Jésus,
interprète de toute la Bible
Les
disciples d'Emmaüs (Luc 24, 13-35)
Sur
le chemin de nos désespérances.
Ce récit n'est ni un conte
édifiant ni un reportage journalistique, mais à partir d'une source
particulière — ici le modeste témoignage personnel de Cléopas —, Luc écrit une
véritable catéchèse pour aider des croyants, qui « n'ont pas vu le Christ
ressuscité », à discerner sa nouvelle présence.
Verset 13 — « Et
voici que deux d'entre eux ce même jour, faisaient route vers un
village, distant de soixante stades de Jérusalem, du nom d'Emmaüs ».
En quelques mots, Luc nous
donne avec précision, le cadre, les personnages, le lieu et les circonstances
de son récit. « Deux d'entre eux », c'est dire qu'ils font partie
d'un groupe de disciples élargi (voir verset 9 : « les Onze et tous
les autres »). Ces deux disciples rentrent probablement dans leur village
pour reprendre leurs occupations antérieures. La difficile localisation
d’Emmaüs nous permet de dire qu'il symbolise le village « de nulle
part », car, pour Luc, le voyage de ces deux hommes est surtout un voyage
intérieur.
Versets 14-15 — « Ils
s'entretenaient l'un l'autre de tout ce qui s'était passé. Et il arriva, tandis
qu'ils s'entretenaient et discutaient, que Jésus lui-même s'étant approché,
faisait route avec eux ».
Sur ce chemin, les deux
disciples sont en pleine discussion sur les faits récents de la pâque de Jésus.
Le verbe s'approcher est familier à Luc (dix-huit fois dans son évangile
et six fois dans les Actes). Pour lui, à travers Jésus, c'est toujours le règne
de Dieu qui s'approche des disciples,
de notre humanité. Sur la route d'Emmaüs, Jésus fait les premiers pas, il s'approche.
Mais il est perçu comme un
étranger, un simple pèlerin venu, comme eux, célébrer la Pâque à Jérusalem.
« Il faisait route avec eux ».
Le thème symbolique du chemin
est cher à Luc : Jésus est né sur la route à Bethléem. C'est le lieu
habituel des dialogues de Jésus avec ses disciples tout au long de l'évangile,
spécialement le chemin qui monte à
Jérusalem.
La mission des apôtres sera
aussi un itinéraire depuis Jérusalem
jusqu'aux extrémités de la terre. Au point que la Voie va devenir l'un des premiers noms donnés à la communauté
chrétienne naissante. Le Christ est d'abord, pour Luc, un compagnon de route. Leur chemin est en fait un itinéraire spirituel, qui est le temps
du dialogue avec Jésus. C'est tout ce que Jésus leur a dit en chemin qui va être éclairé au moment de la fraction du pain.
Verset
16 — « mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître ».
L’emploi du verbe au passif a une
connotation théologique. Il signifie que Jésus est maintenant entré dans sa
condition nouvelle de Ressuscité 1. Le Christ ressuscité n'est pas
reconnaissable par les seuls yeux de la chair. Nos évangélistes soulignent
toujours à la fois la réalité du corps de Jésus ressuscité et la rupture avec
sa condition terrestre antérieure. Ils ne séparent pas sa dimension historique et sa dimension transhistorique. Jésus s'est manifesté,
a signifié sa nouvelle présence qui est un
événement inscrit dans notre histoire, et en même temps il est entré dans
l'aujourd'hui de Dieu pour être présent à toutes les générations.
Ils
le voient de leurs yeux de chair,
mais comme leur regard intérieur, celui de la foi, n'est pas encore éveillé,
ils ne reconnaissent pas immédiatement Jésus. La route d'Emmaüs est le chemin
de la pédagogie du regard de foi
qui doit apprendre à passer de l'absence physique à cette nouvelle présence discrète
de Jésus sur les chemins de notre vie. Les signes, les traces de sa nouvelle
présence sont nombreux, mais nous ne savons pas les voir.
Verset
17 — « Il leur dit : "De quoi causiez-vous donc, tout en
marchant ?" Alors,
ils s'arrêtèrent, l'air sombre ».
Ils parlent en marchant. Combien de fois, comme
les deux disciples d'Emmaüs, nous commentons, tristement, sur le chemin de
notre existence, les événements qui nous ont déçus, peinés. Jésus les rejoint
donc, nous rejoint toujours, au creux de notre désespérance, de nos
interrogations, de nos peines. Le premier geste de Jésus ressuscité, quand il
vient à notre rencontre, est de cheminer à nos côtés pour nous écouter
quand nous ruminons nos déceptions, nos échecs.
Jésus
comprend que, parfois, nous avons besoin de vider notre sac et même d'interroger le ciel. Puis, Jésus prend
l'initiative du dialogue : « De quoi discutiez-vous ? »
Il les invite à parler. Notons que, lorsque Jésus leur parle, ils s'arrêtent. Nous aussi nous devons
parfois nous arrêter pour écouter Jésus qui nous questionne.
Versets
18-19 — « L'un d'eux, nommé Cléopas, lui répondit : "Tu
es bien le seul de tous ceux qui étaient à Jérusalem à ignorer les événements
de ces jours-ci". Il leur dit : "Quels
événements ?" — "Ceux qui concernent
Jésus le Nazarénien" ».
À
la question de l'inconnu, l'un d'eux, nommé Cléopas, répond. Celui-ci était
probablement connu des premiers chrétiens. En le nommant, Luc donne une
référence historique contrôlable de son récit. Le deuxième disciple est
anonyme : c'est peut-être une invitation discrète au lecteur à se mettre à
sa place ! C'est encore Jésus qui ouvre le débat.
Versets
19-20 — « Cet homme était un prophète puissant par ses
actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple, [...] nos grands prêtres et nos
chefs l'ont livré pour être condamné à mort et l'ont crucifié ».
Les
disciples retracent alors les principales étapes de la vie de Jésus. Ils
racontent leur espérance déçue. Car ce Jésus de Nazareth avait, par ses actes,
manifesté le caractère messianique de son ministère. Tous les prophètes avaient
présenté le Messie comme le libérateur d'Israël. Et si les disciples sont si
déçus, c'est qu'ils étaient bien convaincus que Jésus était ce messie espéré,
le libérateur de leur peuple.
Ils
se font aussi l'écho de la manière dont Jésus a été perçu par les autorités
religieuses. On devine très bien que les disciples d'Emmaüs n’arrivent pas à
tenir ces deux réalités ensemble : Jésus le prophète, le thaumaturge,
accrédité par Dieu par ses actes, et le Crucifié. Or ce que Luc veut nous faire
entendre, c'est que la vocation de Jésus a nécessairement les deux versants.
Jésus
avait pourtant annoncé ce lien entre ces actes de puissance et la souffrance,
mais les disciples n'avaient pas voulu entendre. Ce lien est pourtant la clé du
messianisme tel que Jésus l'a interprété et vécu. Le but de ce dialogue est
bien de percer l'identité véritable de Jésus.
Cœurs
sans intelligence spirituelle !
Verset
21 — « Or nous, nous espérions que
ce serait lui qui délivrerait Israël. Mais avec tout cela, voilà déjà le troisième
jour que cela est arrivé ».
Ils
attendaient un messie libérateur, victorieux, et probablement politique. Mais,
avec sa mort, tout s'est écroulé. Et Dieu n'est pas intervenu en faveur de ce
prophète ! Et cela fait maintenant trois jours.
Versets
22-23 — « De plus aussi, quelques femmes, d'entre
nous, nous ont stupéfiés. Elles sont allées de
grand matin au tombeau et, n'ayant pas trouvé son corps, elles sont venues nous
dire qu'elles avaient même eu une vision d'anges disant
qu'il est vivant ».
Malgré
leur profonde désespérance, les disciples mentionnent quand même ces événements
bizarres qui ont eu lieu le matin même : la constatation du tombeau vide
par les femmes, avec la vision des deux
hommes (Luc 24, 4) que Luc identifie ici comme des anges. Ce qui a été rapporté
par les femmes les a stupéfiés, bouleversés
même. Mais pas au point de les convaincre.
Verset
24 — « Pierre et Jean sont allés au tombeau, et ils ont trouvé
les choses comme les femmes l'avaient dit ; mais Lui, ils
ne l'ont pas vu ! »
La
grande difficulté, pour eux, réside dans le fait que personne n'a pas trouvé le
corps, ni vu Jésus. Et pourtant, la Bonne Nouvelle de la résurrection est bien
là, au centre du passage et de tout le texte, comme une source, encore cachée,
prête à jaillir.
Car
la grande nouvelle pour Luc c'est bien ce que disent les messagers :
« il est vivant ! » Formule par laquelle Luc aime exprimer la
Résurrection. Mais il faut adhérer à la parole des femmes qui relaie la parole
des messagers. Cela fait beaucoup trop d'intermédiaires pour ne pas demeurer plus
que sceptique. Ils ont toute l'information
sur Pâques, mais cela n'a pas suffi à réveiller leur foi. Le fossé entre
l'information et l'adhésion demeure. Luc prépare ainsi l'intervention
éclairante du Christ.
Versets
25-26 — « Il leur dit alors : "Ô cœurs
sans intelligence et lents à croire à tout ce qu'ont dit les
prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans
sa gloire ? »
Nous
sommes ici à l'axe charnière du récit. Jésus n'est plus l'étranger qui s'est
introduit discrètement dans l'échange, il devient le Maître qui conduit la
discussion. La réprimande de Jésus est directe et sévère. Il reproche aux
disciples leur manque de foi, d'intelligence spirituelle. Les deux disciples
s'étonnaient de l'ignorance de Jésus. Jésus s'étonne, lui, de leur peu
d'intelligence des Écritures.
Pourtant
les disciples se référaient à ces Écritures en espérant un messie libérateur,
mais ils négligeaient un autre aspect de ce messie : le Messie souffrant du prophète Isaïe (Is
53) qui était manifestement occulté dans les messianismes ambiants de l'époque.
Aucun scénario messianique du vivant de Jésus n'avait envisagé un Messie souffrant.
Les
disciples vont passer progressivement de l'obscurité à la lumière de la foi.
Jésus ne se révèle pas tout de suite lui-même. Il commence par éclaircir ce
scandale de la Croix qui leur obscurcit l'esprit, et pourtant inscrit dans le
dessein d'amour de Dieu, annoncé par les Écritures. « Ne fallait-il pas
que le Messie souffrît cela et qu'il entre dans
sa gloire ? » Jésus a bien repéré la difficulté des disciples, qui
est aussi celle des croyants de tous les temps : ils ne peuvent pas penser
ensemble l'échec et la réussite, la souffrance et la gloire. En fait, si les
Écritures annoncent le mystère de Jésus, ce n'est que dans la lumière de sa
Passion et de sa Résurrection que les premières générations chrétiennes découvriront
le sens profond des Écritures. Ce que Jésus a vécu a obligé ces judéo-chrétiens
à chercher le sens de cet événement insolite. Pourquoi Dieu a-t-il permis la
Passion de son Fils ?
« Ne
fallait-il pas que le Christ souffrît ? » Cela ne signifie pas que
Jésus a été victime de la fatalité. Cette expression : il faut que, répétée dans les annonces
de la Passion, est le fruit d'une longue réflexion de la jeune communauté
chrétienne qui a creusé, à la lumière de Pâques, le sens du scandale de la
Passion du Christ-Messie, pour comprendre comment cet itinéraire insolite
s'inscrivait dans la cohérence du dessein d'amour de Dieu. Pour libérer l'homme
de la souffrance et de la mort, il devait s'identifier à l'homme pécheur et en
assumer les conséquences, ses souffrances et sa mort.
Christ
ressuscité, interprète vivant de toutes les Écritures.
Verset
27 — « Et, commençant par Moïse et parcourant tous
les prophètes, il leur interpréta, dans
toutes les Écritures, ce qui le
concernait ».
Jésus
se livre maintenant à un exercice d'interprétation. Luc ne cherche pas des
citations précises. L'interprétation de Jésus englobe l'ensemble des
Écritures : tous les Prophètes
et toutes les Écritures. Jésus leur
reproche leur lenteur à croire tout
ce que les prophètes ont annoncé. Toutes les Écritures le concernent, parlent de lui ; elles sont une
longue préparation pédagogique à sa venue. Il est l'exégèse vivante, la Clé
d'interprétation de toutes les Écritures. Sa vie, et surtout sa résurrection,
donnent un sens à toute l'histoire biblique du salut. Elle est un accomplissement.
Comme à chaque Eucharistie,
l'Évangile éclaire les textes bibliques. Jésus, ici à
travers son exégèse, ne se révèle pas directement. Ce réveil de la Parole n'est
pas suffisant, mais il prépare à la manifestation qui va suivre.
Versets
28-29 — « Quand ils approchèrent du
village où ils se rendaient, Jésus fit semblant d'aller plus loin. Ils le
pressèrent en disant "Reste avec nous parce
que c'est le soir et déjà le jour décline". Il entra donc pour rester
avec eux ».
Le soir venu, Jésus fait semblant d'aller plus loin, c'est
une manière de provoquer leur liberté. Il ne s'impose pas, mais se laisse
inviter. Il a éveillé la curiosité des deux hommes. Les disciples le pressent
de s'arrêter avec eux, ou peut-être même chez eux. Il n'est nullement question
ici de l'auberge retenue par la Tradition. Ils souhaitent poursuivre l'échange
avec cet homme dont la présence les pacifie. Le texte insiste sur le rester avec ou être avec. Dans son évangile, Luc a accordé une place spéciale à l'accueil ou au non-accueil de Jésus, car l'hospitalité est la première réponse
humaine positive à l'appel de Dieu qui ouvre à la foi 2.
Le
signe de la fraction du pain.
Verset 30 — « Et il
arriva, quand il se fut mis à table avec eux qu'ayant pris le pain il le
bénit, le rompit et le leur donna. »
Le
thème du repas est aussi important chez Luc que celui de la route. Jésus aime
faire table commune avec ses disciples, avec ses amis, mais aussi avec les
pécheurs. Car le repas symbolise la participation au règne de Dieu, au salut
que Jésus offre à tout homme qui l'accueille. Tous les gestes accomplis par
Jésus ici se retrouvent dans d'autres passages de Luc, en particulier celui de la
multiplication des pains qui a lieu aussi au déclin du jour
(Lc 9, 14-16) et celui de la sainte Cène (Lc
22, 14-19) où nous retrouvons les mêmes verbes : prendre
le pain, dire la bénédiction, rompre et donner.
On s'est souvent demandé si
le repas d'Emmaüs était une eucharistie ou pas. Même si Jésus n'a pas renouvelé
la dernière Cène avec les disciples d'Emmaüs, il a au moins fait les gestes
familiers qu'il avait coutume de faire lorsqu'il mangeait avec ses disciples...
Mais on ne peut douter, compte tenu de la solennité des formules employées, que
le souvenir de l'Eucharistie soit présent à l'esprit de Luc, et qu'il soit même
essentiel à l'interprétation de son récit.
Il faut donc distinguer ce
qui a pu être perçu par Cléopas et son compagnon et ce que Luc veut faire percevoir
à son lecteur. Pour lui, il est clair que Jésus se révèle par les gestes
de la fraction du pain, à la
table eucharistique des communautés chrétiennes. Pour Luc, Emmaüs est la toute
première assemblée eucharistique de l'Église.
Il a recomposé cette scène
dans l'ambiance et le cadre des assemblées chrétiennes, en distinguant les deux
temps de la liturgie : la liturgie de la Parole (Écriture expliquée) et la
liturgie du Pain. La table eucharistique assure à tous les
disciples, instruits par les Écritures, la même rencontre personnelle que la
table d'Emmaüs. Jésus s'identifie à la fois au Pain et à la Parole. Il est don
de Dieu aux hommes comme Parole de vie et Pain de vie, inséparablement.
Verset
31 — « Alors leurs yeux furent ouverts et ils le
reconnurent. Et lui devint invisible d'eux [il disparut à
leurs regards] ».
Après
la relecture des Écritures sur la route et la fraction du pain, les yeux des disciples furent ouverts. C'est encore une manière de dire que la capacité de
voir la nouvelle présence de Jésus,
la foi, est un don de Dieu, une œuvre de son Esprit qui ouvre les yeux du cœur,
l’intelligence spirituelle. Enfin, pour la première fois, dans l'évangile de
Luc, Jésus est reconnu comme le Christ ressuscité : « et
ils le reconnurent ». Nous sommes ici à la pointe du
récit et même de tout l'évangile de Luc. Cette ouverture des yeux et la
reconnaissance symbolisent la foi.
Les
disciples d'Emmaüs sont devenus des croyants en Jésus crucifié et ressuscité.
C'est pourquoi Luc ajoute : « Et lui devint invisible d'eux »,
littéralement sans apparence, selon
un mot rare qui n'est utilisé qu'ici dans le Nouveau Testament. Jésus disparaît
à leurs yeux de chair. Autrement dit, désormais, la foi remplace la vue. Et, seule, la foi peut confesser la présence
spirituelle du Christ ressuscité à notre monde. Jésus n'est plus à côté d'eux
mais présent au plus intime d'eux-mêmes.
Dans
notre récit, il y a une sorte de simultanéité entre la reconnaissance et le
devenir invisible de Jésus. Dès que celui-ci est présent spirituellement et
qu'il est reconnu par la foi, une foi éveillée par la Parole et les signes du
pain partagé, Jésus peut disparaître physiquement. À partir du moment où la nouvelle
présence de Jésus est reconnue, sa présence physique n'est plus nécessaire,
elle ferait même obstacle à la rencontre de son identité véritable. Désormais,
on ne peut accéder à la personne du Christ que si l'on renonce à le voir, à le
toucher, à l'enfermer dans nos limites humaines contraignantes.
Si les disciples étaient
empêchés de reconnaître Jésus ressuscité ce n'est pas simplement parce qu'il
avait changé de forme mais surtout parce qu'ils étaient incapables de
reconnaître le Ressuscité de Pâques dans le Crucifié du vendredi saint. La difficulté
était surtout en eux. Au long de ce cheminement pascal, ce n'est pas Jésus qui
a changé, mais le regard des disciples à la lumière des Écritures. La foi est
une conversion spirituelle du regard.
Pourquoi la compréhension
spirituelle de l'événement pascal ne s'est-elle pas faite plus vite, après les
explications de Jésus sur les Écritures ? Luc tient à montrer que la foi
pascale se fait par étapes. La première, la nouvelle lecture des Écritures, est
nécessaire mais pas suffisante. L'hospitalité, l'accueil de Jésus, est aussi
nécessaire mais ce n'est pas suffisant non plus. Il faut aussi le signe de la fraction du pain. C'est l'ensemble de
ces étapes qui est signifiant pour la foi.
Verset 32 — « Et ils se dirent
l'un à l'autre : "Notre cœur n'était-il pas brûlant en nous,
lorsqu'il nous parlait sur la route, lorsqu'il nous ouvrait les
Écritures ?" ».
Les disciples échangent à
nouveau entre eux, mais cette fois-ci non pas à propos de leur désespérance,
mais de la transformation intérieure qu'ils viennent de vivre. Ils sont passés
de l'air sombre au cœur brûlant. Les disciples d'Emmaüs ont
pu resituer le scandale de la Passion du Christ dans le mystérieux dessein
d'amour de Dieu 3.
Une
communauté disloquée et retrouvée.
Versets
33-35 — « Et se levant à cette
heure même, ils retournèrent vers Jérusalem et
trouvèrent rassemblés les Onze et ceux qui étaient avec eux, disant que
"réellement le Seigneur est ressuscité et il s'est fait
voir à Simon". Et eux racontèrent ce qui s'était
passé sur la route et comment ils l'avaient reconnu à
la fraction du pain ».
Leur premier geste est de se lever. Verbe peu banal, puisqu'il
s'agit d'un des deux verbes du Nouveau Testament qui expriment la Résurrection.
La résurrection de Jésus est source de résurrection pour les disciples qui ont
retrouvé leur raison de vivre. Cléopas et son ami ne veulent pas garder pour eux
la Bonne Nouvelle, ils désirent la communiquer et partager leur joie. À
Jérusalem, ils retrouvent le cercle élargi des Onze et ceux qui étaient avec eux. S'ils sont rassemblés – et non plus dispersés – c'est qu'eux aussi sont passés
de l'incrédulité à la foi. C'est leur commune confession de foi qui les a réunis
en Église.
Le Seigneur les a donc
devancés auprès des apôtres, et de Pierre en particulier, car leur témoignage a
priorité sur les disciples d'Emmaüs. Ceux-ci, d'ailleurs, ne peuvent apporter
leur expérience pascale qu'après cette première proclamation ecclésiale de la
foi en Jésus ressuscité. La progression des appellations de Jésus au fil du récit :
Jésus le Nazarénien, homme prophète, Christ (Oint) et Seigneur, est
une manière pour Luc de montrer la progression de la foi chrétienne.
« Le Seigneur est
réellement ressuscité (fut réveillé) ». Le verbe au passif signifie que cette
action est le propre de Dieu créateur. C'est lui qui a arraché Jésus à la mort.
Et Luc ajoute réellement pour
souligner la solidité de l'affirmation. « Et il s'est fait voir à
Simon ! » Pierre à été le premier à être gratifié d'une
apparition pascale. Dans toutes les prédications apostoliques, Pierre est le
premier témoin pascal officiel, mais il se situe toujours dans un groupe
apostolique qui se reconstitue grâce à cette Bonne Nouvelle. La foi de l’Église
est à la fois communautaire et personnelle.
Verset
35 — « Et eux racontèrent ce qui s'était passé sur
la route et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain ».
Le témoignage des disciples
d'Emmaüs n'est pas fondateur mais complémentaire. À leur place, les disciples
d'Emmaüs racontent leur expérience pascale, en respectant bien les deux étapes
de la route et de la table. Événement où parole
et geste sont indissociables. Luc
veut donc clairement indiquer qu'Emmaüs peut être revécu à chaque Eucharistie
et que chaque Eucharistie culmine dans le geste de la fraction du pain 4 qui signifie à la fois mort et vie,
rupture et partage. Accueillir le Christ eucharistique, c'est accepter de
partager son itinéraire pascal et sa mission. Jésus est vivant, comment
identifier sa nouvelle présence ? Dans cette catéchèse
greffée sur un témoignage historique, Luc propose donc trois éléments
nécessaires :
- La relecture des événements de sa
vie à la lumière des Écritures ;
- le geste de la fraction du pain
dans l'Eucharistie partagée ;
- l'échange et la confirmation dans
la communauté de l’Église.
Ce parcours de
reconnaissance qui s'adresse à des croyants qui ne voient plus Jésus de leurs
yeux de chair a donc une dimension ecclésiale évidente. Une reconnaissance à
partir non pas d'une apparition éblouissante du Christ ressuscité mais d'un
patient cheminement. Jésus est maintenant vivant dans la dimension de Dieu. Il
est cependant toujours avec les hommes. Telle est la leçon de l'Écriture. Tel
est le témoignage de l'Eucharistie. Et la résurrection du Christ devient
lisible dans la transformation des disciples.
Mais l'identité divine de
Jésus n'éclipse pas son identité humaine : aucun texte pascal n'insiste
autant que celui du récit d'Emmaüs sur la réalité corporelle de Jésus. Il
marche, il parle et il mange. L'invisible de la présence ne signifie pas une absence
irrémédiable. La relation est toujours possible, car la foi reconnaît le Christ
comme compagnon de route, vrai chemin de vie. Croire, c'est cheminer au côté du
Christ qui nous rejoint et nous écoute.
Michel Hubaut, in Un Dieu qui parle ! (cerf)
1.
Marc écrit : « Il se manifesta sous un autre aspect à deux d'entre
eux qui faisaient route pour se rendre à la campagne » (Mc 16, 12).
2.
Jésus, le Ressuscité, dit dans l'Apocalypse : « Voici, je me tiens à
la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai
chez lui et je prendrai la cène avec lui et lui avec moi » (Ap 3, 20).
3.
« Notre cœur n'était-il pas brûlant en nous ? » Jésus dit
de lui-même qu'il est venu « apporter le feu » (Le 12, 49) de sa
Parole, de sa présence et de son amour.
4.
Cette expression qui décrit le geste du début du repas
domestique Juif va désigner pour Luc, dans les Actes des Apôtres, l'Eucharistie
de l'Église naissante (voir Ac 2, 42 ; 20, 7.11 ; 1 Co 10, 16), ce
que Paul appelle « le repas du Seigneur ».