à la Civilisation, à l'Occident et à tout le reste. Il ne pouvait raconter
toutes ces histoires-là. Sa bouche se refusait à le dire. Le garçon allait se
fâcher et lui dire de gros mots dès qu'ils sortiraient du bureau. Il jetait des
regards implorants à la femme aux cheveux roux qui se tenait au bureau. Elle le
regardait aussi.
Un silence suivit.
La femme qui se trouvait au bureau avait de bons regards
chauds et brillants.
La femme de Iohann Moritz leva, elle aussi, les yeux vers
cette dame qui était au bureau. Les enfants aussi. Elle continuait à le
contempler et se taisait.
Le lieutenant Lewis sortit du bureau. Eleonora West
gardait le silence et regardait l'homme qui se trouvait devant elle.
— Connaissiez-vous Traian Koruga ? Iohann Moritz
tressaillit.
— Nous avons été ensemble, dit-il.
Il ne voulait pas parler du camp. Petre le lui avait bien
recommandé à la maison.
— Nous avons été ensemble jusqu'au dernier moment. Et avec
lui et le prêtre Koruga. J'ai été à côté de M. Traian jusqu'au moment où ce
malheur est arrivé...
Moritz s'arrêta. Puis il continua.
— C'était le meilleur homme que j'aie jamais connu. Ce
n'était pas un homme, c'était un saint. Vous aussi, vous avez connu M. Traian ?
— Je suis sa femme.
Iohann Moritz s'appuya contre la porte. Il devint livide.
Il voulut sortir son mouchoir de sa poche. Mais il n'avait pas de mouchoir. Il
toucha de ses doigts quelque chose en verre. C'étaient les lunettes de Traian
Koruga.
Il les avait prises le matin même pour leur faire un étui
en cuir. Il avait peur de les casser en les mettant dans sa valise.
Il sortit les lunettes, les garda un moment à la main et
pensa qu'il n'était plus nécessaire de leur faire un étui. Il ne les mettrait
plus dans sa valise.
Iohann Moritz mit les lunettes devant Nora West, sur le
bureau.
— Ce sont les lunettes de M. Traian. Il toussa. Sa voix
était enrouée.
— Il me les a données avant sa mort pour que je vous les
apporte. Il me les a données tout juste avant qu'il...
La voix de Iohann Moritz était tremblante. Il ne pouvait
plus parler. Il chercha de nouveau son mouchoir. Il ne trouva que le morceau de
cuir dont il voulait faire l'étui pour les lunettes. Il le tira de sa poche. Il
ne savait que faire. Et pour faire quand même quelque chose, il posa le bout de
cuir sur la table, à côté des lunettes.
— J'ai voulu leur faire un étui en cuir, dit-il. Pour
qu'elles ne se cassent pas. J'ai assez de temps dans le camp pour pouvoir y
travailler. Vous les garderez dans l'étui. Cela vaut mieux. Elles ne pourront
pas se casser.
— Vous êtes-vous enfin persuadée que c'étaient des vrais
volontaires et qu'ils venaient s'engager avec enthousiasme ? demanda Mr.
Lewis en entrant dans le bureau.
Nora West toussa. Sa gorge était serrée. Elle dit d'une
voix décidée :
— Oui, maintenant je suis totalement convaincue. Vous avez
parfaitement raison. Tous ces gens m'implorent de leur accorder la dispense
d'âge. Ils veulent tous s'engager. Toute une famille.
Mr. Lewis eut un rire satisfait.
— Accordez-leur la dispense, dit-il. Faites-leur les
papiers nécessaires. Je vais faire une photo pour les journaux avec toute la
famille.
Le lieutenant Lewis s'approcha du plus petit enfant et lui
caressa les cheveux. Puis il demanda à Suzanna :
— Lui aussi, il est contre les Russes, n'est-ce pas ?
Suzanna baissa les yeux. Puis elle pensa qu'elle devait répondre quelque chose.
— Oui, lui aussi, il est contre les Russes, dit-elle. Elle
craignait que Iohann Moritz ne l'entende. Iohann Moritz l'avait entendue. Elle
se mordit les lèvres. Eleonora West complétait les formulaires.
— Ce soir venez chez moi ! dit-elle. Moi aussi
j'habite dans le camp. Nous allons boire une tasse de thé et nous pourrons
parler tranquillement. Vous me raconterez tout ce que vous savez sur Traian.
Le regard de Nora se brouilla.
— Maintenant répondez aux questions pour que je puisse
compléter le formulaire. Où avez-vous été depuis 1938 jusqu'à ce jour ?
Dites-moi tout. N'ayez pas peur. Votre demande sera approuvée.
L'aîné des garçons sourit. Il avait gagné. Il était
heureux.
Le plus petit enfant était heureux aussi. Il mangeait les
bonbons offerts par Mr. Lewis et il riait, découvrant ses dents blanches.
Suzanna tenait les yeux baissés.
Mr. Lewis prépara son appareil. Il voulait photographier
toute la famille, juste au moment où Iohann Moritz complétait le formulaire.
Tout devait être authentique.
— En 1938
j'étais dans un camp de juifs en Roumanie. En 1940 dans un camp de Roumains en
Hongrie. En 1941 en Allemagne dans un camp de Hongrois. En 1945 dans un camp
américain. Avant-hier, j'ai été relâché de Dachau. Treize ans de camps. J'ai
été libre pendant dix-huit heures. Puis ils m'ont emmené ici...
— Keep smiling ! dit Mr. Lewis.
L'objectif de son appareil photographique était dirigé
vers Iohann Moritz et sa famille.
Moritz regardait Nora West et pensait aux centaines de
kilomètres de barbelés qu'il avait vus.
Il sentait tous ces barbelés se dérouler tout le long de
son corps.
Il ne leva pas les yeux lorsque Mr. Lewis lui parla. Il ne
comprenait pas l'anglais.
— Voilà ce
qui s'est passé depuis 1938 jusqu'à aujourd'hui, dit Moritz. Des camps. Des
camps. Des camps. Pendant treize ans seulement des camps !
— Keep
smiling ! dit le
lieutenant Lewis.
Iohann Moritz comprit que ces paroles lui étaient
adressées et demanda à Nora :
— Que dit
l'Américain ?
— Il
t'ordonne de sourire.
Moritz regarda les lunettes de Traian sur la table. Il
avait l'impression de voir Traian tomber près des barbelés et mourir. Il pensa
aux kilomètres de barbelés qui avaient entouré les camps. Il se rappela les
jambes coupées du prêtre Koruga. H se rappela tout ce qui s'était passé pendant
ces treize ans.
Il regarda Suzanna. Il regarda le petit enfant. Et il se
rembrunit. Des larmes lui montèrent aux yeux. Maintenant on lui avait ordonné
de rire et il n'en pouvait plus. Maintenant il sentait qu'il allait éclater en
sanglots comme une femme. Avec désespoir. C'était la fin. Il ne pouvait plus
aller plus loin. Aucun homme n'aurait pu aller plus loin.
— Keep smiling ! ordonna l'officier les yeux fixés sur
Iohann Moritz. Smiling !
Smiling ! Keep smiling !...
FIN
Virgil Gheorghiu, in La
Vingt-cinquième Heure