mercredi 13 juillet 2011

En lisant... Graham Greene, L'orgueil d'être resté

« Eh bien, avez-vous terminé ? » demanda une voix.
Le prêtre se releva et fit un signe d'effroi et d'assentiment. Il avait reconnu l'officier de police qui lui avait donné de l'argent à la prison. Sa silhouette sombre, correctement vêtue, se dressait dans l'ouverture de la porte et la lumière d'orage se reflétait dans ses leggings. Une main posée sur la crosse de son revolver, il regardait le bandit mort en fronçant les sourcils de colère.
« Vous ne vous attendiez pas à me voir ?
— Oh ! mais si, répliqua le prêtre. Je veux même vous remercier...
— Me remercier ? de quoi ?
— De m'avoir laissé seul avec lui.
Je ne suis pas un sauvage, dit l'officier. Voulez-vous sortir maintenant, s'il vous plaît ? Il est tout à fait inutile de fuir. Regardez ».
Le prêtre quitta la hutte et vit une douzaine d'hommes armés qui faisaient le cercle.
« J'en ai assez d'être un fugitif », dit-il.
Le métis avait disparu : de lourds nuages s'amassaient dans le ciel et rendaient par comparaison les vraies montagnes qu'ils dominaient semblables à de petits jouets brillants.
Le prêtre soupira et rit d'un rire nerveux :
« Quel mal j'ai eu à franchir ces montagnes, et maintenant...  je suis ici...
— Je n'aurais jamais cru que vous reviendriez.
— Oh ! mon lieutenant, vous savez ce qui en est. Même un lâche peut posséder le sentiment du devoir... »
Le vent frais et pur qui souffle parfois juste avant qu'un orage éclate lui caressa la peau. Il ajouta avec une désinvolture mal imitée :
« Allez-vous me fusiller tout de suite ? »
Le lieutenant répéta d'une voix cassante
« Je ne suis pas un sauvage. Vous serez jugé... selon les lois.
— Chef d'accusation ?
— Trahison.
— Faudra-t-il que je refasse ce long voyage ?
— Oui. A moins que vous ne tentiez de vous enfuir ».
Sa main restait posée sur son revolver comme s'il se méfiait du prêtre au point de ne pas s'en éloigner d'un mètre.
« Je jurerais que... mais où donc était-ce ? dit-il.
— Ah ! mais oui, expliqua le prêtre, vous m'avez vu deux fois. Quand vous avez pris un otage, dans mon village : vous avez demandé à mon enfant : ‘Qui est cet homme ?’ Elle a répondu : ‘C'est mon père’, et vous m'avez laissé partir ».
Brusquement, les montagnes cessèrent d'exister : on eût dit que quelqu'un leur avait lancé de l'eau au visage.
« Vite, dit le lieutenant, rentrons dans la hutte ». Il appela un de ses hommes :
« Apportez quelques caisses, pour que nous puissions nous asseoir ».
Ils entrèrent ensemble dans la hutte où ils retrouvèrent le mort, tandis que l'orage grondait autour d'eux.
Un soldat ruisselant de pluie leur apporta deux caisses d'emballage.
« Une bougie, ordonna le lieutenant qui s'assit sur une des caisses et sortit son revolver. Asseyez-vous, dit-il au prêtre, loin de la porte, là où je peux vous voir ».
Le soldat alluma la bougie, la ficha dans sa propre cire sur le sol de terre durcie, et le prêtre s'assit près de l'Américain : ramassé dans le geste qu'il avait tenté pour prendre son couteau, celui-ci donnait l'impression de se pencher vers son compagnon, afin de lui dire quelques mots en confidence... Ils étaient de la même race : tous les deux sales et la barbe non rasée. Le lieutenant semblait appartenir à une espèce absolument différente. Il dit avec dédain :
« Donc, vous avez un enfant ?
— Oui, répondit le prêtre.
— Et vous êtes prêtre !...
— Il ne faut pas vous imaginer qu'ils sont tous comme moi, il y a de bons prêtres et de mauvais prêtres, ajouta-t-il en regardant les lueurs de la bougie jouer sur les boutons brillants. Il se trouve simplement que je suis un mauvais prêtre.
— Alors peut-être rendons-nous un grand service à votre Église...
— Peut-être ».
Le lieutenant le regarda vivement comme s'il le soupçonnait de se moquer de lui.
« Vous avez dit : deux fois, reprit-il, que je vous avais vu deux fois ?
— Oui, j'étais en prison. Vous m'avez donné de l'argent.
— Je m'en souviens. » Furieux, il ajouta : « C'est le comble du grotesque ! Nous vous tenions et nous vous avons laissé filer. Sans compter que nous avons perdu deux hommes à vous courir après. Ils seraient vivants aujourd'hui... »
La bougie grésilla sous les gouttes de pluie qui tombaient du toit.
« Cet Américain ne valait pas le sacrifice de deux vies humaines. Il n'avait en réalité rien fait de très répréhensible ».
La pluie tombait en torrents ininterrompus. Ils attendirent en silence. Tout à coup, le lieutenant s'écria :
« Ôtez vos mains de vos poches !
— Je cherchais un jeu de cartes, c'est tout. Je pensais que, pour nous aider à passer le temps...
— Je ne joue pas aux cartes, dit le lieutenant d'un ton cassant.
— Non, non. Ce n'est pas pour jouer. Je voulais vous montrer quelques tours. Me le permettez-vous ?
— Allez-y, si ça vous amuse ».
Mr. Lehr lui avait fait cadeau de vieilles cartes :
« Tenez, voici trois cartes. L'as, le roi et le valet. Eh bien (il les étala en éventail sur le sol) dites-moi où est l'as.
— Ici, naturellement, répondit de mauvaise grâce le lieutenant, tout à fait indifférent.
— Vous vous trompez, dit le prêtre en retournant la carte, c'est le valet... »
Le lieutenant déclara d'un air de mépris :
« C'est un jeu de tricheurs.., ou un amusement d'enfants.
— Voici un autre tour, dit le prêtre, qui s'appelle le Valet en fuite. Je divise le jeu en trois tas. Comme ceci. Et je mets le valet de cœur dans le tas central. Comme ceci. Maintenant je tape du doigt les trois tas ».
Son visage s'éclairait à mesure qu'il parlait ; il y avait si longtemps qu'il n'avait touché de cartes : il en oubliait l'orage, le mort et le visage hostile, obstinément fermé qui était en face de lui :
« Je dis : Enfuis-toi, Valet », il coupa le tas de gauche et découvrit le Valet,
« et le voici.
— Naturellement, il y a deux valets.
— Vérifiez vous-même ».
À contrecœur, le lieutenant se pencha en avant et examina le tas du centre.
« Je suppose, dit-il, que vous présentez ceci aux Indiens comme un miracle de Dieu.
— Oh ! mais non, rétorqua le prêtre en riant. C'est un Indien qui me l'a enseigné. C'était l'homme le plus riche du village. Étonnez-vous ! Avec des doigts de cette adresse. Non, non, ce sont les tours que je faisais autrefois pendant les fêtes que nous donnions dans la paroisse, au bénéfice des Confréries, vous voyez ce que je veux dire ? »
Une expression de dégoût physique passa sur les traits du lieutenant.
« Je me rappelle ces confréries, dit-il.
— Quand vous étiez petit ?
— J'étais assez grand pour en voir...
— Quoi ?
— La supercherie ».
Il fit brusquement explosion, furieux, une main sur son revolver, comme si l'idée lui était venue que mieux valait se débarrasser incontinent et pour toujours de cette vermine.
« Quel bon prétexte c'était ! Quelle comédie. Vendre ses biens et tout donner aux pauvres, telle est la façon, n'est-ce pas ? et la señora Untel, la femme du droguiste, décrétait que telle famille ne méritait pas vraiment qu'on lui fît la charité, et le señor Machin ou Chose, que si ces gens mouraient de faim, ils n'avaient que ce qu'ils méritaient ; car ils étaient socialistes, par-dessus le marché...  Alors le prêtre — vous — le prêtre prenait bonne note des villageois qui avaient fait leurs Pâques et remis leur offrande pascale ».
Il avait élevé la voix : un gendarme inquiet passa la tête par la porte de la hutte pour savoir ce qui se passait, puis se retira sous les déluges de pluie.
« L'Église était pauvre, le prêtre était pauvre, par conséquent chacun devait vendre ce qu'il possédait et tout donner à l'Église.
— Comme vous avez raison ! dit le prêtre, qui ajouta vivement : Et comme vous avez tort aussi, bien sûr.
— Que voulez-vous dire ? demanda le lieutenant agressivement. Raison ? N'êtes-vous même pas capable de vous défendre...
J'ai senti tout de suite votre bonté quand vous m'avez donné cet argent à ma sortie de prison.
— Je ne vous écoute, dit le lieutenant, que parce que vous êtes perdu. Perdu sans aucun espoir. Rien de ce que vous direz ne fera la moindre différence.
Naturellement ».
Il n'avait pas du tout l'intention de mettre l'officier de police en colère, mais au cours des huit dernières années, il n'avait guère parlé qu'à des paysans et à des Indiens. Quelque chose dans son intonation irrita le lieutenant.
« Vous constituez un danger, cria-t-il. Voilà pourquoi nous vous tuons. Comprenez bien que je n'ai rien contre vous, en tant qu'homme.
— Mais naturellement. C'est contre Dieu que vous en avez. J'appartiens à l'espèce d'hommes que vous emprisonnez tous les jours, et à qui vous donnez de l'argent.
— Non, je n'irais pas combattre une légende.
— Mais je ne vaux pas la peine qu'on me combatte, moi ! C'est vous qui l'avez dit : menteur, ivrogne... Cet homme-ci était digne de vos balles bien plus que moi.
— Il s'agit de vos idées ».
Le lieutenant transpirait un peu dans cet air chaud et moite.
« Vous êtes tellement rusés, vous autres, poursuivit-il. Mais, dites-moi un peu : qu'avez-vous jamais fait pour nous, au Mexique ? Avez-vous jamais dit à un propriétaire terrien qu'il ne devait pas battre son peón ? Oh ! oui, je sais, vous le lui dites sans doute dans le confessionnal et votre devoir, n'est-il pas vrai, est de l'oublier immédiatement. Vous sortez de là et vous dînez avec ledit propriétaire et votre devoir est d'ignorer qu'il a massacré des paysans. On n'en parle plus : il a abandonné cette bagatelle dans votre boîte, à l'église.
— Continuez », lui dit le prêtre. Il était assis sur la caisse d'emballage, les mains posées sur les genoux et la tête inclinée : il ne pouvait, malgré tous ses efforts, concentrer ses pensées sur ce que disait le lieutenant. Il pensait :
« Quarante-huit heures jusqu'à la capitale. Nous sommes aujourd'hui dimanche. Peut-être serai-je mort mercredi ».
Il avait le sentiment d'être un traître, à constater qu'il n'avait pas plus peur de la souffrance causée par les balles que de ce qui viendrait après.
« Eh bien, nous aussi, nous avons nos idées, disait le lieutenant. Plus d'argent pour dire des prières, plus d'argent pour construire des édifices où l'on dit des prières. Au lieu de cela, nous donnerons à manger au peuple, nous lui apprendrons à lire, nous lui donnerons des livres. Nous veillerons à ce qu'il ne souffre plus.
— Mais si le peuple aime ses souffrances...
— Un homme peut aimer violer les femmes. Devons-nous le lui permettre parce qu'il en a envie ? Souffrir est un délit.
— Et vous, vous souffrez sans relâche, commenta le prêtre, les yeux fixés sur ce visage plein d'amertume, derrière la flamme de la bougie. Comme tout ce programme sonne bien ! Est-ce que le jefe poursuit le même idéal que vous ?
— Oh ! nous avons nous aussi nos brebis galeuses.
— Et qu'arrivera-t-il ensuite ? Je veux dire quand tout le monde aura assez à manger et pourra lire les bons livres… les livres que vous leur permettrez de lire ?
Rien. La mort est un fait. Nous n'essayons pas de corriger les faits.
— Nous sommes d'accord sur un très grand nombre de points, fit remarquer le prêtre, distribuant négligemment ses cartes. Nous avons, nous aussi, nos faits que nous n'essayons pas de corriger : par exemple, que le monde est plein de souffrance, que chacun, riche ou pauvre, souffre, à moins qu'il ne soit un saint, et que les saints sont rares. Il est vain de se préoccuper ici-bas d'un peu de douleur physique. Il y a au moins une chose dont nous sommes sûrs, vous et moi : c'est que, dans deux cents ans d'ici, nous serons tous morts ».
Il maniait les cartes, maladroitement, et les pliait en essayant de les battre, parce que ses mains tremblaient.
« N'empêche qu'en ce moment, vous vous inquiétez pour un peu de douleur physique, dit le lieutenant méchamment en surveillant les doigts du prêtre.
— Ah ! mais, moi, je ne suis pas un saint, lui répondit-il. Je ne suis même pas un homme brave ».
Il releva les yeux avec appréhension : la lumière revenait, la bougie n'était plus nécessaire. Il ferait bientôt assez clair pour entreprendre le long voyage de retour. Il avait grande envie de continuer à causer avec le lieutenant pour retarder, ne fût-ce que de quelques minutes, le moment du départ.
« Il y a entre nous une autre différence, dit-il. Il est vain de travailler pour le but que vous poursuivez à moins d'être vous-même honnête et bon. Or, votre parti ne se composera pas toujours d'hommes honnêtes et bons. Alors vous verrez revenir les famines d'autrefois, les mauvais traitements, les fortunes acquises par tous les moyens. Tandis que le fait que je sois un lâche... et tout le reste... n'a pas tellement d'importance. Je peux malgré cela mettre Dieu dans la bouche d'un fidèle, et je peux lui donner l'absolution de Dieu. Et que tous les prêtres soient semblables à moi n'y changerait rien du tout.
— Voici l'autre chose que je ne comprends pas, dit le lieutenant. Pourquoi vous, entre tous, êtes-vous resté lorsque les autres ont pris la fuite ?
— Tous n'ont pas pris la fuite, dit le prêtre.
— Mais pourquoi êtes-vous resté ?
— Je me le suis demandé, répondit le prêtre, une fois. La vérité, c'est qu'un homme ne se trouve pas placé brusquement devant deux partis à prendre, un bon et un mauvais. Il se trouve engagé peu à peu. La première année... mon Dieu, je ne croyais pas qu'il y eût réellement de nécessité de fuir. Ce n'était pas la première fois, dans l'Histoire, qu'on brûlait des églises. Vous n'ignorez pas que c'est arrivé souvent. Ça ne signifie pas grand-chose. Je pensais que je resterais, disons, encore un mois, pour voir si les choses allaient s'améliorer. Et puis... oh ! vous ne pouvez pas savoir comme le temps passe vite ! »
La grande clarté du jour était complètement revenue avec la fin de l'averse ; il fallait se remettre à vivre. Un gendarme qui passait devant l'entrée de la hutte les regarda tous les deux avec curiosité.
« Savez-vous, poursuivit le prêtre, que, tout à coup, je me suis rendu compte qu'il n'y avait plus d'autre prêtre que moi à des lieues à la ronde ! La loi qui obligea les prêtres à se marier leur donna le coup de grâce. Tous quittèrent le pays et ils eurent raison. Il y en avait un en particulier qui ne m'avait jamais trouvé de son goût. J'ai la langue bien pendue, savez-vous, et il m'était difficile de la tenir. Ce prêtre disait — et il avait raison — que mon caractère manquait de fermeté. Il s'est évadé. J'ai retrouvé la sensation, vous allez rire, que j'avais eue à l'école quand un maître brutal qui m'avait terrorisé pendant des années, devenu trop vieux pour pouvoir enseigner, fut mis à la retraite. C'est que je n'avais plus à tenir compte de l'opinion des autres. Les gens... ils ne me gênaient pas : on m'aimait bien... »
Il adressa, de biais, un vague sourire au corps recroquevillé de l'Américain.
« Continuez, dit le lieutenant, d'un air maussade.
 À cette allure, vous saurez tout ce qui me concerne, avant que nous n'arrivions.., disons, à la prison.
Il vaut mieux que je comprenne... ce qui concerne mes ennemis, je veux dire.
— Cet autre prêtre avait raison. C'est après son départ que j'ai commencé à m'effondrer. Tout s'est désagrégé peu à peu. Je me suis mis à négliger mes devoirs. J'ai pris l'habitude de boire. Je crois qu'il aurait mieux valu que je m'en aille, moi aussi. Car c'était l'orgueil qui sans arrêt me faisait agir. Ce n'était plus l'amour de Dieu ».
Il était assis sur sa caisse, le dos voûté, son petit corps rondelet serré dans les vêtements de rebut que lui avait donnés Mr. Lehr.
« L'orgueil est ce qui causa la chute des anges. L'orgueil est la pire des fautes. Je pensais que j'étais un type merveilleux d'être resté alors que tous les autres étaient partis. Puis j'ai pensé que j'étais si exceptionnel que je pouvais n'obéir qu'à mes propres lois. Je cessai de jeûner, je renonçai à la messe quotidienne, je négligeai mes prières.., et puis un beau jour, simplement parce que j'étais ivre, que je me sentais seul... vous voyez ce qui a pu se passer... j'ai eu un enfant. Tout cela, je l'ai fait par orgueil. L'orgueil d'être resté. Je ne servais à rien, mais j'étais resté. Du moins, je ne servais pas à grand-chose. J'en suis arrivé à n'avoir même pas cent communions par mois. Si j'étais parti, j'aurais donné le bon Dieu à douze fois ce nombre de fidèles. C'est une erreur que l'on commet... de penser que parce qu'une chose est difficile ou dangereuse... »
Il battit l'air de ses mains.
D'une voix furibonde, le lieutenant l'interrompit
« Eh bien, vous allez devenir un martyr, vous aurez cette satisfaction.
Oh ! mais non ! Les martyrs ne me ressemblent pas du tout. Ils ne réfléchissent pas tout le temps. Si j'avais bu un peu plus de cognac, je n'aurais pas aussi peur, en ce moment ».
Brusquement, le lieutenant interpella un homme qui rôdait près de l'entrée
« Qu'y a-t-il ? Pourquoi tournez-vous autour de moi ?
L'orage est passé, mon lieutenant. Nous nous demandions quand nous allions partir.
Nous partons immédiatement.
Il se leva et remit son pistolet dans sa gaine.
— Sellez un cheval pour le prisonnier, ordonna-t-il. Et que quelques hommes creusent une tombe pour le Yankee. Vite. »
Le prêtre empocha les cartes à jouer et se remit sur ses pieds.
« Vous avez écouté avec beaucoup de patience... dit-il.
Les idées des autres, interrompit le lieutenant, ne me font pas peur ».
Dehors, une vapeur s'élevait de la terre, après la pluie, un brouillard qui leur montait presque aux genoux. Les chevaux étaient prêts. Le prêtre se mit en selle, mais une voix le fit retourner avant que la troupe n'ait eu le temps de s'ébranler. C'était la plainte maussade et geignarde qu'il avait entendue si souvent. Le métis !
« Mon Père...
— Tiens, tiens, dit le prêtre, encore vous.
— Oh ! je sais ce que vous pensez, mon Père, dit le métis. Vous n'avez guère de charité chrétienne. Vous n'avez jamais cessé de croire que j'allais vous trahir.
Va-t'en, dit le lieutenant d'un ton sec. Tu as fini ta besogne.
— Puis-je lui dire un mot, lieutenant ?
— Vous êtes un homme bon, mon Père, interrompit vivement le métis, mais vous pensez trop de mal des gens. Je ne vous demande que votre bénédiction, c'est tout.
 À quoi vous servira-t-elle ? Vous ne pourrez pas la revendre.
— C'est que nous n'allons plus nous revoir. Et je ne voudrais pas qu'en partant, vous emportiez de mauvaises pensées.
Vous êtes si superstitieux, dit le prêtre, que vous vous imaginez que ma bénédiction mettra un bandeau sur les yeux de Dieu. Je ne peux pas l'empêcher de tout voir. Vous feriez mieux de rentrer chez vous pour prier. Et ensuite, si le Ciel vous accorde la grâce du repentir, distribuez l'argent...
— Quel argent, mon Père ? dit le métis en secouant furieusement l'étrier du prêtre. Quel argent ? Vous voyez bien que vous recommencez... »
Le prêtre soupira. L'épreuve l'avait complètement vidé. La peur peut fatiguer plus qu'une longue et monotone chevauchée.
« Je prierai pour vous, dit-il, et il fit avancer son cheval pour l'amener de front avec celui du lieutenant.
— Et moi, je prierai pour vous, mon Père », déclara le métis avec une grande suffisance.
Le prêtre se retourna une seule fois, au moment où son cheval se mit en équilibre pour descendre la pente raide, entre les rochers. Il vit le métis debout au milieu des huttes, la bouche entrouverte, montrant ses deux longs crocs. On eût cru qu'il avait été interrompu au milieu d'un cri plainte ou requête... à moins qu'il n'eût été en train de hurler qu'il était bon catholique. D'une main, il se grattait l'aisselle. Le prêtre lui fit un geste d'adieu ; il n'avait contre lui nulle rancune, parce qu'il n'attendait rien d'autre de l'humanité et qu'il avait du moins une raison d'être satisfait : ce visage jaune et fourbe ne serait pas présent à la « mise à mort ».
« Vous avez reçu une bonne éducation », dit le lieutenant. Il était couché à l'entrée de la hutte, en travers de la porte, la tête posée sur son manteau roulé, son revolver à côté de lui. Il faisait nuit, mais les deux hommes ne pouvaient dormir ni l'un ni l'autre. Chaque fois qu'il bougeait, le prêtre geignait un peu parce que ses membres étaient engourdis et raidis par les crampes. Le lieutenant avait hâte de rentrer chez lui, aussi étaient-ils restés en selle jusqu'à minuit. Ils avaient quitté les montagnes et se trouvaient dans la plaine envahie par l'eau stagnante. Bientôt, toute la province serait divisée par des espaces marécageux : les pluies avaient commencé sérieusement.
« Oh ! non ! répondit le prêtre. Mon père n'était qu'un boutiquier.
— Je veux dire que vous avez vécu à l'étranger. Vous parlez l'anglais comme un Américain. Vous avez fait des études.
— Oui.
— Moi, j'ai dû tout découvrir tout seul. Mais on sait certaines choses sans avoir fréquenté l'école : par exemple, qu'il y a des riches et des pauvres ».
Il baissa la voix pour ajouter :
« J'ai fait fusiller trois otages à cause de vous. Pauvres bougres. C'est eux qui m'ont fait vous haïr.
— Ah ! oui », acquiesça le prêtre en essayant de se lever pour soulager sa jambe droite tordue par les crampes.
Instantanément, le lieutenant se redressa, revolver en main
« Que faites-vous ?
— Rien. C'est une crampe. Rien de plus ».
Il se recoucha en gémissant.
« Ces hommes que j'ai fusillés, reprit le lieutenant, ils étaient de ma propre race. J'aurais voulu leur faire don de l'univers entier.
Eh ! qui sait ? C'est peut-être ce que vous avez fait ».
Le lieutenant cracha tout à coup, méchamment, comme si quelque chose de sale s'était glissé sur sa langue.
« Vous avez toujours des réponses qui ne signifient rien, dit-il.
— Les livres ne m'ont pas appris grand-chose, dit le prêtre. Je n'ai aucune mémoire. Mais il y a chez les hommes de votre espèce une chose qui m'a toujours beaucoup intrigué. Dites-moi : vous détestez les riches et vous aimez les pauvres, n'est-il pas vrai ?
Exactement.
— Eh bien, si je vous détestais, je n'élèverais pas mon enfant en sorte qu'il vous ressemblât. Cela n'aurait pas de sens.
— En ce moment, vous déformez...
— Peut-être. Je n'ai jamais su exactement ce que vous pensiez. Nous avons toujours proclamé que les pauvres étaient bénis, tandis que les riches auraient beaucoup de difficultés à entrer au Paradis. Pourquoi ferions-nous des difficultés aux pauvres aussi ? Oh ! je sais qu'on nous enseigne à donner aux pauvres, afin qu'ils ne souffrent pas de la faim... la faim peut pousser un homme à mal agir tout autant que l'argent... Mais pourquoi donnerions-nous aux pauvres le pouvoir ? Mieux vaut les laisser mourir dans la crasse et s'éveiller au ciel… tant que nous ne les enfonçons pas nous-mêmes plus loin dans la crasse.
— Comme je déteste vos arguments, dit le lieutenant. Moi, je n'en ai pas besoin. Lorsqu'ils voient quelqu'un souffrir, les gens comme vous raisonnent et raisonnent. Ils disent : « Peut-être la souffrance est-elle une bonne chose, peut-être un jour s'en trouvera-t-il mieux ? Moi, je veux laisser parler mon cœur.
— Au bout d'un fusil.
— Oui. Au bout d'un fusil.
— Ah ! bien, quand vous aurez mon âge, sans doute saurez-vous que le cœur est une bête dont il est prudent de se méfier. L'intelligence en est une autre, mais elle, du moins, ne parle pas d'amour. L'amour ! Une jeune fille se met la tête sous l'eau, ou un enfant est étranglé, et le cœur ne trouve à dire que : amour, amour... »
Ils restèrent un moment silencieux, et l'on n'entendit plus rien dans la hutte. Le prêtre crut le lieutenant endormi jusqu'à ce qu'il se remît à parler :
« Vous avez deux attitudes. À moi, vous me dites ceci, mais vous enseignez aux hommes… et aux femmes que Dieu est amour. Comme vous avez compris qu'avec moi ça ne prendrait pas, vous changez de chanson. Vous ne me servez que ce que je dois approuver.
— Oh ! mais cela, dit le prêtre, est tout à fait différent. Dieu est vraiment amour. Je ne dis pas que le cœur de l'homme n'ait une part de cet amour. Mais quelle part ! un tout petit verre d'amour mêlé à une grande cruche d'eau boueuse. Vous ne pourriez jamais le distinguer, cet amour de Dieu. Vos yeux risqueraient de le prendre pour de la haine. Il est de nature à nous terroriser. L'amour de Dieu ! Il a mis le feu à un buisson du désert, n'est-il pas vrai ? Il a ouvert les tombes en brisant les dalles, et c'est par sa puissance que les morts se sont levés et ont marché dans les ténèbres. Oh ! un homme comme moi ferait une lieue en courant pour fuir cet amour, s'il le sentait rôder autour de lui.
— Vous n'avez pas grande confiance en votre Dieu, me semble-t-il. Il ne m'apparaît d'ailleurs pas comme un Dieu très reconnaissant. Si un de mes hommes me servait aussi bien que vous l'avez servi, je le proposerais pour le grade supérieur et je lui ferais servir une bonne pension.., et s'il souffrait d'un cancer, je lui tirerais une balle dans la tête.
— Écoutez-moi, dit le prêtre ardemment, en se penchant en avant dans le noir, pressant d'une main son pied tordu de crampes, je n'ai pas autant de duplicité que vous le croyez. Pourquoi, à votre sens, irais-je dire aux gens du haut de ma chaire, que si la mort les prend à l'improviste, ils sont en danger d'être damnés ? Je ne leur raconte pas de contes de fées auxquels je ne crois pas moi-même. Je ne sais rien du tout de la miséricorde divine. Je ne sais pas dans quelle mesure le cœur humain apparaît à Dieu comme un objet d'horreur. Mais je sais ceci : que si jamais dans ce pays un seul homme fut damné, alors je ne puis manquer d'être damné aussi ».
Il ajouta lentement : « Je ne souhaiterais pas qu'il en fût autrement. Je ne demande que la justice, rien de plus ».
« Nous arriverons avant la nuit », dit le lieutenant.
Six hommes à cheval les précédaient, six autres les suivaient. Parfois, dans les bandes de forêt qu'enserraient les bras du fleuve, ils étaient forcés d'avancer l'un derrière l'autre. Le lieutenant parlait peu et lorsque deux de ses hommes entonnèrent une chanson où il s'agissait d'un « gros boutiquier obèse et de sa margoton », il leur  imposa brutalement le silence. Ce n'était certes pas une procession triomphale : le prêtre avançait, un maigre sourire figé aux lèvres. On aurait dit un masque qu'il s'était collé sur le visage pour pouvoir réfléchir tranquillement derrière sans que personne s'en aperçût. La pensée de la souffrance physique occupait plus qu'aucune autre son esprit.
« Je suppose, dit le lieutenant en regardant son prisonnier de travers, je suppose que vous comptez sur un miracle.
— Je vous demande pardon. Que disiez-vous ?
— Je disais : je suppose que vous comptez sur un miracle.
— Non.
— Vous croyez cependant aux miracles.
— Oui. Mais pas en ce qui me concerne. Je ne suis plus utile à personne, alors pourquoi Dieu me maintiendrait-il en vie ?
— Je ne peux pas comprendre qu'un homme tel que vous puisse encore croire à ces choses-là. Les Indiens, bon. Eux, la première fois qu'ils voient une lampe électrique, ils prennent ça pour un miracle.
— Et je suppose que si vous voyiez, pour la première fois, ressusciter un mort, vous penseriez la même chose.
Il ricana sans conviction derrière son masque souriant.
— Oh ! oui, c'est amusant, n'est-ce pas ? poursuivit-il. Ce n'est pas qu'il ne se produise jamais de miracles, c'est que les gens leur donnent un autre nom. Voyez d'ici les médecins réunis au chevet d'un mort... Il ne respire plus, son pouls ne bat plus, son cœur s'est tu : il est mort. Alors, quelqu'un le rappelle à la vie et les médecins.., quel est le terme ?... les médecins « réservent » leur opinion. Ils se refusent à parler de miracle, parce que c'est un mot qu'ils n'aiment pas. Et puis, voici que le fait se répète maintes et maintes fois — sans doute parce que Dieu se promène sur la terre — alors, ils disent les miracles n'existent pas, mais nous avons élargi notre conception de ce qu'est la vie. Désormais, un homme vit encore après l'arrêt du souffle, du pouls, des battements de cœur. Et ils inventent un mot nouveau pour désigner cette forme de vie et déclarent qu'une fois de plus, la science a donné l'explication rationnelle d'un apparent miracle ».
 Il ricana de nouveau. « Impossible de les persuader ».
Ils avaient quitté le chemin forestier et cheminaient sur une route de dure terre battue. Le lieutenant éperonna son cheval et toute la cavalcade partit au galop. Ils étaient presque rendus. À contrecœur, le lieutenant déclara :
« Vous n'êtes pas un mauvais bougre. Si je peux faire quelque chose pour vous...
— Pourriez-vous m'accorder la permission de me confesser ? »
Ils arrivaient en vue des premières habitations c'étaient de petites maisons de torchis qui tombaient en ruine, avec des colonnes classiques faites de boue recouverte de plâtre. Un enfant sale jouait parmi les détritus.
« Mais il n'y a plus de prêtres, dit le lieutenant.
— Le Père José.
— Oh ! le Père José, répliqua le lieutenant avec mépris, il n'est bon à rien.
— Il est assez bon pour moi. Je ne puis prétendre à découvrir un saint dans ces parages, n'est-ce pas ? »
Pendant un moment, le lieutenant continua d'avancer en silence ; ils arrivèrent devant le cimetière peuplé d'anges en miettes et dépassèrent le grand portique où s'inscrivait le mot : Silencio.
« Très bien, dit-il alors. Vous aurez le Père José ».
Il détourna les yeux en passant devant le mur du cimetière où l'on fusillait les condamnés. La route descendait en pente rapide vers la rivière ; à droite, sur l'emplacement où s'était élevée la cathédrale, les balançoires en fer se dressaient solitaires sous le soleil brûlant d'après-midi. Partout c'était une atmosphère de désolation beaucoup plus accablante que dans les montagnes, à cause de tout ce qui, jadis, y avait été vivant. « Ni pouls, ni souffle, ni battement de cœur, pensa le lieutenant et pourtant c'est encore la vie… il faut seulement que nous lui trouvions un nom ».
Un petit garçon qui les regardait passer cria à l'officier : « Mon lieutenant vous l'avez attrapé ? » et le lieutenant se rappela vaguement ce visage, un jour au milieu de la plaza, une bouteille brisée ; il essaya de répondre par un sourire au sourire de l'enfant, mais ce ne fut qu'une étrange grimace amère où ne brillait ni le triomphe, ni l'espoir. Il faut se contenter de peu pour commencer.
Graham Greene, in La Puissance et la gloire