mardi 19 juillet 2011

En fantasyant... Donner Sa vie pour l'autre, Narnia

LA PUISSANTE MAGIE VENUE DE LA NUIT DES TEMPS
Maintenant, nous devons retourner voir Edmund. La sorcière l'avait forcé à marcher, pendant des heures et des heures, si loin et si longtemps que jamais il n'aurait imaginé que quelqu'un puisse effectuer une pareille marche ; et, finalement, ils avaient fait halte dans une vallée obscure, assombrie encore par des sapins et des ifs. Edmund, alors, s'écroula carrément et resta couché, à plat ventre par terre, sans bouger, sans même se soucier de ce qui lui arriverait par la suite, ne souhaitant qu'une chose : qu'on lui permette de rester allongé sur le sol. Il était beaucoup trop fatigué pour remarquer à quel point il avait faim et soif. La sorcière et le nain parlaient à voix basse à côté de lui.
Non, dit le nain, cela ne sert à rien, maintenant, ô reine. Ils doivent avoir atteint la Table de Pierre à l'heure qu'il est.
— Le loup flairera peut-être notre piste et il viendra nous apporter des nouvelles, supposa la sorcière.
— Dans ce cas, ce ne seront pas de bonnes nouvelles ! affirma le nain.
— Quatre trônes à Cair Paravel, cita la sorcière. Mais que se passera-t-il si trois seulement sont occupés ? Cela n'accomplira pas la prophétie.
— Qu'est-ce que cela change, puisqu'il est ici ? observa le nain. Il prenait, à présent, bien garde de ne pas mentionner le nom d'Aslan devant sa maîtresse.
— Il ne restera peut-être pas longtemps. Et après... nous surprendrons les trois autres !
— Ce serait tout de même préférable de garder celui-là, suggéra le nain (en donnant un bon coup de pied à Edmund), il nous servira de monnaie d'échange pour négocier.
— Bravo ! Pour qu'il soit délivré ! ricana la sorcière avec mépris.
— Alors, dit le nain, il vaudrait mieux faire ce que nous avons à faire tout de suite.
— J'aurais préféré le faire sur la Table de Pierre, objecta la sorcière. C'est l'endroit approprié. C'est là que cela a toujours été fait avant.
— Il faudra attendre longtemps avant que la Table de Pierre retrouve sa destination première, déclara le nain.
— C'est vrai, admit la sorcière, qui ajouta : Bon, je vais commencer.
A cet instant, un loup accourut vers eux, en bondissant et en grondant :
— Je les ai vus ! Ils sont tout près de la Table de Pierre, avec Lui. Ils ont tué mon capitaine, Maugrim. J'étais caché dans les fourrés et j'ai tout vu. C'est le fils d'Adam qui l'a tué. Fuyez ! Fuyez !
— Non ! s'écria la sorcière. Ce n'est pas la peine de fuir. Dépêche-toi ! Demande à tous nos gens de se rassembler ici le plus rapidement possible ! Convoque les géants, les loups-garous et les esprits des arbres qui sont de notre côté. Appelle les vampires et les revenants, les ogres et les minotaures. Fais venir les scrofuleux, les vieilles carabosses, les spectres et le peuple des champignons vénéneux. Nous allons nous battre ! Eh quoi ? N'ai-je pas encore ma baguette ? Leurs rangs ne vont-ils pas se changer en pierre dès qu'ils s'avanceront ? Allez, file ! J'ai une petite chose à terminer ici pendant que tu seras parti...
La grande brute inclina la tête, fit demi-tour et disparut au galop.
— Voyons ! dit-elle, nous n'avons pas de table... laisse-moi réfléchir un peu... Nous ferions mieux de l'appuyer contre le tronc d'un arbre.
Edmund se retrouva mis de force sur ses pieds. Puis le nain l'adossa à un arbre et l'y attacha solidement. Edmund vit la sorcière enlever sa cape. Ses bras, en dessous, étaient nus et d'une blancheur terrifiante. Il les voyait parce qu'ils étaient si blancs, mais il ne distinguait rien d'autre, car il faisait trop sombre dans cette vallée, sous les arbres noirs.
— Prépare la victime ! ordonna la sorcière.
Le nain défit le col d'Edmund et plia sa chemise de façon à dégager son cou. Ensuite, il le saisit par les cheveux et lui tira la tête en arrière si fort qu'il dut lever le menton. Puis Edmund entendit un bruit étrange : Ouizzz... ouizzz... ouizzz... D'abord, il ne sut pas ce que c'était. Puis il comprit C'était le bruit d'un couteau qu'on aiguise.
Au même instant, il entendit de grands cris jaillir de tous les côtés à la fois — des martèlements de sabots, des battements d'ailes, un hurlement de la sorcière — bref, une confusion extrême autour de lui. Puis il se rendit compte qu'on détachait ses liens. Des bras puissants l'entouraient et il entendit de grosses voix amicales prononcer des paroles telles que :
Il faut l'étendre !
— Donnons-lui du vin !
— Bois ceci ! Calme-toi ! Tu iras mieux dans une minute...
Il entendit ensuite d'autres voix, qui ne s'adressaient plus à lui, mais qui parlaient entre elles. Et qui disaient ceci :
— Qui a attrapé la sorcière ?
— Je pensais que c'était toi...
— Je l'ai perdue de vue après avoir fait sauter, d'un coup de poing, le couteau qu'elle tenait à la main !
— Je poursuivais le nain...
— Tu veux dire qu'elle s'est enfuie ?
— On ne peut pas s'occuper de tout à la fois !
— Qu'est-ce que c'est que cela ? Oh ! Excuse-moi, ce n'est qu'une vieille souche !
Mais, juste à cet endroit de la conversation, Edmund s'évanouit complètement.
Alors, centaures, licornes, cerfs et oiseaux (c'était, vous l'avez bien entendu deviné, l'équipe de secours envoyée par Aslan, au chapitre précédent) se mirent en route pour retourner à la Table de Pierre, en portant Edmund avec eux. Mais s'ils avaient pu voir ce qui allait se passer dans cette vallée après leur départ, je pense qu'ils auraient été surpris.
Tout était parfaitement calme et la lune brillait avec éclat ; si vous vous étiez trouvé là, vous auriez vu le clair de lune étinceler sur une vieille souche et sur un bloc de pierre de grande taille. Mais, en regardant plus attentivement, vous auriez commencé à penser que cette souche et cette pierre avaient toutes deux quelque chose de bizarre. Et bientôt vous auriez trouvé que la souche ressemblait à s'y méprendre à un petit homme gras, recroquevillé sur le sol. Et si vous aviez observé la scène suffisamment longtemps, vous auriez vu la souche marcher vers la grosse pierre, et vous auriez vu la grosse pierre s'asseoir et se mettre à parler à la souche ; parce que, en réalité, la souche et la pierre étaient tout simplement le nain et la sorcière. Car une partie du pouvoir magique de la sorcière consistait à transformer l'apparence des choses ; et elle eut la présence d'esprit d'user de ce pouvoir au moment précis où le couteau lui fut enlevé de la main. Elle n'avait pas lâché sa baguette, donc elle était restée intacte aussi.
Lorsque les autres enfants s'éveillèrent, le matin suivant (ils avaient dormi sur des piles de coussins, dans le pavillon), la première chose qu'ils apprirent, par Mme Castor, fut que leur frère avait été délivré et amené au camp tard dans la nuit ; et qu'il se trouvait en ce moment avec Aslan. Dès qu'ils eurent fini leur petit déjeuner, ils sortirent tous et ils virent Aslan et Edmund, qui marchaient ensemble, dans l'herbe humide de rosée, à l'écart du reste de la cour. Ce n'est pas la peine de vous rapporter les paroles d'Aslan (et, du reste, personne ne les entendit), mais ce fut une conversation qu'Edmund n'oublia jamais. Comme les autres approchaient, le Lion se tourna vers eux pour les accueillir et il amena Edmund avec lui.
— Voici votre frère, dit-il, et... il est inutile de lui parler du passé. Edmund serra la main de chacun de ses frère et sœurs et à chacun il dit :
— Je suis désolé.
Et tous lui répondirent :
— C'est oublié !
Et puis chacun voulut de tout son cœur dire quelque chose qui signifierait clairement qu'il était à nouveau ami avec lui, quelque chose de simple et de naturel mais, bien entendu, personne ne trouva rien à dire. Cependant, avant qu'ils aient eu le temps de se sentir vraiment gênés, l'un des léopards s'approcha d'Aslan et dit :
— Sire, il y a un messager de l'ennemi qui sollicite une audience.
— Qu'il approche, répondit Aslan.
Le léopard s'éloigna et revint bientôt, en conduisant le nain de la sorcière.
— Quel est ton message, fils de la Terre ? demanda Aslan.
— La reine de Narnia, impératrice des îles Solitaires, désire un sauf-conduit pour venir s'entretenir avec vous d'une affaire qui vous intéresse autant qu'elle, déclara le nain.
— Reine de Narnia, vraiment ! s'exclama M. Castor. Quel toupet !
— Paix, Castor, dit Aslan. Tous les titres seront bientôt rendus à leurs vrais détenteurs. En attendant, nous n'allons pas les contester. Dis à ta maîtresse, fils de la Terre, que je lui accorde un sauf-conduit, à condition qu'elle laisse sa baguette derrière elle, près de ce grand chêne.
Cette exigence fut acceptée et les deux léopards s'en retournèrent avec le nain, pour veiller à ce que les conditions soient exactement respectées.
— Mais si elle change les deux léopards en pierre... chuchota Lucy à l'oreille de Peter.
Je crois que les léopards eux-mêmes avaient eu cette idée ; en tout cas, tandis qu'ils s'éloignaient, tous les poils de leurs dos étaient hérissés, et leurs queues, arquées comme celle d'un chat quand il voit un chien qu'il ne connaît pas.
— Tout ira bien, répondit Peter. Il ne les enverrait pas s'il y avait du danger. Quelques minutes plus tard, la sorcière apparut au sommet de la colline, et marcha droit vers Aslan. Les trois enfants qui ne l'avaient encore jamais vue frissonnèrent des pieds à la tête en apercevant son visage, et il y eut des grondements sourds parmi les animaux présents. Et, bien que le soleil brillât, chacun eut soudain très froid. Les deux seules personnes présentes qui semblaient tout à fait à leur aise étaient Aslan et la sorcière elle-même. C'était absolument extraordinaire de voir ces deux visages — le visage doré et le visage blanc comme la mort — si près l'un de l'autre. Mais la sorcière ne regardait pas Aslan droit dans les yeux. Mme Castor (notamment) le remarqua.
— Vous avez un traître ici, Aslan, déclara la sorcière.
Bien entendu, chaque personne présente sut qu'elle désignait Edmund. Mais celui-ci avait cessé de penser à lui-même, après tout ce qu'il avait enduré et surtout après la conversation qu'il avait eue ce matin. Il continua tout simplement à regarder Aslan et ne parut pas s'émouvoir des paroles de la sorcière.
— Eh bien, observa Aslan, ce n'est pas vous qu'il a offensée.
— Avez-vous oublié la puissante magie ? demanda la sorcière.
— Disons que je l'ai oubliée, répondit Aslan avec gravité. Parlez-nous de cette magie.
— Vous en parler ? cria la sorcière, d'une voix qui se fit soudain perçante. Vous dire ce qui est écrit sur cette Table de Pierre, dressée à côté de nous ? Vous dire ce qui est entaillé, en lettres aussi profondes qu'une lance est longue, sur les pierres de Feu de la colline Secrète ? Vous dire ce qui est gravé sur le sceptre de l'empereur-d'au-delà-des-mers ? Vous connaissez au moins la Magie que l'empereur a établie à Narnia, au commencement des temps ? Vous savez que chaque traître m'appartient, comme ma proie légale, et que pour chaque trahison, j'ai le droit de tuer.
— Oh ! dit M. Castor, c'est ainsi que vous en êtes arrivée à vous prendre pour une reine, parce que vous étiez le bourreau de l'empereur. Je vois !
— Paix, Castor, répéta Aslan, avec un grognement très étouffé.
— Pour cette raison, continua la sorcière, cette créature humaine m'appartient. Sa vie est un gage pour moi. Son sang est ma propriété.
— Alors, venez le prendre ! gronda le taureau à tête d'homme, de sa voix mugissante.
— Idiot ! dit la sorcière avec un sourire féroce, qui était plutôt un grognement de hargne. Penses-tu vraiment que ton maître peut me dépouiller de mes droits par la simple force ? Il connaît la puissante Magie mieux que cela. Il sait que si je n'obtiens pas le sang, comme l'autorise la loi, tout Narnia sera mis sens dessus dessous et périra par le feu et par l'eau !
— C'est parfaitement vrai, reconnut Aslan, je ne le nie pas.
— Oh ! Aslan, chuchota Susan à l'oreille du Lion, ne pouvons-nous pas — je veux dire, vous ne le ferez pas, n'est-ce pas ? Ne pouvons-nous pas agir envers la puissante Magie ? N'y a-t-il pas quelque chose que vous puissiez faire opérer contre elle ?
— Agir contre la magie de l'empereur ? dit le Lion, en se tournant vers elle avec, sur le visage, une expression qui ressemblait à un froncement de sourcils désapprobateur.
Et plus personne n'osa jamais avancer cette suggestion.
Edmund se trouvait de l'autre côté d'Aslan. Il ne quittait pas des yeux son visage. Il se sentait suffoqué par l'émotion et se demandait s'il devait dire quelque chose ; mais, l'instant d'après, il comprit qu'il n'était pas supposé faire quoi que ce soit, si ce n'est attendre et obéir.
— Reculez, vous tous, ordonna Aslan, je vais parler seul à la sorcière.
Ils obéirent tous. Ce fut un moment terrible : attendre dans l'incertitude, pendant que le Lion et la sorcière parlaient ensemble, gravement et à voix basse. Lucy chuchota : « Oh ! Edmund... » et se mit à pleurer.
Peter tourna le dos aux autres et contempla la mer, dans le lointain. Les castors se tenaient les pattes et gardaient leurs têtes baissées. Les centaures piaffaient avec inquiétude. Et puis finalement chacun devint, peu à peu, parfaitement silencieux, si bien que l'on remarquait des bruits minuscules, comme le vol d'un bourdon, les chants d'oiseaux, en bas, dans la forêt, ou le bruissement du vent à travers les feuilles.
À la fin, ils entendirent la voix d'Aslan :
— Vous pouvez tous revenir, leur dit-il. J'ai arrangé l'affaire. Elle a renoncé à réclamer le sang de votre frère.
Partout, sur la colline, il y eut un immense soupir : c'était comme si chacun avait retenu son souffle et qu'il s'était mis à respirer à nouveau ; puis il s'éleva un murmure de paroles.
La sorcière était en train de s'éloigner, avec une expression de joie cruelle sur le visage, lorsque, tout à coup, elle s'arrêta et demanda :
— Mais comment serai-je sûre que cette promesse sera tenue ?
— Haa-a-arrrh ! rugit Aslan, en se levant à moitié de son trône. Et son immense gueule s'ouvrit de plus en plus grand, et son rugissement retentit de plus en plus fort, et la sorcière, après être restée un instant abasourdie et bouche bée, releva ses jupes et se sauva, littéralement, à toutes jambes.

LE TRIOMPHE DE LA SORCIÈRE
Aussitôt que la sorcière fut partie, Aslan dit :
— Nous devons quitter cet endroit sur-le-champ : il servira en d'autres occasions. Nous établirons notre camp cette nuit au gué de Beruna.
Naturellement, chacun mourait d'envie de lui demander comment il avait arrangé l'affaire avec la sorcière ; mais son visage était sévère et les oreilles de tout le monde résonnaient encore du vacarme de son rugissement, si bien que personne n'osa poser de question.
Après un repas qui fut pris en plein air au sommet de la colline (car le soleil tapait fort maintenant, et il avait séché l'herbe), ils furent occupés, pendant quelque temps, à démonter le pavillon et à préparer les bagages. Avant qu'il ne soit deux heures, ils étaient en route et se dirigeaient vers le nord-est, à petite allure, car ils n'avaient pas loin à aller.
Durant la première partie du voyage, Aslan expliqua à Peter son plan de bataille :
— Dès que la sorcière aura terminé son travail dans ces régions, dit-il, il est presque certain qu'elle se repliera dans sa maison avec son équipe et qu'elle se préparera à soutenir un siège. Il se peut que tu puisses lui couper la route et l'empêcher d'atteindre sa maison. Il se peut que tu n'y parviennes pas.
Il exposa ensuite deux plans de bataille — l'un pour combattre la sorcière et ses gens dans le bois, l'autre pour l'attaquer dans son château. Et tout le temps il donnait à Peter des conseils pour la conduite des opérations, en lui disant des choses comme ceci : « Tu dois disposer tes centaures à tel et tel endroit », ou bien « Tu dois poster des sentinelles pour veiller à ce que la sorcière ne fasse pas ceci et cela », tant et si bien qu'à la fin Peter demanda :
— Mais vous serez là vous-même, Aslan ?
— Je ne peux pas te le promettre, répondit le Lion.
Et il continua à donner ses instructions à Peter.
Durant la dernière partie du voyage, ce sont Susan et Lucy qui le virent le plus. Il parla peu et leur parut triste.
L'après-midi n'était pas terminé lorsqu'ils atteignirent un endroit où la vallée s'ouvrait et où la rivière étalait sur une grande largeur ses eaux peu profondes. C'était le gué de Beruna. Aslan ordonna de s'arrêter de ce côté de l'eau. Mais Peter observa :
— Ne serait-il pas préférable de camper de l'autre côté, au cas où la sorcière tenterait une attaque cette nuit ?
Aslan, qui semblait penser à tout autre chose, se ressaisit en secouant sa magnifique crinière et dit :
— Eh ? Qu'est-ce que c'est ?
Peter répéta sa suggestion.
— Non, répondit-il d'une voix morne, comme si cela n'avait pas d'importance. Non. Elle n'attaquera pas cette nuit.
Puis il poussa un profond soupir. Mais il ajouta :
— Néanmoins, ton raisonnement était bon, Peter. C'est ainsi qu'un soldat doit réfléchir. Mais, aujourd'hui, cela n'a vraiment aucune importance. Alors ils commencèrent à installer le camp.
L'humeur d'Aslan émut tout le monde ce soir-là. Peter se sentait mal à l'aise, également, à l'idée de combattre tout seul ; la nouvelle qu'Aslan ne serait peut-être pas là l'avait bouleversé. Le dîner fut très silencieux. Chacun se rendait compte à quel point tout avait été différent la veille, ou même encore, ce matin. C'était comme si le bon temps, à peine commencé, avait déjà touché à sa fin.
Cette impression affecta tellement Susan que, une fois couchée, elle ne put s'endormir. Après être restée allongée un bon moment, comptant les moutons, se tournant et se retournant dans tous les sens, elle entendit Lucy pousser un long soupir et remuer juste à côté d'elle, dans l'obscurité.
— Toi non plus, tu ne peux pas dormir ? chuchota Susan.
— Non, repondit Lucy. je pensais que tu dormais... Susan ?
— Quoi ?
— J'ai une horrible impression : j'ai l'impression que quelque chose d'affreux va se produire...
— C'est vrai ? Parce que, moi aussi, j'ai cette impression…
— Quelque chose qui concerne Aslan, précisa Lucy. Soit il va lui arriver une chose épouvantable, soit il va faire une chose épouvantable...
— Il a eu l'air bizarre durant tout l'après-midi, rappela Susan. Lucy ? Qu'a-t-il dit exactement ? Qu'il ne serait pas avec nous pendant la bataille ? Tu ne crois pas qu'il pourrait s'en aller en cachette et nous abandonner cette nuit, n'est-ce pas ?
— Où est-il maintenant ? demanda-t-elle. Est-il dans le pavillon ?
— Je ne crois pas...
— Susan ! Sortons et jetons un coup d'œil : nous l'apercevrons peut-être !
— D'accord ! Allons-y ! Cela sera aussi bien que de rester réveillées ici !
Très silencieusement, les deux petites filles cherchèrent leur chemin à tâtons parmi les autres dormeurs et se glissèrent hors de latente. Le clair de lune étincelait et tout se taisait, à part le clapotis de la rivière contre les pierres. Susan prit soudain le bras de Lucy et dit :
— Regarde !
À l'autre bout du campement, juste à la lisière des arbres, elles virent le Lion qui s'éloignait à pas lents et s'enfonçait dans le bois. Sans dire un mot, toutes deux le suivirent.
Il les entraîna ainsi, après avoir remonté son versant abrupt, en dehors de la vallée ; puis il tourna légèrement à droite, et emprunta apparemment la même route que celle qu'ils avaient suivie l'après-midi, en venant de la colline de la Table de Pierre. Il les conduisit interminablement, passant de l'ombre obscure au pâle clair de lune, et leurs pieds étaient trempés par la rosée. Il avait l'air, d'une manière indéfinissable, différent de l'Aslan qu'elles connaissaient. Sa tête et sa queue étaient basses, et il marchait lentement, comme s'il était très, très fatigué. Ensuite, comme ils traversaient un espace découvert, sur lequel il n'y avait pas d'ombre où elles auraient pu se cacher, il s'arrêta et regarda autour de lui. Il était inutile d'essayer de se sauver, alors elles vinrent vers lui. Quand elles furent tout près, il dit :
— Oh ! Enfants, enfants, pourquoi me suivez-vous ?
— Nous ne pouvions pas dormir, commença Lucy ; puis elle fut certaine qu'elle n'avait pas besoin d'en dire plus et qu'il connaissait toutes leurs pensées.
— S'il vous plaît, pouvons-nous vous accompagner, quel que soit l'endroit où vous alliez ? demanda Susan.
— Eh bien, dit Aslan, puis il parut réfléchir. Il reprit :
— Je serais heureux d'avoir de la compagnie cette nuit. Oui, vous pouvez venir, si vous me promettez de vous arrêter quand je vous le dirai, et ensuite de me laisser continuer seul.
— Oh ! Merci, merci ! Et nous vous promettons de vous obéir ! s'écrièrent les deux sœurs.
Ils reprirent leur route, les petites filles marchant de chaque côté du lion. Mais comme il avançait lentement ! Et sa grande tête majestueuse penchait tellement que son mufle touchait presque l'herbe. Bientôt, il trébucha et poussa un gémissement sourd.
— Aslan ! Cher Aslan, dit Lucy, qu'est-ce qui ne va pas ? Ne pouvez-vous pas nous le dire ?
— Êtes-vous souffrant, cher Aslan ?. s'inquiéta Susan.
— Non, répondit-il. Je suis triste et je me sens seul. Posez vos mains sur ma crinière, pour que je puisse sentir que vous êtes là, et marchons ainsi.
Et c'est ainsi que les petites filles firent ce qu'elles n'auraient jamais osé faire sans sa permission, mais dont elles avaient eu envie dès le premier instant où elles l'avaient vu : elles enfouirent leurs mains froides dans le magnifique océan de fourrure, et, ainsi, marchèrent à côté de lui. Et elles se rendirent bientôt compte qu'elles gravissaient la colline sur laquelle se dressait la Table de Pierre. Ils empruntèrent le versant où les arbres poussaient au plus près du sommet, et quand ils arrivèrent au dernier arbre (il était entouré de quelques buissons), Aslan s'arrêta et dit :
— Oh ! Enfants, enfants, vous devez rester ici. Et, quoi qu'il se passe, ne vous faites pas voir. Adieu !
Et les deux sœurs se mirent à pleurer amèrement (sans savoir vraiment pourquoi) et elles se cramponnèrent au Lion, et elles embrassèrent sa crinière, son mufle, ses pattes, et ses grands yeux tristes. Puis il se détourna d'elles et se dirigea vers le sommet de la colline. Lucy et Susan, recroquevillées dans les buissons, le suivirent du regard, et voici ce qu'elles virent.
Une foule immense se tenait autour de la Table de Pierre et, bien que la lune brillât, de nombreux assistants portaient des torches qui brûlaient avec une fumée noirâtre et des flammes d'un rouge funeste. Mais quels gens ! Des ogres avec des dents monstrueuses, et des loups et des hommes à tête de taureau ; les esprits des arbres mauvais et des plantes vénéneuses ; et d'autres créatures, que je ne décrirai pas car, si je le faisais, les grandes personnes ne vous permettraient sans doute pas de lire ce livre : scrofuleux, vieilles carabosses, incubes, spectres, horreurs, démons, esprits follets, furies et gorgones. En fait se trouvaient là tous ceux qui étaient du côté de la sorcière, et que le loup avait convoqués sur son ordre. Et, juste au milieu, debout près de la table, se tenait la sorcière elle-même.
Un hurlement d'épouvante et des sons inarticulés jaillirent des gosiers de ces créatures lorsqu'elles aperçurent le grand Lion qui s'avançait vers elles et, pour un moment, la sorcière elle-même parut frappée de frayeur. Puis elle se reprit et éclata d'un rire sauvage et féroce.
— L'idiot ! cria-t-elle. L'idiot est venu ! Attachez-le solidement !
Lucy et Susan retinrent leur respiration, attendant qu'Aslan rugisse et bondisse sur ses ennemis. Mais il n'en fit rien. Quatre vieilles carabosses s'étaient approchées de lui : elles avaient un sourire moqueur, un regard méchant, mais, en même temps, elles semblaient hésiter, à demi rassurées sur la tâche qu'elles devaient accomplir.
— Attachez-le ! J'ai dit ! répéta la Sorcière Blanche.
Les vieilles carabosses s'élancèrent vers lui et poussèrent des cris de triomphe en découvrant qu'il ne leur opposait aucune résistance. Puis d'autres personnages — des méchants nains et des singes — se précipitèrent pour les aider et, à eux tous, ils roulèrent l'immense Lion sur son dos et attachèrent ses quatre pattes ensemble, en poussant des vivats comme s'ils avaient fait une action courageuse alors que, si le Lion l'avait voulu, une seule de ses pattes aurait pu causer leur mort à tous ! Mais il ne fit aucun bruit, pas même quand ses ennemis, qui tiraient et tendaient les cordes, les serrèrent si fort qu'elles lui entamèrent la chair.
Puis ils le traînèrent vers la Table de Pierre.
— Arrêtez ! cria la sorcière. Il faut d'abord le tondre !
Un autre éclat de rire ignoble jaillit de la gorge de ses serviteurs, lorsqu'un ogre, armé d'une paire de cisailles, s'avança et s'accroupit près de la tête d'Aslan. Les cisailles opérèrent, clic clac ! clic clac ! et des masses de boucles dorées commencèrent à tomber sur le sol. Puis l'ogre se recula, et les enfants, qui observaient tout de leur cachette, purent voir la figure d'Aslan qui paraissait toute petite et complètement différente sans sa crinière. Les ennemis, eux aussi, notèrent cette différence.
— Eh bien, ce n'est qu'un grand chat, après tout ! cria l'un.
— Est-ce de ça que nous avions peur ? s'esclaffa un autre.
Et ils affluèrent autour d'Aslan, pour se moquer de lui et le ridiculiser par ces quolibets :
— Mimi, minou ! Malheureux matou !
— Eh ! le chat, combien de souris as-tu attrapées aujourd'hui ?
— Aimerais-tu une soucoupe de lait, minet ?
— Oh ! Comment peuvent-ils ? murmura Lucy, avec des larmes qui ruisselaient le long de ses joues. Les brutes, les brutes !
Maintenant que le premier choc était passé, la figure tondue d'Aslan lui paraissait plus courageuse, et beaucoup plus belle, et beaucoup plus patiente que jamais.
— Muselez-le ! hurla la sorcière.
Et même à présent, tandis qu'ils s'affairaient autour de sa figure pour attacher la muselière, un seul coup de ses mâchoires aurait pu coûter leurs mains à deux ou trois de ses ennemis. Mais il ne broncha pas. Et cela semblait enrager cette canaille. Tout le monde s'acharnait contre lui, maintenant. Ceux qui avaient eu peur de l'approcher, même après qu'il eut été attaché, commencèrent à retrouver leur courage et, pendant quelques minutes, les deux petites filles ne virent plus le Lion, tant était dense la foule des créatures qui l'entouraient en lui donnant des coups de pied, en le frappant, en crachant sur lui, en le raillant.
Finalement, ces canailles en eurent assez. Et ils se mirent à traîner le Lion attaché et muselé vers la Table de Pierre ; certains tiraient, d'autres poussaient. Le Lion était tellement immense que, une fois arrivés là, il leur fallut rassembler tous leurs efforts pour le hisser sur la surface de la table. Puis ils l'y attachèrent très serré, avec de nouvelles cordes.
— Les lâches ! Les lâches ! sanglota Susan. Ont-ils encore peur de lui à présent ?
Après qu'Aslan eut été ligoté sur la pierre plate (et ligoté de telle façon qu'il n'était plus qu'un tas de cordes !) le silence se fit dans la foule. Quatre vieilles carabosses, tenant chacune une torche, se postèrent aux quatre coins de la table. La sorcière dénuda leurs bras, comme elle avait dénudé les siens la nuit précédente, quand il s'agissait d'Edmund au lieu d'Aslan. Puis elle se mit à aiguiser son couteau. Il sembla aux enfants, lorsque la lueur des torches l'éclaira, qu'il était en pierre, et non pas en acier, et qu'il avait une forme étrange et maléfique.
La sorcière s'approcha enfin. Elle se plaça près de la tête d'Aslan. Son visage était crispé et tordu par la passion, mais celui du Lion était tourné vers le ciel, toujours tranquille, sans aucune trace de colère ou de peur, empreint seulement d'une certaine tristesse. Et alors, juste avant de frapper, la sorcière se pencha et dit d'une voix frémissante :
— Et maintenant, qui a gagné ? Idiot, pensais-tu que par ton sacrifice tu sauverais le traître humain ? Maintenant, je vais te tuer à sa place, comme le stipulait notre pacte, et, ainsi, la magie puissante sera apaisée. Mais quand tu seras mort, qui m'empêchera de le tuer aussi ? Et qui le sauvera alors ? Comprends que tu m'as donné Narnia pour toujours ; tu as perdu ta vie et tu n'as pas sauvé la sienne. Sachant cela, désespère et meurs !
Les enfants ne virent pas le meurtre lui-même. Elles n'auraient pas pu supporter cette vision et s'étaient couvert les yeux de leurs mains.

Clive Staples Lewis, in Narnia (Gallimard)


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