Encore une fois nous allons passer Noël. Allons-nous seulement nous apercevoir de lui ? Mieux vaudrait dire : encore une fois, Noël va passer sur nous. Allons-nous seulement sentir son ombre, sa caresse, sa densité, sa gravité ? Jour pareil aux autres jours dans la série des jours, et néanmoins incomparable aux autres à cause de l’aimantation qu’il exerce, de l’émotion qu’il suscite, de l’immensité qui l’escorte. Noël violé par l’insolence quasi universelle de l’injustice sociale, du consumérisme aveugle et de l’abêtissement culturel. Noël vidé de son mystère, amputé de son origine, et dont certains envisagent désormais d’abolir jusqu’au nom. Enfant-Noël abusé partout à travers le monde, et qui pleure aujourd’hui jusque dans les églises, tout près des crèches elles-mêmes que des gestes pervers ont un jour désenchantées.
Il est difficile de parler de Noël, tant ce qui s’est passé – tant ce qui se passe encore – nous laisse sans voix. Les mots conventionnels, les mots pieux, les mots ecclésiastiques, les mots théologiques eux-mêmes s’éteignent sur nos lèvres, marqués qu’ils sont désormais du sceau de l’usure et du mensonge. Et ne nous hâtons pas d’en inventer d’autres, comme si de rien n’était : les inventions elles-mêmes seraient l’indice d’une légèreté plus désastreuse encore. Ne nous divertissons pas avec ces convivialités factices au moyen desquelles on prétend aujourd’hui rassasier à bon marché l’appétit spirituel de l’homme, lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement de l’anéantir. Peut-être notre célébration de Noël devrait-elle être – plus que jamais – un recueillement, avec tout le silence, toute l’attention, toute la frugalité que cet acte réclame de nous. Nous avons trop bavardé depuis longtemps, et autour de cela même qui appelle aujourd’hui la libération de la parole il peut se faire parfois beaucoup de bruit. Les institutions sont désuètes, comme est naïve, trop naïve parfois, la persuasion que leur réforme ou leur renversement radical garantirait absolument un avenir sans rides. C’est à chacun de nous d’abord, qu’il incombe de descendre au lieu nocturne d’où jaillit la Source et de vérifier sa propre cohérence avec le « Regard incroyablement neuf » (Péguy) qui s’est posé sur nous, non comme un jugement, mais comme une tendresse fondatrice.
Ce qui devrait captiver notre attention, ce qui devrait appeler notre adoration, ce qui devrait redresser notre espérance, plus que jamais, en ce Noël, au-delà des ruines dont nous sommes les témoins lucides ou révoltés, c’est l’Événement à la fois infime et immense, à la fois atomique et cosmique, dont Noël n’est que l’autre nom, puisque aussi bien il n’est d’événement véritable qui ne soit une naissance. Pâques, déjà, dont Noël est le bourgeon. « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous (Jn 1, 14). Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui (Jn 3, 16-17) ». Ce salut ne présuppose chez son Auteur aucun courroux, pas davantage qu’il n’exige de victime. Pour collaborer avec lui, ce salut n’a que faire de conquérants : il ne veut que des témoins. Les constructions de l’homme, même religieuses, sont caduques : l’Événement, lui, est inépuisable. Il est toujours en vie. Il est la « Vie » (Jn 14, 6). Il est « Semence » autant que « Semeur » (Mt 13, 3-8).
De durs frimas semblent s’être abattus sur le monde, sur l’Église, sur l’intime de chacun de nous. Mais ces circonstances « climatiques », si éprouvantes qu’elles soient, ne sont pas une fatalité. Attaché au plus élémentaire de nos vies, l’Événement est robuste et nous communique sa ténacité. Les jardiniers savent que les roses de Noël s’accommodent mal d’une ambiance trop confortable et se portent bien de la neige. À notre être spirituel, à notre vie baptismale aussi, il faut je ne sais quels frimas environnants pour s’épanouir. Demain se peut planter, dès aujourd’hui.
Beau Noël à chacun de vous.
À ceux qui sont connus et à ceux qui sont inconnus.
À ceux qui fréquentent habituellement cette page et à ceux qui tomberont sur elle à l’improviste.
À ceux qu’une dimension transcendante de notre vie intéresse et à ceux qu’elle n’intéresse pas, ou n’intéresse plus.
À ceux qui cherchent et qui errent sur le Réseau pour y mendier un peu de lumière, de chaleur et d’amour, comme les mésanges, l’hiver, s’approchent des jardins (le Réseau social est souvent un champ de bataille, alors qu’il devrait être un jardin public…)
Noël « a brisé toute entrave », comme il se chantait autrefois dans le « Minuit, Chrétiens », et nous rapproche tous, plus que jamais, en notre fragile et inestimable humanité.
Frère François