À la protestation de l'homme que la
souffrance accable, révolte et désespère, Dieu ne répond pas par des
explications. Il nous envoie son Fils pour souffrir avec nous, comme l'un de
nous ; pour prendre sur ses épaules le fardeau de toutes nos souffrances,
de notre mort, et pour en faire l'instrument de notre délivrance : « Le
Christ n'est pas venu supprimer la souffrance, il n'est même pas venu
l'expliquer, mais il l'a remplie de sa présence » (Claudel). Désormais, il
n'y a plus à demander quel sens a la souffrance, quel sens a la mort ; il
y a à leur donner un sens en souffrant dans la foi avec Jésus-Christ. Mais ceux
qui ne croient pas en Jésus-Christ, qu'en sera-t-il d'eux ?
La souffrance du croyant
Comme Jésus-Christ a souffert par
amour et avec amour, ainsi fait celui qui dans la foi souffre avec
Jésus-Christ.
Or, l'amour de Dieu est source de
joie, de la plus grande de toutes, de la joie essentielle. Le même amour qui,
au ciel, fait la joie éternelle du bienheureux, brûlait son cœur sur la terre :
« Sans l'avoir vu (Jésus-Christ), vous l'aimez ; sans le voir encore,
mais en croyant, vous tressaillez d'une joie indicible et pleine de gloire,
sûrs d'obtenir l'objet de votre foi : le salut des âmes » (I Pi. 1, 8-9). Souffrir avec le Christ,
serait-ce donc ne plus souffrir ?
Sans doute l'amour de Dieu met-il
déjà au cœur du croyant la joie indicible de la communion ébauchée avec les
Personnes divines. Et cela ne doit pas étonner, puisque lui-même est le fruit
de la croix, obtenu pour tous et pour chacun par le sacrifice sanglant de
Jésus. Mais, paradoxalement, il est aussi, en cette vie, source de souffrance
et donc de tristesse, puisqu'il unit et conforme le croyant à Jésus crucifié.
Si l'amour est fruit de la croix du Christ, son fruit, durant la vie terrestre,
est la croix du chrétien, qui éclatera en gloire et en joie dans la vie éternelle.
La foi chrétienne n'est pas une
évasion hors de la douloureuse condition humaine. La souffrance en reçoit un
sens nouveau, qui la rend acceptable et féconde, mais elle demeure en elle-même
dure et amère. Elle reste la souffrance, elle reste la mort, les mêmes que la
souffrance et la mort de tous les hommes. Le Christ n'a pas voulu que les siens
soient sous ce rapport des privilégiés, n'ayant voulu pour lui-même d'autre
privilège que celui d'une souffrance sans mesure et d'une mort horrible. « Le
serviteur n'est pas plus grand que le maître », aimait-il à dire, et
quiconque veut le suivre est invité à prendre sa croix et à marcher dans les
mêmes voies que lui 1.
S'il peut arriver, dans une société
chrétienne, que la profession de foi au Christ soit la source ou la condition
d'avantages temporels, il arrive plus souvent que « suivre le Christ »
signifie une rupture douloureuse à l'égard des autres et la renonciation à la
réussite terrestre, quand ce n'est pas le risque des persécutions, de la mort
même. Dans tous les cas, celui qui réellement veut être fidèle au Christ et à
l'évangile est nécessairement affronté à des renoncements multiples et continus
qui, pour être souvent d'ordre tout intime, n'en sont pas moins crucifiants.
Crucifiant, l'amour ne l'est pas
seulement par ses exigences, il l'est en lui-même. Il serait illusoire de
penser que cette joie qu'il apporte compense et abolit les sacrifices qu'il
fait faire, voire ceux qu'il fait accepter. « Vous avez de la chance, vous
qui croyez », dira-t-on facilement au croyant que l'épreuve accable, et on
s'imaginera que la tristesse n'a plus de place dans un cœur qui se sait, ou se
croit, rempli de toute la douceur de Dieu. C'est faire bon marché des innombrables
confidences que nous ont laissées à ce sujet tant d'amis de Dieu. En réalité,
c'est dans la foi qu'on aime ici-bas, et qu'on espère et qu'on s'unit à Dieu.
Dans la foi, c'est-à-dire dans l'obscurité, dans l'inévidence, dans un
sentiment poignant de
l'éloignement et de l'irréalité de ce Dieu qu'on aime et en qui on place toute
son espérance et sa confiance. L'expérience mystique ne fait pas déboucher
au-delà de la foi. Elle est pressentiment d'une présence insaisissable,
ressentie comme une absence : la seule absence dont on souffre vraiment,
celle de l'être continuellement présent à sa pensée et à son cœur ;
présent en sa réalité même, mais par le moyen de signes, qui le cachent et
l'éloignent autant qu'ils le livrent.
Ni la joie pourtant ni la tristesse,
dont l'amour de Dieu est la source simultanément au cœur de celui qui croit, ne
sont exclusives des joies et des espérances de la terre. Souffrir avec
Jésus-Christ, pour lui et par lui, ce n'est pas aimer la souffrance pour
elle-même, ni la frustration, ni l'échec. C'est creuser en soi une inquiétude,
qui empêche de mettre tout son cœur dans le désir des réussites terrestres les
plus belles et de s'y reposer. Ce qui empêche du même coup de se désespérer de
l'échec, comme s'il était absolu. Tendre de tout son désir et de toute sa force
vers la joie, toute la joie humaine, celle que l'on trouve en Dieu et celle que
le même Dieu a mise pour nous dans les créatures, et en même temps aimer la
croix parce que c'est par elle qu'on trouve Jésus-Christ, en qui Dieu se donne,
à chacun et au monde : cela est le difficile équilibre que la foi, de
mieux en mieux à mesure qu'elle est plus profondément vécue, réalise en l'homme
qui répond à l'appel du Christ.
La souffrance de l’incroyant
Mais qu'en est-il de celui qui ne
croit pas ? La souffrance peut-elle avoir pour lui un sens, une fécondité ?
Si on pense à tout ce que l'échec et
les difficultés de l'existence peuvent apprendre à un homme sur le seul plan de
la vie terrestre, la réponse sera aisément affirmative. Mais que dire de la
souffrance qui écrase, qui bouche tout horizon terrestre ? Que dire du
malheur et de la mort ?
Et d'abord, qui est l'incroyant, qui est
le croyant ? L'expérience de la souffrance fait reconnaître à chaque
chrétien combien peu il croit vraiment et tout ce qu'il y a en lui d'incroyance
vécue. Car la foi n'est pas une connaissance théorique, elle est un engagement
personnel à l'égard du Christ. Celui-là seul qui s'est ainsi engagé, et dans la
mesure où il l'est, découvre et aime la croix dans les déchirements de la
peine. Il peut mesurer alors l'authenticité de sa foi.
Celui au contraire qui ne professe
pas la foi chrétienne, il arrive qu'au fond de lui-même, sans le savoir, sans
pouvoir le dire, il croie en Jésus-Christ. Car le Sauveur ne délaisse aucun de
ces hommes pour qui il est venu, pour qui il est mort. Dans la vie de chacun il
se présente, par des voies souvent toutes secrètes, et à chacun il est demandé :
« Crois-tu au Fils de l'homme ? » À la question : « Qui
est-il, Seigneur, pour que je crois en lui ? », la réponse souvent
est fort enveloppée. Elle est toutefois suffisante pour que chacun puisse, s'il
le veut, dire dans le secret
de son cœur : « Je crois, Seigneur ! » (Jn 9,
35-36), et, par cet acte de foi, adhérer au Christ, parfois sans le connaître,
participer à sa mort et à sa résurrection 2.
Pour celui-là aussi la souffrance a
un sens, encore qu'il ne soit pas capable de le connaître et de le dire. Le
Christ auquel cet homme appartient sans le savoir, par une adhésion personnelle
pourtant, assume cette souffrance et la fait sienne. Il la fera déboucher sur
la résurrection.
La souffrance perdue est celle qui
est pâtie en dehors du Christ. Même celui qui croit souffre ainsi lorsque sa
foi demeure sans prise sur sa souffrance. Et sans doute y a-t-il là une
infinité de degrés, entre la totale adhésion du mystique à la croix de Jésus,
et la totale séparation de celui qui ne veut pas souffrir avec le Christ.
Beaucoup qui se révoltent ou qui désespèrent conservent au fond d'eux-mêmes
assez de foi pour s'unir d'un cœur plus ou moins généreux, plus ou moins
consentant à la croix libératrice.
Et puis, une souffrance ici-bas
est-elle jamais tout à fait perdue ? Certes, si elle n'est pas unie par
celui qui souffre à celle du Christ, elle ne le fait pas, par elle-même,
participer à la libération que le Christ en mourant et en ressuscitant a
apportée au monde. Il reste qu'elle est un instrument dont le Christ se sert
pour entrer dans un cœur et se faire reconnaître. Combien, dans la longue
histoire de la rédemption, ont été ainsi conduits par les voies de la
souffrance à s'abandonner enfin à la miséricorde et à dire le oui auquel
se refusait obstinément leur cœur aveuglé par la prospérité ou par l'ambition ?
La croix de Jésus ne sauve que ceux qui y consentent, mais c'est elle aussi,
souvent, qui obtient d'eux ce consentement.
La souffrance inutile
Cette fécondité de la souffrance, la
foi seule peut la faire percevoir et admettre : sans la foi, la souffrance
est dépourvue de sens. Elle peut alors, ou bien éloigner de Dieu jusqu'à le
nier, ou bien, au contraire, conduire à confesser, dans l'obscurité et les
larmes, l'amour de Dieu.
Mais n'est-il pas des souffrances que
la foi elle-même doit renoncer à rattacher à l'amour de Dieu et à l'œuvre du
salut ? Des souffrances décidément inutiles, et par là-mêmes odieuses,
dont on ne peut en aucune façon comprendre que l'amour de Dieu les envoie ou
seulement les permet : les souffrances de l'enfant.
« Non, mon père, fait dire Camus
à Rieux, l'incroyant, dans La Peste, je me fais une autre idée de
l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants
sont torturés »3. La
souffrance des enfants n'est pas seulement l'occasion fréquente des blasphèmes
de l'incroyant ; elle fait scandale pour le croyant, au sens étymologique
du mot : elle est une pierre d'achoppement. « Quand on en vient aux
souffrances des enfants, confesse saint Augustin, j'éprouve, crois-moi, de
grandes angoisses, et ne trouve absolument rien à répondre »4.
Spontanément, on recourt à la pensée
des compensations surabondantes que Dieu leur réserve dans l'au-delà. Mais la
question reste entière, car on ne voit pas le rapport qui existe entre leurs
souffrances ici-bas, qui ne peuvent aucunement les faire mériter ou expier, qui
sont seulement subies, et cette gloire qui, de toute façon leur a été méritée
par le Christ.
Se demander dans quelle intention
Dieu envoie la souffrance à l'enfant, c'est s'engager dans un problème
insoluble. Mais c'est un faux problème. La souffrance de l'enfant ne résulte
pas d'une intention directe de Dieu à son égard, mais de tout l'ensemble des
forces cosmiques, et aussi des libertés créées, qui s'exercent sur lui
aveuglément, et parfois le meurtrissent jusqu'à l'écraser. Qu'il soit soumis,
lui, personne faite à l'image de Dieu et appelée à la vie éternelle, à cette
pression aveugle du cosmos, c'est la condition humaine, à laquelle il participe
du fait qu'il est un être humain.
Pourtant sa souffrance ne peut pas ne
pas avoir un sens, aussi, dans sa destinée personnelle, et ce sens ne peut pas
être lié à un bon usage de la souffrance, dont il est totalement incapable.
Mais la souffrance humaine a un sens, plus profond encore que celui-là :
elle conforme l'homme racheté à Jésus-Christ.
Les hommes sont inclus dans le Christ
et, d'une certaine manière, ils ont tous été crucifiés et sont morts en lui, avec
lui. Leur propre souffrance et leur mort corporelle réalisent physiquement
cette solidarité avec le Christ dont provient leur salut. C'est le Christ qui
continue à souffrir et à mourir en ses membres jusqu'à la fin des siècles :
« Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que
vous l'avez fait » (Mt. 25, 40).
Mais, dira-t-on, pour qu'il en soit
ainsi, ne faut-il pas que celui qui souffre ait conscience de cette solidarité
et l'accepte ? Qu'il fasse sienne volontairement (même si c'est d'une
manière tout implicite) la souffrance du Christ ? Cela est vrai s'il
s'agit d'un adulte. Car un adulte doit prendre personnellement position à
l'égard du Christ, et ne peut être libéré par lui que s'il accepte librement
son amour. Mais pour l'enfant, incapable de tout acte personnel, incapable de
se refuser, la solidarité foncière de tous les hommes avec le Christ joue
d'elle-même. C'est elle qui lui permet d'être baptisé dans le Christ, sans un
acte de foi personnel, mais comme enveloppé et porté par la foi de l'Église.
C'est elle aussi qui confère à sa souffrance un sens christique, que lui-même
ne saurait lui donner, mais que le Christ lui-même lui donne mystérieusement.
Peut-être pourrait-on trouver là
l'amorce d'une solution au problème si obscur des possibilités de salut
offertes aux enfants qui meurent sans baptême. Si la mort même les configure à
Jésus-Christ, ne serait-elle pas pour eux, à l'instar et en suppléance du
baptême, le moyen de grâce par lequel la croix de Jésus les libère eux aussi du
péché et les sauve ? 5
On pourrait alors sans réticence
aucune entrevoir dans cette douloureuse nuit qu'est la souffrance et la mort
des enfants, la lumière transfigurante de la gloire qui les attend et qui
compensera surabondamment leur martyre. Non que cette gloire soit le fruit de
leurs souffrances, mais elle est le fruit de la croix du Christ qui se continue
en eux, comme elle se continue en tous les hommes consentants. La solidarité en
humanité explique suffisamment qu'ils souffrent ; la solidarité en
Jésus-Christ fait entrer leur souffrance dans le dessein divin de sauver les
hommes par amour.
La souffrance nocive
Toute souffrance, pourtant, n'est pas
utilisable pour le salut de celui qui souffre. Il en est, au contraire, qui
manifestement compromettent ce salut, et parfois si gravement qu'elles le
rendent terriblement problématique. Car l'homme est un : à travers son
être social, à travers son corps, à travers son psychisme, l'âme même est
atteinte par les facteurs de destruction. Atteinte au foyer même de la
personnalité, à ce point où se prennent les options décisives. Une hérédité
chargée, une enfance malheureuse, une éducation faussée et tous les accidents
qui peuvent troubler le développement normal d'une personnalité, certaines
malformations congénitales, des conditions de vie injustes et inhumaines, tout
cela joue un rôle dans le refus du Christ et de sa grâce. Une misère trop
grande rend la vertu difficile, parfois presque impossible : n'est-elle
pas alors la souffrance nocive, celle qui, loin de servir à la libération, même
spirituelle, même intemporelle de l'homme, l'asservit jusque dans son esprit,
ferme sur lui la prison du péché ? Et cela vaut aussi de la misère
physique et de la misère psychique. Doit-on s'arrêter à l'idée insoutenable, et
qui serait un démenti à l'évangile, que cette sorte de réprobation terrestre
qu'est l'indigence (sous toutes ses formes) serait l'image et comme le signe
avant-coureur de la réprobation éternelle ? À Dieu ne plaise !
Dieu est puissant pour sauver, et de
cette souffrance même qui dégrade il peut faire, d'une manière trop mystérieuse
pour qu'il soit possible le plus souvent de le percevoir, même de le deviner,
un moyen de grâce et de salut. Le pauvre, même amer, même révolté, même
blasphémateur, demeure sur la terre l'image du Christ. Il est aussi l'image de
l'humanité à laquelle le Christ a été envoyé et pour laquelle il est mort. À ce
double titre il appelle sur lui, indiciblement, la miséricorde. Et, certes, il
peut la refuser, car lui aussi est libre et ne peut être sauvé que dans la
liberté. Mais il ne doit pas être facile de résister jusqu'au bout à la « prodigieuse
compassion de Dieu »6 !
Pour
Son Corps qui est l’Église
(Col. I, 24)
Dire que la foi seule donne à la
souffrance son sens n'est pas réserver pour les seuls croyants la fécondité de
la croix. C'est toute la souffrance du monde que le Christ d'abord, et avec lui
tous ceux qui lui sont unis font déboucher sur la libération définitive de tout
mal dans la vie éternelle. Nul ne croit pour soi tout seul, car le Christ
appelle tous les hommes, et c'est l'humanité qui, par la voix de chacun, répond
à son appel. Nul non plus ne souffre chrétiennement pour soi seul. Avec le
Christ, le croyant, à la mesure de sa foi, prend sur lui toute la peine du
monde et l'offre. Si, comme saint Paul, « il achève en sa chair ce qui
manque aux souffrances du Christ », c'est, comme lui encore, pour son
corps, pour l'Église, et, par elle, pour le monde auquel elle est envoyée (Col.
I, 24). Aucune souffrance n'est inutile, étant ainsi offerte, à chaque
génération, par l'Église, et la bénédiction de ce sacrifice retombe sur
celui-là même qui ne sait pas, qui ne veut pas souffrir avec le Christ, sous
forme d'un appel toujours plus insistant, que tous entendent dans les
profondeurs de leur esprit, et auquel beaucoup finissent un jour par répondre.
Pour tous ceux-là se réalisera la merveilleuse promesse : « Le
Seigneur Yahveh essuiera les larmes de tous les visages » (Is. 25,
8 ; Apoc. 7, 17 et 21, 4).
*
* *
Si le mal fait problème dans un monde
dépendant totalement, en son être et en son devenir, de Dieu, qui est la Bonté
même, qui est le contraire du mal il est bien autre chose qu'un problème. Un
problème excitant l'esprit à chercher des solutions, le déroutant par les
difficultés que tout essai de solution soulève à son tour, mais qu'on pourrait
tenir devant soi et loin de soi, dans une tranquille objectivité. Il concerne,
en sa plus intime subjectivité, celui qui cherche à le résoudre, et le met en
question. Car le mal est en nous, il est de nous, il s'introduit au cœur de nos
relations avec Dieu : comment pourrions-nous réfléchir sur lui sans nous
engager personnellement dans une telle réflexion ? Et celle-ci
pourrait-elle être indépendante de cet engagement ?
Aussi bien, le mal ne comporte-t-il
pas d'explication claire, qui pourrait s'imposer universellement à la raison.
Nous avons bien conscience que cette étude, si grand qu'ait été notre souci de
la conduire méthodiquement et d'en justifier rationnellement les démarches,
dépend toute d'une option primordiale : l'acceptation de Dieu comme Dieu,
c'est‑à-dire comme le Créateur qui n'a de comptes à rendre à personne, mais qui
est Père aussi, et dont toutes les démarches à l'égard de sa créature sont
inspirées par l'amour. Cet amour n'est pas tellement manifeste qu'il ne puisse
être nié, et toute la réflexion sur le mal, sur sa présence envahissante dans
le monde, sur sa signification ne pourrait qu'être profondément marquée par
cette négation. Cet amour pourtant s'est fait connaître par assez de signes dont
le moindre n'est pas l'écho qu'il éveille en notre propre cœur — pour qu'on
puisse y croire profondément et accepter ses incompréhensibles silences.
Une telle acceptation laisse l'esprit
anxieux et l'âme douloureuse. Si parfois cette anxiété et cette douleur
s'expriment en un sentiment de révolte, il n'est pas dit que cette révolte soit
toujours un refus de Dieu et de son amour. Elle peut être le refus d'une
certaine image de Dieu, où est exalté son pouvoir au détriment de son respect
de l'homme : « La protestation de Job, son refus d'accepter une
domination qui exclut tout dialogue entre Dieu et l'homme fut un témoignage
négatif de la vraie nature de cette domination. Le reproche de Job est une
louange qui exalte Dieu davantage, qui pénètre plus loin dans son mystère, ne
voulant pas s'arrêter sur l’idéal que
l'on se fait de sa domination. C'est une théologie qui vise plus haut que les
théodicées maladroites, dont les discours des amis de Job sont le prototype »7.
Puissions-nous, dans ce petit livre,
avoir maintenu notre réflexion au niveau de cette théologie, et avoir fait
soupçonner que si l'amour de Dieu se cache de façon déconcertante dans les
épaisseurs d'un monde hostile et meurtrissant, c'est lui qui secrètement nous
conduit et qu'il se révélera un jour pour l'apaisement définitif de ceux qui,
dans la nuit et dans les larmes, se seront obstinés à croire en lui : « Nous
avons cru à l'amour ! »
Jean-Hervé Nicolas, in L’amour de
Dieu et la peine des hommes
1. Cf.
J.-C. BARREAUX, Comment parler de la foi aujourd'hui, dans La foi
aujourd'hui (ouvrage collectif), Paris, Table Ronde, 1968, 142-150, p. 149 :
<, Le chrétien qui croit au Christ et sait que Jésus a partagé la souffrance
humaine et la mort, sait qu'il y a un sens mystérieux, que cela débouche sur
quelque chose. Il souffre autant que les autres, il est autant perdu que les
autres, il est autant scandalisé que les autres, mais il y a une issue.
2. Nous avons longuement étudié ces
formes occultes d'adhésion au Christ Sauveur, dans Les profondeurs de la
Grâce, pp. 477-486.
3. La peste, Pléiade, p. 1395.
4. Saint AUGUSTIN, Lettre 166 (à saint Jérôme), cité par
J.-Ch. DIDIER, Faut-il baptiser les petits enfants ? La réponse de la
Tradition, Paris, Cerf, 1967, p. 177.
5. Nous avons proposé et tâché de justifier cette
hypothèse dans notre livre Les profondeurs de la Grâce, pp. 490-503.
6. BERNANOS, La joie, Pléiade, p. 682.
7. V. LOSSKY, À l'image et à la ressemblance de
Dieu, Paris,
Aubier, 1967, pp. 210-211.