Les défenseurs de l'art contemporain traitent de haut ses détracteurs, un
peu à la façon dont, il y a quelques années, on a vu l'« élite »
fustiger des masses réticentes, quand il s'agissait de faire voter celles-ci
pour Maastricht sous le knout médiatique et les rafales d'insultes des « intellectuels »
éclairés. La même arrogance, détrempée de bonne conscience et de dévotion
superstitieuse envers un « nouveau » toujours présenté comme
inéluctablement gagnant, se retrouve dans les deux cas : ce qui est
reproché au public, c'est de ne pas vouloir comprendre où se place son intérêt.
Le plus comique étant que, dans les deux cas aussi, c'est la classe « supérieure »
qui est à l'avant-garde, et les masses que l'on traite de réactionnaires. Ici
encore, comme partout ailleurs dans cette société hyperfestive qui se révèle
comme le développement à l'infini du principe antique de la Fête des fous,
l'anarchiste est couronné, l'« anticonformiste » s'exhibe doré sur
tranche, les « déviants » se reconnaissent à ce qu'ils sont
institutionnels, l'« exilé du dedans » occupe le haut du panier de
crabes. Et c'est lui aussi, ce « rebelle » de profession, qui ne
cesse d'opprimer le citoyen de base et de lui donner des leçons de
savoir-vivre, d'esthétique ou de morale. Pour la première fois, les dominateurs
sont ceux qui parlent la langue de la transgression parce qu'ils veulent
conserver ce qui est et qu'ils croient que ce qui a pu être vrai (la victoire
perpétuellement remportée par l'innovation sur la tradition) le sera encore
demain. Pour la première fois aussi, la transgression est le moyen essentiel de
la domination. On pourrait même dire que l'univers de la transgression a pris
la place de celui de la production : le consommateur y est méprisé et
surveillé comme le travailleur était méprisé et surveillé dans l'ancien
univers. Ses goûts régressifs sont stigmatisés, sa rééducation forcée est en
cours d'accomplissement.
Les défenseurs de l'art contemporain n'oublient jamais de se présenter
comme des persécutés : non seulement ils doivent faire face à la baisse
des subventions, à la crise du marché de l'art, et même aux prémices d'une « déréglementation »,
mais en plus ils sont en butte, comme gémissait Le Monde dit « des
livres » il y a quelques mois, aux « dénonciations péremptoires »
des antimodernistes : c'est vraiment trop de malheur et d'ingratitude.
Dieu merci, ils ont l'avenir pour eux puisque Picasso et Matisse, paraît-il, « continuent
d'exaspérer les bien-pensants » ; ce qui est, on l'avouera, une
consolation et même une excellente nouvelle : il subsisterait donc
d'autres bien-pensants que les défenseurs de l'art contemporain.
Ici encore, il s'agit de faire croire à la poursuite d'une histoire au
moment même où l'insubstantialité de celle-ci devient flagrante. Insister, à
l'inverse, sur l'hypothèse de la fin de l'art, ce n'est pas se réjouir de cette
fin, encore moins faire preuve de nihilisme esthétique ; c'est étudier la
manière dont se referme ce qui n'a peut-être été qu'une période entre deux
parenthèses ; et percevoir les cris d'orfraie de ceux qui se retrouvent
coincés au moment de cette fermeture comme s'ils avaient laissé traîner leurs
doigts dans un portillon automatique. La disparition de l'art est un événement
qui attend son sens, mais on peut douter qu'il le trouve jamais. Évoquer cette
fin comme une éventualité sérieuse ne signifie pas qu'aucun individu,
dorénavant, ne se dira plus artiste ; ni même qu'il n' y aura pas encore
dans l'avenir de grands artistes. L'hypothèse de la fin de l'art ne concerne
que l'hypothèse de la fin de l'histoire de l'art, c'est-à-dire le moment où les
dernières possibilités de l'art ont été épuisées, et l'ont été par les artistes
eux-mêmes (Picasso, Duchamp) ; et où ne se pose donc plus, du point de vue
des artistes, que la redoutable question de la désirabilité de l'art en
tant que survivance, inscrite désormais dans une tout autre histoire encore
inconsciente.
Si cette fin est vraie, vouloir que l'art continue, et le vouloir à coups
d'anathèmes contre ceux qui mettent en doute sa nécessité aujourd'hui en les
traitant de conservateurs ou de réactionnaires, est la plus efficace manière de
se priver d'une ultime possibilité : celle de penser cette fin, donc
d'avoir encore un contact, par la méditation, avec le secret de cette histoire.
Avec Picasso comme avec Duchamp, mais aussi avec tous ceux qui, bien avant les
détracteurs actuels de l'art, avaient calmement signé son acte de décès :
je pense à Baudelaire parlant à Manet de la « décrépitude » de la
peinture ; à Hegel concluant que l'art est « une chose du passé »
(quelque chose qui ne peut plus affirmer aucune « nécessité effective ») ;
aux situationnistes qui avaient repéré très tôt la malfaisante existence du « dadaïsme
d'État » ; à Debord qui constatait en 1985 que « depuis 1954 on
n'a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait
pu reconnaître un véritable intérêt ». Mais je repense surtout à Nietzsche
et à sa féroce prophétie d'Aurore : « L'art des
artistes doit un jour disparaître, entièrement absorbé dans le besoin de fête
des hommes : l'artiste retiré à l'écart et exposant ses œuvres aura
disparu ». La civilisation du festif sans rivages est précisément l'époque
de la dissolution de l'art et des artistes, irradiés par l'impératif
d'épanouissement généralisé. L'hyperfestif est le moment du dépassement fatal et
absolu de l'art. Tout le monde doit s'éclater. Tout le monde doit être artiste. Tout le monde
doit être tout le monde. La fête est ce qui donne congé au concret, et chacun se doit d'être à même,
comme le décrétait, dès 1981, l'ex-ministre Jack Lang, postillonneur numérique,
tout frémissant d'inanité souriante, de développer sans relâche ses « capacités
d'inventer et de créer ». Phrase sombrement imbécile à laquelle Kafka,
dans l'ultime chapitre deL'Amérique où apparaît ce « Grand Théâtre de
la Nature » d'Oklahoma grâce auquel tous les êtres sont destinés à
s'épanouir dans un monde de compréhension réciproque, de légitimation créative,
d'épanouissement festif, d'exercice du libre arbitre et de droit au bonheur,
semble avoir donné par avance un admirable écho comique. « Rêvez-vous de
devenir artiste ? questionne une affiche que lit Karl, le personnage
principal du roman. Venez ! Notre théâtre emploie tout le monde et met
chacun à sa place ». Des commentateurs bien pauvrement avisés ont cru pouvoir
donner de cet épisode une interprétation mystique ou utopique ; alors
qu'il s'agit de quelque chose de bien plus effroyablement réel, mais qui n'a
trouvé sa vraie figure qu'avec Lang, et avec les épouvantables penseurs de l'art
contemporain ; et qui ne pouvait la trouver que lorsque la civilisation
serait enfin descendue jusqu'à ces caves.
Le magma de la Culture absorbe l'art et les artistes comme il a tout
absorbé, dans un système infini de consommation mutuelle, d'interactivité, de
communication, de créativité et de spontanéité où les dernières significations
disparaissent. Tout se dissout dans l'effervescence de la fête, c'est-à-dire
dans l'étalage d'une « fierté » unanime d'où les individualités sont
euphoriquement abolies. Ici comme ailleurs, Homo festivus s'en donne à cœur
joie ; mais ici plus qu'ailleurs, et bien que nul ne doute de ses bonnes
intentions démocratiques, il se croit en droit de revendiquer encore un
privilège hérité des temps héroïques : celui d'être considéré, malgré
tout, comme un grand homme, comme un individu supérieur, un mage, un éclaireur
de masses, un phare de l'humanité. Illusion d'ancien régime, et même abus
flagrant, qui ne font que rendre encore un peu plus confuse cette affaire
esthétique.
Les représentants de l'« élite savante » ne savent pas
grand-chose, hormis qu'il serait dangereux de laisser poser la question de
l'art contemporain en termes d'histoire, au risque de voir prises au sérieux
l'inconvenance de Hegel, la brutalité de Nietzsche ou la lucidité de
Baudelaire. C'est pourquoi la plupart de ceux qui ont débattu récemment de
l'art contemporain ont soigneusement laissé de côté l'éventualité de la fin de
l'art. Comme ils ne disposent d'aucune théorie pour rendre compte de cette fin,
ils dépensent toute leur vie à la mettre en doute. Ce dont ils ne peuvent
donner aucune explication, ils ne veulent absolument pas que d'autres en
parlent. Ils nient ce qu'ils ne peuvent comprendre. Et ils traitent de tous les
noms ceux qui ont eu le malheur d'en déchiffrer plus qu'eux. Leur obscurantisme
triomphant est très particulier. Il est l'exact ennemi de la liberté.
Toute cette querelle postiche s'est déroulée dans l'atmosphère d'euphorie
anhistorique et de complicité dans la dénégation du réel qui sont spécifiques
de l'ère hyperfestive. Les champions de l'art actuel ont épuisé leurs dernières
cartouches en accusant ceux qui le dénigrent d'être aussi obtus que les
spectateurs du siècle passé lorsqu'ils riaient de Monet ou de Cézanne, et
s'opposaient à l'érection du Balzac de Rodin. Ils n'ont fait que poursuivre une opération de chantage et
d'intimidation qui commence à sentir le renfermé. Quant aux avant-gardistes
d'autrefois (de l'époque maintenant antédiluvienne où cette notion avait un
sens), s'ils ont été dénoncés comme suspects de ne pas toujours avoir été là où
ils devaient être, c'est-à-dire à la pointe du progrès et de la lutte pour
l'émancipation, c'est que ceux qui s'occupent des avant-gardes d'aujourd'hui
sont d'abord et surtout à la pointe du pouvoir. Progressistes dans le vide,
émancipateurs sans risque, avant-gardistes connivents, tous les sourcilleux
examinateurs de la « récupération » des mouvements révolutionnaires
de jadis sont des récupérés de naissance ou de vocation dont le travail
consiste à camoufler sans cesse cette récupération. Les souteneurs de l'art
contemporain mènent une nouvelle guerre de l'opium pour faire accepter comme
œuvres d'art la pacotille que bricolent depuis près de cinquante ans des hommes
et des femmes qui ne s'intitulent artistes que par désœuvrement. Mais toute
cette propagande est dirigée vers un public dont la réticence croît. Ce sont
des tentatives de transplants ; et, comme telles, elles sont menacées par des rejets massifs.
Il n'y a, évidemment, pas de haine de l'art 1. Il y en a
bien moins, en tout cas, chez ceux qui contestent l'art contemporain dans sa
pertinence même que chez ceux qui veulent absolument faire semblant de croire
que l'art de la période posthistorique est encore de l'art. Qui veut la mort de
ces malheureux artistes que rien ne parvient plus à faire sortir de leur
misère, hormis le plus froid des monstres froids d'aujourd'hui, l'État, dont le
soutien culturel a été l'un des spectacles les plus obscènes qu'il y ait eu à
subir depuis une vingtaine d'années ? Personne. Et on souhaite encore
moins leur martyre. On désirerait seulement qu'ils cessent de se dire artistes,
comme avaient pu l'être Michel-Ange, Degas ou Giotto durant la période
historique ; et qu'ils arrêtent de s'affirmer leurs héritiers (on connaît
le couplet habituel de ces maîtres-chanteurs : « Ceux qui crachent
sur mon œuvre sont les descendants de ceux qui crachaient sur Manet »).
Pour désigner leurs activités dans l'Espace Art, on ne saurait trop leur
conseiller de trouver des mots nouveaux. L'inimitable style dans lequel ont été
proposés les « emplois jeunes » de Martine Aubry pourrait les
inspirer : on les verrait assez bien s'intitulant agents d'ambiance
symbolique, coordinateurs-peinture ou médiateurs plasticiens. Mais la vérité
est qu'ils n'entrent en art que comme on entrait en religion jadis : parce
qu'on n'avait aucun espoir d'hériter de qui que ce soit. Le dépeuplement des
campagnes, puis la montée du chômage, sont les causes prosaïquement désolantes
et sociologiques de cette inflation d'artistes, après-guerre, tout enfiévrés de
leur apostolat poético-magique venu de nulle part et transfiguré en mission
créatrice. Encore les fameuses « trente glorieuses », où il y avait
du travail pour presque tout le monde, nous ont-elles sans doute épargné quelques
vocations artistiques supplémentaires, heureusement détournées en leur temps
vers des professions plus honnêtes. Cette époque, hélas, est bien terminée. Sur
le terreau de l'« exclusion » et du chômage galopant, les artistes
prolifèrent ; et ils se nourrissent en circuit fermé de toute cette misère
dont ils sont les parasites.
Se sachant sans justification, ils tentent de se légitimer en affichant une
bonté, une compassion, un dévouement aux intérêts des plus démunis par lesquels
ils tentent de désarmer une hostilité qui grandit. C'est toujours quand on sort
de l'Histoire qu'on invoque la morale, par laquelle on espère encore donner au
présent une apparence d'éternité. Dans le jargon de notre temps, l'art
contemporain sera loué parce qu'il est « éclectique et hybride », ou
parce qu'il « met en œuvre un pluralisme impur ». Ce qui signifie
qu'il a d'emblée son label indispensable, multiculturel et métisseur. Devenu
une sorte de médecine parallèle, au même titre que la phytothérapie,
l'homéopathie, l'acupuncture, l'auriculothérapie, la lithothérapie,
l'aromathérapie ou l'herbalisme, l'art vante les vertus miraculeuses de ses
plantes médicinales dans le traitement ou la prévention des maladies sociales.
À partir de là, qui oserait jeter un regard critique ou désinvolte sur les
chromos néo-sulpiciens qu'il peut prodiguer ? D'autant que ces chromos
revendiquent, tout en restant chromos, un statut d'œuvres révolutionnaires :
ils veulent se faire accepter en même tempscomme des « provocations » et
comme des bienfaits. Ils entendent être reçus par le public à la fois comme des
« chocs » et des médications. Il y a quelques mois, Libération questionnait
des artistes : « De quoi, de qui vous sentez-vous contemporain ? »
leur demandait-on. « Du multiculturalisme, de la victoire de la gauche aux
élections, des sans-papiers », leur a répondu un de ces bons apôtres. « De
mes collègues, aborigènes ou non », a répliqué un autre. « De la
famille du monde », a renchéri un troisième. Autant de boniments qui
rendent presque rafraîchissants, a posteriori, l'engagement
prolétarien du peintre réaliste-socialiste Fougeron et ses tableaux sombrement
militants qui représentaient des accidentés du travail. Autant de professions
de foi, surtout, qu'il suffit d'imaginer dans la bouche de Rubens, Cézanne,
Renoir, Vélasquez ou Delacroix pour se rouler par terre.
Il n'y a plus de différence entre le discours des artistes, celui de
l'élite éclairée et ceux de la classe politique. Ici aussi, la fusion s'est
opérée, la division sexuelle s'est effacée, les discriminants ont disparu, tout
est noyé dans une même interminable et pitoyable homélie sur la nécessité de la
tolérance, l'abjection du racisme, la suavité de la liberté d'expression,
l'aplatissement devant les « valeurs » d'un temps démoli. Il n'y a
pas de différence non plus entre les artistes et ce qui représente aujourd'hui
l'extrémisme festif le plus antipathique. C'est ainsi que dans Beaux-Arts, magasin de
confiserie de la bonne conscience d'avant-garde en déconfiture, on peut
découvrir les liens bouleversants que les « arts visuels »
entretiennent avec le crétinisme festivissime de la « culture techno » ;
laquelle, nous dit-on, et c'est très rassurant, « construit les modes de
vie de demain ». Cette union de deux « arts » aussi immangeables
l'un que l'autre, mais tous deux rigoureusement citoyens, ne peut que
réjouir le connaisseur : ils étaient faits pour se marier. On leur
souhaite d'être heureux, et de finir leurs jours ensemble, à condition que ce
soit le plus vite possible.
Par la récitation d'un catéchisme qui ne coûte rien, les belles âmes
renouvellent sans cesse leur droit à évoluer dans les sphères supérieures.
L'art contemporain est aussi un charity-business. La représentation que la société hyperfestive se donne de son unité passe
par l'exhibition d'un tissu social déchiré. Ces déchirements exhibés sont des
blessures qui doivent être soignées. Ces blessures justifient la défense de
plus en plus fébrile de certains phénomènes supposés capables de les cicatriser :
le sport qui favorise l'intégration et résorbe la violence, la musique comme
langage universel, l'art contemporain qui n'a plus pour légitimation que de
combattre les « fractures ». À la faveur de ces croisades, Homo
festivus consolide toutes les dénégations par lesquelles il règne (dénégation
du non-monde, dénégation de la fin de l'Histoire, dénégation de l'ensemble des
différences encore existantes malgré tout). Cette société qui ne connaît pas
son nom, et qui ne sait plus du tout où elle va, se dépêche d'assigner des missions
à ce qu'elle juge indispensable de conserver. Ce qu'elle n'est plus en mesure
de faire, elle exige que certaines instances s'en occupent à sa place. Ainsi
l'art se retrouve-t-il en charge du travail caritatif et des émois
compassionnels. On lui demande d'être en lutte, lui aussi,
comme tout le monde (en lutte contre le sida, contre la fracture sociale,
etc.). Quelque chose d'imperceptible et de fragile l'avait jusque-là protégé de
se voir assigner une pareille mission. Cette protection tenait tout entière
dans la distinction, acceptée par presque tous, entre le réel et le symbolique,
ou entre l'œuvre et l'existence. Parmi les « manifestations des temps
modernes » (la technique, la science, le dépouillement des dieux, etc.),
Heidegger rangeait l'entrée de l'art dans l'horizon de l'esthétique ; et
désignait comme une nouveauté que l'art passe désormais pour une
expression de la vie humaine. Mais c'est plutôt comme interprètes de
tout le pathos de la vie quotidienne que les artistes se présentent aujourd'hui.
On aurait encore fait bien rire n'importe quel amateur des années soixante-dix
si on lui avait raconté que l'art aurait un jour pour devoir d'assumer le chaos
de la détresse sociale. Les modernistes actuels, qui s'attribuent sans
consulter personne la qualité de continuateurs des deux ou trois dernières
générations de véritables modernistes, s'empressent d'oublierau nom de quelle
négativité radicale et amorale les réalisations de la modernité d'alors étaient
célébrées. Pour ne prendre qu'un exemple, il est amusant de rappeler ce que
Barthes, en 1973, dans Le Plaisir du texte, avait la franchise de dire à propos de « ces productions de l'art
contemporain, qui épuisent leur nécessité aussitôt qu'on les a vues (car les
voir, c'est immédiatement comprendre à quelle fin destructive elles sont
exposées : il n'y a plus en elles aucune durée contemplative ou
délectative) ». Ces mots sont déjà vieux de vingt-cinq ans, et si l'on
veut mesurer le désastre que tentent de conserver les modernistes actuels quand ils défendent l'art
contemporain contre les méchantes attaques des réactionnaires, il suffit de les
comparer avec les déclarations de l'ultramoderniste Douste-Blazy, ex-ministre
de la Culture aujourd'hui passé par profits et pertes, mais qui brilla un
instant de tous ses feux de paille quand il défendait l'art en tant que
minorité persécutée : « Nous devons aider les créateurs parce que
c'est la seule réponse collective et individuelle que nous puissions apporter
aujourd'hui au désarroi social » 2 C'est à lui aussi que l'on doit ce
rapprochement fulgurant et mémorable, lors d'une télésoirée de lutte contre le sida : « Il
faut aujourd'hui de nouveaux alliés à la médecine, ce sont les valeurs de
culture et de civilisation ». Dans le même registre édifiant, je ne sais
plus quel chroniqueur du Monde évoquait ces « musiciens, acteurs, metteurs en scène, chorégraphes,
danseurs, écrivains, plasticiens, qui n'ont de cesse de décrire, de dénoncer et de combattre
toutes les "fractures" de l'activité des hommes — les inégalités
sociales évidemment, mais aussi le repli sur soi, la violence, la résurgence
des nationalismes et des intégrismes, les conflits armés, les famines —, autant
de souffrances qui sont l'essence même de la création artistique dans un pays démocratique ».
Plus récemment, on a pu lire dans Le Nouvel Observateur le
panégyrique d'une chorégraphe qui a donné « une nouvelle preuve de son
engagement en s'installant dans une HLM » de la banlieue de Lyon. Elle y a
loué vingt-huit logements destinés à accueillir un Centre chorégraphique. Son
objectif ? « Contribuer à faire revivre la cité par la danse ».
Mais il est bien évident que c'est le contraire, et que tout ce qu'elle essaie
de faire revivre, c'est son art mort, la danse, en lui transfusant un peu du
sang frais des cités en difficulté. Le nouveau réalisme-dolorisme se veut l'ami
de toutes les détresses et on ne saurait l'en blâmer. L'hyperfestif inclut
l'humanitaire et le caritatif ; et l'art ne peut s'en écarter s'il veut
continuer à se donner l'illusion de perdurer. Il n'aura plus, de toute façon,
que cette illusion.
Le retournement de l'art (qui n'avait sa finalité que dans la négation et
qui n'évoluait que par elle) en organisme de bienfaisance, en agent des droits
de l'homme, quand ce n'est pas en héros anti-spectaculaire (il existe des
professionnels du « subversif » et du « dérangeant » qui
avancent l'argument que l'art moderne est contre les médias, que l'arsenal
d'images et de techniques qui le compose est un rempart contre la bêtise spectaculaire),
représente un effacement bien plus fatal et mortel que toutes les attaques
qu'il a pu subir. L'Histoire, c'est-à-dire le processus de « la
transformation de la nature en homme » (Marx), n'a pas toujours existé. Il
n'y a aucune garantie que la négativité qui est à sa source, et qui en est
restée le moteur si longtemps, soit immortelle. Cette négativité n'est
inépuisable, et inépuisablement créatrice, que tant que subsiste chez l'humain
la peur de rechuter, sans elle, dans l'animalité. Il est probable que l'art,
dans son déroulement historique, procède tout entier de cette terreur. Les
œuvres des grands peintres à travers les siècles sont les voix de cette
angoisse : elles sont la négativité même se transformant en qualité. Mais
quand cette négativité ne trouve plus où s'illustrer, quand les grands
affrontements (les « guerres à mort pour la reconnaissance ») ont
disparu, quand la réalisation de l'égalité, la recherche de la satisfaction des
besoins et la quête de la sécurité sont devenues les soucis uniques du vivant,
le moins qu'on puisse dire est que cela ne crée pas un milieu très favorable
pour la poursuite de la création artistique. Nietzsche était persuadé que toute
grande création procédait du désir de se faire connaître comme supérieur aux autres.
Si la négation disparaît (« l'action niant le donné »), alors les
hommes retrouvent l'animalité (une animalité toute nouvelle) ; et l'art
comme réalisation de la négativité devient en effet une chose du passé.
Le seul exercice critique possible, alors, le seul usage libre de la
négativité se ramène peut-être à constater et à étudier cette situation de
l'extérieur. Ce qu'essaient d'interdire, bien entendu, les défenseurs de l'art. Eux qui
s'affirment préoccupés par le destin de l'art vivant sont maintenant les
pires ennemis de toute pensée critique, donc vivante. Ils sont devenus les
conservateurs d'une survivance qui a même oublié qu'elle avait été vivante
quand elle était négation. C'est en ne s'apercevant pas qu'ils ont changé
d'époque, de vocabulaire et de système de références qu'ils trahissent encore
le mieux ce qu'ils prétendent sauvegarder. Leur style lui-même n'est plus que
celui du consentement le plus servile. Comme le dit encore un plumitif de Beaux-Arts :
« Nous vivons une époque formidable et
d'une créativité inouïe. Et ceci n'est que le début d'une longue aventure ».
Leur langue morte n'est plus que celle de la ratification et de l'acquiescement ;
celle des esclaves enchaînés et satisfaits de l'être.
Mais il en va de l'art comme il en a été, naguère, de l'existence de Dieu :
dès le moment où cette existence est problématisée, tout est déjà fini et la
cause est perdue ; même le sens commun l'a abandonnée.
Philippe
Muray, in Essais (Les Belles Lettres)
Mars 1998
Mars 1998
1. Allusion au livre de Philippe Dagen, La Haine de l'art (Grasset,
octobré 1997), dans lequel le critique duMonde s'en prenait
aux critiques de l'art contemporain émises par Marc Fumaroli, Jean Baudrillard,
Jean Clair, Philippe Domecq, et en particulier à ces deux derniers contre lesquels Le Monde et Art Presss'étaient mobilisés dans les mois précédents. Voir infra, p. 218-219. (N.d.É.).
2. À quelques mois de là, et comme pour permettre de vérifier que
l'unification des territoires du crétinisme n'est pas un mythe, l'insoutenable
Trautmann, ministre des Stéréotypes. faisait comme il se doit l'éloge de l'art
contemporain parce qu'« il participe à la notion de citoyenneté ». On
ne saurait mieux dire. Et elle poursuivait : « L'art contemporain est
un art qui innove, déstabilise, subvertit les formes esthétiques généralement
acceptées. » Ce qui, dans tout cela, ne risque en tout cas pas d'être
déstabilisé ni subverti, ce sont les lieux communs, les clichés et les poncifs
de la modernité, une fois de plus radotés avec une aussi adipeuse platitude (novembre
1998).