Le découragement, le dégoût
ou le désespoir conseillent facilement à des jeunes un faux détachement de
leurs devoirs les plus importants, et ce détachement n'est souvent qu'une basse
complaisance à l'égard de leurs faiblesses. Parce qu'on trouve que les choses
autour de soi vont très mal, on se résigne à orienter sa vie vers les buts les
plus médiocres — et au fond de soi on en éprouve une satisfaction secrète. Mais
cette lâcheté ne trompe personne. Ce n'est pas le monde qui est médiocre — ou
plutôt si, il l'est, mais il l'a toujours été, en cela rien n'est changé —
c'est nous qui le sommes. Il y a toujours eu dans l'histoire, dans la nôtre,
des hommes qui ont dominé leur temps et qui ont entraîné la masse des
médiocres. Est-ce qu'aujourd'hui ces hommes manqueraient ? C'est à vous
qu'il appartient de montrer comment il faut répondre à cette question. En
attendant, je vous livrerai simplement quelques réflexions sur la position du
chrétien dans le temps présent.
Le problème pour le
chrétien est de donner à sa vie un sens qui dépasse les vicissitudes
temporelles. S'il ne le fait pas, il est perdu. Sans doute nous avons à vivre
au milieu d'elles et souvent à prendre parti dans un sens ou dans l'autre.
C'est un devoir de s'engager, pour
reprendre une expression à la mode. Mais enfin le but de la vie est au-delà, et
il faut passer à travers ces vicissitudes pour l'atteindre.
Les choses du monde ont
toujours marché assez mal et notre temps n'est sans doute pas pire qu'un autre.
Il nous réserve cependant une épreuve particulière : c'est que jamais la
confusion du vrai et du faux, du bien et du mal, n'a atteint ce degré. C'est là
une corruption de l'esprit, la pire de toutes, qui empoisonne la vie de l'homme
moderne. C'est un grand triomphe du démon, qui est le prince du mensonge, de
donner au mal et à l'erreur des séductions qui nous les font préférer au bien
et au vrai. Mais nous devons savoir qu'il n'y a aucun moyen de concilier les
contraires. C'est un des traits de la jeunesse de croire qu'il faut avoir tout
essayé avant de choisir, mais c'est la plus grave des erreurs. Ce n'est pas
quand l'esprit et le cœur sont corrompus qu'on est capable de faire un choix.
On finit simplement par croire que la suprême élégance ou même que la seule
solution raisonnable est de ne pas choisir. C'est là le vrai chemin de la
perdition. La vérité est exigeante, et elle réclame tout de nous.
Je crois qu'au fond l'homme
est le plus souvent conduit par un besoin secret d'échapper à lui-même et
d'échapper surtout à cette image, qu'il a constamment devant les yeux, de ce
qu'il sait qu'il devrait être et qu'il ne consent pas à être. Alors le monde
présent nous offre avec une véritable profusion des moyens innombrables pour
échapper à nous-mêmes. Du fait que la figure du monde change sous nos yeux au
point d'en devenir presque fluide, nous nous imaginons que notre propre
condition s'en trouve radicalement changée. Il n'y a presque plus de distance,
presque plus de durée, l'espace et le temps perdent leur profondeur : on
fait le tour de la terre en 83 minutes. Ce qui naguère était réputé impossible
devient miraculeusement possible. Pourquoi tout ne le serait-il pas ?
Voilà l'homme qui va échapper à la pesanteur. Pourquoi n'échapperait-il pas à
d'autres pesanteurs, celles qui jusqu'à présent alourdissaient l'âme ?
Bien mieux, la matière même
se dissout et s'évanouit. Que voilà bien périmé le vieil antagonisme de la
matière et de l'esprit. Et s'il n'y a plus de matière il n'y a plus de péché.
On nous fabrique ainsi un nouveau spiritualisme qui est bien l'invention la
plus dangereuse du monde moderne, et la plus redoutable illusion. Car jamais la
différence entre la personne morale et le monde physique n'a éclaté de façon
aussi tranchante, nous avons beau faire, nous avons toujours notre poids à
soulever et il n'est pas moins lourd. La figure du monde peut changer, notre
propre figure ne change pas.
Dieu est Dieu, et Il veut
entrer dans nos vies et Il y entre malgré nous, et Il ne cesse de nous imposer
cette loi suprême, qui est que nous devons Lui ressembler. Comment une telle
exigence ne paraîtrait-elle pas insupportable à l'homme moderne ? Et
pourtant elle seule nous apporte la vraie libération. Mais nous ne tenons pas à
être libres. Je suis effrayé de voir comme l'histoire des trente deniers de
Judas se répète dans toutes les vies. On abandonne Dieu pour l'ombre la plus
dérisoire, un peu de métal au creux de la main ou même moins que cela.
Dans les malheurs présents
de la France, vous ne pouvez peut-être rien, ni moi non plus. Il y a là une
conjonction étonnante de forces, qui tendent à détruire l'âme de ce peuple.
Mais il y a au moins une chose que nous pouvons et qui a beaucoup plus de
valeur positive que vous ne pensez, et c'est souffrir. Quand on ne peut plus rien, il reste toujours cette
ressource, et c'est peut-être la seule efficace sur un plan qui évidemment
n'est pas celui de l'action humaine.
La souffrance a une vertu
inspiratrice : c'est elle qui inspire les vertus héroïques, et c'est elle
qui inspire la prière. Ce mot d'héroïsme sonne étrangement en notre
siècle : pourtant jamais siècle n'en a eu plus besoin. Je ne sais pas si
votre génération est capable de recevoir une inspiration de cette sorte ;
il faudrait pourtant que vous y songiez sérieusement, car, si vous en êtes
capables, c'est que le génie de votre race n'est pas mort. Et si vous avez
l’impression que ce que je vous dis ne s'adresse pas à vous, alors c'est que la
France est morte. Nous portons sur nous tout le poids de notre race et nous ne
pouvons le rejeter. Nous sommes responsables avec elle de plus que notre
destinée ; nos gestes ont de l'importance pour le monde entier, à la
condition qu'ils nous expriment vraiment. Mais je ne sais pas si vous savez qui
vous êtes, quel peuple vous êtes. Vous ne savez pas d'histoire, j'entends de
l'histoire vivante. Vous n'avez pas le goût de ce qui sonne français. Vous
ignorez que vous appartenez à un peuple qui n'est pas meilleur qu'un autre, qui
même par certains côtés est plus coupable que les autres, mais qui tout de même
à certains moments de son histoire a pris conscience de ceci : qu'il y
avait le monde à sauver et que c'était sa vocation la plus certaine. J'avoue
que je me sens plein de mépris pour les Français qui portent allégrement des
événements qui devraient leur entrer dans la chair, ou plutôt ils ne les
portent pas du tout, ils font comme si cela ne les concernait pas. En 1911,
Péguy écrivait : « Je ne parle jamais des Alsaciens Lorrains et je
n'aime pas qu'on m'en parle — Quand on a vendu son frère, mieux vaut ne pas en
parler ».
Si j'en juge par ce que je
vois de vous et par les conversations que j'ai avec vous, vous n'aimez pas vous
battre. C'est dommage que vous soyez ainsi fragiles ; vous vous cassez un
peu au ski pour faire comme tout le monde, ou parfois en voiture. Mais vous
n'aimez pas du tout les batailles de l'esprit et celles de l'âme. Or toutes les
batailles de ce monde sont au commencement — et même à la fin — des batailles
spirituelles. Et notre siècle est le siècle de la plus grande bataille de tous
les temps.
Et vous, vous cherchez un
petit diplôme, mais pas la bagarre ; mon Dieu que ne feriez-vous pas pour
acheter votre petit diplôme ! Avec de l'argent, j'entends, votre sacrifice
ne va pas au-delà. Je me demande si vous avez encore du sang français, ou si le
sang français est en train de tourner en jus de navet.
Si vous étiez Français —
mais j'ai peur que les belles pages de Péguy sur les Français de Saint Louis et
de Joinville ne soient plus que de la littérature — si vous étiez Français, je
vous dirais : soyez des hommes libres — c'est par là que vous reproduirez
cette image de Lui-même que Dieu voudrait imprimer en vous. Être libre, cela
suppose qu'on a choisi une fois pour toutes, sans jamais se reprendre, de ne
pas tricher avec la Vérité, de la préférer, quoi qu'il arrive, à tous les
honneurs, à tous les profits, à tous les conforts, à toutes les puissances, et
même à toutes les délices intellectuelles. Être libre, cela veut dire qu'on
s'est placé dans le plan de la création, qu'on a compris ce que Dieu attend
d'un homme et c'est simplement de continuer la Rédemption ; à cette
condition nos œuvres acquièrent une incroyable fécondité, une fécondité
particulière, en ceci que nous ne pouvons jamais être tentés de nous en
attribuer le mérite. Être libre, c'est se réaliser soi-même et assumer le rôle
créateur dévolu à l'homme par Dieu, se réaliser dans une véritable allégresse
poétique.
Mais sans doute la liberté
ne vous intéresse pas : vous rêvez d'être de petits ou grands
fonctionnaires, c'est-à-dire les rouages d'une énorme mécanique dont vous serez
prisonniers. C'est une des astuces les plus diaboliques du monde moderne :
faire de l'homme quelque chose comme une roue dentée ou un levier, ou une
poulie, bref, une pièce mécanique qui ne peut sortir de l'engrenage étroit dans
lequel elle est emboîtée, insérée.
Je vous en prie, faites
éclater le système, soyez des hommes libres, laissez les carrières de
fonctionnaires de la vie à ceux qui ont des âmes un peu serviles, ayez le goût
de créer quelque chose de personnel ; parlez un langage d'hommes libres et
non ce langage administratif qui est en train de devenir une langue
universelle. La raideur est tout ce qu'il y a de plus contraire au génie
français.
Alors qu'est-ce que peut
nous faire la médiocrité du monde ? C'est à nous de ne pas en être. Dans
l'Évangile, Jésus prononce des paroles que nous devrions méditer en ce
moment : « Je suis venu apporter le feu sur la terre et comme je
voudrais que déjà il fût allumé. Pensez-vous que je sois apparu pour faire
régner la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien la
division ». Tous nos rêves de paix sur la terre sont des illusions. Nous
ne pouvons pas faire que la Vérité ne soit pas un signe de contradiction. Il
faut vous battre, et l'issue du combat n'a pas d'importance. Jeanne d'Arc
disait : « Je durerai un an, guère plus ».
Le feu dont parle
l'Évangile, c'est le feu de la Pentecôte, le feu de l'exaltation de l'Amour.
Comme le feu naturel, il faut qu'il ait quelque matière pour prendre. Je
souhaite donc que le feu de la Pentecôte puisse trouver en vous quelque atome
de générosité et de fidélité pour qu'il prenne et consume tout ce qui est
impur. Demain nous prierons ensemble pour qu'il élève votre cœur à la hauteur
des grands devoirs de notre temps.
André Charlier,
in Lettres aux Capitaines