Qu'aurions-nous pu savoir de Bach,
alors, nous qui allions avoir 20 ans ? Autant dire rien. Bach est peu dans
notre culture, pas du tout dans l'immémorial français. 1950, c'était le
bicentenaire de sa mort, mais en France, seule Strasbourg allait le fêter :
dans cette cité la langue, la mémoire, la culture ne font pas que regarder
l'autre côté du Rhin, elles entendent. J'y viendrai vivre sept ans plus
tard, et mon imprégnation de Bach doit beaucoup à une ville où le vendredi
saint est férié, à l'allemande et où l'audition d'une Saint Matthieu (ou
Saint Jean) occupe l'après-midi.
J'étais dans ma dernière année
d'interne à Louis-le-Grand. Juin 1950, pour moi, c'était le concours de l'École
normale, je n'aurais pu faire le pèlerinage. Mais quelques étudiants y sont
allés, malgré la difficulté que représentait tout voyage, à l'époque. À
l'avance, que savaient-ils de Bach, eux ? La rumeur. Que de tous les
compositeurs il est le plus complet, le plus sérieux ; le plus élevé en
même temps, dans l'ordre spirituel : en lui musique et spiritualité ne sont
qu'une même orientation de l'âme. Ceci aussi : qu'une étonnante cohérence,
unique en musique, fait que dans la moindre de ses œuvres, même pour un
commençant (côté doigts comme côté entendement), l'Ordre est là, l'Ordre se lit :
ce même « sentiment du sol », tout naturellement communiqué, aux
humbles comme aux ignorants (en musique), sur quoi la Jeune Parque de Valéry
dit fonder « l'assurance sacrée ». Et nous avions bien besoin
d'assurance, et qu'un sol semblât solide sous nos pas, et un peu de ciel, si
possible, au-dessus de nos têtes. Cette même année, en classe de philosophie,
Maurice Savin, soit-il béni, tournait nos esprits vers Leibniz, non pas à cause
de l'optimisme (on serait bien innocent d'imaginer que cet optimisme-là, ni
aucun, suffise à faire voir la vie en rose). Mais à cause de l'Ordre. À cause
de cette espérance, qui est en même temps certitude, que l'Ordre existe, qu'il
est lisible si l'on se donne la peine, et que c'est bien ainsi. Sur cela
on pourra fonder l'assurance sacrée.
Nous avions bien besoin d'un sol d'où
nous tenir debout, pour regarder plus loin ; et d'un maître d'esprit (surtout
pas un maître à penser : ils étaient sinistres alors) aussi, qui nous
conforte dans notre détresse, nous nés d'une avant-guerre qui déjà avait son
odeur de guerre. Nous n'avions vécu que des années de guerre et, aujourd'hui,
pouvions voir la mésentente miner la paix revenue, le chaos s'installer
décidément comme seule forme que notre monde humain, trop humain soit capable
d'assumer. L'absurde comme loi et destin, voilà ce qu'on nous offrait. Le
contraire même de Leibniz, de son optimisme. À cela le très peu de Bach à quoi
on avait alors accès apportait un catégorique, un surnaturel démenti. Je
l'avais capté une fois pour toutes à la radio, dans l'émission de Jean Witold « Les
Grands Musiciens ». La cadence du Cinquième Brandebourgeois par
Serkin suffisait, faisait preuve. Bach c'est cela, ce déferlement qu'il permet
au clavier, pure turbulence qui va, et pourtant peu à peu achemine l'Ordre,
l'impose dans ce qui se meut et déborde ; passe, et pourtant ne passera
pas. Impression saisissante, fondatrice, qui, les soixante-dix ans qui
suivront, me fera encore de l'usage. Plus évident encore (apodictique dans
mon vocabulaire d'apprenti philosophe) est un moment de musique d'une
transparence, d'une eau incomparables, pur diamant dont les ondes, alors si
avares de musique, sont miraculeusement prodigues : Jésus que ma joie
demeure. Le miracle Lipatti. Trois minutes, à peine plus, mais d'évidence :
une évidence qui est aussi une nécessité. Un sentiment qui est aussi un sol. Et
un ciel. Résumé du miracle Bach. Car le meilleur des mondes, avec Leibniz,
n'est qu'idéal ; en idée. Tandis que cet autre meilleur des mondes, Bach,
Lipatti, c'est d'ici même et pour aujourd'hui ; c'est palpable ; ça
existe ; ça console de l'autre, trop réel.
1950 apportera davantage : le
récital de Besançon enregistré mais pas diffusé en direct, tant la RTF avait de
raisons de craindre que Lipatti n'y puisse aller jusqu'au bout ; et sa
diffusion le 2 décembre, jour de sa mort, démentant du coup qu'il soit mort.
Car cette première Partita de Bach, désormais, serait avec nous pour l'éternité, et contre
toute fissure de la santé, de la foi ou du sol ; contre toute mort.
Moi-même, désormais normalien et libre de mes soirs, je courus à l'ancien
conservatoire entendre Kempff dans Bach (et aussi Beethoven), et Menuhin, à
Pleyel, dans seulement Bach. Tant j'avais soif d'accéder par l'oreille, par
l'écoute, à ce monde qui appelait mon désir, monde de beauté certes, mais
d'ordre d'abord. Tout petits points d'appui, tremplins à peine pour un saut, un
envol vers quelque chose d'infini, qui dit le vrai : ce vrai que les
livres, que la pensée, aujourd'hui, nous refusent si souvent.
Je n'ignorais pas qu'il est un autre
Bach que celui de Lipatti, Menuhin et Serkin. Un Bach qui chante et qui,
essentiellement, célèbre. Il célèbre à autre plénitude et hauteur, célèbre en
termes exprès et explicites le Dieu que Partitas et Brandebourgeois, et
même Jésus que ma joie demeure glorifient sans le nommer, glorifient
sans mots, dans la pureté du son, qui est gage d'universalité. Ce Bach des Cantates,
des Passions, de la Messe, quelle plénitude de plus (si l'on
peut dire ainsi) va-t-il me révéler ? Vers lui je tends, de toute mon
avidité. Aimant le chant déjà, de toute ma naïveté assoiffée, l'aimant dans
Mozart, dans Schubert et quelque langue qu'il emprunte (dont il faudra
apprendre à entendre les mots), je veux aussi, y attendant plus pleine
plénitude, le chant qui est explicite (qui, en vérité, est cause expresse) dans
toute une grande moitié, la plus monumentale, de son œuvre. Je ne dis pas que
la Saint-Matthieu est plus grande que L'Art de la fugue, ces
grandeurs-là ne se mesurent pas en degrés et en chiffres. La différence est que
L'Art de la fugue nous parle sans mots, le timbre, le son et la forme
lui suffisent ; et parle universellement : qui a des oreilles pour
entendre l'entend tout à plein. Nul en revanche n'entendra le plein Bach de la Saint
Matthieu sans entendre d'abord ses mots, des mots allemands, et consentir à
la sensibilité religieuse qui exalte sa spiritualité. Celle-ci date d'un temps,
elle s'inscrit dans un lieu (et même un rituel), elle se dit dans une langue
qui n'est pas celle de tout le monde et en appelle expressément à la Passion du
Christ, à quoi certes chacun n'est pas obligé de souscrire. S'exprimant par
davantage de canaux, et plus divers, elle vise et atteint en l'auditeur
d'autres points de résonance, eux-mêmes plus divers et, par essence,
subjectifs. C'est dans ce Bach-là, le plus particulier, mais le plus plein, que
j'aspire à entrer, humble néophyte qui n'a pas appris la musique : conduit
par le chant. Le Bach des concerts, même avec Kempff et Menuhin, jamais ne me
suffirait.
André Tubeuf, in Bach ou le meilleur
des mondes