Au sens fort et approprié
du terme, une prière ne peut s'adresser qu'à Dieu. S'il arrive que l'on prie
un ange ou un saint, fût-ce la Reine des cieux, on ne fait alors que
demander à une sainte créature d'intercéder pour nous auprès du
Créateur, qui seul est parfaitement bon et peut tout. Si donc en cette vie une créature
pécheresse s'agenouille au pied d'une autre perçue comme sainte, ainsi que le
fit un chef samaritain devant le prophète Élie (2R 1, 13) ou l'apôtre Jean devant
l'ange de l'Apocalypse (Ap 22, 8), ce geste ne traduit pas un soudain accès
d'idolâtrie, mais manifeste de façon visible que, dans cet homme juste ou cet
ange, se révèle de manière prégnante l'ineffable mystère de Dieu. On ne
s'agenouille jamais que devant Dieu seul, mais on peut le faire en s'inclinant en
même temps devant son tabernacle du moment. C'est un tel mouvement révérenciel
qui avait saisi un avocat lyonnais venu se confesser au saint curé Vianney. De
retour à Lyon, on lui demanda : « Qu'avez-vous vu à Ars ? »,
et il ne put que répondre : « J'ai vu Dieu dans un homme ! »
Ainsi, à sa façon, ce pèlerin avait fait une expérience de Thabor comme
l'apôtre Pierre qui confessa à la fin de sa vie : « Nous avons été témoins
oculaires (epoptaï) de sa Majesté » (2P 1, 16). Pour notre propos,
il est intéressant de noter qu'au moment où la voix du Père céleste se fit
entendre sur la montagne, les trois témoins de la transfiguration « tombèrent
la face contre terre, epesan epi prosôpon autôn » (Mt 17, 6). Comment, effectivement, auraient-ils pu
rester debout alors que s'abattait sur eux la "pesante" gloire divine
(en hébreu kavod, dérivé d'une racine signifiant lourd) ?
Scrutons davantage les deux
principales attitudes physiques pouvant exprimer visiblement et, à leur façon,
favoriser la prière chrétienne. Elles correspondent à deux mouvement essentiels
de l'âme : l'adoration aimante qui fait sortir de soi pour louer et
rendre grâce, et la supplication révérante et humble qui fait quelque
peu retour sur soi pour confesser le dénuement de la créature blessée (Rm 5,
12) face aux puissances de mal et de mort. La station debout semble humainement
la plus naturelle, la plus conforme à
la dignité d'une créature très bonne
en elle-même (Gn 1,31). Sans doute mieux qu'une autre, elle signifie l'être
adulte, libre, sauvé, déjà ressuscité en espérance. Au sortir d'un siècle
doloriste, janséniste et traumatisé par de terribles conflits mondiaux, les
Pères du Concile Vatican II souhaitèrent privilégier cette attitude de l'homme
responsable, debout et vainqueur du mal par et dans le Christ ressuscité. Du
coup, la réforme liturgique prit ses distances par rapport à l'attitude d'abaissement
de l'agenouillement. Concrètement, cela se traduisit par la disparition
progressive des agenouilloirs accolés aux bancs d'églises et des tables de
communion (surtout en France). Les liturges en appelaient aux recommandations
de la Constitution sur la Liturgie : « On conservera fidèlement la substance
des rites, on les simplifiera et l'on omettra ce qui, au cours des âges, a été
ajouté sans grande utilité (toute la question est là !) » (Sacra
Liturgia, II, 50). Pour ce qui est des fidèles, l'agenouillement disparut des
rituels, car ce geste d'humilité n'était plus perçu comme d'une grande
utilité. Au lieu de sauvegarder la station debout en alternance avec la
station assise (pour la méditation de la Parole) et celle à genoux, on ne
conserva que les deux premières. Cette réduction à la bipolarité fut perçue par
les fidèles davantage comme une perte que comme un gain (sauf au niveau du
confort corporel). Peut-être aurait-on pu alors se souvenir du sage conseil du
Christ : « Il fallait pratiquer ceci sans négliger cela » (Lc
11, 42). Quoi qu'il en soit, ce fut la tendance minimaliste qui l'emporta et,
durant l'après-Concile (1965-1975), on supprima beaucoup, on simplifia comme l'avaient fait les
premiers Réformateurs protestants, mais personne ne répondit vraiment à la
question du moment (et qui perdure encore) : pourquoi, surtout durant
l'Eucharistie, devait-on tellement privilégier le mouvement priant de
l'adoration debout au point d'en oublier le mouvement suppliant du
pécheur à genoux ? À Gethsémani, selon l'évangile de Luc, Jésus lui-même plia les genoux, theïs ta gonata pour prier son Père du ciel (Lc 22, 41). Matthieu
(26, 39) précise même que ce fut sur sa
face, epi prosôpon autou). À ce niveau des gestes, la liturgie
rénovée a-t-elle réellement fait progresser le peuple chrétien en ne l'invitant
plus directement, du moins dans les rites sacramentels, à imiter l'attitude
humble et suppliante du Sauveur lui-même ? Désormais, la plupart des
fidèles communient debout et se confessent assis. Les rhumatisants s'en
réjouissent, mais ce sont bien les seuls. Qui donc dira le chagrin des anciens qui,
le dimanche matin à la télévision, voient l'Église d'Orient continuer de
pratiquer avec ferveur ses inclinations (ou métanies) et prosternations ?
À l'époque agitée des
réformes conciliaires, certains prétendirent que l'Écriture ne préconise nulle
part une attitude corporelle particulière dans la prière, même si elle
mentionne partout les trois principales (Lc 19, 8 ; Ap 19, 17 ; Esd
9, 5 ; Lc 10, 39 ; Ps 5, 8). En fait, il existe bien une attitude
recommandée bibliquement, car réservée à l'adoration du Dieu unique, c'est
celle de la prosternation : « Prosternez-vous sur sa sainte
montagne (du Temple) ! » (Ps 99, 9), ou bien : « Tu ne te
prosterneras devant aucun autre dieu (que Dieu) ! » (Ex 34, 14), ou
encore : « De sabbat en sabbat, toute chair viendra se prosterner devant
Moi, dit le Seigneur » (Is 66, 23). Quant à l'agenouillement, il n'est pas
non plus oublié dans le culte israélite (du moins ancien 1) et
chrétien, car devant Dieu ploiera tout
genou (Is 45, 23) ainsi qu'au nom de
Jésus (Ph 2, 10). C'est en effet à genoux que prie le roi Salomon devant
l'autel du tout nouveau Temple de Jérusalem (1R 8, 54) ; c'est également
ainsi que prie le prophète Daniel trois fois
par jour (Dn 6, 11) ; à la crèche, les rois mages tombent à genoux devant l'Enfant (Mt 2, 11) ; c'est à genoux
que le diacre Étienne offre sa vie à Dieu tout en pardonnant à ses meurtriers (Ac
7, 60) ; c'est encore de cette manière que prie habituellement l'apôtre
Paul quand il invoque la puissance du Très-Haut : « je fléchis les
genoux en présence du Père » (Ep 3, 14). Au IIe siècle, Tertullien
précise que les chrétiens évitent généralement de prier à genoux le dimanche
pour ne pas jeter une ombre de tristesse sur le jour de la Résurrection, mais
il ajoute aussitôt : « Le reste du temps, qui peut hésiter à se prosterner
chaque jour devant Dieu… d'autant qu'il ne s'agit pas que de prier, mais
d'appeler avec force la miséricorde de Dieu » (De oratione, §23).
Ensuite, et surtout au Moyen Âge, l'agenouillement dans la prière, privée comme
liturgique, deviendra omniprésent pour marquer, en des temps particulièrement
difficiles, une supplication plus ardente et pénitente. C'est l'époque où, par
exemple, François d'Assise préconise à ses Frères : « Dès que vous
entendez le nom du Seigneur Jésus Christ, adorez-le avec crainte et respect, prosternés jusqu'à terre (proni in terra) »
(3L 4). Au XVIIe siècle, Pascal souligne l'importance de joindre
l'extérieur à l'intérieur, c'est-à-dire
que l'on se mette à genoux (Br. 250). Plus près de nous, Thérèse de
l'Enfant-Jésus confesse sa joie d'avoir pu s'agenouiller à la Sainte Table (MsA 36, 9). Et vers la même époque,
Louis Veuillot ose écrire : « L'homme n'est grand qu'à genoux ! ».
Au seuil du XXIe
siècle, le cardinal Ratzinger écrira avec pertinence : « Dans la Bible,
le verbe proskynein - s'incliner jusqu'à terre après avoir ployé les genoux
- apparaît 59 fois dans le N.T., dont 24 fois dans l'Apocalypse, signe de
l'importance que l'Écriture attribue à ce geste. [...] Une liturgie qui ne connaîtrait
plus l'agenouillement serait historiquement malade. Il faut réapprendre à nous
agenouiller, réintroduire ce geste partout où il a disparu »2.
L'agenouillement, même à
l'église et même à certains moments de la messe, semble donc une cause juste,
méritant attention. Mais comment la promouvoir aujourd'hui non pas contre, mais
au cœur même de la liturgie conciliaire ? Certes, en en parlant sans polémiquer,
mais aussi, quand on est assuré de ne pas gêner l'entourage immédiat, en
n'hésitant pas soi-même à s'agenouiller pour mieux signifier la solennité de
certains moments d'adoration et de supplication communs (comme la consécration,
le non sum dignus, l'action de grâce). Ainsi, avec discrétion et ferveur
sera mise en pratique cette parole inspirée de saint Basile le Grand (IVe
siècle) : « Chaque fois que nous plions les genoux et que nous nous
relevons, nous démontrons en acte avoir été jetés à terre par notre péché et
rappelés au ciel par la miséricorde du Créateur » (À Amphilo que
d'Iconium, c. 91).
Bernard-Marie, ofs, in Questions insolites sur la foi catholique
(Salvator)
1.
Selon Claude Mezrahi, « l'agenouillement et la prosternation ont été
abandonnés dans la tradition juive en raison de l'adoption de ces positions par
les chrétiens et les musulmans » (Actualité Juive, 2
septembre 2010).
2. L'esprit de la
liturgie, Éd. Ad Solem, 2001, p. 147 & 153, traduit du texte allemand
original datant de 2000.