Très tôt dans ma vie, j'ai éprouvé un
désir ardent d'être comblée au plus profond de mon être. Je n'avais pas la foi,
je ne connaissais pas cette source qui est aujourd'hui devenue la source de ma
joie. Je ne connaissais pas d'espérance au-delà du simple optimisme. J'étais
comme cet homme dont saint Augustin dit : « Il cherche sa patrie mais
il ne la connaît pas »1.
Mais j'avais des rêves, j'avais des
désirs. Je voulais vivre à fond et la demi-mesure ne me satisfaisait pas.
J'attendais beaucoup de la vie. Sans arriver à mettre des mots sur mon désir, je
sentais intuitivement que la vie devait être plus que le plaisir, les amitiés,
plus que toutes les belles choses qu'on peut expérimenter ou posséder. J'avais
le désir d'un plus, mais sans savoir
ce que c'était. J'avais un désir de vérité, de me battre pour la justice. Je
cherchais du sens, je voulais être heureuse.
Adolescente, je n'avais pas encore
compris que le propre de l'homme est justement de n'être jamais satisfait. Nous
sommes faits pour plus, pour beaucoup plus que les petites satisfactions du
quotidien. Croyants ou non-croyants, nous sommes constamment attirés par
quelque chose qui n'est pas encore là, mais vers lequel notre cœur tend et dont
nous avons une intuition suffisamment claire pour savoir que l'atteindre nous
procurera un bonheur sublime. Le désir est une joie anticipée.
Être habité par des désirs qui
cherchent toujours plus beau, plus grand, plus haut, plus loin, implique une
certaine agitation de notre cœur. Ce n'est pas de tout repos. Dès que nous
assouvissons un désir, celui-ci se manifeste encore plus fortement aussitôt
après. Nous le savons bien : nous ne sommes jamais tout à fait en paix. Et
si nous le sommes, c'est pour un instant fugitif. « Notre cœur est sans
repos jusqu'à ce qu'il trouve le repos en toi », dit saint Augustin.
Au cours de ma vie, cette agitation
intérieure est devenue plus forte quand mes parents ont divorcé. J'avais 14
ans. Une certitude — celle d'une famille unie, celle de parents vivant sous un
même toit — m'a été soudainement enlevée. Un monde, mon monde, s'écroulait. Mais avec les
années, cette blessure est devenue un incubateur pour mon chemin spirituel et
particulièrement pour une réflexion sur mes désirs. Souvent dans la vie, des
moments de rupture, de changement, de crise, de césure sont des points de
départ vers d'autres rives, vers des eaux plus profondes dans notre vie, vers
une relation à Dieu plus authentique. Ce sont des moments où nous sommes
invités à déposer notre vie plus sérieusement devant le Seigneur, car nous nous
rendons compte qu'aucun autre remède n'existe.
Pour moi, l'effondrement de cette
certitude vitale fut, inconsciemment encore, le point de départ d'une histoire
d'amour. Une histoire avec Celui qui sait combler tous nos manques et nos
désirs. Plus exactement, ce fut le début d'une attirance particulière pour
cette eau vive qui seule peut nous abreuver totalement. Sans mettre des mots
dessus, j'avais la forte intuition qu'il valait la peine de rechercher
sérieusement ce qui pourrait réellement combler les désirs de mon cœur.
C'est lors de ma conversion, à
presque 18 ans, quand le Seigneur est entré dans ma vie de manière très
puissante, que j'ai rencontré Celui que mon cœur cherchait inconsciemment.
Alors que je n'étais pas baptisée, je
me suis trouvée, sur invitation d'une personne que je connaissais à peine, dans
une grande célébration eucharistique. Le monde catholique, ses habitudes, son
vocabulaire, ses chants, sa liturgie m'étaient complètement étrangers. Je
savais seulement une chose : à la messe, au moment de la communion, je
pouvais m'approcher du prêtre pour être bénie.
La messe, l'eucharistie, la
bénédiction d'un prêtre, tout cela ne voulait rien dire pour moi, mais je
savais que c'était un moment important pour ceux qui avaient la foi. Ma mère
s'était convertie quelques années auparavant et j'avais vu combien
l'eucharistie était devenue importante pour elle. Mais moi, j'étais jeune, je
découvrais la vie, j'étais fêtarde. Le monde avec ses possibilités innombrables
s'ouvrait devant moi. Pourquoi m'intéresser à la religion ? Pourquoi
m'intéresser à Dieu ? J'y voyais peut-être un intérêt pour la fin de vie, ce que je n'envisageais
certainement pas avant mes 85 ans !
Cela étant, une bénédiction
pouvait-elle me faire du mal ? Je me suis dit que non et me suis levée
pour rejoindre la file. Je ne soupçonnais pas que ces quelques mètres entre ma
chaise et ce petit pain blanc que le prêtre distribuait allaient devenir mon
chemin de Damas. Arrivée devant le prêtre, les bras croisés devant la poitrine,
j'étais un peu mal à l'aise. Il m'a regardée et m'a tendu sa main avec la
petite hostie. Surprise, je lui ai dit que je n'étais pas baptisée et que je ne
pouvais pas communier.
Il s'arrête alors, me regarde et me
pose la question qui va tout bousculer dans ma vie. Tenant la petite hostie
droit devant mes yeux, il me demande de façon extrêmement directe : « Crois-tu
que ceci est Jésus Christ ? »
Je m'attendais à tout sauf à cela.
Plantée là, face à l'hostie, j'avais soudainement la sensation que les dix
mille personnes autour de moi avaient disparu. Il y avait moi et il y avait
l'hostie. Rien d'autre. Je l'ai regardée sans bouger. Comme au ralenti. Et la
question continuait de résonner en moi : « Crois-tu que ceci est
Jésus Christ ? » En quelques secondes s'est produit en moi quelque
chose que je ne peux expliquer que comme une grâce absolument inattendue et
gratuite. Soudain, une certitude absolue m'a envahie : cette petite
hostie, c'était Dieu lui-même, le Seigneur, mon propre créateur que j'avais
ignoré jusqu'à présent, le Créateur de l'univers, le maître de ma vie, la
réponse à toutes mes questions. Il était là, devant moi, tout petit. Tout
puissant.
J'ai fait ma profession de foi devant
ce prêtre en disant sans le moindre doute : « Oui, je le crois ».
Le prêtre m'a donné l'eucharistie et j'ai rencontré l'amour du Seigneur d'une
puissance impressionnante. J'étais bouleversée. Je tremblais, mes larmes
coulaient. Alors que je n'avais jamais expérimenté une chose pareille, j'ai
compris que c'était Dieu lui-même qui était en train de se révéler à moi. Un
amour plus fort que tout ce que j'avais connu jusque-là.
D'un seul coup, tout m'est
apparu évident : ma vie avait un sens et mes désirs une réponse. Et pas
seulement les miens, mais les désirs de tout homme ! Ils trouvaient leur
sens et leur accomplissement. Cette réponse était plus puissante, plus
surprenante, plus saisissante que je ne l'avais espéré en cherchant ailleurs
pendant toutes ces années. Je pouvais désormais nommer ce plus vers lequel mon cœur tendait depuis si longtemps. Dieu
lui-même était la réponse à mon désir.
Aujourd'hui, je me rends compte de
plus en plus combien il est nécessaire de croire profondément que Dieu veut nous
combler jusqu'au bout ! Un doute subsiste toujours par rapport à cela. Dieu
veut-il mon bonheur ? Peut-il vraiment me donner ce que je désire ?
Avoir foi en cette bonne volonté de Dieu change la vie, même si cela
n'est jamais acquis une fois pour toutes. Nous sommes donc appelés à la
cultiver car elle est le fondement d'une vie spirituelle authentique. Sans
cette confiance fondamentale, cette certitude que Dieu s'intéresse à mon bonheur, à mes désirs, à
l'agitation de mon cœur, et que son désir est de combler les miens, notre foi
restera un pieux conte de fées.
Au fil des années, j'ai appris à me
laisser pétrir par Dieu avec tout ce qui est en moi. Ce chemin m'a permis de
faire une découverte qui a révolutionné ma vie : nos désirs sont le
lieu privilégié où Dieu veut nous rejoindre dans l'intimité ; autrement
dit, le lieu où Dieu peut et veut habiter et à partir duquel il veut nous
transformer si nous le laissons y entrer. Or, qui dit désir, dit manque. Ce
manque constitue pour la plupart d'entre nous un problème. Quelque chose que
nous devrions éliminer à tout prix ou dont il faudrait se distraire.
Pourtant, la découverte la plus
précieuse que j’ai faite dans ma vie est précisément le contraire : nos
manques les plus concrets nous montrent la grande et magnifique vocation qui
est la nôtre. Ce chemin est à la fois un chemin de bonheur et de larmes et il
nécessite de la patience. Il n’est pas comme ces calmants qui agissent tout de
suite, mais ne résolvent rien. Il ne fait pas disparaître le manque en nous d’un
coup de baguette magique. Ce n’est d’ailleurs pas le but. Laisser Dieu agir en
nos manques est à l’extrême opposé des promesses de bien-être spirituel, qui
nous font certes miroiter le bonheur, mais qui nous centrent très vite sur
nous-mêmes. Celles-ci nous chouchoutent superficiellement pendant que notre
soif profonde s’intensifie. Laisser Dieu entrer dans nos manques est un chemin
plus étroit, peut-être moins glamour, mais c’est le seul qui nous permet d’être
en vérité avec nous-mêmes, et qui nous rend réellement libres et heureux.
Sophia Kuby, Il comblera tes désirs
1. Saint Augustin prie les psaumes, Sermon Mai, 12, trad. Hamman, DDB,
1980.