Dieu n'a pas dit à Adam et Ève : « Je vous interdis de manger ce
fruit », mais bien : « Si vous mangez de ce fruit, vous mourrez ».
Quelle image de Dieu avons-nous donc dans la tête, pour penser aussitôt que ce « vous
mourrez » signifie « je vous tuerai » ? Quel Dieu
déciderait arbitrairement d'interdire quelque chose de bon, comme cela, pour le
plaisir, et punirait de mort la transgression ? Certainement pas le Dieu
de Jésus Christ. Croit-on que, quand des parents expliquent à leurs enfants de
ne pas mettre les doigts dans la prise, au risque de mourir, c'est parce qu'ils
comptent les punir de mort ? Peut-être faut-il admettre que Dieu, qui se
présente avec tant de constance comme un père, comme le Père par excellence,
préfère lui aussi prévenir que punir.
Le Dieu qui interdit quelque chose de bon par caprice, ou par méchanceté,
et qui menace les transgresseurs, la Bible en parle pourtant. C'est exactement
le Dieu dont parle le serpent à Adam et Ève. Leur péché, précisément, c'est de
le croire. De croire que Dieu est malveillant à leur égard, qu'il souhaite les
limiter et les mutiler pour son plaisir, qu'il leur interdit de bonnes choses
parce qu'il ne les aime pas. De ne pas comprendre que Dieu les a simplement
avertis, pour leur bien. Que la vie n'est pas un terrain où ma volonté et la
volonté de Dieu s'opposent, et où l'une ne progresse qu'au détriment de l'autre :
je veux goûter le fruit, Dieu ne le veut pas, et dès lors je n'ai d'autre choix
que la soumission ou la révolte. La réalité est un peu différente : je
veux vivre, et Dieu veut que je vive. Nous voulons la même chose : le
bien, mon bien. Dieu ne m'interdit rien, mais il m'avertit que les moyens que
je veux employer, parfois, sont très mal choisis.
L'erreur d'Adam et Ève, pour le dire autrement, c'est de confondre
l'interdit et l'impossible. Dieu leur dit qu'il est impossible de manger le
fruit et de vivre ; ils comprennent que manger le fruit est interdit,
alors même que cela leur ferait du bien. Tous les commandements de Dieu,
pourtant, ne font que nous avertir de ce qui est impossible. La tentation,
c'est de rêver un autre monde, où l'impossible n'existe pas. Un monde où Adam
et Ève peuvent manger du fruit mortel de l'arbre et ne pas mourir. Un monde où
on peut se droguer, mais en restant libre, sans dépendance ; où on peut
inviter au restaurant la charmante stagiaire du boulot tout en restant un père
de famille exemplaire ; où on peut se montrer cruel ou mesquin envers
quelqu'un sans devenir véritablement cruel et mesquin ; où on peut être à
la fois voleur et fier de soi. Un monde où nos actes seraient sans gravité. Un
monde où l'on peut être pécheur et heureux. Et le tour de force du tentateur,
depuis le serpent d'Adam et Ève, c'est de nous faire croire que rien de cela
n'est impossible, mais que c'est tout simplement interdit.
Il y a deux façons de prêter l'oreille à ce tentateur. La plus évidente
consiste à se révolter devant ce Dieu tyrannique et jaloux ; mais on peut
aussi accepter sa domination, s'en faire l'esclave. Dans les deux cas, quelle
catastrophe ! quel contresens devant ce que le vrai Dieu essaie de nous
dire ! Car il n'y a qu'une façon de faire la volonté de Dieu : c'est
en l'aimant, en croyant qu'elle est bonne pour nous, qu'elle nous conduit à un
bien véritable. C'est donc en la voulant librement. Certainement pas en fermant
les yeux et en courbant la tête. Il ne s'agit pas d'obéir, mais de comprendre —
et en comprenant, je vais sans doute trouver le bien désirable, et le mal
dangereux. J'agirai alors librement, parce que j'aurai reconnu mon bien et le
rechercherai de mon plein gré. Alors je ferai véritablement ce que je veux, et
ce que Dieu veut.
En effet, l'ennui, si je confonds la vertu avec une soumission pénible (et
d'autant plus méritoire, bien sûr, qu'elle est pénible) à une volonté divine
incompréhensible, c'est qu'alors je continue à penser, dans un petit coin de ma
tête, que ce péché que je m'interdis de regarder, il me ferait pourtant du
bien. Si Dieu est un tyran, même si j'entends lui obéir, la transgression aura
toujours des couleurs séduisantes. Que de rapports ambigus et malsains au mal
prennent leur source dans cette confusion, qui nourrit bien des addictions et
des sentiments de malaise ! C'est qu'on continue à croire que le mal n'est
que dans la transgression, alors que c'est au contraire le péché lui-même qui
nous détruit. Tous les confesseurs savent comme moi que le sentiment dominant
du pécheur, ce n'est pas la honte de l'aveu — qu'il faut pourtant bien du
courage à surmonter —, mais le malheur. Une douleur presque physique qu'il y a
à raconter quelque chose que je trouve injustifiable, et qui pourtant est ma
vie. On ne peut pas être heureux contre sa conscience. On ne peut pas être
heureux quand on est en guerre avec soi-même.
Adrien
Candiard, op, in À Philémon