vendredi 27 décembre 2024

En se goinfrant... Agatha Christie, Noël à Abney Hall

 

Les Noëls, nous les passions avec la famille Watts, dans le Cheshire. Jimmy avait généralement ses congés annuels vers ce moment-là, si bien que Madge et lui partaient pour Saint-Moritz pendant trois semaines. Excellent patineur, c'était le genre de vacances qu'il préférait. Maman et moi nous rendions à Cheadle et, comme leur toute nouvelle maison, Manor Lodge, n'était pas encore prête, nous descendions à Abney Hall, avec les parents Watts, leurs quatre enfants et Jack. Passer des fêtes dans une maison pareille était un enchantement pour des gamins. Non seulement il s'agissait d'une de ces immenses demeures victoriennes néogothiques, avec un tas de pièces, de passages, de marches inattendues, d'escaliers de derrière, d'escaliers de devant, d'alcôves, de niches — tout ce dont un enfant peut rêver —, mais il y avait aussi trois pianos différents sur lesquels nous pouvions jouer, ainsi qu'un orgue. Une seule chose manquait : la lumière du jour. Il y faisait extraordinairement sombre, à l'exception du grand salon avec ses murs tendus de satin vert et ses larges fenêtres.

Nan Watts et moi étions devenues très amies. Pas seulement amies, d'ailleurs, mais partenaires de boisson : nous aimions toutes deux la crème, la crème ordinaire, pure. Bien que j'aie consommé une énorme quantité de crème caillée depuis que j'étais dans le Devonshire, la crème de lait, c'était vraiment autre chose. Quand Nan venait à la maison à Torquay, nous avions l'habitude d'aller dans une des crémeries de la ville et d'y consommer un verre, moitié lait, moitié crème. Quand j'étais chez elle à Abney, nous allions à la ferme du domaine et y avalions de la crème à la demi-pinte. Nous avons continué ces libations tout au long de notre vie, et je nous vois encore acheter nos cartons de crème à Sunningdale, puis monter au terrain de golf, nous asseoir devant le club-house et siroter chacune notre pinte en attendant que nos maris respectifs finissent leur parcours.

Abney était un paradis pour les gourmands. Ce qu'on appelait le magasin de Mrs Watts donnait sur le couloir. Ce n'était pas comme celle de mamie, une sorte d'armoire aux trésors soigneusement verrouillée et dont on retirait le nécessaire. On y avait libre accès, et les murs étaient couverts d'étagères qui regorgeaient de toutes sortes de bonnes choses. Un côté était entièrement consacré aux chocolats : des boîtes entières de chocolats fourrés, toutes différentes et soigneusement étiquetées... Il y avait des biscuits, du pain d'épice, des bocaux de fruits, des confitures, etc.

Noël était la grande fête de l'année, celle qui devait marquer les mémoires. Les bas de laine au pied du lit. Le petit déjeuner quand chacun avait sa chaise surchargée de cadeaux. Puis la sortie de l'église à toute allure, et le retour précipité pour continuer l'ouverture des paquets. À 14 heures, le repas de Noël, volets baissés, avec décorations scintillantes et lumières. Tout d'abord, de la soupe aux huîtres — je n'aimais pas trop —, du turbot, de la dinde bouillie et de la dinde rôtie, puis un gros rosbif de contre-filet. Suivaient un pudding, des tartelettes de Noël et un diplomate truffé de menus objets cachés : pièces de six pence, petits cochons en argent, bagues, boutons de col, et tout le reste. Après cela, un nombre incalculable de desserts. Dans un de mes recueils de nouvelles, Christmas pudding et autres surprises du chef, j'ai décrit exactement un festin de ce genre. Cela fait partie des choses qu'on ne reverra plus jamais, j'en suis sûre, dans cette génération : je crois qu'aucun appareil digestif actuel n'y résisterait. Les nôtres, à l'époque, le supportaient gaillardement.

Je faisais en général assaut de prouesses de gourmandise avec Humphrey Watts, le fils Watts qui venait après James en âge. Il devait avoir 21 ou 22 ans alors que j'en avais 12 ou 13. Il était fort beau garçon, en même temps qu'excellent acteur, de très agréable compagnie et remarquable conteur d'histoires. Moi qui tombais toujours si facilement amoureuse des gens, je ne crois pas, si étonnant que cela puisse me paraître, l'avoir été de lui. Je suppose que j'en étais encore au stade où mes aventures sentimentales ne pouvaient être que des romances impossibles avec de grands personnages publics tels que l'évêque de Londres et le roi Alphonse d'Espagne, ainsi bien sûr qu'avec différents acteurs de théâtre. Je me rappelle être tombée profondément amoureuse de Henry Ainley après l'avoir vu dans Le Serf, et je devais être mûre, aussi, pour le CAW, le Club des Admiratrices de Waller, où toutes les filles, de la première à la dernière, étaient en pâmoison devant Lewis Waller dans Monsieur Beaucaire.

Humphrey et moi mangions comme quatre au déjeuner de Noël. Il me battait en soupe aux huîtres, mais pour le reste, nous étions au coude à coude. Nous prenions d'abord chacun de la dinde rôtie, puis de la dinde bouillie, et enfin nous nous taillions quatre ou cinq bonnes tranches de bœuf. Il est possible que nos aînés s'en soient tenus à une seule sorte de dinde, mais autant que je m'en souvienne, Mr Watts père, lui, se servait du bœuf en plus de la dinde. Ensuite, nous mangions du pudding, des tartelettes de Noël et du diplomate — fort peu de diplomate en ce qui me concerne, car je n'aimais pas l'odeur du sherry. Après quoi, avec les Christmas crackers, venaient les raisins, les oranges, les prunes Elva et de Karlsbad, les bocaux de fruits. Enfin, tout au long de l'après-midi, on sortait du magasin des poignées de papillotes de chocolat selon les préférences de chacun. Ai-je le souvenir d'avoir jamais été malade le lendemain ? Eu de crise de foie ? Absolument pas. La seule indigestion qui me reste en mémoire vint de pommes vertes, un mois de septembre. Des pommes vertes, j'en croquais pratiquement tous les jours, mais il devait m'arriver d'exagérer.

Ce que je me rappelle bien, en revanche, c'est la fois où, vers l'âge de 6 ou 7 ans, j'avais mangé des champignons. M'étant réveillée avec mal au ventre vers 23 h 30, je descendis quatre à quatre jusqu'au salon où mes parents recevaient, et je m'écriai sur un ton dramatique :
— Je vais mourir ! J'ai été empoisonnée par les champignons !
Maman s'empressa de me consoler, m'administra une dose d'ipéca — il y en avait toujours dans l'armoire à pharmacie, à l'époque — et m'assura que je ne mourrais pas encore cette fois.

En tout cas, je ne crois pas avoir jamais été malade à Noël. Et Nan Watts était comme moi : elle avait un estomac d'acier. En fait, quand je me remémore cette époque, tout le monde semblait avoir l'estomac solide. Les gens souffrant d'ulcères faisaient certes attention, mais je n'ai pas souvenance d'avoir vu quelqu'un au régime de poisson et de lait. Époque grossière, époque gloutonne ? Sans doute, mais qui ne manquait ni de piquant ni de plaisirs. Quand on pense à tout ce que j'ai pu ingurgiter dans ma jeunesse, je me demande bien comment j'ai pu rester aussi mince — un poulet efflanqué, vraiment.

Après un après-midi de délicieuse inactivité – pour les adultes, s'entend : les jeunes, eux, lisaient des livres, regardaient leurs cadeaux, mangeaient encore des chocolats -, on servait un thé extraordinaire, avec un grand gâteau de Noël glacé au sucre en plus de tout le reste. Vers 21 heures, c'était le sapin, avec encore davantage de cadeaux suspendus aux branches. C'était un jour merveilleux, vraiment, un jour dont on se souviendrait jusqu'à ce que Noël revienne, l'année suivante.

Agatha Christie, in Autobiographie