samedi 25 septembre 2021

En combattant... Romain Rolland, La mort de Péguy

 


Ici, s'ouvre l'admirable testament catholique de Péguy 1. Testament, non pas complet — (il remettait le débat à fond, pour plus tard ; et pour une pensée aussi mouvante et inépuisable dans ses profondeurs, il y aurait toujours eu un : plus tard, et un : plus complet) — mais, en ces moins de vingt pages, tout l'essentiel est dit. Et quelle chance c'est, pour nous, qu'il ait été dit, juste à l'avant-dernier quart d'heure, et quand sur cette bouche le sceau du silence éternel allait se poser ! Vraiment, il y a dans cette vie un destin mystérieux, c'est comme un ordre qui lui dit :

— « Maintenant, parle ! il est temps ! »

et qui l'arrête, aussitôt que le bref message, sans commentaires, est transmis :

— « Maintenant, tais-toi. Le temps est passé... »

Pourrai-je rendre la joie profonde de l'esprit, baignée de trouble et d'émotion, qui me saisit, chaque fois que je relis cette Confession, faite à mi-voix, posée, tranquille, où Péguy, comme sa Jeanne d'Arc à Rouen, comparaît devant ses juges d'Église, sourire aux lèvres, et circulant, comme en se jouant, au milieu des embûches, sûr de son droit, sûr de sa foi, et de l'Esprit qui l'habite. Toute violence a disparu. Dans ce Procès, où il y va de toute sa vie temporelle, en ses rapports avec l'Église, — (va-t-elle frapper ? Sera-ce le schisme ?...) ... il est d'un calme qu'on ne lui a jamais vu.

Le long monologue s'est interrompu. La porte de la chambre de travail de Péguy s'est ouverte. Un ecclésiastique — l'Église — est entré 1. Il est courtois : c'est un ami. Il laisse Péguy s'expliquer, et comme Mgr Batiffol, « il n'a garde de l'interrompre », mais il l'écoute attentivement, marque les points, et ne refuse pas, s'il y a lieu, de « marquer le coup », silencieusement, en souriant : « car il aimait ce grand fils demi-rebelle, entièrement docile et d'une fidélité sans nombre et d'une solidité à toute épreuve... »1. Ainsi Péguy, complaisamment, mais surtout très habilement, parle-t-il de lui, et dispose-t-il son partenaire, l'Église, à l'indulgence, en lui prêtant celle-ci, par avance, et à soi-même une docilité entière, à toute épreuve, — que ses propos n'attestent pas. Car, pour commencer, il déclare tout tranquillement que l'Index et ses arrêts sont, pour lui, nuls et non avenus. Rien de plus savoureux que ce paisible, ce railleur, ce total refus d'acceptation. Péguy retrouve un peu le tour de ses Dialogues ironiques, du temps de La Grippe et du bon maître Anatole France, mais bien plus bonhomme et naturel, sans aucun artifice littéraire et, dans l'ironie, sans aucun venin Voltairien. Impossible de s'en fâcher. On ne peut que sourire affectueusement à ce petit homme têtu, qui ne veut pas entendre, qui fait : bée comme le berger de Maître Pathelin ; mais ce mouton-là en a plus long à dégoiser, et il entend bien qu'on l'entende. Il a tant de plaisir à parler ! Et qui donc n'en prendrait à l'écouter ? Jamais il n'a tant semé sur son chemin, qui, comme toujours, zigzague à travers champs, non pas comme son Petit Poucet, de cailloux blancs, mais un trésor de pensées profondes, de grands problèmes, qu'il prend, qu'il laisse, comme des joujoux (le continu, le discontinu, l'espace et le point, le plein et le vide, la géométrie et l'arithmétique, la double unité : de compte et de mesure,... deux mondes, deux créations, il va jusqu'à dire : deux Dieux ! 1. Il fait bien d'avoir pris pour interlocuteur un prélat français accommodant et spirituel, de l'espèce de Mgr Duchesne, qui n'était point facile à scandaliser. Un prélat romain eût risqué de le prendre beaucoup moins bien...

Les voici donc qui se donnent la réplique, doucement, bonnement, en bons amis, qui ne sont pas pressés ; et ils ont l'air de s'amuser, en faisant l'école buissonnière ; mais aucun des deux ne perd de vue le vrai sujet. Ils sont lancés, par le hasard d'un mot-lumière, sur les routes droites, plantées de poteaux indicateurs 1. Et le piéton passionné, le pèlerin de Notre-Dame de Chartres s'enflamme... « Rien n'est beau comme une belle route plate de Beauce... » Il a saisi, d'enthousiasme, la comparaison que son interlocuteur (malin Péguy ! l'interlocuteur, c'est encore lui) a faite de l'Index avec les poteaux indicateurs. Pendant des pages, il va les décrire, ces beaux poteaux, qui font si bien sur la route, de Lozère, Orsay, Dourdan, à Chartres — et qu'il n'a pas besoin, pour aller à Chartres, de consulter. Il leur accorde (il est bon prince, — ou, bien plutôt, matois fidèle) toutes les qualités : beauté, raison, exactitude, hors une : qu'ils soient utiles, qu'ils servent à quoi que ce soit...

Et si vous me le faites dire, Monseigneur, ce sera bien par obéissance. Et de là à me le faire croire, je vois bien qu'il y faudra une deuxième obéissance »1.

Quel ange d'obéissance ! Mais il vient de dire que chacune des deux obéissances, en fait, serait pour lui un abîme. Son esprit n'est point près de les passer.

Ils continuent pendant quelques pages à plaisanter, sur le bord de ces abîmes, en hommes courtois, sérieux au fond, attentifs à ne point se blesser. Puis, Péguy s'arrête, « il marque un temps » :

Croyez-moi, mon père, (et ici sa voix prit un éloignement grave et mélancolique)... je l'ai faite, moi, la route de Chartres. Permettez-moi de vous dire, ce qui fait aller à Chartres, ce n'est pas les bornes kilométriques et ce n'est pas les poteaux indicateurs.

Alors, qu'est-ce que c'est, mon enfant ?

 Mon père, c'est la vieille croix de bois qui se dresse à l'angle des routes, rongée de mousse... Elle est là, quelque part, sur terre... Et c'est toujours la même terre... Et pas même d'inscription, tellement c'est simple... Quand toutefois on en peut déchiffrer une, les quelques mots qu'elle porte, généralement du latin, évoquent un bien autre voyage 1.

Le prêtre se tait, il a senti le coup. — Et nous aussi, nous le sentons. Nous avons senti passer le frisson de l'indicible. Nous sommes bien loin des discussions d'un jour. Le gouffre de la Croix s'est ouvert, et des espaces éternels.

Maintenant, Péguy, d'un pas plus ferme, (il est assuré du respect de son partenaire, ils ont échangé le signe mystérieux de reconnaissance), Péguy entre au vif du sujet :

Nous allons enfin voir au juste ce que c'est qu'un catholique.1

(Que les amis de Péguy soient attentifs ! Et ceux qui tâchent de se leurrer sur son non-catholicisme, qu'ils ne se bouchent pas les oreilles ! Péguy va définir sa position avec une clarté sans ambages).

Non, Péguy n'est pas un protestant, ni un fuoruscito du catholicisme. Il établit une comparaison, une distinction, tout à fait nette, entre lui et ses amis, « ses principaux amis », qu'il a « chez les protestants et chez les Juifs »1. Il « sait qu'ils ne peuvent pas se représenter ce que c'est qu'un catholique. Et les protestants sont encore plus éloignés, plus incapables de se le représenter que les Juifs. Ils croient qu'ils le connaissent, qu'ils le comprennent, qu'ils s'y opposent, qu'ils le combattent. En réalité, non seulement ils ne le connaissent pas, mais ils ne le comprennent pas, ils ne le voient pas, ils ne se le représentent pas. Cette sorte propre de gratuité qu'il y a dans le catholique ».

Et nous touchons ici à « un des points de discrimination ».

Le catholique est « un garçon qui connaît bien sa route, qui la sait, qui la voit, qui fait comme tout le monde... Il sait très bien qu'il est dans la bonne route spirituelle ». Il n'a aucun besoin des poteaux indicateurs, pour le guider. Mais « il éprouve tout de même une joie à les consulter ». C'est une sorte de « joie rituelle de la route », — une joie, « qu'un non-catholique ne peut pas se représenter, une joie de communauté, une joie de paroisse ». Joie de marcher avec son peuple, avec ses siècles de chrétienté, avec son Christ et son Église. Joie parfaitement inutile et gratuite, puisqu'il n'en a pas besoin pour marcher sur la bonne route. Mais c'est justement cette inutilité, cette superfluité, cette gratuité, qui fait la joie propre du catholique, la seule joie.

Et là est, dit Péguy, « la profonde (la seule, l'irrévocable) incommunication entre le catholique et tous les autres ensemble ».

« Les protestants sont des gens qui font eux-mêmes... qui dressent chacun ses poteaux indicateurs. Et non seulement ils les font, mais ils les justifient tout le temps ».

« Le catholique se sert de ceux qu'il y a.. ». Aussi bien, pourrait-il s'en passer, s'ils n'ajoutaient à sa joie. « Il sait très bien où il (l'on) va. Il sait très bien où il (l'on) est.

Ubi, quo, unde, qua. Il s'approche tout de même du bord de la route et il regarde le poteau indicateur. Ça fait du bien. C'est une joie de la route. Allez expliquer ça ».

Mais oui, nous l'expliquons, et qui se l'explique, mieux que Péguy ? La joie de celui qui marche et qui se sait dans le bon chemin, est qu'il n'y est point seul, que ce chemin est celui de tous ses frères, des millions de frères, et que tous ensemble, ceux d'autrefois, ceux de l'avenir, ceux du présent, les invisibles et les visibles, ils vont tous à Dieu 2. — Bénis soient donc les poteaux indicateurs, les directions de l'Église ! Mais qu'elles ne pensent pas nous diriger ! Nous avons reçu nos « indications », de plus haut 3. Et c'est librement que nous les suivons. Reprenons la parole inscrite, au milieu de l'œuvre : « Il y a cette liberté de l'homme qui est une pièce essentielle de l'opération du salut et qui s'articule hermétiquement sur la gratuité de la grâce. Dieu veut être aimé librement.. ». Et libre est l'amour pour Dieu, du catholique. Et gratuite est sa joie à l'aimer. Millions de frères, entrons ensemble « dans le domaine de la joie ! »

Il l'a bien dit, il a dit : « la joie », au seuil de la mort, le tourmenté de toute sa vie :

— « Nous entrons ici dans un domaine inconnu, dans un domaine étranger qui est le domaine de la joie. Cent fois moins connu, cent fois plus étranger, cent fois moins nous que les royaumes de la douleur. Cent fois plus profond je crois et cent fois plus fécond ».

Quels mots nouveaux dans sa bouche ! Et comme c'est beau, et comme c'est bon, qu'il ait reçu l'illumination, le bord ultime du premier rayon à l'Orient, juste à l'instant où il arrivait à son Occident, au terme de son pèlerinage, — au faîte de son Mont Nebo... Juste le temps de voir sur l'immense plaine qui s'étend au loin le soleil, auquel sa dure ascension de toute sa vie a aspiré.

« Heureux ceux qui un jour en auront quelque idée »1.

Et là-dessus, la mort l'appelle 4. Le manuscrit reste ouvert, au milieu d'une phrase interrompue.5 Une date, au dessous : « Samedi, 1er  août 1914 ».

 

Sous l’invocation de la Jeanne des batailles

Mort de Péguy

Il plante là tous ses manuscrits, sans même un regard sans une pensée pour eux.

Quand Mme Favre lui demandera, le 3 août :

Avez-vous mis en sûreté vos manuscrits ? Avez-vous pris des dispositions pour votre Bergson ?

— Je n’y ai même pas songé, répond-il ; ce que je vais voir est tellement plus important que tout ce que j'ai écrit : je vais assister à de tels événements que ce que j'écrirai, au retour, dépassera tout ce que j'ai fait jusqu'ici 6.

Ne le plaignons donc pas ! (Mais c'est nous qu'il faut plaindre). Lui, il allait écrire dans son sang sa Jeanne d'Arc des Batailles 7.

Un autre avait déjà payé de son sang ses vains efforts désespérés pour éviter cette guerre à la France : le 31 juillet, à dix heures du soir, Jaurès avait été assassiné.

On voudrait penser que ce fut cette nouvelle qui, le 1er août, fit tomber la plume de la main de Péguy. N'eut-il pas le frémissement des paroles meurtrières qu'il avait écrites, — et de celles que moi-même je lui ai entendu dire, — (s'il me les a dites, à moi, à combien d'autres n'a-t-il point dû les dire aussi !) sur un ton de fureur concentrée :

Nous ne partirons point pour le front, en laissant ces traîtres vivants, derrière notre clos !

Halévy assure qu'à la nouvelle du meurtre, Péguy manifesta « une exultation sauvage »8.

Contre cette assertion, Mme Favre, chez qui Péguy passa ses deux derniers jours à Paris, a protesté avec indignation. Dans ses Souvenirs, elle a écrit, à la date du dimanche 2 août :

Vers une heure entre Péguy, sous l'uniforme de lieutenant... D'une voix sourde, les traits crispés, il me parle de l'assassinat :
— Crime odieux
— Perte irréparable, répliquai-je.

J'ai insisté, pour qu'elle précisât ces souvenirs :

Crime odieux avait-il été dit par elle, ou par Péguy ?
— Par elle, m'a-t-elle avoué.
— Et pouvez-vous me certifier, lui demandai-je, que le sentiment de Péguy ait fait écho au vôtre ?

Mme Favre m'a répondu :

Aucune parole de protestation n'a desserré ses lèvres crispées, toute son attitude était celle d'une terrassante, déchirante douleur intérieure. Que dire de plus ? Je ne le puis... Et c'est ce que, moi-même, j'ai respecté par mon propre silence, pendant les jours encore qu'il passa près de moi (Lettre d'avril 1942).

Et dans une autre lettre, quelques jours après :

Tout son être tendu, raidi sur une douleur refoulée au plus creux de lui-même, était le symbole d'une écrasante fatalité ; peut-être, si je lui avais parlé, l'aurais-je brisé !

À travers ces lignes, je ressens le douloureux combat, qui n'a pas fini de se livrer dans les souvenirs de cette noble femme, si digne de la confiance de Péguy, si passionnée pour sa mémoire, — combat, conflit entre sa loi d'absolue vérité et son appréhension secrète que cette vérité ne fût pas telle que son culte ardent pour Péguy le souhaitait. Car le fait est qu'elle n'a pas osé insister, pour rompre le silence de Péguy et pour avoir de sa bouche la condamnation formelle du meurtre 9.

Pour moi, ayant entendu ce que j'ai entendu de la bouche de Péguy et connaissant l'emportement de ses passions, je ne doute guère qu'au premier choc de la nouvelle, il n'ait eu, comme l'écrit Halévy, un sursaut de sauvage exultation. Il était tout brûlant de la fièvre de la guerre 10. Enfin ! Enfin ! Il allait partir pour sa croisade. Et sur ce Jaurès, en qui sa haine aveugle voyait un traître et, par l'éclat de son génie, le plus funeste ennemi de la France — ô folie ! — la foudre vengeresse venait de tomber. C'était comme un jugement de Dieu. J'entends le hurlement de joie sacrée d'un prophète de l'Ancien Testament.

Puis, au lendemain, au surlendemain, les souvenirs du passé sont revenus l'assaillir, dans le silence de la nuit. La face du mort, sa voix chaude, son affectueuse poignée de main, les bons combats livrés ensemble, et, à son égard ; cette puissante indulgence, qui l'exaspérait, mais qui, maintenant, l'accablait comme un reproche muet. Oui, il a dû se sentir alors, comme Mme Favre l'a dépeint, écrasé par la tragique fatalité de ce crime, qu'il ne pouvait pas, tout ensemble, ne point abhorrer, et ne point juger nécessaire, selon la logique implacable de son fanatisme jacobin, à l'autel de la Patrie en danger. Ce même crime, transposé, d'un siècle en arrière, aux temps héroïques de la Convention, ne lui eût causé aucun remords, aucun regret. C'est bien facile de se prononcer, en histoire ! Mais nul mieux que Péguy ne connaissait l'abîme qui sépare un fait passé d'un fait présent, — et quand le fait serait identique ! Ce sont deux mondes, et dans celui d'aujourd'hui, il y a l'éclair du se faisant qui se défait, du vivant qui meurt, et cet instant est un infini. Ce n'est point l'esprit qui le ressent, c'est la chair. Je suis certain que la chair de Péguy a frémi de cette commotion bouleversante. Il lui eût fallu pouvoir tirer au clair le tumulte de ses sentiments enchevêtrés et contraires. Et il n'avait plus le temps. Il ne pouvait se permettre ces examens de conscience, lents et patients. L'heure avait sonné de l'action. Elle exigeait qu'il étouffât tout ce qui pouvait diminuer son énergie. Le nom de Jaurès n'est plus prononcé. Et que les morts enterrent leurs morts !

Péguy n'est plus occupé que de se mettre en règle avec la vie, avant le départ, de s'alléger l'âme et de s'ajuster le corps à l'aise, pour les grandes marches et les combats. Les amis ont le pas sur la famille. Il ne va même pas embrasser sa mère, avant son départ : « il n'a pas le temps ! »11 Il prend congé de sa femme enceinte, dès le matin du 2 août. Ce n'est plus le bûcheron de la forêt de Gennetines, dont toute la vie était suspendue à la pensée de ses enfants. Ses affections sont mâles : elles se réservent aux compagnons, — les vieux amis et le régiment.

Les femmes ne connaissent pas cela, elles ignorent cette simplicité, cette fraternité, cet abandon, ce dévouement quasi-maternel de tous ces hommes pour le chef qui les aime, les protège : c'est la camaraderie dans toute sa bonté 12. Il entend consacrer ses deux dernières journées à faire le tour des amis de Paris et à effacer entre eux et lui les dissentiments. Il va embrasser ceux avec qui il s'était brouillé. Il s'est installé chez Mme Favre, dans l'accueillant appartement du 149, rue de Rennes, qui a entendu tant de ses intimes confidences. Et sans se gêner, comme un fils, il va, d'une chambre à l'autre, pieds nus, pour les délasser, « car ils vont en voir de dures », et il s'habille et se déshabille devant la vieille amie, « avec de savantes précautions pour que rien ne le gêne dans ses vêtements ».

Dans ses propos, rien que d'enthousiaste, toute tristesse est bannie ! « Il vit les plus belles heures de sa vie ». Et quand il part, solennellement, il affirme qu'« il part, soldat de la République, pour la dernière des guerres et le désarmement général ».

C'était le songe de ces jeunes hommes qui couraient se sacrifier ; et je l'ai célébré, avec une commisération affectueuse, dans cet Au-dessus de la Mêlée, qu'on a tant incriminé. Mais on s'étonne que Péguy, dont le regard aigu perçait toutes les illusions, se soit prêté à celle-ci. C'était faire un peu trop vite sa paix avec « ce monde moderne », qui est essentiellement le monde des affaires, et l'une des plus juteuses pour lui fut, est, sera toujours la guerre. Si jamais la politique s'est introduite dans la mystique, pour la ronger et la flétrir, comme un ver (l'objet des fureurs convulsives de Péguy, pendant toute sa vie), c'est bien dans ces guerres nouvelles dites du Droit, où les plus pures idéologies sont mises au lit des plus sales intérêts. Si Péguy avait pu prévoir quelle insane victoire allait être le fruit de son sacrifice et des milliers d'autres consentis par les plus nobles jeunesses de France, — si surtout lui était apparue l'ignoble dégradation qui a suivi la victoire, la prostitution d'une jeunesse soûle de plaisirs et d'argent, et le déséquilibre moral de la nation, — quelle eût été sa frénésie ! Alors — alors il eût peut-être senti le prix de la défaite, qu'il avais si âprement flétrie, de ces grandes infortunes d'un peuple où se retrempe un peuple bien né, et dont nous étions fils, — lui, Péguy, moi et mon Olivier de Jean Christophe, et toute cette admirable flambée d'idéalisme héroïque qui a fait la grandeur de la génération en partie fauché (en 1914-1918, — et vingt ans après, d'une autre défaite démesurée, d'où est sortie sa propre résurrection, dans la gloire et le culte pieux d'une nouvelle génération, qui enfin l'a compris et le compte parmi les génies de la patrie, (au double sens du Panthéon de gloire, et des divinités tutélaires de la maison).

Mais, à plus tard, la pensée réfléchie et le bilan des expériences ! L'heure était d'agir et de tout jeter dans l'action. Que rien ne vienne l'ébranler ! — « Il faut que quelque chose soit sûr. Il faut », a dit l'auteur de La Condition humaine, l'un des esprits que je crois les moins sûrs de « quelque chose », et qui s'est jeté, avec le plus d'emportement décidé, dans les fureurs de la guerre et de la Révolution. — Péguy n'avait plus à chercher, en tâtonnant, sa certitude : il l'avait depuis longtemps dégagée de sa propre substance, de celle de sa race et de cette terre de France, qui lui était une mère, une femme et une amante. Et maintenant, il était tout à elle. Et que tout le reste fût oublié !

* * *

Il partit, le 4 août 13. Et, par un de ses soldats, Victor Boudon 15, nous pouvons suivre tous ses pas, jusqu'à cette fin d'après-midi du 5 septembre, où il tomba pour la Bien-aimée.

Il faut le voir, avec les yeux de ses hommes : un peu railleurs, d'abord ; ils l'ont tout de suite repéré, ils le nomment : le Pion ; mais il en sourit avec malice, et on l'estime, pour sa justice, pour sa paternelle fermeté, pour l'exemple surtout qu'il donne d'une prodigieuse activité, ce petit homme infatigable, qui court de tête à queue de la colonne, qui fait toujours deux fois le chemin, on dirait (et ils le disent) un chien de berger. Il a le képi rejeté en arrière, un mouchoir en couvre-nuque, sa pèlerine noire accrochée à son bras, son col de tunique dégrafé, il ruisselle de sueur, mais il ne se montre jamais las. Il marche, « d'un pas saccadé et presque automatique ». Sa voix est vibrante et métallique. Son grand plaisir, aux exercices d'entraînement, qu'on fait encore, en cours de route, c'est la charge à la baïonnette. « Il exultait. Courant en avant, sabre au clair, hurlait : ‘En avant Chargez !’ Ensuite, l'ennemi imaginaire repoussé, il remettait l'épée au fourreau, avec un regard de fierté et un soupir de contentement qui nous faisait tous sourire ».

Patience ! Quinze jours ne seront point passés, que la charge aura lieu pour de bon, et ils ne songeront plus à sourire de l'intrépide lieutenant. Ce sera lui qui rira, dans la bataille.

Pour le moment, tout est au calme. Nul n'entrevoit le déluge de feu qui va s'abattre sur la France. Ils sont portés par la plus folle des illusions : ils font une simple promenade militaire. On dit : « Les Allemands ne tiendront pas... Ce sera l'affaire de trois à quatre mois ».

Une vingtaine de lettres de Péguy, très brèves, qui scandent la marche de ces premières journées, rayonnent d'une joie calme et claire. Ce qui domine en elles, c'est la paix... La paix... Enfin !... Il a suffi que Péguy entrât en guerre, pour que la paix entrât en lui. Elle est le refrain de ces lettres, le motif conducteur de sa pensée :

Vivez dans la paix comme nous (7 août, à Mme Péguy).

Mon enfant, je voudrais que vous eussiez un peu de cette grande paix que nous avons (8 août, à Mme Favre).

Nous vivons dans une sorte de grande paix (21 août, à Mme Favre).

Une immense paix (22 août, à Mme Marcel Bernard).

Ici, une immense paix (23 août, à Mme Charles Péguy).

Il baigne dans la félicité. Ce sont les plus beaux jours de sa vie. « Trente ans de vie ne vaudraient pas ce que nous allons faire en quelques semaines (8 août, à Mme Favre). Et, dans une lettre (inédite) du 17 août à André Bourgeois :
Je vis dans cet enchantement d'avoir quitté Paris les mains
pures. Vingt ans d'écume et de barbouillage ont été lavés instantanément. Que disions-nous d'oubli de son œuvre ? Il la rejette, il la renie... « Écume et barbouillage »... Il est lui-même son œuvre immortelle — son sacrifice. Car on sent bien que le don de soi est déjà fait, il ne tient pas à le reprendre, il écarte l'idée du retour. Trop de fois, il revient dans ses lettres sur cette prescription aux amis :
Gardez-moi un souvenir sans deuil Mme Favre).

Vous me garderez une fidélité sans deuil (À André Bourgeois).

Tout au plus, se plaît-il à donner rendez-vous aux plus intimes, dans leurs prières, une fois par an, sous les voûtes de Chartres, au lieu de sa grande illumination (À Mme J. Garnier-Maritain, 16 août).

Mais cette joie pure du don total de soi, cette euphorie du sacrifice, implique une condition secrète, qui n'est même pas mise en doute : c'est la victoire de la patrie. Et, jusqu'au 24 août, rien ne vient troubler cette certitude. Rien n'a brisé jusqu'à ce jour l'élan de la compagnie, dans sa marche en avant. C'est dans la nuit du 24 au 25, à Pont-à-Mousson, que commence le mouvement de repli, inexpliqué, bientôt accéléré et souligné, à quelques kilomètres en arrière, par la canonnade allemande. Le 27, Péguy s'obstine encore à nier qu'il soit question d'une retraite. Dans la soirée seulement, un journal, pour la première fois lu depuis huit jours, leur apprend les désastreux événements : l'Alsace évacuée, la retraite de Lorraine, la bataille de Charleroi perdue, les uhlans à Lille, l'invasion. Péguy, les dents serrées, affirme la victoire quand même. Le 28, la compagnie est transbordée, dans l'Oise, à 120 kilomètres de Paris. On se berce de l'idée que les Allemands sont restés achoppés à Lille, et que l'ordre va venir de marcher sur eux, avec un corps anglais. Mais une cohue de fuyards balaie les routes. Et la panique les suit. Les Boches sont sur leurs talons. Ils entrent à Roye. Ils entrent à Péronne. Il faut reculer, reculer toujours. « Le visage de Péguy exprime une tristesse mêlée de rage ». Il ne retrouve son exultation que, le 3o août, à Armancourt, quand il marche à l'ennemi, à côté de sa compagnie, « au pas comme à la parade » ; il a « son képi rabattu sur ses yeux qui brillent d'une lueur farouche » ; et sous les obus, « quand les marmites passent au ras des têtes, Péguy rit »16.

Hélas ! l'ordre est donné de battre en retraite. On se replie précipitamment. Et les soldats épuisés, affamés, murmurent, parlent de trahison, et se débandent. Péguy, lui-même harassé, les objurgue, les supplie, court après ceux qui s'en vont, s'offre à porter la charge de ceux qui n'en peuvent plus. Le 31 août, la compagnie ne compte plus que cinquante à soixante hommes. Et, dans la soirée, il n'en reste plus que trente, qui n'obéissent plus. Péguy, qui a pris le commandement (car le capitaine Guérin, malade, blessé, a dû céder la place) crie :

— « La 19e, en avant ! » On lui répond :

— « Il n'y a plus de 19e ».

— « Ah ! tu crois cela, dit-il, eh bien mon vieux, tant que je serai là, il y en aura une, 19e. En avant ! » Et il part, devant. Ce qui reste du troupeau suit.

Le 1er septembre, le 2 septembre, recul toujours. On voit Senlis bombardée. Dans la lointaine phosphorescence s'annonce déjà la lueur des projecteurs des forts Parisiens. Sur un poteau indicateur : « Paris, 22 kilomètres ». Et dans le dos, le souffle de l'ennemi. La foi de Péguy dans un plan de Joffre pour regrouper en arrière les forces intactes, se défend contre la mortelle amertume ; mais autour de lui, c'est la déroute. Les hommes s'affaissent et refusent de se relever. « Des régiments entiers sont couchés par terre ». Ceux qui restent debout, dorment en marchant. 15o kilomètres sont abattus en trois jours.

Le 4 septembre, enfin, l'ordre de Joffre : « Le moment n'est plus de regarder en arrière... Se faire tuer sur place, plutôt que de reculer... Il était temps ! Se faire tuer, mais face à l'ennemi, quel soulagement ! Et pour la plupart, c'est sur le sol même où ils sont nés qu'ils vont tomber. Péguy défend le seuil de sa Beauce.

Il s'est recueilli, son dernier soir, dans l'ancienne chapelle de Montmélian, près de Saint-Witz 17. Il a mis l'ordre dans ses affaires du régiment. Et le samedi 5 septembre, ils prennent vers l'est la direction de Meaux. Dernière image : une courte halte à Nantouillet. Péguy, assis sur une pierre, en plein soleil, blanc de poussière, inondé de sueur, relit, avec des larmes de joie, une lettre reçue la veille... « Honneur, bonheur... ».

Adieu, bonheur. C'est bien fini. Maintenant, seul reste en lice le chevalier Honneur. Le régiment se remet en marche vers son destin, dans les avoines de Villeroy. Les obus grêlent. Ordre de se porter à l'assaut de la hauteur boisée de Monthyon, occupée par l'ennemi. Cinq heures du soir. Les hommes avancent en bondissant, rasant le sol, courbés en deux, trébuchant dans les betteraves. Le capitaine Guérin est tué. Le lieutenant de La Cornillière est tué. Péguy, debout, crie avec rage :                « Tirez, tirez, nom de Dieu ! » Et je pense au juron de sa Jeanne, dans la bataille : « Bon gré Dieu ! »... Une balle lui brise le front. Il est tombé, sans un cri. Ses derniers regards ont vu fuir l'ennemi. C'est le soir de la première journée de la bataille de la Marne.

* * *

Fût-il jamais plus beau dénouement à une chronique légendaire ? On dirait qu'il avait été écrit, d'avance. Oui, c'était l'heure exacte, c'était le lieu, où devait s'achever cette vie héroïque. Il n'eût pas souhaité une autre fin : elle comblait ses vœux les plus profonds. Et nous n'avons pas le droit de la déplorer. Nous y avons perdu, sans doute, de grandes œuvres et les secrets d'une âme, qui n'était point pressée de les livrer. Mais que de déceptions et que d'amertumes la vie d'après-guerre lui eût — nous eût peut-être, à son sujet, réservées ! (Nous en reparlerons plus loin...) Non, il était mieux qu'il tombât, frappé en son zénith. La France n'a jamais manqué de grands écrivains, de grands artistes. Mais les plus grands se satisfont de leurs chants. Honneur au haut poète, qui donna l'exemple du sacrifice ! C'est bien à lui que s'applique le vers, où il avait lui-même inscrit sa destinée :

Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu !

Silence aux pleurs ! Ce n'est pas un deuil, c'est une victoire. Ainsi l'a compris Barrès, dans le bel article de l'Écho de Paris qui, le 17 septembre, annonçait sa mort. Ainsi, je l'ai compris moi-même, dans l'adieu funèbre que le 17 septembre, j'envoyai au Journal de Genève 18 :

Mon cher compagnon Péguy est mort comme il a vécue : en combattant pour le droit et pour sa foi.... Sa vie d'âpre héroïsme fut vouée à la patrie. Il s'était assigné la mission de chasser les vendeurs du temple, qui le souillaient, de relever sa fierté, de lui rendre la conscience de son destin. Et il l'a défendue par la plume et par le fer. Toutes ses œuvres furent des actes : ses épopées mystiques, ses brillantes visions, ses batailles de pensée. Et le dernier de ses actes fut son œuvre la plus belle... Il a rejoint les héros de notre histoire épique, les hommes des Croisades et de la Grande République — et la petite bergère de Lorraine qu'il a chantée.

Si je retranscris ces lignes, c'est qu'on s'est bien gardé de les mentionner. Tons ceux qui, après la mort de Péguy, se sont abattus sur son corps, pour l'enrôler dans leurs partis de réaction (Debout, les morts !), ont eu grand soin d'écarter de lui l'hommage funèbre du « vieux compagnon qui avait marché quatorze ans près de lui, dans la nuit, au devant du soleil de la France qui montait... », de l'homme d'Au dessus de la mêlée 19.

Dans sa préface au livre de Victor Boudon, Barrès, dressant sa liste, d'une vingtaine de noms, des collaborateurs et amis de Péguy, pudiquement omet mon nom, (qui cependant remplit vingt-cinq Cahiers, de 1901 à 1913, — sans compter les éditions Péguy d'avant les Cahiers). Et quand il s'est agi de préparer une édition des Œuvres Complètes de Péguy, nul ne s'est soucié de mes souvenirs et des témoignages que je pouvais apporter. Il fallait que Péguy fût, après sa mort, inscrit dans le régiment de Millerand et de Barrès 20. Et je ne sais pas si l'équipe en a tiré un grand profit. Mais je sais bien que la mémoire de Péguy en a pâti.

La génération idéaliste du sacrifice était en grande partie anéantie. Ceux qui restaient étaient sans chefs, meurtris, lassés, et impuissants contre le flot désordonné des nouveaux venus qui, sans avoir connu la stoïque attente et les épreuves de leurs aînés, ramassaient les fruits malsains d'une victoire empoisonnée. Plus ruineuses encore que les conséquences politiques de celle-ci se sont montrées les conséquences morales. La France a peu connu d'époques où l'esprit, se soit abandonné à un plus stérile dévergondage, non sans brillant illusoire, mais sans lumière durable et sans chaleur, que dans les années qui ont suivi les traités de Versailles et de Trianon. C'était le règne de la facilité et du profit, et des paillettes de l'esprit qui s'amuse, au jour le jour, indifférent aux grondements du sol de la vieille Europe, partout crevassé et travaillé par le feu. La parole virile, chagrine, tourmentée, de Péguy n'était point faite pour un tel âge. L'édition dite définitive des Œuvres de Péguy, faite sans ordre et sans critique, reste en chemin, et devra être reprise entièrement, à pied d'œuvre. Les nouveaux Cahiers de la Quinzaine, entrepris par Marcel Péguy, ont jeté une lueur vacillante, qui s'est bien vite éteinte. L'apparition de grands inédits, parmi lesquels des chefs-d'œuvre de l'âme et de la langue française, comme Clio (1917) et La Note Conjointe (1924), sans compter l'autobiographie d'enfance, Pierre, publiée en 1934, dans le premier volume de l'édition Gallimard, la suite du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, révélée par Marcel Péguy, en 1926, et la suite de Notre Patrie, publiée dans la NRF. en 1939, n'a point pénétré d'un trait de feu la flânerie torpide des lettres françaises d'avant la seconde guerre. Et la fidélité de quelques amis, comme Daniel Halévy, n'avait réussi, en attendant le réveil des cœurs, qu'à faire inscrire par la Ville de Paris ou par l'État la gloire officielle, sur des plaques mortuaires.

Le coup de tonnerre de 194o, qui, en quelques jours, a bouleversé le cours de l'histoire, en labourant la terre et l'esprit de France, a fait ressurgir Péguy dans une lumière éclatante. Il a fait figure de prophète, clamant dans le désert la ruine qui venait sur Jérusalem, mais en même temps l'espérance inébranlable dans la Nouvelle Alliance après le dur rachat par les peines vaillamment surmontées.

Extraordinairement prophétique, en effet, avait été le tragique cri d'alarme, entendu, le 1er juillet 1939, un mois avant l'explosion de la guerre fatale, — dans le numéro de la NRF qui, pour la première fois, publiait les pages inédites faisant suite à Notre Patrie (écrites entre la fin d'octobre et le début de décembre 1905). Péguy y était hanté par la subite vision du « ventre énorme de barbarie », que traîne après soi, sans y penser, la civilisation d'Europe. J'ai cité plus haut ces paroles d'épouvante devant l'abîme, où risque de disparaître, à tout moment, « le petit fragment », « la mince parcelle » de culture et de liberté du monde.

Et il s'emportait jusqu'à la fureur contre l'optimisme béat (il l'appelait cynisme atroce) des socialistes, qui s'en remettaient à la marche inéluctable du progrès, sans se laisser troubler par les tourments de l'univers, « ces peuples entiers torturés... ces misérables populations coloniales, extrême-orientales, orientales, ces 300.000 Arméniens massacrés... tous ces misérables Russes ; tous ces misérables Juifs, tous ces misérables Polonais... toute cette atroce détresse hurlée par tant de peuples victimes 21.

Tout optimisme lui devenait odieux.

À défaut des théologies et des philosophies providentielles, une seule voie reste ouverte, qui est celle d'une éternelle inquiétude... Nous ne savons absolument pas si l'invention de la culture parmi des humanités n'est point le résultat d'un accident géographique, organique, historique, cosmogonique... Des civilisations entières sont mortes... Absolument, entièrement et totalement mortes... Sans compter celles dont nous ne savons même pas qu'elles sont mortes, puisque nous ne savons même pas qu'elles aient vécu. Le sort de l'humanité n'a jamais été aussi précaire, aussi menacé, de partout, la barbarie remonte. Pour Dieu, regardons la maîtresse réalité !

Mais ce cri d'angoisse et d'épouvante, un des plus sombres qui soient jamais sortis de la bouche de Péguy 22 (et lui-même a reculé devant sa publication) — qui donc y avait pris garde, avant l'apocalyptique débordement de cette monstrueuse machine de mort, de ces millions de machines de guerre, sorties de la Forêt germanique et remplissant les airs, les terres et les mers de l'Occident — de l'Europe entière ?

Et même après, combien peu auraient le courage de regarder en face la sombre prophétie ! Péguy lui-même s'y était arraché. Il était, au prix de quelles épreuves déchirantes, mais illuminantes, parvenu au seuil de ces « théologies et philosophies providentielles », qu'en 1905 il ne pouvait franchir. Il faisait confiance aux Forces Éternelles. Quel chemin parcouru, entre l'agonie de pensée de 1900, hantée par la vision de « la mort de l'humanité », et « la grande paix », « l'immense paix » des lettres de guerre d'août 1914 ! La main de Notre-Dame de Chartres avait passé là-dessus.

Aussi ne saurait-on être surpris que la jeunesse catholique française, des années de la grande Captivité, ait, dans la nuit de sa solitude abandonnée, revendiqué Péguy, comme son maître et son soutien, presque comme son saint, avec une ferveur passionnée. Et l'Église, tardivement, a consacré le fils fervent, mais inquiétant, dont avant sa mort elle se méfiait 22, il n'avait plus d'avenir qui pût troubler ; et le passé peut toujours être habilement recomposé : il y a si peu de lecteurs fidèles, patients et scrupuleux, qui lisent tout de l'auteur qu'ils aiment le plus ! ils préfèrent n'en lire que ce qui leur agrée ; et si l'on fait, pour eux, ce choix, ce n'en est que mieux. Le choix a été fait, avec une intelligence très avertie, par l'un des fils catholiques de Péguy, Pierre Péguy, dans son excellente « Collection catholique » de petits recueils : Prières, Pensées, Souvenirs, etc., sous la bénédiction de princes de l'Église.

On a même vu se fonder des Ordres de chevalerie catholique, sous l'invocation du saint patron Péguy :

Ordre des compagnons de Péguy (Marseille, 1941) à l'imitation de saint Dominique, un ordre d'hommes et de femmes dans la vie, autour de Celui dont la voix nous allume et nous complète... Ordre séculier, qui doit participer aux luttes du siècle, et qui s'est fondé sur le serment prêté, le 15 août 1939, en la crypte de la cathédrale de Chartres :

Je servirai la France dans la Chrétienté.
— Je garderai pour maîtres de tradition saint Louis, sainte Jeanne d'Arc, et Péguy...

À tout péril
Dieu aydant.

Cet ordre, qui s'inspire d'un haut idéal moral, d'une pureté intransigeante, et qui s'impose des règles viriles de vérité, de justice, d'ordre, d'honneur et de hardiesse, montre un bout de l'oreille inquiétant, quand son intolérance édicte, au nom de Péguy : « Pour nous, un Français ne peut être, s'il n'est chrétien ». Et quand il pose, comme deux premières conditions d'admission :

1. « De donner plein et entier accord aux directives de l'Ordre sa « Commanderie », formée des fondateurs), « ayant tous pouvoirs pour établir les institutions et constitutions nécessaires.

2. d'être authentiquement Français ».

J'ose dire que c'est, dès les premiers pas, enfreindre, sinon trahir, la volonté œcuménique et indépendante de Péguy.

Nous ne le laisserons point faire. Nous maintiendrons la consigne reçue du libre Péguy, pour le défendre contre tous ceux qui prétendraient l'accaparer :

Je ne suis jamais chargé de rien par personne. Je me charge moi-même tout seul, disait-il en 1914, à Johannet.

Qu'on ne cherche donc à l'annexer à aucun Ordre, à aucune Ligue ! Il a passé condamnation formelle sur toutes les Ligues :

 Ces partisans de l'ancienne France font figure de Ligueurs. Ils se sont fait une mentalité de ligueurs, oubliant que la Ligue n'était sans doute point une institution de la royauté, mais qu'elle en était une maladie au contraire, et l'annonce et l'amorce des temps futurs, le commencement de l'intrigue et de la foule et de la délégation et du nombre et du suffrage et d'on ne sait déjà quelle démocratie parlementaire.

L'Argent, p. 42

Attribuer à ce grand chrétien un exclusivisme chrétien, c'est méconnaître l'essence même de l'œuvre de sa vie, la sève originale et vigoureuse de la communauté morale qu'il fonda, dans ses Cahiers, et dont il a donné lui-même une définition franche, rude et sans réplique :

Par une longue patience nous avons constitué peu à peu, sans engager personne, une société d'un mode incontestablement nouveau, une sorte de foyer, une société naturellement libre, de toute liberté, une sorte de famille d'esprits. Nullement un groupe, comme ils disent : cette horreur ; mais littéralement ce qu'il y a jamais eu de plus beau dans le monde : une amitié et une cité... Nos Cahiers se sont peu à peu formés comme un lieu commun de tous ceux qui ne trichent pas. Nous sommes ici des catholiques qui ne trichent pas, des protestants qui ne trichent pas, des Juifs qui ne trichent pas, des libres-penseurs qui ne trichent pas. C'est pour ça que nous sommes si peu de catholiques, si peu de protestants, si peu de Juifs, si peu de libres-penseurs. Et en tout, si peu de monde. Et nous avons contre nous les catholiques qui trichent, les protestants qui trichent, les Juifs qui trichent, les libres-penseurs qui trichent... Et ça fait beaucoup de monde !

Nous sommes loin du christianisme de caste de ces jeunes partisans. Mais ils ne sont pas les seuls à dire, « ces pauvres enfants » : « Ce Péguy est à moi ! » Nous avons vu presque tous les amis de Péguy, même les plus généreux, les plus intimes, tendre involontairement à le ramener à leur mesure, à leurs besoins. « Notre Péguy »... Il n'est pas nôtre. Il est à soi.

Jean Variot, trop intelligent pour ne pas avoir discerné les deux Péguy, le grand poète religieux et national, qu'il veut bien reconnaître comme sien, et celui qui n'était pas le sien, le grand démocrate, a le franc cynisme de réclamer l'amputation de l'un des deux : « Qu'on le veuille ou non, l' œuvre de Péguy est à filtrer, avec le plus grand soin » (La légende et la vérité de Charles Péguy, dans la revue Aspects, 5 novembre 1943). On sait ce que cela veut dire, dans un temps et sous un joug, qui ont fait revoir au monde les bûchers de livres.

Mais le comble de l'audace dans l'annexionisme sans scrupules aux passions et aux intérêts de parti a été, en ces années de réaction, que des antisémites notoires aient tenté de s'en emparer. Or, si Péguy est resté fidèle jusqu'au dernier jour à des sympathies, — on pourrait presque dire, à des préférences, — ç'a été à son penchant déclaré pour les Juifs. Il l'affichait. Il revendiquait avec respect, avec tendresse, ses grandes amitiés juives : Bernard Lazare, Marix, Bergson. Johannet, qui n'était point suspect de partager son goût, observait sans plaisir qu'aux Cahiers, « il circulait un air juif ». Péguy poussait la forfanterie jusqu'à se montrer fier du patronage Juif, sans lequel les Cahiers n'auraient pu vivre. C'est l'argent juif, dit Johannet, qui a payé les éditions des poèmes catholiques, d'Ève et des Tapisseries. J'ai entendu moi-même Péguy se vanter du soutien de Rothschild, pour la diffusion de ses Cahiers en Orient. Il se targuait d'une intimité avec les Juifs, qu'aucun chrétien n'avait jamais eue, n'aurait jamais.

Rien ne dépeint plus au naturel l'affectueuse bonhomie et la largeur du christianisme de Péguy — ne disons pas : sa tolérance, ce mot de protection dépréciatrice l'eût blessé, comme une injure, — disons : sa fraternelle humanité — que l'allègre rêve, qu'il racontait à son ami juif Pierre Marcel, dans une lettre du 18 septembre 1911 :

J'ai rêvé que nous étions morts. Jamais nous n'avions été si heureux. Une grande quantité de questions qui nous embarrassaient étaient tout d'un coup ‘solutionnées’. Jamais nous n'avions été aussi libres. Nous marchions X... (un autre Juif), toi et moi, comme dans une campagne. L'air était vif et léger. Nous allions le nez en l'air, X... à gauche, toi au milieu, moi à droite. À ce moment, vous fîtes mine de me quitter. Je vous dis : « Où allez-vous ? » Vous avez éclaté de rire et vous avez dit : « Eh bien, nous rentrons dans le sein d'Abraham ». Je haussai les épaules et je vous dis : « Mais non, venez donc dans le Paradis, on rigole davantage ». Et vous vîntes.

Si son Paradis leur était ouvert, sa patrie française ne l'était pas moins. Il n'admettait pas qu'ils en fussent retranchés. Il montre, dans sa Note Conjointe, le Juif plus attaché encore à la France que le Français, car elle n'est pas seulement pour lui « une demeure de famille, mais la maison même de l'esprit et la seule où l'esprit s'abrite ».

Enfin, souvenons-nous des derniers mots qu'il a écrits, en conclusion de son admirable Note testamentaire. Dans les mêmes phrases où ce grand chrétien fait au catholicisme sa profession de foi la plus entière, il met son point d'honneur à déclarer que « ses principaux amis » sont « chez les protestants et chez les Juifs ».

Or, ce qui fonde ces amitiés et les maintient, c'est leur commune loyauté, la fidélité de chacun des compagnons à ce qu'il croit. « Croire ce qu'on croit. Ne pas tricher ».

C'est le mot d'ordre ! Je m'y suis tenu, dans l'exposé impartial, où je me suis longuement appliqué à suivre la pensée toujours en mouvement de Péguy. Je m'y tiendrai dans le jugement final, que je tenterai de faire maintenant de l'ensemble de cette libre vie passionnée. La différence même de nos pensées, dont nous étions, l'un et l'autre, pleinement conscients, et qui, au lieu d'altérer notre mutuelle estime, ajoutait virilement à son prix, assure la liberté de ce jugement. Et c'est à quoi il tenait le plus.

Combien vous avez raison, m'écrivait-il, le 2 août 1912, dans tout ce que vous m'écrivez de notre commune liberté. Une fidélité entière dans une liberté entière, c'est l'amitié française même.

Libre et fidèle — comme il le fut — nous voulons l'être.

Romain Rolland, in Péguy

 

 

1. Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne.

2. « Tout y est à la première personne du pluriel... (et c'est la caractéristique essentielle)... C'est nous, c'est l'un de nous, à son rang parmi nous, petit comme nous, commun comme nous, pauvre comme nous, et infirme, et Français, et petit seigneur... À aucun moment il ne te met sur le bord de la route pour regarder passer les pécheurs. Car les pécheurs, c'est lui. Cette immense troupe, il en est » (Préface à Ève, pp. 18o-181 des Lettres et Entretiens).

3. « j'obéis aux indications : il ne dit pas que ce soient des ordres. Mais « il ne faut jamais résister ». (Entretien du 27 septembre 1912).

4. Lettres à Lotte
Du 28 juillet, 9 h. du matin : — « Tout fait croire que c'est pour demain ».
Du 29 juillet : — « Celui qui n'a pas vu Paris hier n'a rien vu. La ville de sainte Geneviève est toujours là ».
Le 3o juillet, voyant Johannet pour la dernière fois, aux Cahiers, il espérait la guerre, pour le lendemain. Quoi qu'en ait dit Halévy, il était sûr de la victoire : « Les Allemands seront battus. Je vous écrirai du Palatinat ».

5. Est-il possible que Roger Secrétain, dont le livre : Péguy soldat de la vérité, est un des plus nobles et des plus respectueux de la vérité de Péguy, ait pu céder, dans la dernière page de son livre, à la tentation de parti qui donne le coup de pouce aux textes de Péguy, en faisant un sort invraisemblable au dernier mot qu'il a écrit ? « Les protestants ». Ce mot était visiblement un des chaînons du parallèle que Péguy institue entre le catholique et le protestant, et qui n'est pas à l'avantage de celui-ci. Roger Secrétain essaie de le faire passer pour l'expression de sa dernière pensée. « Elle s'est arrêtée au bord de ce monde sur le mot ‘protestants’, où je vois l'un des traits majeurs de son caractère. La protestation est inséparable de sa personne ».Quelle plaisanterie ! Et que c'est mal lire ces dernières pages, où justement Péguy exprime sa joie de « penser en commun », avec sa communauté catholique !

6. Souvenirs de Mme Favre, dans Europe, 15 avril 1938.

7. Les Batailles : c'était le titre de la Deuxième pièce, en trois parties, de sa Jeanne d'Arc de 1897. — Et il l'eût récrite, dans son plan élargi des cinq ou six Mystères, qu'il couvait.

8. Par un contraste émouvant, le jour même de son assassinat, Jaurès, parlant à son collègue Léon Bérard, faisait l'éloge bienveillant de Péguy, à propos du Cahier sur Bergson, qu'il venait de lire. — Lequel des deux était le plus chrétien ?

9. Il est à remarquer que, d'après les Souvenirs de Mme Favre, il y avait eu un entretien précédent, l'après-midi du 1er août, dans l’arrière-boutique des Cahiers ; et bien que ce fût le lendemain de l'assassinat, Mme Favre ne nous dit pas qu'un seul mot à ce sujet ait été échangé.

10. « Jeudi 3o juillet. — Mobilisation individuelle... à déjeuner, grave, fiévreux, Péguy m'apprend qu'il partira le troisième jour de la mobilisation... (Souvenirs de Mme Favre). La mobilisation générale fut affichée, le samedi 1er août, à 4 heures. Le samedi 1er août, La Note Conjointe s'interrompt. Péguy attendait la guerre impatiemment. Il la souhaitait (cf. Tharaud : Pour les fidèles de Péguy, p. 74).

11. Cf. A. Mabille de Poncheville : Jeunesse de Péguy, 1943.

12. Souvenirs de Mme Favre, à la date du 3 août.

13. Cf. aussi, sur la journée du départ, l'intéressant récit de Le Taconnoux, reproduit par Tharaud : Pour les fidèles de Péguy, pp. 68-75.

14. Victor Boudon : De la Lorraine à la Marne, août-septembre 1914, préface de Maurice Barrès, Hachette, 1916.

15. Et un peu plus loin : — « Les officiers debout sur la route balayée par la mitraille... Péguy sourit ».

16. « Il a passé la nuit à accumuler des fleurs au pied de l'autel de la Vierge » (Lettre de Casimir-Périer à sa femme, 8 octobre). Ce qui paraît un peu exagéré... Disons qu'il avait fleuri l'autel.

17. J'étais à la Croix-Rouge Internationale de Genève. Je travaillais à l'Agence Internationale des Prisonniers civils de guerre, qui venait d'être fondée par mon ami le docteur F. Ferrière. La nouvelle de la mort de Péguy me vint en Suisse, par les journaux italiens, qui annonçaient « la morte d'un poeta ». Les Allemands lui consacrèrent, le 24 octobre, un numéro de la revue hebdomadaire de Berlin, Die Aktion, dont la couverture reproduisait un portrait de Péguy par Egon Schiele, qui fut diffusé en cartes postales. Un éditorial du directeur de Die Aktion, Franz Pfemfert, rendait à la mémoire de Péguy un hommage singulièrement émouvant, en de tels jours. Mais en pensant, de bonne foi, l'honorer, ce lui eût été la plus mortelle injure :

Charles Péguy — en qui nous, Allemands, nous honorons la force morale la plus puissante et la plus pure, qui s'exprime aujourd'hui dans les lettres françaises, cet apôtre et cet éducateur (Erzieher), est tombé sur le champ de bataille. Nous déplorons la mort de ce grand homme, qui a dû porter les armes contre nous, comme celle d'un de nos meilleurs écrivains propres. Son héritage, nous le revendiquons. Charles Péguy a vécu pour l'humanité, et il est mort pour l'idée grotesque, que les pires de ses compatriotes se faisaient de l'honneur national.

J'ose dire que les Allemands n'ont rien compris — même les meilleurs — à l'idéalisme héroïque de la jeunesse de France. Pas un instant, ils ne se sont doutés de l'offense morale, répétée, que cette jeunesse avait subie de l'Allemagne, et dont elle gardait l'oppression et la rancune inexpiable. Pas un instant, ils n'ont pensé que ce Péguy, qu'ils revendiquaient, était depuis dix ans une torche brûlante de la revanche.

18. L'article trop fameux, qui déchaîna tant de fureurs aveugles, Au-dessus de la Mêlée, avait été écrit (et lu à Paul Seippel), autour du 12 septembre, et fut publié dans le Journal de Genève, les 22-23 septembre. La stèle à Péguy s'insère donc au milieu. Pour qui vient de lire cet hommage funèbre, il est bien difficile de croire que son auteur ait pu professer dans son article les sentiments antifrançais qu'on lui a prêtés. Et qui lira aujourd'hui ces pages, dans un sentiment plus rassis, sera surpris de n'y rien trouver qui ait pu légitimer une telle levée de boucliers, — rien qu'un tragique hommage d'admiration et de pitié à « la jeunesse héroïque du monde », qui mutuellement s'entr'égorgeait, avec une sorte de frénésie mystique, aux pieds d'un autel où le même vieux Dieu des batailles présidait à cette mêlée fratricide. Mais j'accusais la criminelle folie des chefs qui, dans l'un et l'autre camps, avaient ouvert, d'un cœur léger, cette ère sanglante de hara-kiri de l'Occident, ces guerres atroces, qui devaient, pour un demi-siècle, ébranler ,la civilisation de toute l'Europe et provoquer les catastrophes politiques et sociales, qui, depuis lors, et pour combien de temps encore ? secouent et ruinent la terre entière.

19. Millerand a rendu de grands services aux Cahiers, dès l'origine ; et Péguy, reconnaissant, a brossé de lui un beau portrait vigoureux, — plus vigoureux peut-être que l'original, qui n'a pas tenu ce qu'on attendait de lui. Mais à ceux qui l'avaient aidé dans les heures critiques, Péguy ne ménageait pas la louange. Barrès, qui s'est annexé Péguy, après sa mort, avait peu de goût pour son art, pour ce qu'il nommait « la sauce brune de Péguy ». « Il disait encore : ‘C'est de la littérature de pot-au-feu. Il, met tous les légumes’. Et encore : ‘Quand je lis Péguy, je tire ma montre’ » (Jérôme et Jean Tharaud, Pour les fidèles de Péguy, p. 39. Venu plus tard aux Cahiers, grâce à Peslouan et aux Tharaud, et tout ensemble curieux et méfiant, Barrès patronna Péguy pendant un temps, à l'Académie. Mais quand il se vante d'une intimité affectueuse avec Péguy, il nous abuse ou il s'abuse : il avait pu lire sur quel ton de protection méprisante Péguy parlait de lui à Lotte, en 1913-1914, à la veille de la guerre. Comme toute l'aile droite des lettres et de la politique, dont Péguy avait rebuté les avances, il s'était détourné de lui : j'en ai reçu de Péguy la plainte amère. Une fois mort, la droite le reprit : il n'y avait plus à craindre quelque incartade du Diogène, dont Barrès, le 17 septembre 1914, pas très rassuré encore, évoquait « la cervelle madrée, obstinée, baroque, qui avait reçu de naissance le génie des vieux maîtres de la rue du Fouarre, des moines populaires et des gazetiers Révolutionnaires ». Il savait voir ! Et quel dommage pour sa mémoire, que cette intelligence, comme sa plume, de fin acier, n'ait pas eu le courage d'exprimer toujours ce qu'il voyait, ce qu'il pensait, au lieu de se fabriquer un perpétuel alibi de personnalité sociale, qui n'était pas faite pour lui !

20. Ceci était écrit, au lendemain de la guerre Russo-Japonaise en pleine répression sanglante de la première Révolution russe de 1905.

21. Ne croyons pas qu'il ait été le seul, ni que Péguy ait attendu la grande menace allemande de 1905 ! L'angoisse — on pourrait dire, l'angoisse cosmique — était chez Péguy un état d'obsession presque normal. Il était hanté par la pensée de « la mort de l'humanité » (Cf. Encore de la Grippe, 1900). « C'est une angoisse épouvantable que de prévoir et de voir la mort collective, soit que tout un peuple s'engloutisse dans le sang du massacre, soit que tout un peuple chancelle et se couche dans les retranchements de bataille, soit que tout un peuple s'empoisonne hâtivement d'alcool, soit que toute une classe meure accélérément du travail qui est censé lui donner la nourriture. Et comme l'humanité n'a pas des réserves indéfinies, c'est une étrange angoisse que de penser à la mort de l'humanité ».

22. Péguy l'avait exactement prévu et dit : « Les curés se méfient : quand je serai mort, ils commenceront à avoir confiance » (Lettre à Lotte, du 27 septembre 1913).