Des enfants au tribunal
Assis au dernier rang du public, au tribunal pour enfants
d'Omaha, le père Flanagan assistait en silence à l'entrée des prisonniers qui
devaient être jugés.
Il avait déjà assisté à des procès, pour en étudier la
procédure et les méthodes, mais il n'en avait encore jamais vu de semblables.
Ces criminels étaient tous des enfants.
Des policiers les avaient amenés ; maintenant ils
étaient assis dans le box, attendant leur tour. Ils étaient conduits un à un
devant le juge en robe, tandis que les faits incriminés étaient rappelés dans
la phraséologie juridique de l'acte d'accusation.
Dans cette parade de jeunes criminels figurait un enfant
nommé Johny. Il avait douze ans, des cheveux roux et des taches de son, et il
tordait ses lèvres en une sorte de sourire, tandis qu'il était debout devant le
juge.
C'était un détective de grand magasin qui témoignait
contre lui. Sa tâche, expliquait l'homme, consistait à surveiller attentivement
les voleurs à l'étal. Le matin du délit, il était en train de faire sa ronde au
premier étage lorsqu'il remarqua l'inculpé se promenant dans l'allée centrale.
Quelque chose de furtif dans son comportement attira aussitôt son attention.
Il avait suivi l'accusé en se dissimulant et l'avait vu
s'arrêter devant un comptoir de sweaters. Jetant rapidement un coup d'œil
autour de lui pour s'assurer que personne ne le voyait, l'enfant glissa
rapidement deux sweaters sous son manteau.
Le détective décrivit comment le même accusé s'était
ensuite rendu dans le fond du magasin, au rayon des sports. Là, il s'empara d'un gant de
base-ball, le glissa également sous son manteau, puis gagna rapidement la
sortie. Au moment où il franchissait la porte, le détective empoigna le
coupable et le fit mettre en état d'arrestation.
À écouter le détective, on aurait pu
croire qu'il s'agissait d'un « ennemi public » plutôt que d'un
enfant.
Il apparut bientôt que Johny avait
déjà eu des ennuis avec la justice. Il avait une longue liste de délits à son
compte, bien que jusqu'alors il s'en fût tiré sans punition grave.
Le district attorney demanda que,
cette fois, on ne lui pardonne plus ; l'inculpé ne niait pas les faits ;
on avait trouvé les preuves sur lui ; la sentence devait imposer le maximum
de la peine.
Le procureur, naturellement, faisait
son travail, mais, pour le prêtre qui les écoutait, ses paroles semblaient
impliquer qu'il s'agissait d'un criminel endurci. Qu'allait faire le juge ?
Flanagan connaissait quelques magistrats de ce tribunal. C'étaient de braves
gens, mais ils ne pouvaient agir que dans les limites des lois et des
institutions de l'Etat. Dans la présente instance, le juge déclara qu'il n'y
avait pas d'autre possibilité pour lui que d'envoyer Johny dans une maison de
redressement pour une durée indéterminée. Le sourire forcé de Johny disparut
lorsque la sentence fut prononcée. Un autre garçon fut amené, et un autre détective
vint à la barre pour témoigner.
Le fait le plus incroyable, pour le
Père Flanagan, était la manière dont les délinquants étaient jugés : on
agissait comme s'ils étaient des adultes. Ailleurs, il le savait, d'autres méthodes,
plus compréhensives, étaient essayées. Pourtant il était sceptique, même à
l'égard de ces expériences modernes. En fait, dans cette année qui précéda
l'entrée en guerre des Etats-Unis, le Père Flanagan fit preuve d'une prescience
remarquable à l'égard du problème tout entier de la délinquance juvénile.
« Je prêche et j'enseigne, disait-il,
que la bonté, la religion et l'affection enlèvent au crime ses mobiles ». Des
théories nouvelles et brillantes étaient dans l'air, mais Flanagan voyait
clairement le défaut de beaucoup d'entre elles. « Je sais, ajouta-t-il, ce qui arrive à la jeunesse si Dieu ne fait
pas partie de sa vie quotidienne ».
Ses craintes étaient justifiées, car
la criminalité juvénile des garçons et des filles continua à croître jusqu'à
représenter, l'année de sa mort, 16,1% du total des arrestations en une année
aux États-Unis. Il aurait connu, avant de mourir, une époque où le crime avait
pu être minuté et où l'on put compter qu'un crime majeur était commis toutes
les vingt-huit secondes sur le territoire des Etats-Unis : attaques de
banques, cambriolages, hold-up armés, meurtres.
Toutes les vingt-deux secondes, en
moyenne, pendant les vingt-quatre heures des trois cent soixante-cinq jours de
l'année, un crime majeur est encore commis aujourd'hui dans ce pays de liberté.
Le Père Flanagan était certain, dès
le départ, que le problème du crime ne pouvait être considéré en dehors du problème
de l'enfance. Si l'on veut sauver l'homme, il faut commencer avec l'enfant.
Mais, même lorsqu'on en vient à admettre cette vérité, on ne trouve nulle part
un remède scientifique universel ; il n'y a pas de panacée pour le crime,
sinon l'amour de Dieu dans le cœur de l'homme. L'espoir de Flanagan reposait
surtout sur le renforcement des organismes déjà existants et dans une synthèse
de leurs efforts.
Dans les années qui devaient suivre,
il trouva un allié en J. Edgar Hoover, directeur du Federal Bureau of Investigation. Tous deux savaient que le
renforcement de la loi, si poussé soit-il, ne suffit pas s'il lui manque la
vision chrétienne. Le crime ne peut être éliminé des États-Unis, ni même réduit
de manière appréciable, par la seule habileté de la police, par l'astuce de ses
détectives, ni par l'élévation du niveau professionnel et moral des serviteurs
de la loi. Le renforcement de la loi peut couper les mauvaises herbes ; il
ne peut en détruire les racines. Le crime n'est pas un problème sociologique,
mais d'abord un problème moral et religieux.
En attendant, comme le faisait remarquer
le Père Flanagan, la lutte contre le crime coûte chaque année, aux
contribuables américains, la somme de quinze milliards de dollars. Ce chiffre,
que les autorités estiment une bonne approximation, représente quatre fois plus
que ce qui est dépensé pour l'éducation. Jusqu'à la guerre, il dépassait celui
de tous les impôts et représentait une contribution de cent vingt dollars par
an, versée par chaque homme, chaque femme et chaque enfant des États-Unis.
Pour cette seule question de dollars
et de cents, le Père Flanagan estimait que les Américains devaient s'intéresser
au crime plus qu'à tout autre problème national. Pourtant, au commencement de
la tâche, il dut constater la cynique indifférence des citoyens moyens. Nous
avons tous tendance à penser que le crime ne nous atteint pas personnellement ;
nous nous imaginons que nous ne participons pas aux frais qu'entraîne
l'existence du milieu. Lourde erreur ! Par le coût de la
police, des tribunaux et des prisons, par celui de la malhonnêteté dans les
affaires et dans l'industrie, chaque citoyen américain est imposé pour
entretenir l'armée du crime. Le crime prélève une dîme sur chacun de nos repas,
sur les vêtements et les chaussures que nous portons, sur notre loyer, nos
frais de blanchissage, les billets de cinéma.., sur presque tout ce que nous
payons.
Si tous les criminels des États-Unis
pouvaient être rassemblés en un seul endroit, cette cité de hors-la-loi atteindrait
presque la taille de New-York. « Nous sommes, insistait Flanagan, en
face d'un fléau social ; en tant que tel, celui-ci doit être traité non
seulement du point de vue scientifique, mais aussi du point de vue religieux.
Nous ne pouvons nous en débarrasser, comme le feraient les médecins de la
fièvre jaune, la typhoïde ou la petite vérole. Pour éliminer le crime, les œuvres
sociales et les représentants de la loi doivent travailler la main dans la main
avec les autorités religieuses ».
Flanagan connaissait bien, en outre,
l'alliance secrète conclue, dans presque toutes les villes ou bourgs, entre la pègre
et les politiciens, alliance compliquée généralement par la domination exercée
sur la police par les groupes politiques locaux. Il éprouvait un ressentiment
particulièrement vif à l'égard d'une classe apparemment responsable et estimable,
celle des avocats de la défense. Dans la combinaison formée par le gouvernement
local, la politique et le crime, on retrouve chaque fois la figure ironique et
sinistre de l'avocat des criminels que l'on pourrait appeler souvent, et plus
exactement, l'avocat criminel.
Le Père Flanagan s'indignait
particulièrement de l'action corruptrice exercée sur la jeunesse par le cinéma,
la radio, les magazines et les journaux. « Je n'ignore pas, dit-il une
fois aux auteurs de ce livre, qu'il est d'usage et bien porté de rire de telles
accusations. Mais parlez avec des enfants derrière les barreaux d'une prison et
vous changerez d'attitude. Ils vous diront où ils ont pris toutes leurs idées.
La grande majorité des films, des publications et des émissions sont au-dessus
de toute critique, naturellement. Mais il suffit d'un certain pourcentage d'individus
sans prudence ou sans scrupules pour que leur action exerce un si grand ravage
dans ce pays. Donnez des héros et non des crapules à imiter à nos enfants ».
Mais le plus grand scandale aux yeux
du Père Flanagan, celui qui exigeait la solution la plus radicale, était celui
des prisons locales. Sur les trois mille prisons locales qui existaient aux États-Unis
il y a quelques années, seize cents avaient été condamnées comme inutilisables..,
et étaient toujours en usage. Leurs insuffisances du point de vue sanitaire
étaient une menace pour la santé de la communauté. Véritables nasses en cas
d'incendie, leur surpeuplement aurait soulevé le cœur de Lucifer. L'effet
produit sur de jeunes criminels, jetés pour la première fois dans l'horrible
intimité de ces lazarets bondés, était incalculable.
Le Père Flanagan apprit aussi à
connaître très tôt toutes les combinaisons et tous les maux du parole
system, tel qu'il est couramment pratiqué. Pire encore, il a vu toutes les
horreurs qui souvent accompagnent le système plein de mansuétude du sursis. Il
s'est retrouvé là, une fois de plus, en accord avec J. Edgar Hoover. Parlant du
sursis, Mr. Hoover à dit : « Si le parole system est un
scandale, le sursis est quelque fois une horreur que les citoyens décents ne
peuvent imaginer. Qu'arrive-t-il lorsqu'un jeune, privé de toute direction
paternelle, se livre à sa première infraction ? Il bénéficie de cette
institution nécessaire et louable qu'est le sursis. Il est juste qu'il ait un
sursis. C'est un crime qu'un enfant soit incarcéré après une première
infraction sans avoir une chance de se réformer, sinon faisons abstraction du
cas très rare du dégénéré antisocial. Mais, dans notre système mal administré,
il se trouve souvent que le fonctionnaire chargé du contrôle des sursis est un
ignorant, quand il n'est pas un criminel ou un entremetteur de la politique,
prêt, pour garder son emploi, à se détourner de la plus sacrée des tâches, la
protection de notre jeunesse. C'est ainsi que l'on voit l'enfant délinquant
s'enfoncer de plus en plus loin, d'abord dans le sursis, puis dans des maisons
de redressement qui ne sont que des creusets où fermentent les plus bas
instincts et où l'innocence disparaît pour être remplacée définitivement par le
cynisme. Nous le voyons instruit, pas à pas, non point à obéir à la loi, mais à
la tourner. Nous le voyons aller de la maison de redressement à la maison de
correction, puis en prison, où il s'associera avec des criminels plus âgés et
plus dangereux. Finalement, il sera lui-même un professeur du crime et il
recrutera à son tour un cercle grandissant d'émules. C'est ainsi que nous
sommes arrivés à cette situation que chaque année, en Amérique, douze mille personnes
meurent assassinées ».
Il devint bientôt évident pour le
Père Flanagan que la tâche la plus importante et la plus urgente était la
prévention du crime et que la seule prévention réellement efficace serait celle
qui décapiterait les carrières criminelles en sauvant les enfants.
Flanagan savait que cette tâche était
beaucoup moins simple qu'il ne semblait. Car, déjà, les nouveaux tribunaux pour
enfants, tellement vantés, étaient mis en échec. Bien des années devaient
passer avant que les savants acceptassent la conclusion radicale du Père
Flanagan ; mais le moment vint où ils ne purent l'éviter. Pendant ce
temps, les Américains vécurent une sorte de confort
intellectuel, s'appuyant sur l'idée que les enfants sont semblables à des
bouteilles, dans lesquelles il suffit de verser une certaine dose d'information
pour qu'ensuite les bouteilles soient emplies de bon liquide.
Pour le Père Flanagan, cette théorie
pouvait à la rigueur se justifier dans une époque de civilisation rustique,
telle qu'à la ferme de Leabeg. Un enfant allait à l'école et apprenait la table
de multiplication. Ensuite il allait dans une boutique, dans un atelier ou dans
un bureau et utilisait sa table de multiplication. Ou bien il retournait à la
ferme. Il n'y avait pas de heurts.
Aujourd'hui, aucun enfant n'est
capable, seul, de se préparer convenablement au tourbillon de la vie que mènent
les adultes. Le garçon qui grandit se trouve en face d'une énigme qui le
dépasse, celle de savoir ce qu'il doit faire de sa vie. Même s'il est bien
préparé, il peut être déçu par le manque de débouchés. Ou il reste à la charge
de l'État, ou il en est réduit à ses seules ressources. Dans les deux cas, il a
des chances de se trouver près de la porte qui s'ouvre sur la pègre. C'est
pourquoi l'âge auquel le plus grand nombre — et de loin — de criminels sont
arrêtés est dix-neuf ans.
Mais, pour prévenir le crime, le Père
Flanagan savait qu'il devrait aller bien en deçà de cet âge de dix-neuf ans. En
fait, plus il étudiait le problème, plus il accordait d'importance aux
premières années de l'enfant et à la nécessité de remonter jusqu'à sa
naissance, sinon même avant ! Les années qui précèdent immédiatement l'âge
adulte sont toujours marquées d'un dangereux potentiel de délinquance. Les
petites infractions des enfants ne sont pas sans conséquence ; elles représentent,
au contraire, la plus sérieuse menace d'offensive du côté du crime. Les
carrières criminelles commencent dès l'enfance.
Le jeune Père Flanagan ne considérait
pas l'enfance délinquante du point de vue de la faute ou de la punition, mais
sous l'angle du diagnostic et de la thérapeutique. Il s'attacha à découvrir pourquoi
les enfants commettaient des crimes. Cette étude, où se rencontraient tant
de problèmes annexes, s'avérait fort complexe. S'agissait-il d'un problème
individuel ou social ? Toutes les enquêtes mettaient en relief
l'importance de l'entourage : criminalité infantile, criminalité adulte
égale proportionnellement. Le facteur social, comme l'économique, jouait aussi
son rôle. La criminalité n'est pas grande seulement autour des taudis, mais
aussi dans les quartiers industriels et commerciaux, dans les banlieues
résidentielles. Cela veut dire que l'élimination des taudis ne doit pas
entraîner forcément celle du crime. Quelques-uns des plus dangereux criminels
de notre époque ne sont pas issus des taudis suburbains, mais, au contraire, de
fermes prospères : Dillinger, Nolson, Floyd, Bates, Kelly étaient des fils
de fermiers.
Naturellement, les jeunes délinquants
promis au crime sont, dans bien des cas, le résultat de la promiscuité des
taudis, tant urbains que ruraux. Le Père Flanagan, se penchant une fois sur le
cas de deux jeunes frères condamnés à mort pour meurtre, le vit d'abord
expliqué par les taudis où ils étaient nés. Puis il apparut qu'ils étaient
allés à la chaise électrique accompagnés de leur patron, qui, lui, n'était pas
un produit des taudis, mais un lauréat de l'Institut de Technologie du
Massachussets !
Dans les cités populeuses, en dépit
des terrains de jeu et des distractions qui s'offrent, les garçons tendent toujours
à s'organiser en bandes. Or le Père Flanagan ne croyait pas que ces bandes
fussent mauvaises en elles-mêmes. Se réunir en groupe pour jouer est un
phénomène naturel à l'enfance. Ce qu'il faut, c'est orienter l'activité de ces
gamins des rues et en faire des joueurs de base-ball ou de football, des
athlètes, des bons citoyens.
Ce qui manque le plus à la jeunesse
d'aujourd'hui, selon le Père Flanagan, c'est l'autorité et la douce
surveillance de la religion. Il y a cinquante ans, tous les enfants allaient à
l'École du Dimanche. L'Église avait alors une puissante influence sur la
prévention du crime. Cette influence a décru et doit être rétablie. Comme l'a
dit Flanagan : « Nous devons renvoyer nos enfants à l'église, les
renvoyer à Dieu. Et les hommes d'Église doivent avoir une meilleure compréhension
de ce problème ». L'école ne peut pas remplacer la religion. Si fiers que
nous puissions être de nos progrès pédagogiques, nos écoles ne donnent pas à
leurs élèves l'essentiel de toute éducation, qui est la formation du caractère.
Elles exercent les cerveaux, mais non les âmes. L'enfant arriéré bénéficie de
classes spéciales, mais arriéré
signifie seulement qu'il a du mal à apprendre ses leçons. Nous approchons ici,
comme l'a senti le Père Flanagan, d'un point important. Nous ne pouvons mettre
en œuvre un procédé purement mécanique, parce que le problème se situe trop
profondément dans l'âme individuelle intangible, mais nous pouvons utiliser
l'école pour déceler l'enfant qui se dirige vers le crime et essayer de changer
sinon la forme même de son esprit, du moins la direction qu'il lui donne.
Cette idée du Père Flanagan, qui a
déjà entraîné de nombreuses réalisations, ouvre sur d'autres perspectives. Un
problème, par exemple, continue à se poser : celui de l'ignorance des
parents qui perdent le contrôle de leurs enfants. Tous les enquêteurs sont
d'accord aujourd'hui pour dire, avec le Père Flanagan, que soixante-quinze pour
cent des enfants à problèmes ont des parents à problèmes. Il faut également s'occuper
de ceux-ci : l'éducation ou la rééducation des adultes doit faire partie
de tout programme lucide de prévention du crime. Essentiellement cependant,
celle-ci reste un problème d'enfant : « Lorsque nous aurons appris à
prévoir avec l'enfant, au lieu de regarder en arrière le criminel adulte, nous
aurons fait un grand pas dans la prévention du crime ».
C'est très exactement ce qu'a cette
époque les autorités et les dirigeants des œuvres sociales croyaient
sincèrement réaliser. De bons citoyens s'enorgueillissaient de l'institution
neuve, libérale et tolérante connue sous le nom de Tribunal pour enfants. Ils pensaient que ces tribunaux permettaient
un traitement adéquat et intelligent des jeunes délinquants. En 1900, lorsque
les premiers tribunaux pour enfants furent installés à Chicago et Denver, on
put croire trouvée la réponse définitive au problème. Un enfant vole un tuyau
de plomb sur un camion. La société éclairée intervient et déclare qu'il ne doit
pas être traité comme un criminel. Il existe une institution pour ce garçon :
le tribunal pour enfants. Le délinquant est conduit devant un juge
compréhensif, dans une pièce ordinaire. C'est une audience sans l'apparat ni
l'atmosphère de la correctionnelle. Ses parents sont là, ainsi que le curé, le rabbin
ou le pasteur de son église. Il n'y a pas de policier en vue. Des adultes
affectueux essayent de trouver une solution sensée. S'il le faut, on soustraira
l'enfant à son entourage néfaste. Dans les années qui suivront, les psychiatres
viendront également dire leur mot. Que peut faire d'autre la société ?
Après l'installation de ces tribunaux
éclairés, l'opinion publique s'assoupit dans un sentiment fallacieux de sécurité.
Mais pas le Père Flanagan ni les réalistes de son espèce. Bientôt d'ailleurs devait
éclater une bombe. Le professeur Sheldon Glueck, de l'Université de Harward, et
sa femme, le docteur Eléonore T. Glueck, entreprirent l'étude d'un millier de
cas de jeunes délinquants. Les Glueck n'avaient aucunement au départ l'idée de
critiquer les tribunaux pour enfants. Il y croyaient, au contraire, et
continuent à y croire.
Le résultat de leurs recherches fut
stupéfiant.
Qu'arrivait-il, en effet, au cours
des cinq années suivantes, aux enfants qui avaient bénéficié de cette juridiction
spéciale ? Quatre-vingt-huit pour cent d'entre eux avaient poursuivi,
pendant cette période, leur carrière criminelle. Ceux qui avaient été arrêtés
l'avaient été en moyenne trois ou six fois. Et il ne s'agissait pas seulement
d'infractions mineures : sept dixièmes de ces récidivistes avaient commis
des crimes graves. Sur les mille enfants étudiés par les Glueck, neuf cent cinq
avaient continué à commettre des délits ou des crimes alors qu'ils se trouvaient
sous la surveillance des tribunaux pour enfants !
Que fallait-il en conclure ?
Admettre d'abord avec le Père Flanagan que, en dépit de tous les efforts
fournis, au cours d'un travail honnête et intelligent, par les juges, les
psychiatres, les cliniciens et certaines communautés, le régime en question a
connu un piètre succès. Une énorme majorité des garçons a récidivé, et, malgré
tant d'attentions prodiguées, ils se sont transformés en criminels endurcis.
Est-ce par défaut d'un élément essentiel dans le système : l'affection ?
Tandis qu'il quittait le tribunal, le
Père Flanagan condamnait avec indignation les méthodes archaïques qu'il venait
d'observer. Elles eussent pu aussi bien convenir pour un procès de sorcières. Certes,
ces garçons avaient commis des actes répréhensibles, mais il n'était pas moins
douteux qu'aucun n'était un criminel endurci. Chacun en particulier, le prêtre
en était certain, aurait pu être conquis avec de la patience, de la
compréhension et de l'affection.
Il devint un visiteur assidu du
tribunal. L'hôtel fonctionnait maintenant sans à-coups et, avec la permission
de son curé, il pouvait consacrer un certain temps à cette nouvelle étude.
Grâce à ces classes comme il aimait à
appeler ce travail, le Père Flanagan se lia avec les juges. Ceux-ci
l'appelaient souvent dans la chambre du conseil pour discuter les cas qui leur
étaient soumis.
Il vit que ces hommes, qui
travaillaient à l'intérieur d'étroites limites, désiraient passionnément
trouver une solution honnête au problème de l'enfance.
— Et
pourquoi, demanda-t-il un jour à l'un des juges du tribunal pour enfants,
envoyez-vous tous ces pauvres garçons, les plus âgés, les plus jeunes et même
les simples orphelins, à la même soi-disant maison de redressement ?
— Parce
que, mon Père, nous n'avons pas d'autre endroit où les envoyer. Leurs foyers
sont impossibles, et il faut bien les placer quelque part.
L'arithmétique simple de cette
situation l'épouvanta. La combinaison de l'apathie du public et de
l'encombrement des tribunaux et des institutions d'État (celles-ci administrées
en grande partie par des profiteurs de la politique), laissait une maigre
chance aux enfants.
Anxieux de découvrir les racines du
problème, Flanagan étendit le champs de ses investigations, écrivant aux dirigeants
de chaque État, rassemblant des données sur les enfants abandonnés ou
délinquants et cherchant à savoir comment ces enfants étaient traités dans les
maisons de redressement, dans des écoles industrielles d'État, les orphelinats
et autres institutions de discipline et de correction.
Dans toute les méthodes qu'il étudia,
le Père Flanagan trouva quelque chose à admirer et à recommander. Mais il y
avait cependant deux fautes dans presque toutes : il n'y était pas plus
question d'affection que de tendresse, moins encore de Dieu.
Dans son esprit, ces deux réalités
vivantes et dynamiques transcendaient tous les plans et tous les schémas d'organisation.
Le Père Flanagan n'était pas opposé à la psychiatrie ni à la recherche
scientifique du bien-être social ; mais il luttait pour les enfants et
pour Dieu et disait avec une simple solennité : « Préserver les enfants du crime, c'est en finir avec
le crime. Si nous n'arrivons pas à préserver nos enfants, notre civilisation
périra. C'es le but final et grandiose de ce problème ».
C'est pourquoi il venait souvent au tribunal d'Omaha,
pourquoi il étudiait, écrivait, poursuivait ses recherches. De toute façon, il
voulait entrer dans la bataille. Il ne savait pas encore très bien comment,
mais il savait maintenant qu'il ne tarderait pas à trouver.
Il avait déjà eu un petit avant-goût du travail avec des
enfants difficiles. On lui avait demandé, dans la paroisse, de prendre en main
quelques garçons à problèmes, dont
plusieurs étaient des paresseux invétérés. Il découvrit que le déséquilibre de
ces enfants était souvent provoqué par quelque mal sous-jacent : le
favoritisme vrai ou imaginaire des parents à l'égard d'un autre enfant, le
manque d'intérêt ou d'attention que ces enfants trouvaient chez eux. Une fois
le problème familial résolu, ils redevenaient généralement normaux.
Les juges du tribunal pour enfants d'Omaha commençaient à
se dire que Flanagan avait des idées passionnantes et des informations
nouvelles sur le problème des enfants. Un matin, à la suite de l'audience, le
juge l'appela auprès de lui.
— Avez-vous remarqué ces deux garçons qu'on a trouvés sur
la promenade, la nuit dernière, demanda le juge ?
— Oh ! oui, répondit Flanagan, mais ils ont un
foyer...
— Oui, ils ont un foyer. Mais le père boit et la mère n'est
pas capable de se contrôler. Ce ne sont pas de mauvais enfants, mais ils ont
besoin d'être surveillés. J'aimerais autant ne pas les envoyer au loin. Je me demande
si...
Il s'interrompit, regardant le prêtre avec un sourire affable.
— Je me demande si je ne pourrais pas les confier à votre
surveillance ?
Bien qu'il n'eût aucun endroit où les caser, Flanagan
accepta. Il parla aux deux enfants qui étaient âgés de douze et quatorze ans et
convint avec eux de les rencontrer un soir par semaine. Comme il ne voulait pas
qu'ils prissent contact avec les clients
de son hôtel, il leur fixa rendez-vous sous un réverbère en face du bâtiment de
la Telephone Company.
Au cours de ces réunions sur le trottoir, les deux garçons
lui racontaient leurs activités, leur travail à l'école, leurs jeux, les gains
qu'ils réalisaient en vendant des journaux. S'ils avaient un ennui quelconque,
Flanagan s'arrangeait pour en obtenir confidence sans chercher, si peu que ce fût,
à vérifier leurs histoires.
Il avait leur parole qu'ils lui diraient tout.
— Vous êtes deux braves garçons, leur disait-il ;
maintenant, je sais que je peux compter sur vous.
Parfois, dans la tache de lumière que faisait le lampadaire
dans la rue obscure, il leur parlait de religion. Leurs pères et leurs mères
n'allaient pas à l'église ; les deux enfants avaient la vague idée que
Dieu était une sorte de gouverneur antipathique installé dans le ciel et qui
pourrait un jour ou l'autre les frapper de sa colère.
— Dieu punit les gens, lui annonça un soir le plus jeune ;
c'est ça qu'il fait. Il punit les gens quand ils sont méchants.
— Vous ne devez pas avoir peur de Dieu, répondit aussitôt
le prêtre. C'est un père aimant ; ne croyez-vous pas qu'il comprend qu'un
garçon peut avoir parfois des ennuis ?
Théoriquement, les enfants étaient baptistes. Au bout de
quelques semaines, ils se mirent à fréquenter régulièrement l'École du Dimanche baptiste.
Le père continuait à s'enivrer, et la mère toujours malade
était incapable de leur donner les soins convenables. Mais les deux enfants désormais
n'eurent plus d'ennuis. Ils dormaient chez eux dans leur chambre, au lieu de
passer leurs nuits à vagabonder dans les rues. Dans une certaine mesure au
moins, sous la direction de Flanagan, ils pouvaient mener une vie normale. Et
les juges, voyant les résultats de l'expérience, la développèrent.
D'autres enfants furent ajoutés aux deux premiers. Comme
Flanagan n'avait toujours pas de local disponible, il les rencontrait toujours
dans la rue.
Les autorités furent stupéfaites par les résultats. Les protégés
du père Flanagan se transformaient, ne revenaient pas en récidivistes devant le
tribunal. Quelle sorte de magie employait-il donc ?
Il était difficile, pour ces hommes logiques, d'accepter
l'affirmation du prêtre selon laquelle c'était seulement la magie de l'affection
et de la compréhension.
Par les nuits chaudes, il se promenait avec ses pupilles
dans le parc d'Omaha. Ils s'asseyaient dans l'herbe pour parler, et Flanagan
s'en tenait fermement à sa méthode de les croire toujours sur parole. Jamais il
n'essayait de les effrayer avec les représailles qu'ils encouraient en agissant
mal. Tous savaient qu'il devait faire des rapports sur chacun d'eux au tribunal
et ils savaient que le contenu de ces rapports dépendait d'eux seuls.
Une fois assurés qu'ils avaient affaire à un ami, les garçons
venaient à lui en toute confiance. Un soir, tandis qu'ils étaient tous réunis
sur un banc du parc, un des enfants demanda :
— Mon Père, vous nous dites que nous ferons toujours le
bien. Comment le savez-vous ?
Le prêtre réfléchit un moment.
— Tout simplement, dit-il enfin, parce que je suis sûr que
vous apprenez à suivre le chemin de Dieu.
Et, si incroyable que cela pût sembler aux œuvres sociales
officielles, le fait est que le petit groupe de paroles du Père Flanagan
suivait réellement ce chemin. Il fallait en convenir : les séances sous le
réverbère payaient.
La plupart, il est vrai, étaient des enfants abandonnés
dont les crimes avaient un caractère
mineur. Mais l'étape suivante devait poser à Flanagan un problème très
différent et beaucoup plus sérieux.
Il y avait à ce moment-là à Omaha une vague de crimes. La
ville tout entière était émue par des vols commis dans des magasins, par des
cambriolages et des attaques à main armée sur des passants dans la rue. À l'origine
de tous ces délits, se trouvait un gang de jeunes garçons d'Omaha-Sud.
D'après la police, il s'agissait là d'une bande typique de
vauriens des rues. Souvent, l'un de ses membres était envoyé dans une maison de
redressement, pour revenir environ un an plus tard avec un prestige accru parce
qu'il avait passé un moment à l'ombre.
La rue dans laquelle se rassemblaient les membres de ce
gang était bien connue de tout le monde. À cause du langage ordurier et du
comportement grossier de ces garçons, on l'évitait comme un mauvais lieu.
Les parents du voisinage, qui vivaient dans la terreur que
leurs propres enfants subissent l'influence de la bande ou soient victimes
d'une bagarre dans la rue, réclamaient la destruction du gang.
Devant la clameur publique, la police frappa un grand
coup. Des équipes spéciales rassemblèrent des preuves contre les meneurs, assez
de preuves pour envoyer ceux-ci dans une maison de correction jusqu'à leur
majorité.
Le Père Flanagan se trouvait au tribunal le matin où les
sept chefs de la bande furent jugés. Il connaissait bien les sentiments du
public : c'étaient de vrais incorrigibles,
maintenant aux mains de la loi ; ils ne méritaient aucune pitié.
Il y eut quelques cris isolés lorsque les jeunes
terroristes furent introduits, et le juge dut rappeler le public à l'ordre. Le
prêtre se pencha en avant pour examiner le visage des accusés alignés dans leur
box et se rassit, stupéfait.
Aucun de ces gangsters
ne devait avoir plus de quinze ans. Les journaux les avait décrits comme
d'insolents jeunes criminels qui défiaient toute autorité. Mais il n'y avait
plus d'insolence maintenant sur leur visages. Ils étaient sept enfants
effrayés.
On lisait le long acte d'accusation ; aucun des
inculpés ne niaient les vols, les actes de vandalisme, ni les violences. Selon
les rapports, il s'agissait d'incurables antisociaux. Maintenant, visiblement
effrayés, ces jeunes garçons révélaient au Père Flanagan un fait très important
et significatif. S'ils avaient été des malfaiteurs endurcis, ce moment eût été
pour eux une sorte de triomphe ; ils se fussent dressés devant le tribunal
avec l'arrogance des affranchis, affirmant leur mépris pour la société. Cette
peur était l'indice qu'il cherchait. Puisqu'ils étaient encore des enfants, ils
pouvaient être sauvés.
Le juge ordonna aux prisonniers de se lever. Comme il
allait prononcer les sentences, le Père Flanagan se leva également. Le juge
hésita, jeta un coup d'œil au prêtre et lui demanda :
— Voulez-vous dire quelque chose ?
— Oui (La voix claqua comme un coup de fusil). Oui, Votre
Honneur. Je voudrais que ces garçons soient confiés à ma garde.
Des murmures hostiles coururent dans la salle, et le juge
dut faire un nouveau rappel à l'ordre. Il demanda au prêtre de s'approcher.
Bien que le juge connût parfaitement le succès obtenu par le Père Flanagan avec
ses paroles, il n'ignorait pas qu'il n'avait affaire qu'à des cas
relativement mineurs.
— Vous rendez-vous compte, lui demanda-t-il, de ce que
vous allez entreprendre avec ces garçons ? Savez-vous tout ce qu'ils ont
fait ?
— Je sais, répondit Flanagan. Et je connais aussi, d'après
ce que j'ai lu et vu moi-même, les conditions dans lesquelles ils vivent.
— Et vous pensez pouvoir faire quelque chose avec eux ?
Les sept incorrigibles se tenaient
toujours debout, tout près. Pour le juge, la décision n'était pas facile à prendre.
Une opinion publique mécontente et effrayée exigeait la punition de ces
garçons.
Les milieux politiques de la ville n'avaient aucun désir
de déplaire aux citoyens en laissant les coupables en liberté. Cependant le
juge était un homme juste et il connaissait l'habileté du prêtre. Il finit par
déclarer :
— Mon père, je vous laisse courir votre chance. J'espère
que vous arriverez à guérir ces enfants. Je vais les placer sous votre
surveillance.
Puis, se tournant vers les prisonniers :
— Vous avez ainsi une dernière chance, leur dit-il ;
je ne sais si vous en profiterez. Le Père Flanagan croit qu'il peut vous aider.
J'espère que vous vous rappellerez que sans lui vous seriez tous en route déjà
vers la maison de redressement.
Les plus étonnés de tous dans la salle, c'étaient les garçons eux-mêmes. Ils regardaient le
prêtre avec un air profondément stupéfait. Ils s'étaient attendus jusque-là à
se retrouver derrière des barreaux de prison.
Si le Père Flanagan se rendit compte
de cette stupéfaction, il n'en laissa rien paraître. Il s'approcha d'eux et
leur demanda de le suivre.
Sans un mot, comme engourdis, ils
obéirent. Tous les yeux, dans le prétoire, étaient tournés vers le Père Flanagan,
tandis que, suivi de ses nouveaux protégés marchant en file indienne, il
avançait dans la travée centrale, vers la sortie.
Fulton & Will Oursler, in La vie
ardente du Père Flanagan