vendredi 28 septembre 2018

En contemplant... Elizabeth Scalia, Les pépites ratzingeriennes


Le pape émérite, que ce soit en tant que Benoît XVI ou en tant que Joseph Ratzinger, figure parmi ceux que j'appelle mes premiers et meilleurs professeurs au sein du catholicisme 1. Et comme je suis une étudiante avide et souvent récalcitrante, j'en ai besoin de beaucoup : il est donc rejoint par saint Philippe Neri, saint François de Sales, Thomas Merton et le Psalmiste, parmi de nombreux autres instructeurs. Professorale est un mot fréquemment utilisé pour décrire l’écriture de Ratzinger, mais j’ai toujours pensé que paternelle pouvait être un meilleur terme. Je peux approcher les écrits des autres avec l’appréciation d’un élève qui fréquente une classe préférée, mais chaque fois que je prends un livre, ou une encyclique, ou un discours de Joseph Aloïs Ratzinger, j’ai l’impression de venir dans une pièce dans laquelle mon oncle me salue avec affection et me demande de prendre un thé pendant qu'il partage les fruits de sa contemplation tranquille.
Oui, cela semble fantaisiste, mais son écriture est tellement accessible et claire, même ses idées les plus compliquées sont rendues avec un tel sens de la chaleur et un souci du langage, que chaque rencontre me laisse le même sentiment : comme si j'étais aimée, pas enseignée, et aimant tant cela. Il est le plus clair des théologiens, ni pédant ni impénétrable, possédant un don rare et paradoxal : dans des pensées très simplement exprimées, il me force à considérer des choses à la fois profondes et complexes.
Il y a quelques pépites ratzingeriennes auxquelles je reviens sans cesse quand je trouve que ma propre lectio est insuffisante. Dans chaque cas, ils m'entraînent dans une contemplation priante, qui me laisse rafraîchie, mieux comprenante et désireuse de lire davantage, de réfléchir davantage, de prier davantage, afin de mieux connaître le Christ et d'aimer le Christ et moi-même :
L’amour passionné de Dieu pour son peuple est si grand qu’il retourne Dieu contre Lui-même, Son amour contre Sa justice.
Deus Caritas est, 10
Nous en voyons la preuve encore et encore dans les Écritures. Les Juifs, ne comprenant pas tout à fait qu'ils sont gouvernés par le Roi de la Création, demandent à un roi de chair et de sang de les diriger, à l’exemple des autres nations. Peut-être croient-ils qu'un roi humain les comprendra mieux, ou qu'un roi humain pourra être influencé par des voies autres que les mystères de la foi, de la prière et de l'abandon. Non seulement Dieu ne répond pas par la colère devant leur aveuglement, mais Il leur donne ce qu'ils demandent, et plus encore : un roi temporel en David et finalement le Roi des rois, Jésus de Nazareth, pour l'éternité avec nous, chair et sang, âme et divinité, à travers tous les temps.
Nous le voyons dans le Nouveau Testament, et plus profondément encore dans la Passion du Christ, qui est l’acte définitif de l’amour divin surpassant la justice. Mais nous le comprenons rarement de cette façon. Nous réalisons rarement que, tandis que nous exprimons à Dieu ce que nous voulons ou ce dont nous avons besoin, Il ne nous rétorque pas  : « Mon amour ne vous suffit pas ? », Il répond à nos besoins et désirs spécifiques de manière spécifique.
C’est étonnant si vous y réfléchissez. À cause de Son grand amour, Dieu se retourne contre Lui-même, nie, reconfigure ou retarde Son propre désir, afin de servir des créatures créées qui comprennent en général tout de travers. Si nous intériorisons vraiment cela, nous nous accrocherons à la promesse de Jésus dans l'Évangile de Jean : « Quand vous me demanderez quelque chose en mon nom, moi, je le ferai» (Jean 14, 14), en se souvenant de l’épître de Jacques : « Vous demandez, mais vous ne recevez rien ; en effet, vos demandes sont mauvaises, puisque c’est pour tout dépenser en plaisirs » (Jacques 4, 3).
Tout cela découlant d'une brève rencontre avec une seule ligne… Dieu est Amour !
Voici une autre citation, de la même source, qui me bouscule chaque fois que je la lis, parce que la langue de Benoît est ici, de manière inattendue, totalement vulnérable, totalement libre :
Je vois avec les yeux du Christ et je peux donner à l’autre bien plus que les choses qui lui sont extérieurement nécessaires : je peux lui donner le regard d’amour dont il a besoin.
Deus est caritas, 18
La chair de poule, à chaque fois. Parce que c'est tellement évident, une reconnaissance irréfutable de ce qui est au cœur de chacun de nous : l'attente de ce faisceau d'amour profond et pénétrant auquel nous aspirons, mais que souvent nous ne pouvons pas accepter, car c’est un regard total et complet, aussi intime que l'amour, mais avec les lumières allumées, de sorte que nous ne pouvons rien nier de ce que nous donnons ou de ce que nous prenons. Le contact visuel est assez difficile pour beaucoup d'entre nous. Avoir un regard d'amour – qui n'a rien à voir avec la luxure, et tout à voir avec l'acceptation inconditionnelle et aimante – peut parfois sembler plus que ce que nous pouvons supporter. Cela implique de se laisser complètement connaître, ce qui est toujours une exposition de notre vulnérabilité.
Ce consentement à apprendre à voir de cette façon, avec les yeux du Christ, demande une reddition volontaire encore plus grande, car cela signifie consentir à se lancer courageusement dans une mer pleine de peur et de rejet humains, et sans aucune garantie que quiconque se laissera regarder ainsi et se convertira. C'est acquiescer à l’éventualité de vivre une vie totalement incomprise, destinée à une sorte de solitude satisfaite, comme Dieu Lui-même, Lui qui cherche constamment et trouve tant de peur, tant de colère, tant de rejet et de méfiance ; Lui qui nous voit si peu nombreux à nous convertir.
Ces deux idées me mettent au défi, car je veux être celle-là.
Je veux être celle qui comprend que Dieu m'offre déjà dans Son Moi Trinitaire un roi bienveillant plus grand que tout ceux que je pourrais rencontrer humainement ; celle qui apprend que l'amour est service, et que le plus grand roi est aussi un serviteur ; celle qui apprend à être serviteur, et partagera ainsi cette royauté afin d’être unis comme des amants, pour toujours.
Je veux avoir le courage d'apprendre à voir avec les yeux du Christ, à consentir à être ce regard d'amour pour les autres, malgré leurs craintes, malgré leur réflexe de baisser les yeux et de se détourner. Mais je suis moi-même craintive, et lente à faire confiance, et même si je sais qu'en me lançant je ne risque rien – ce que le pape émérite lui-même nous a rappelé au tout début de son pontificat (homélie du 24 avril 2005) – au cours de ce qui est peut-être sa meilleure leçon :
En quelque sorte, n’avons-nous pas tous peur ? Si nous laissons le Christ entrer pleinement dans nos vies, si nous nous ouvrons totalement à Lui, n'avons-nous pas peur qu'Il nous dépossède ? N'avons-nous pas peur de renoncer à quelque chose de grand, quelque chose d'unique, quelque chose qui rend la vie si belle ? Ne risquerions-nous pas de nous retrouver diminués, privés de notre liberté ? …
Non ! Si nous laissons le Christ entrer dans nos vies, nous ne perdrons rien, absolument rien de ce qui rend la vie libre, belle et grande.
Non ! Ce n’est que dans cette amitié que les portes de la vie s’ouvrent en grand, ce n'est que dans cette amitié que se dévoilent réellement les grandes potentialités de la condition humaine, ce n'est que dans cette amitié que nous faisons l'expérience de ce qui est beau et de ce qui libère.
Aujourd'hui, avec une grande force et une grande conviction, sur la base d'une longue expérience personnelle de la vie, je vous dis, chers jeunes : n’ayez pas peur du Christ ! Il n'enlève rien et Il vous donne tout !
Celui qui se donne à Lui reçoit le centuple. Oui, ouvrez, ouvrez tout grand les portes au Christ, et vous trouverez la vraie vie.
Amen.



1. Traduction non autorisée – et sûrement maladroite – de VI, d’après cet article d’Elizabeth Scalia, oblate bénédictine aux US.