lundi 30 avril 2018

En écrivant... Paul Claudel, L'obscurité de l'œuvre



Lettre à M. l'Abbé D.
Tokiô, le 10 mai 1922.
Cher monsieur l’abbé,
Votre lettre m'est parvenue hier et m'a beaucoup plu par sa simplicité et son ton de grave et affectueuse franchise. Pourquoi ne pas avouer qu'en même temps elle m'a fait de la peine ? Les poètes et les écrivains n'appartiennent pas tous à la même catégorie. Il y a des fabricants parfaitement maîtres de la matière qu'ils tiennent entre leurs mains et qui en font à leur gré toute espèce d'objets utiles et plaisants. Et il y a les créateurs qui enfantent dans la nuit et dans la peine une chose que dans une large mesure ils ignorent (genitum non factum) et qu'ils ne sont guère plus en état de corriger qu'un cerisier ses fruits et Christophe Colomb l'Amérique. Et alors, quand ils se tournent vers le monde pour lui montrer cette chose nouvelle qui vient de naître par eux et malgré eux, quelle tristesse, quelle humiliation de ne rencontrer le plus souvent que l'incompréhension, la moquerie, et souvent une hostilité qui va jusqu'à la fureur. De la part des croyants, des frères en J.-C., cette incompréhension est encore plus douloureuse, quand on sait que l’œuvre produite est issue des régions les plus profondes de la foi et de l'amour, et que pourtant, loin d'aider à la connaissance et à la reconnaissance de Dieu, elle ne sert qu'à provoquer le scandale et en tout cas l'étonnement. Raison de plus pour nous attacher à des âmes fraternelles, comme la vôtre, qui, par-dessus toutes les difficultés nous font la charité de croire en nous et de nous tendre la main. Car il y a aussi une charité intellectuelle et le travailleur altéré a besoin quelquefois d'un verre d'eau.
Cela répond déjà à cette partie de votre lettre où vous me dites : « Pourquoi n'écrivez-vous pas comme Racine ? » Parce que je ne suis pas Racine et que je n’ai pas les mêmes choses à dire. Et la grande différence, c'est que Racine avait mis Dieu d’un côté et le monde de l'autre. On pourrait dire que la plupart de ses pièces auraient pu être écrites par un païen, si l'on n'y trouvait cette noblesse, cette délicatesse du cœur, cette élévation des sentiments, cette finesse infaillible du jugement, qu'il n'a pu trouver que dans la méditation et dans la pratique de sa foi.
Et ceci m’amène aux explications que j'ai à vous donner de mon obscurité, qui n'est pas volontaire, croyez-le bien. On ne s'exprime que pour se montrer.
Je pourrais dire d'abord qu'une grande partie de mes œuvres est parfaitement claire. Il me semble que l'Annonce, l'Otage même, le Pain Dur, la Corona, Protée, Connaissance de l'Est, sont accessibles à tous. Mais j'aime mieux être franc et j'avoue que même mes ouvrages les plus clairs doivent laisser dans l'esprit du lecteur une sourde inquiétude, le sentiment qu'il n'a pas épuisé le livre, que l’auteur ne s'est pas laissé parfaitement posséder, que ce qui est dit n'est pas égal à tout ce qui est suggéré.
Serrons de plus près les raisons de cette obscurité.
Il y a tout d'abord les raisons purement extérieures, superficielles, verbales. Je passe sur la forme du vers qui ne peut choquer que les pions. Il y a, en outre, les sautes brusques d'idées, les changements soudains d'atmosphère, provoqués par des images juxtaposées, sublimes et triviales. Mais pour moi, tout est bon qui sert à m'exprimer. Enfin, il y a une rhétorique spéciale.
Les idées rapprochées, non par une suite logique, mais par les accords de tons, les idées qui, au lieu de se suivre sur une ligne, s'entrecroisent par deux et par trois, un peu comme les mots dans une phrase latine. — Tout cela n'est absolument nouveau que par le large emploi que j'en ai fait. Si j'avais des livres sous la main, je vous prouverais que mes professeurs de style ont été, non pas les pauvres décadents, mais Virgile, Horace, Juvénal, et tous les auteurs grecs et latins 1. Tout cela est une chose dont on prend l'habitude, avec plus ou moins d'agacement ou de plaisir. Et le fait est qu'au théâtre, et avec la parole humaine, tout devient parfaitement clair et que le public a suivi, sans aucune espèce de difficulté, des pièces comme l'Annonce, l'Otage, et même Partage de Midi. Tout cela, en somme, est un peu à l'image de la vie et du verbe parlé. La plupart des conversations sont des torrents confus, spécialement quand elles deviennent passionnées. Il y a un courant d'idées principales et une quantité de remous. Les idées ne sont pas servies toutes faites. On assiste à l'agitation d'où elles naissent. Je n'insiste pas, non plus, sur le côté fantaisie, danse sacrée, qui est si désagréable à beaucoup de lecteurs français. Et cependant, un peu d'ivresse est permise à un poète lyrique. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Platon et le sévère Boileau.
La véritable raison de l'obscurité de mes œuvres est autre. Nous disons qu'une chose est claire quand elle est pleinement accessible à notre intelligence, c'est-à-dire quand nous en avons volontairement éliminé tous les éléments qui ne sont pas accessibles à notre intelligence, quand, par conséquent, nous avons substitué un objet artificiel à un objet réel. (Au lieu d'intelligence, peut-être vaudrait-il mieux, d'ailleurs, le plus souvent, écrire habitude). Nous n'avons qu'à regarder un objet quelconque, disons un fruit, et nous nous apercevons aisément que notre définition n'arrive jamais à épouser l'objet, que notre perception est plus riche que les moyens que nous avons de l'exprimer. Toutes les définitions ne sont qu'un jeu d'approximation autour d'une réalité substantielle, qui nous échappe. Au fond, nous ne connaissons que les choses dont nous sommes nous-mêmes la cause, le poète dans le sens grec du mot. Nous ne regardons pas réellement les choses, si nous n'en regardons pas la cause 2, qui est Dieu. Nous ne pouvons être nous-mêmes la cause des choses, mais par l'amour nous pouvons l'épouser. Mais ce n'est qu'au ciel que nous épouserons Dieu dans la lumière, face à Face. Ici-bas, depuis le jour du Péché Originel, où l'homme s'est séparé, s'est voilé en tant que cause génératrice, nous épouserons Dieu dans le tâtonnement, dans l'humiliation, dans la nuit, dans l'aveuglement (comme la Pensée du Père Humilié, comme la fiancée du Cantique post parietem), en tant que Notre Père et en tant que cause de tout.
En ce sens, connaître les choses, c'est épouser leur cause obscure. Les exprimer, c'est les exprimer reliés à cette cause, par le même lien dont nous-mêmes lui sommes reliés.
Mais, direz-vous, le domaine de l'expression n'est pas l'obscurité. Mieux vaut une expression partielle des choses que pas d'expression du tout. Mieux vaut un langage artificiel que pas de langage du tout ou un langage que notre entendement ne reçoit pas.
Je réponds que cette obscurité ne provient pas d'un manque, mais au contraire, d'une adjonction et d'une adjonction prodigieuse, puisqu'elle est celle de l'Infini. Je dis que logiquement, un poète chrétien pour qui Dieu, réellement et véritablement existe, est présent, ne peut concevoir et peindre toute chose qu'en fonction de Dieu, sans lequel elle devient mesquine et fausse. Pendant les deux siècles derniers il n'y a eu que deux attitudes du chrétien à l'égard du monde. — La première est de le regarder comme mauvais, comme sordide et ne méritant pas nos regards, comme une source de tentations ou en tout cas de dissipation. Cette attitude m’étonne et ne me paraît pas loin d'être hérétique. Car, après tout, le monde est l'œuvre de Dieu, il nous parle de son Auteur, c'est un langage que nous devons épeler avec infiniment de respect, de joie et d'intérêt, il est composé de choses que Dieu lui-même a solennellement déclarées bonnes et très bonnes. — La seconde est une attitude de tranquillité filiale. On croit en Dieu et on reçoit tranquillement ses bienfaits, en les prenant bonnement, tels quels, en tant qu'utiles au salut de notre corps et sans rechercher si par hasard ils ne seraient pas utiles au salut de notre âme. C'est un peu une attitude de rentier.
La véritable pensée chrétienne est que toute œuvre de Dieu est non seulement bonne, mais très bonne, non seulement par rapport à nous, qu'elle recrée, mais par rapport à Dieu, qu'elle signifie, et de même que son utilité matérielle résulte du travail de notre corps, sa signification salutaire résulte de l'inquisition de notre esprit. C'est en ce sens qu'on peut dire que nous ne sommes pas dans un monde réel tant que nous sommes dans un monde privé de signification. « Nous ne sommes pas au monde », dit Rimbaud. Et saint Jacques nous dit que nous ne voyons pas les choses telles qu'elles sont, mais dans un miroir, in œnigmate. Non pas la créature complète, mais initium aliquid creaturæ ejus, même en quoi elle est commencement est incertain, aliquid. Et saint Paul, je crois, ajoute un élément tragique, sur lequel je reviendrai tout à l'heure, omnis creatura parturit et ingemiscit usque adhuc expectans revelationem filiorum Dei 3.C'est ainsi que Notre Seigneur a pris dans ses mains saintes et vénérables, un certain nombre de ces éléments naturels et les a élevés à la dignité de sacrements, par quoi ils deviennent réellement ce qu'ils signifient : C'est ainsi que l'eau, enfin ! purifie réellement et désaltère, que le pain nourrit et que le vin enivre. La Bible n'est qu'un vaste vocabulaire, qui nous apprend à employer les choses dans leur signification divine (J'ai fait ce travail de recensement pour l'eau). Mais cette signification n'est pas claire, pour les raisons que j'ai dites tout à l'heure, c'est une indication, une allusion, toujours un attrait, parfois un jeu (v. l'Epître de l'Immaculée Conception). Mais malgré tout combien pacifiants et nourrissants pour l'esprit, puisque enfin les choses ne sont plus le mobilier de notre bagne, mais celui de notre temple, qu'elles nous parlent d'une manière si riche, si diverse, si consolante, si inépuisable, de ce Père qui est le leur comme le nôtre.
S'il en est ainsi du décor de cette scène où la naissance nous fait apparaître, il en est de même du drame qui s'y joue. Le monde n'a qu'un sens qui est de nous parler de son Créateur, non pas d'une façon vague et oratoire, mais avec cette précision et cette richesse que les grandes œuvres essaient d'imiter. Et le drame cosmique et humain, toute l'histoire humaine et l'histoire de chacun de nous en particulier, ne prend son sens qu'en fonction et à l'imitation du grand Drame de la Rédemption. C'est ce que la Bible qui est le livre des livres et l'exemplaire de toutes choses nous montre par ses parties historiques et par ses paraboles. Ruth, Bethsabée, Judith, l'Enfant Prodigue, la Samaritaine, le Marchand de perles, le maître de la Vigne, l'Intendant infidèle, le Pêcheur, une prodigieuse variété de déguisements. Il n'est pas une action de notre vie quotidienne et banale qui ne soit en imitation et en participation du grand drame de notre salut. Quand nous ouvrons une porte, quand nous allumons une lampe, quand nous donnons de l'argent à un pauvre, quand nous vengeons une injure, et spécialement toutes ces actions poignantes et mystérieuses auxquelles donnent lieu nos relations avec les femmes. La femme dans la Bible est toujours le symbole de l'âme, et l'amour des époux est le plus haut symbole de celui qui nous unit au Christ, notre chef. C'est pourquoi la morale chrétienne attache à ces relations tant de dignité et tant d'importance et dit qu'elles sont entre toutes un grand sacrement, un grand mystère (magnum sacramentum). Tout le péché originel, tout le mystère de la création de la Rédemption, de la grâce, de l'union hypostatique, s'y trouve renfermé.
... Eh quoi, monsieur l'abbé ! Voici que nous retrouvons le mot de mystère dans le sujet même qui depuis des siècles fournit le thème de la plus grande partie de la poésie lyrique et dramatique. Qui osera dire que l'amour est clair ? Mais s'il était vraiment clair, il perdrait pour nous son attrait. C'est le mystère là comme ailleurs qui est l'aiguillon de toutes les recherches, de toutes les grandes entreprises, de tous les héroïsmes. Même dans le ciel, il y aura toujours quelque chose de Dieu qui se dérobera à sa créature créée, il y aura toujours matière à ce désir dévorant, insatiable qui est au fond de notre nature, et si nous devions le perdre, comme j'ai osé le dire dans la Cantate, ah, nous l'envierions à l'Enfer !
Et ceci m'amène pour conclure à essayer de vous donner une explication de cette œuvre que vous trouvez si décevante et si mystérieuse et qui, en effet, je dois le reconnaître, est pas mal élusive. Elle est le drame de l'Absence. Trois femmes qui représentent trois attitudes de l'âme à l'égard de trois absences. L'absence du fiancé qui demain revient, l'absence de l'époux que de son propre gré elle tient éloigné pour ne pas nuire aux grandes œuvres qu'elle et lui doivent accomplir, l'absence du mort, l'éloignement total qui permet la foi et l'union dans la fidélité complète, non plus avec ce que la personne présente avait de mortel et de transitoire, mais avec l'âme toute nue soustraite au temps, et à tout ce qui n'est plus le sacrement. Pour décor, l'univers entier avec tous ses étages, la plénitude totale, le moment où l'année s'arrête, où le temps même paraît suspendu (la nuit), afin que l'absence s'avive mieux de la pression de toutes les choses inutiles, que désignent des phrases entrecoupées pareilles à des trilles de rossignol. L'une des femmes est Latine (le désir naïf, la joie), l'autre Polonaise (les affaires de la patrie à réussir), la troisième est Égyptienne (Misraïm, les ténèbres, le domaine de la Mort, la vallée de la Mort, Isis). Au moment où le jour paraît, où les choses se mettent à se colorer et à bouger, le chant s'arrête.
Je vous envoie mes affectueux et respectueux hommages.
P. C.

1. Ainsi tout le détail pittoresque et significatif employé à la place du terme général et vague. Comme quand Horace dit : « Demain nous réitérerons le sel », au lieu de demain nous reprendrons la mer. La première version de La Ville a été écrite sous l'influence de Virgile et des poètes latins.
2. Cause et chose sont étymologiquement le même mot.
3. Je ne suis pas sûr de mon texte, ne disposant pas d'un Index. Autre texte : Omnis creatura subjecta est vanitati nun volens. Vanité l'usage frivole, matériel, profane, la méconnaissance de sa qualité créature de Dieu.
[NDVI : Romains 8, 22 :
Scimus enim quod omnis creatura ingemescit et parturit usque adhuc (Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore). Romains 8, 19 : Nam expectatio creaturae revelationem filiorum Dei expectat (En effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu)].