On rencontre des chrétiens qui boudent un peu la Sainte Vierge. Ils se demandent toujours si la dévotion qu'on a pour elle n'est pas exagérée. Ils s'inquiètent de la disproportion énorme qu'ils croient apercevoir entre le peu qu'on dit d'elle dans l'Évangile et la place qu'elle tient aujourd'hui dans l’Église.
Ils manquent par trop d'imagination.
Je ne parle pas de cette espèce d'imagination qui donne l'envol aux chimères, mais de la puissance qui fait les grands réalistes. Grâce à elle, on se représente telles qu'elles sont les choses qu'on n'a pas sous les yeux. Par exemple, on dépasse les simples impressions pour reconnaître en profondeur dans l'époque où l'on vit les données qui commandent l'avenir, et telle est la qualité maîtresse de l'homme d'État. Ou bien, on sait apercevoir dans l'air, dans la lumière et dans l'âme des hommes un monument qui n'est encore qu'une abstraite épure, et l'on remplit la condition sans laquelle on n'est pas un architecte. Avouons-le, quelque domaine de l'activité humaine que nous considérions, l'imagination, qui n'est pas la folle du logis mais l'intuition vraie, devient une qualité extrêmement rare. Quel travail d'analogies à partir de notre expérience, de recoupements, de reconstitutions, quelle docilité, quelle insistance, quels désistements de nos partis pris, il nous faut pour pénétrer dans l'intime des êtres !
Nous voici maintenant devant une femme dont le fils est Dieu. C'est stupéfiant ! Son fils est DIEU. Essayons de peser ces mots. Ou, plutôt, de nous laisser enlever par eux. Dans quels abîmes ? On parle ordinairement à la légère, mais du jour où l'on s'aperçoit de ce que l'Évangile montre avec tant de simplicité, on ne peut plus rester indifférent. Si l'on croit à l'Incarnation, si l'on croit que Dieu fut vraiment homme, cette femme apparaît comme vraiment sa mère. Il y a entre elle et Dieu la communication et correspondance, qui existe entre une mère et son fils. Ou nous croyons des fables, ou voilà une femme que Dieu a suscitée, Créateur Tout-Puissant, pour la faire à sa convenance. S'il nous faut la voir maintenant selon ce rapport de mère à fils, quelles trop étonnantes réalités n'allons-nous pas découvrir en elle ? Elle a un tel Fils que le rapport se retourne ; il va falloir juger d'elle d'après son Fils qui, étant son Dieu, l'a voulue telle qu'elle fut. Ô le seul fils qui jamais put choisir parfaitement sa mère ! De quelles perfections le Parfait ne l'a-t-il pas ornée ?
Oui, quelle est donc cette Femme ? Je ne m'exclame pas, j'interroge. Je vois que, laissés à nous-mêmes, nous risquerions de concevoir d'elle les idées les plus extravagantes. « Rien n'est impossible à Dieu », lui dit l'ange ; et elle-même s'écrie : « Celui qui est puissant a fait en moi de grandes choses ». Lesquelles ? Jusqu'à quel point ? Il faut que Dieu dirige nos intuitions, limite nos excès. Nous sommes si étonnés que rien ne nous étonnera de ce que nous découvrirons. Marie est un monde inattendu. Nous ne nous y reconnaîtrons pas au premier coup d'œil. La chrétienté en son ensemble a mis des siècles à prendre une conscience progressive de son mystère. Écoutons avec le cœur ce qu'elle a entendu. « Écoutons, dit saint Paulin de Nole, la respiration de tous les fidèles, car dans les fidèles l'Esprit-Saint respire ».
Au seuil de nos investigations, tels de nos contemporains nous arrêtent. Nous ne pouvons, disent-ils, nous émerveiller comme vous d'avance ! Nous n'avons rien d'extraordinaire à imaginer en Marie, car nous devons nous la représenter très humainement. À supposer que son Fils soit Dieu incarné, elle n'est jamais la mère que de son humanité. Dieu est tellement au-dessus des êtres créés que tous sont comme rien devant Lui, et peu lui importe celui qu'Il choisit. A-t-il besoin d'une femme pour revêtir une nature humaine, aucune ne sera jamais digne d'être sa mère. Cette correspondance que vous requérez entre un fils et une mère ne vaut pas ici : elle exigerait l'impossible ; elle vous ferait faire de Marie une déesse, et, sous prétexte d'honorer ainsi Dieu Son Fils, vous commettriez le plus horrible sacrilège. Il s'incarne par le ministère de n'importe qui !
Telle est, exprimée en tome sa force, l'objection dont, sans toujours se la formuler clairement, beaucoup de personnes sont gênées dans leur élan vers la Sainte Vierge. Tant qu'on ne l'a pas surmontée, on ne peut avoir le moindre sens du mystère de Marie.
Cette difficulté vient de ce que l'on conçoit les rapports de Dieu avec l'humanité d'une manière violente, qui est anti-chrétienne. Comme il arrive le plus souvent lorsqu'on croit se faire de Dieu des idées sublimes, en réalité on le rabaisse. Ce Dieu, si transcendant que tout est également indigne devant Lui, est une création humaine ; le Dieu de l’Évangile respecte les valeurs relatives des êtres qu'Il a créés, Il en a grand souci. Il vêt plus que royalement le liseron et nourrit les corbeaux, mais s'intéresse combien plus encore à Ses enfants, jusqu'à les racheter par Son sacrifice ! Un être qui aperçoit comme nivelé indistinctement ce qui se trouve sous lui, comme sa grandeur est grossièrement relative, à notre mode ! Dieu n'est pas sur une si haute montagne que du sommet tout ce qui est au-dessous Lui paraisse s'aplanir ! Sa grandeur infinie lui permet de se rendre intime aux moindres êtres et d'en respecter les différences. Il se plaît à la diversité de Ses créatures. Toute l'économie rédemptrice est une alliance nuptiale, en vertu de laquelle Il vient épouser la nature humaine en ses multiples formes. Chaque homme a sa vocation particulière, il est irremplaçable, Dieu a envers lui une conduite originale, Il l'équipe de moyens naturels, de grâces, de vertus, proportionnés à cette vocation. S'il s'empare d'un de Ses élus pour en faire un prophète, Il purifie avec un charbon ardent la bouche qui doit émettre Ses oracles ; s'Il se suscite un précurseur, Il le sanctifie dès le sein de sa mère ; s'Il fonde Son Église, Il l'établit sur une pierre à laquelle il donne assez de consistance pour communiquer sa fermeté à toutes les autres qui prendront appui sur elle. Que ces trois exemples d'Isaïe, de Jean-Baptiste et de Simon-Pierre nous suffisent à manifester cette grande loi des mœurs divines envers nous ; il n'est pas un cas que nous présente l'Écriture, qui ne la vérifie en détail : Dieu ne prend pas n'importe quel instrument pour Ses œuvres ; Il le prépare et l'adapte.
Sa Mère ferait-elle exception ? Je dis Sa Mère, la Mère de Dieu, car le Christ n'est pas un homme comme les autres, né de façon naturelle, présentant seulement une exceptionnelle élévation morale – le Jésus de Renan –; Il n'est pas un homme qui ait reçu lors de son baptême une certaine union spirituelle avec Dieu, union du reste mal définie – le Jésus de certains protestants modernes –; il n'est pas un homme en qui la divinité subsiste de telle sorte qu'il y ait en lui deux personnes, la divine et l'humaine – erreur formulée d'une manière plus subtile aux IVe et Ve siècles par un Théodore de Mopsueste, un Nestorius – : l'Évangile candidement entendu nous le présente comme une personne parfaitement une, et qui est celle du Verbe divin.
Il n'est pas un homme en qui est Dieu : Il est Dieu. Le Verbe existant avant tous les siècles est venu parmi nous, en personne, ayant pris une nature humaine dans le sein de la Vierge Marie. On ne peut donc pas dire : Marie est, en lui, la Mère de l'homme, et le Père céleste, par l'opération du Saint-Esprit, y est le Père du Dieu. Ce serait séparer Sa nature humaine de Sa nature divine, alors qu'elles apparaissent comme indissolublement unies en une seule personne.
Ce qui se passe dans les générations humaines va nous aider à pénétrer ce mystère. Des parents ne donnent à leur enfant que son corps ; son âme immortelle est immédiatement créée par Dieu ; mais l'âme et le corps font une seule personne d'une façon tellement indivisible que le père est père de tout ce qu'est son enfant, la mère est mère de tout ce qu'il est. Ce serait une abstraction impie et ridicule – à laquelle, il est vrai, bien des gens s'entendent – de distinguer dans un enfant ce dont il est redevable à son père ou à sa mère et ce qu'il ne leur doit pas. Un vrai fils leur rapporte tout. Bien sûr, il a des dons innés que les caractères de ses parents n'expliquent pas ; il a reçu de toutes parts : de ses maîtres, de ses amis, de ses lectures, de ses multiples milieux ; surtout, il y a en lui quelque chose d'irréductible qui réagit, organise, qui a les initiatives par lesquelles il est lui-même ; il ne doit cela à personne qu'à Dieu ; et néanmoins on ne peut, en lui, attribuer de parts distinctes aux diverses causes qui ont concouru à réaliser son être, tout a été assimilé ; il est indivisiblement un : c'est tout entier qu'il est fils.
Voyons cela maintenant dans le Christ. Le Verbe divin est la simplicité infinie. Il met dans le Christ une unité infiniment plus parfaite que n'en réalise l'âme spirituelle dans un homme ordinaire. Je ne parle pas seulement de cette unité psychologique que l'âme assure entre les tendances plus ou moins divergentes du petit univers intérieur. Il y a plus profond que ce qui s'éprouve et se constate. Il y a le mystère de l'union entre la divinité et l'humanité, qui est dans le Christ bien plus étroite que celle de notre âme et de notre corps, lesquels se séparent provisoirement à la mort, plus étroite que l'union de son âme et de son corps : ils ont été effectivement séparés entre Sa mort sur la croix et Sa résurrection, mais la divinité leur est demeurée unie à tous deux. Songeons que ce qui fait la personnalité de cet homme, ce principe d'autonomie, de constance, de consistance, d'originalité irréductible grâce auquel on est soi et non un autre en ses moindres actes, c'est le Verbe divin lui-même ! Tellement que la vraie difficulté est de comprendre – la foi nous y oblige, et nous le voyons évidemment dans l’Évangile – comment l'homme, dans le Christ, envahi par Dieu en personne, a pu garder sa constitution propre, n'a pas été absorbé, résorbé par Dieu, à qui il était indissolublement uni. C'est ce Christ, plus un que nous ne pourrons jamais nous le figurer, qui est le fils de Marie. Aussi Marie est-elle Mère de tout ce qu'Il est, plus réellement encore que nos mères ne sont mères de tout ce que nous sommes. Elle est bien LA MÈRE DE DIEU.
Vous sentez, j'espère, que nous ne nous livrons pas à un jeu purement logique de concepts : nous fixons sur les réalités en cause un regard aussi pénétrant que possible. C'est cela : nous tâchons de fixer ce regard. Nous y éprouvons de la difficulté, comme quand on passe des ténèbres à trop de lumière ou inversement. Pardonnez-moi d'insister. On va trop vite en tout, et l'on jette un coup d'œil, qui fait conclure : il n'y a rien à voir. Prenez bien garde : nous n'ajoutons pas à l'Évangile. Nous le scrutons. Il nous montre Marie réellement Mère de l'homme qui est Dieu. Nous sentons que l'accommodation de notre regard spirituel à ce mystère va requérir un assouplissement et un dépassement de tout notre être. Appliquons-nous avec le sérieux des enfants ; ouvrons nos cœurs, car les réalités évangéliques sont des mystères d'amour ; délivrons, au plus secret de nos âmes, les aspirations éternelles, car l'Évangile est un message du paradis. L'Église n'y ajoute rien : elle y lit en profondeur. Son doigt nous fait suivre les linéaments où notre foi seule s'embrouillerait.
Toute maternité est un drame. Le principe vital d'unité, grâce auquel l'enfant est fils en tout ce qu'il est, c'est précisément ce qu'il ne tient pas de sa mère ! La mère et l'enfant sont unis par leurs âmes, mais ce sont aussi leurs âmes qui les séparent : leurs âmes les unissent en leur donnant l'intelligence qu'ils ont l'un de l'autre, et l'affection qu'ils éprouvent l'un pour l'autre ; mais leurs âmes les séparent, parce que des âmes sont incommunicables irréductiblement. La mère qui veille sur le berceau médite : que sera mon enfant ? Elle épie les signes. Elle désire (elle redoute) cette personnalité inconnue, qui s'affirmera tellement autre qu'elle et qui va lui échapper à mesure qu'elle l'éveillera. Avant de concevoir corporellement, elle a conçu en son cœur, et c'est une âme qu'elle a voulu faire apparaître en ce monde. Mais une âme n'est pas de ce monde, n'est pas d'elle, n'est pas à elle. Dans les maternités ordinaires, ce drame prend une forme désolante, du fait de toutes les tares qui affectent et la mère et l'enfant. Chacun a ses défauts, qui souvent les opposent d'autant plus cruellement qu'ils sont plus semblables. Indignes divisions par en bas, qui viennent corrompre la très pure irréductibilité des deux personnes immortelles.
De Marie à Jésus, la séparation est, en un certain sens, incommensurable : l'abîme même qu'il y a de la créature au Créateur, de celle qui n'est pas à Celui qui Est. Pour que cette femme mystérieuse soit dans le vrai, elle doit identifier en un unique mouvement de son cœur la tendresse de la maman pour son petit et l'adoration de la créature pour son Dieu. Son enfant qu'elle enveloppe de pauvres langes, qu'elle allaite, qu'elle initie à la condition humaine, c'est en personne Celui qui l'a tirée du néant ! Une telle maternité est déchirante, de sa nature même, au-delà de tout ce qu'on peut comprendre. Mais ce grand Dieu, Fils du Père éternel, est aussi au plus intime d'elle-même. Elle a en Lui la vie, le mouvement et l'être. Il est le Verbe divin qui illumine sa conscience, la Sagesse qui l'a conçue de toute éternité, la Vie de sa vie. L'affection qu'elle Lui donne en Son petit corps comme à la chair de sa chair et l'adoration qui l'anéantit devant Lui comme devant son Seigneur Tout-Puissant la recueillent au plus secret de son âme ; son être s'accomplit dans celui de son Fils, puisque son Fils est le principe actif de tout ce qu'elle est.
Puisque c'est bien vrai qu'Il est son Dieu, puisque c'est bien vrai qu'elle est Sa Mère, nous ne pouvons pas concevoir qu'Il ne la purifie de ce qui trouble par en bas, en ce monde déchu, l'union de compréhension et d'amour des mères et des fils. Les heurts qui viennent des défauts et des fautes sont contre l'essence de toute maternité, qui doit être communion de la mère et du fils, l'un en l'autre. Le Tout Pur, le Parfait ne les souffre pas en Son union à sa Mère. Certes, il serait contradictoire de dire, comme on l'objectait tout à l'heure, que la maternité divine requerrait de la Mère de Dieu qu'elle fût déesse. Ne nous laissons pas distraire par de tels enfantillages. Il est bien entendu qu'elle n'est pas Mère de la divinité ! Elle l'est de l'homme qui est Dieu, elle l'est selon l'humanité. Mais cela requiert une pureté parfaite.
Ici encore, combien de nos contemporains s'arrêtent.
— Pureté ! Une créature peut-elle être pure ?
Ne nous laissons pas toucher par ce manichéisme inconscient ou par je ne sais quel nihilisme, selon lequel on juge impur l'être créé. Dieu lui-même a dit de sa création qu'elle est bonne et très bonne. Ne voyons l'impureté que là où elle est, dans le péché et dans ce qu'affecte le péché, nullement dans les êtres tels qu'ils sortent des mains de Dieu. Ils le réjouissent Lui-même, ils chantent Sa gloire. Dieu n'aura pas horreur du sein d'une Vierge, mais il faut que, pour le Parfaitement Pur, ce sein retrouve la pureté du premier matin. La Sagesse éternelle, qui se joue avec délices parmi les enfants des hommes, se plaira dans Sa communion filiale avec l'âme d'une femme qui sera Sa Mère, mais il faut que cette âme lui soit tout à fait transparente. Le Purifiant vient refaire une humanité sainte ; Il commence par préserver de toute tache celle qu'Il élit pour sa Mère.
C'est dire qu'il n'y a pas en elle la moindre trace de la malice qui, nous séparant de Dieu, nous enclôt en nous-mêmes et nous fait rapporter à nous les êtres. Elle est en toute candeur donnée à Dieu, oublieuse de soi. Elle n'a rien non plus de cette hébétude qui nous affecte à l'égard des réalités surnaturelles ; le sens de l'invisible est en elle intact. Toutes sortes de troubles : contradiction, négligence, erreur, oubli, se sont introduits dans nos facultés de connaissance, à partir du désordre fondamental qui a détaché de Dieu notre vouloir foncier ; Marie en est indemne ; ses pensées, plus justes que le son des cordes bien tendues, ont toutes leurs harmoniques d'images, de suggestions, de souvenirs. Enfin elle ne ressent pas le moindre attrait pour ce qui est indigne d'elle, ni la moindre faiblesse dans l'accomplissement du bien ; elle ne peut pas dire comme nous : « Je ne fais pas le bien que j'aime, et je fais le mal que je n'aime pas ». Elle est tout simplement à niveau du devoir.
Mais cette exemption de toute malice, ignorance, convoitise et infirmité ne fait que manifester dans le champ de la conscience une pureté radicale qui est dans l'essence même de l'âme. Marie est préservée de toute tache. C'est cela qui importe le plus pour qu'elle soit une digne Mère de Dieu. Pas un instant elle ne fut tributaire du péché. Elle apparut en l'intégrité fraîche et ravissante d'Ève avant sa faute. Un tel enchantement passe ce que nous pouvons concevoir. « La dignité de Mère de Dieu, écrit un spirituel entre les spirituels, le Père Lallemant, est quelque chose de si grand que la Sainte Vierge ne la comprend pas elle-même ».
Continuons à déchiffrer Marie d'après son divin Fils. Pourquoi se l'est-Il associée ? Pourquoi l'élève-t-Il au-dessus des créatures ? Pour notre salut, car c'est pour cela qu'Il prend chair. Dans l'économie rédemptrice, elle a ce rôle évident de donner à Dieu la nature humaine qui lui permet de goûter la passion et la mort. Peut-on supposer un instant que ce rôle se borne au don initial, qu'ayant rempli son office dans l'Incarnation, elle n'en ait aucun dans la Rédemption, pour laquelle précisément l'Incarnation s'accomplit ? Elle ne serait pas vraiment Mère du Christ.
N'objectez pas que les meilleurs fils éloignent leurs mères de leurs tâches essentielles. Pourquoi les écartent-ils ? Analysons bien les cas auxquels nous pensons. Dans l'un, les secrets dont le fils est le dépositaire lui commandent cette réserve. Dans l'autre, son métier exige une compétence spéciale. Ou bien il a des responsabilités qu'il peut seul assumer. Ou enfin, quelle que soit la communion de sentiments et de pensées qu'il ait avec sa mère, quelque délicate et réservée que soit cette femme, il doit craindre une action qu'il aurait peine à limiter.
Quelqu'une de ces difficultés empêche-t-elle Marie de participer à l'œuvre rédemptrice ? Il semble que oui. Disons-le avec force, il y a là une question de compétence et en quelque sorte de responsabilité professionnelle. L'Homme-Dieu est seul à pouvoir racheter l'humanité, en stricte justice. Il est l'unique Rédempteur. Pourquoi ? Parce que l'Homme‑Dieu est le seul homme qui puisse témoigner à Dieu un amour réellement divin. La stricte justice dont il s'agit est une justice d'amour. Ne nous laissons pas aller à des représentations grossières qui sont de l'ordre des opérations commerciales. L'Écriture, et l'Église après elle, est bien obligée d'employer des mots comme rachat, réparation, satisfaction, pour manifester l'aspect de justice qui est essentiel à la rédemption. Elle ne peut tout dire à la fois. Elle suppose toujours ce qu'elle répète de tant de manières, que la Rédemption est un mystère d'amour. Dieu est Amour ; le péché qu'il faut effacer est une offense à l'amour infini ; la réparation qui le compense est un témoignage infini d'amour. Elle ne consiste pas dans l'offrande telle quelle au Père d'une chose, dont Dieu, faisant ses comptes, voit qu'elle remplace avantageusement on ne sait quelle autre chose dont on l'avait frustré. Si l'Homme-Dieu est seul à pouvoir nous racheter, c'est parce qu'Il est seul à non seulement offrir une vie d'une dignité infinie, mais à pouvoir aimer infiniment, et donner ainsi valeur infinie à Son sacrifice. Aucune créature, si haute qu'elle soit, pas même la Très Sainte Vierge, n'en est capable.
Mais, du même coup, nous voyons Marie associée au mystère. Car l'amour est unissant. Le sacrifice du Christ éveille dans les cœurs humains un amour qui Lui amalgame tous leurs sacrifices. Sa croix fait la synthèse de toutes leurs croix, en vertu de l'amour identique dont elles témoignent comme la Sienne. Amour unique en son fond, allumé au Sien. Cette communication assure des influences réciproques. Nul ne brûle pour soi seul. À l'intérieur de l'unique incendie, dont le principe est en Celui-là seulement qui pouvait apporter le feu sur la terre, il y a des rayonnements et des jets innombrables d'étincelles qui, selon tontes sortes d'actions particulières, propagent l'embrasement. Chacun achève en se consumant ce qui manquerait à la flamme commune.
Or, personne ne peut participer d'une façon ni aussi étroite ni aussi ample à l'œuvre rédemptrice que Marie, puisqu'elle est associée aux actes par lesquels le Christ accomplit la rédemption universelle, et qu'elle l'est en vertu d'un amour tel que pas une âme humaine n'en pourra concevoir un semblable. Elle a pour son Fils-Dieu une âme de mère. Son amour maternel s'épanche et se précipite dans les lignes précises où elle voit aller son Fils. Elle se passionne pour ce qui est la raison d'être de son Bien-Aimé, et c'est la tâche rédemptrice. Il faut dire qu'elle se passionne, car elle ressent toute la passion de sort Fils. Elle lui a donné sa chair afin qu'Il pût être flagellé, couronné d'épines, cloué à la croix. Sa croix n'est pas, comme la nôtre, un complexe de peines personnelles qu'il nous faut unir à la croix de Jésus : sa croix à elle est la croix même de son Fils, et le même amour de compassion, en vertu duquel elle se sent déchirée des clous qui percent le fruit de sa chair, est l'amour surnaturel qui l'unit à son Dieu. Comment Jésus ne lui accorderait-il point à l'œuvre rédemptrice une part tout à fait exceptionnelle, une part active d'intercession et de mérite, et qui s'étende aussi loin que cette œuvre universelle ? Nous avons bien droit nous-mêmes, pour notre petite part, au titre de coopérateurs de Dieu, adjutores Dei, que nous donne saint Paul assisté de l'Esprit-Saint. Marie est éminemment la Corédemptrice de l'unique Rédempteur.
Du moment qu'elle est appelée à être la Mère du principe de toute grâce, elle reçoit sa vocation de Mère des graciés. L'éducation qu'elle donne à l'Enfant divin l'initie peu à peu à sa tâche à elle. Lorsque son Fils célèbre solennellement sur la croix la Nouvelle Alliance qui nous réconcilie avec Dieu en son Sang, elle est tout à fait prête, elle est là, elle entre en charge. Son Fils proclame que la maternité mariale s'étend jusqu'à nous, dans l'acte de son sacrifice où il nous incorpore à Lui comme une humanité de surcroît. Mère du Christ, elle l'est de tout le Christ, tête et membres. Elle l'est d'une manière générale, car le Christ est un mystère d'unité, mais elle ne l'est pas en gros et indistinctement, car le Christ total se réalise en s'accroissant et par la croissance des âmes particulières. Aussi lui faut-il être mère de chacune. « Mes petits enfants, s'écriait saint Paul, pour qui je souffre les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que le Christ Jésus soit formé en vous ». Combien plus peut-elle le dire ! Nés à la croix de son Fils, nous sommes enfants de ses douleurs, et comme elle est notre mère, elle ressent les douleurs que nous endurons et dont notre amour doit faire des croix rédemptrices. Mère douloureuse, notre mère est toute à nos misères, elle est la mère de miséricorde. Dans le grand travail mystérieux, qui renouvelle l'agonie et le calvaire autant qu'il y a de chrétiens, elle est toujours debout à intercéder pour nous, à moins qu'elle ne se penche tendrement, essuie notre sueur, panse nos plaies et nous relève. Il y a dans la tradition un mot bien fort qui témoigne des intuitions de l'âme chrétienne : devant la Toute-Puissance efficace, elle est comme « une toute-puissance de supplication : Omnipotentia supplex ».
Notre contemplation de Marie demeure confuse et pleine d'énigmes. Je la maintiens exprès à ce degré de pénombre où les yeux illuminés du cœur ont encore beaucoup à faire pour préciser leur vision. Certains traits se dessineront mieux au cours de ce livre. Non pas tous, car il ne prétend être qu'une anthologie. Nous voulons mener à Marie. Il faut que l'on commence par prendre une certaine idée de sa grandeur et c'est ce que nous venons de tenter. Il faut qu'on s'y délecte et c'est pourquoi nous allons laisser la parole à ses amis, à ses enfants ; unis à eux nous allons écouter ce que l'Esprit-Saint en dit par les évangélistes et les principales choses que nous enseigne sur elle l'Église, préservée de toute erreur par cet Esprit. Sur quantité de points une réflexion plus élaborée sera possible ; nous renverrons à des ouvrages pour lesquels assurément tout cela mettra en goût.
Dans la vue globale que nous avons déjà prise, nous ne sommes tributaires d'aucun système philosophique. La foi ne fait encore appel qu'aux données communes, aux plus spirituelles. La conscience de chacun peut s'y reconnaître en sa fraîcheur. Elle garde une pure équivalence de l'Évangile. C'est au point qu'une certaine gêne peut en résulter pour des esprits peu accoutumés à faire travailler leur foi. Ils se demandent où se fait le glissement hors du donné évangélique. Plus ils écarquilleront leurs yeux, mieux ils verront qu'il n'y a pas de glissement. Nous ne disons pas autre chose que l'Évangile, et si l'on ne dit pas cela, c'est qu'on ne voit pas ce que dit l'Évangile.
La foi, il est vrai, n'arrive pas dès le premier instant à cette vue déjà pénétrante, déjà assez explicite. Je n'ai pas montré ses tâtonnements, ses échecs, ses reprises, la mise au point de ses trouvailles les unes par les autres. Ils varient selon les personnes. Chacun a son itinéraire, affecté d'erreurs. Mais chacun doit chercher. La foi veut lire à l'intérieur de ce qu'elle croit. Elle s'étiole et meurt, si elle reste dans l'ignorance des choses auxquelles en principe elle adhère. Ces choses nous sont dites par Dieu pour qu'elles nous transforment. Elles doivent devenir vives et prenantes.
Le meilleur itinéraire est encore celui qu'a fait la chrétienté. Nous allons le parcourir en ce qu'il a de plus ravissant. Nous allons voir la piété chrétienne, à force de contempler son cher objet, en découvrir les traits. Le retour, pour ainsi dire périodique, d'âge en âge, de textes relatifs au même épisode évangélique ou à un même caractère de Marie ne donnera pas l'impression de redites, mais d'une intelligence de plus en plus heureuse. Aucun apport étranger à l'objet. C'est bien l'objet lui-même qui se manifeste de mieux en mieux. Marie se lève, s'avance, dans une clarté progressive. Elle vient à nous comme l'aube du jour. Nous devinons que les siècles futurs la connaîtront mieux encore que nous. Ils l'apercevront en meilleure lumière, puisque nous arrivons à la contempler mieux que tant de ses privilégiés d'autrefois, par une attention de sa miséricorde, dont le sourire nous fait reprendre cœur. Mais elle-même, à découvert, en sa beauté, la verrons-nous ? Pourrons-nous, comme soupirait un de ses amis, « parler non plus d'elle, mais à elle » ? Certes oui, notre désir et le succès de ce désir sont les gages d'une pleine réussite.
J'aime ceux qui m'aiment, dit-elle, ceux qui m'élucident trouvent la vie...
Père Pie Régamey, op, in Les plus beaux textes sur la Vierge Marie