Enfin, par degrés, deux théories se
formèrent et dominèrent tout le reste, dans sa pensée : ou bien sa chère femme s'en était allée protéger quelques
catholiques inconnus, ou bien, —
et cette idée
glaçait le sang d'Oliver
dans ses veines, — ou bien elle s'était réfugiée quelque
part, dans une maison d'euthanasie,
comme elle avait, un jour, menacé de le faire, et, dans ce cas, se trouvait
maintenant sous l'abri de la loi, — surtout
à la suite d'un bill récent qu'Oliver, lui
même, avait proposé.
Un soir, comme il rêvait
misérablement, dans sa chambre, — tâchant,
pour la centième fois, dégager une ligne nette et cohérente de tous les
entretiens qu'il avait eus avec sa femme durant les derniers mois, — une sonnerie, tout à coup, l'appela au téléphone. Pour un
instant, son cœur bondit de joie, à l'espoir que c'étaient, peut-être, des
nouvelles de l'absente. Mais, dès les premiers mots de l'appareil, tout son
espoir s'écroula.
— Brand, disait vivement la voix, est-ce vous ?... Oui, je suis Snowford ! Il faut que vous veniez tout de suite, vous entendez ? Il va y avoir une réunion extraordinaire, à vingt heures.
Le Président viendra. C'est absolument urgent ! Pas le temps de vous en dire plus long ! Montez
aussitôt dans mon cabinet !
L'imprévu même de ce message eut à peine
de quoi distraire l'inquiète préoccupation d'Oliver. Au reste ni lui ni
personne ne s'étonnait plus, désormais, de ces soudaines apparitions du
Président. Toujours Felsenburgh
arrivait et
repartait, ainsi, sans prévenir, voyageant et travaillant avec une énergie
incroyable.
Dix-neuf heures avaient sonné. Oliver
soupa immédiatement, et, vers huit heures moins le quart, pénétra dans le
cabinet de Snowford,
où déjà une
demi-douzaine de ses collègues se trouvaient assemblés.
Le ministre des cultes les
accueillait avec une expression de visage singulièrement excitée. Apercevant
Brand, il le prit à part.
— Voyez-vous, Brand, c'est vous qui aurez à parler le
premier, tout de suite après le secrétaire du Président, qui commencera !
Ils viennent de Paris, lui et son patron. Il s'agit d'une grosse affaire, et
toute nouvelle. Le Président a été informé de la résidence actuelle du pape...
Oui, il paraît qu'il y en a encore un !... Oh !
c'est trop long à raconter, vous allez comprendre tout
à l'heure !... Mais à propos,
— en levant les yeux sur le visage tiré
et creusé de son jeune collègue, — j'ai
été bien désolé d'apprendre vos anxiétés ! C'est
Pemberton qui m'en a parlé, ce matin seulement !
Oliver secoua les épaules,
brusquement, comme pour chasser une mauvaise hantise.
— Dites-moi, demanda-t-il, qu'est-ce que j'aurai à répondre ?
— Eh bien, j'imagine que le Président, après nous avoir fait
part de ses informations, ne va pas manquer de nous proposer quelque
chose ; et alors, vous qui connaissez suffisamment nos opinions, vous
n'aurez qu'à expliquer la nécessité
de l'attitude que
nous avons prise à l'égard des catholiques.
Les yeux d'Oliver se contractèrent
soudain, au point de devenir deux petites taches brillantes, sous les cils.
Mais il consentit, d'un signe de tête.
Deux ou trois autres ministres ou
fonctionnaires étaient entrés, pendant ce dialogue ; et tous avaient
dévisagé Oliver avec une curiosité mêlée de sympathie. Le bruit s'était
répandu, dans la ville entière, que sa jeune et charmante femme l'avait
abandonné.
Cinq minutes avant l'heure, un timbre
sonna, et la porte du corridor s'ouvrit, toute grande.
— Venez, messieurs, dit Snowford.
La salle du conseil était une longue
et haute pièce, au premier étage. Le tapis de caoutchouc, sous les pieds,
étouffait tout bruit. La pièce n'avait pas de fenêtres : elle était éclairée artificiellement. Une longue table la
parcourait d'un bout à
l'autre, avec des
fauteuil à l'entour, huit
fauteuils de chaque côté ;
et celui du
Président plus élevé que les autres, et couvert d'un dais, se dressait à la tête de la table.
Chacun des ministres, en silence,
s'en alla droit à sa place, s'assit, et attendit.
La pièce était d'une fraîcheur
exquise, malgré l'absence de fenêtres, et offrait un contraste merveilleux avec
la chaleur écrasante que chacun de ces hommes avait dû traverser, pour venir à
White-Hall. Eux aussi, dans la journée, ils s'étaient étonnés de ce temps
monstrueux, et sans doute ils s'étaient amusés, avec toute la ville, du
conflit, de jour en jour plus aigu, entre les plus infaillibles des
météorologistes ; mais, en ce moment, ils n'y pensaient guère. La
prochaine venue du Président était un sujet qui, toujours, réduisait au silence
même les plus loquaces.
Une minute exactement avant l'heure,
de nouveau, un timbre sonna, sonna quatre fois, et s'arrêta. Dès le premier
coup, tous les assistants s'étaient tournés vers la haute porte pratiquée derrière
le trône présidentiel. Un silence de mort régnait au dedans, comme aussi au
dehors, car les grands bureaux du gouvernement se trouvaient, tous, abondamment
pourvus d'appareils amortissant le son ; et il n'y avait pas jusqu'aux
roulements des énormes automobiles, dans les rues voisines, qui fussent en état
de transmettre une vibration à travers les couches de caoutchouc sur lesquelles
reposaient les murs. Un seul bruit pouvait pénétrer : celui du tonnerre, —
les ingénieurs ayant toujours, jusqu'alors, malheureusement, échoué dans toutes
leurs entreprises contre lui.
Mais, en cet instant d'attente, ce fut,
de nouveau, comme si un voile supplémentaire de silence était tombé sur la
salle ; et puis la porte s'ouvrit, et une petite figure entra,
précipitamment, suivie d'une autre figure en écarlate et noir.
Felsenburgh alla droit à son trône,
précédé par son secrétaire : arrivé là, il fit quelques saluts, en
inclinant légèrement la tête ; après quoi il s'assit, et, d'un geste,
invita les ministres à reprendre leurs places.
Pour la centième fois, Oliver, le
considérant, s'émerveilla de son sang-froid, et de tout l'ensemble
véritablement extraordinaire de sa personnalité. Ce jour-là, il avait revêtu le
costume judiciaire anglais des siècles passés, — noir et écarlate, avec manches
fourrées de blanc et ceinture cramoisie : c'était le costume qu'il avait
adopté pour sa présidence anglaise. Mais, par-dessous cette mise, le miracle
était dans sa personne, dans l'atmosphère prodigieuse qui jaillissait de lui.
Il y avait en lui quelque chose qui, fatalement, attirait, allumait, enivrait,
de la même façon que le souffle de la mer agit sur notre nature physique. Les
hommes de lettres avaient eu raison de dépenser, pour essayer de le définir,
toutes les ressources de leurs images, le comparant à un ruisseau d'eau claire,
à l'éclat d'un diamant, à l'amour d'une femme... Leurs métaphores, souvent,
s'étaient égarées au delà de toute convenance : mais elles n'en
provenaient pas moins d'une tentative légitime à signaler, chez Felsenburgh, l'incarnation
d'un élément sinon divin, en tout cas supérieur à la nature humaine...
Ainsi Oliver laissait courir ses
réflexions, lorsque le Président, les yeux baissés, la tête rejetée en arrière,
fit un petit geste à l'homme roux et fluet qu'il avait installé près de
lui ; et cet homme, son premier secrétaire, se mit à parler, sans que son
corps fit un mouvement, comme un acteur débitant un rôle qui n'est point fait
pour lui.
— Messieurs, dit-il, d'une voix unie
et sonore, le Président est venu tout droit de Paris. Ce matin, Son Honneur a
été à Moscou, arrivant de New-York. Demain matin Son Honneur devra être à
Turin, et faire ensuite un grand voyage travers l’Espagne, l'Afrique du Nord,
la Grèce, et les États du Sud-Est.
C'était là une formalité habituelle,
au début des séances où assistait le Président. Celui-ci,
maintenant, ne parlait plus que très peu, mais il avait toujours soin que ses
sujets fussent informés du caractère multiple, vraiment international, de ses
occupations.
Après une courte pause, le secrétaire
reprit :
— Voici, messieurs, de quoi il
s'agit : jeudi dernier, comme vous le savez, les plénipotentiaires ont
signé la loi de probation, ici même ; et, immédiatement, la loi nouvelle a
été transmise au monde entier. Vers seize heures, Son Honneur a reçu un message
d'un Russe nommé Dolgoroukoff, qui se trouvait être l'un des cardinaux de
l'Église catholique. Cet homme se donnait pour tel, et les renseignements pris
ont confirmé l'exactitude de son affirmation. Son message a eu pour effet de
rendre, désormais, certain ce que l'on soupçonnait depuis longtemps : à
savoir, qu'il y a, aujourd'hui encore, un homme qui prétend être pape, et qui,
quelques jours après la destruction de Rome, a créé (suivant l'expression
admise) d'autres cardinaux. Et l'on sait maintenant que ce pape, avec une
habileté politique remarquable, a imaginé de cacher son nom et le lieu de sa
résidence même aux fidèles de son Église, à l'exception des douze
cardinaux ; que, en outre, il a déjà grandement contribué, par l'entremise
d'un de ces cardinaux, en particulier, mais surtout avec l'assistance de
l'ordre récemment fondé par son prédécesseur, à réorganiser l'Église
catholique ; et que, en ce moment, il vit à l'écart du monde, dans une
sécurité absolue.
« Le nom de cet homme,
messieurs, est Franklin...
Oliver eut un petit sursaut involontaire :
mais il suffit à Felsenburgh de diriger son regard sur lui, un instant, pour le
ramener aussitôt, tout entier, à son état d'attention docile et passionnée.
« Percy Franklin, un ancien
prêtre anglais ! reprit le secrétaire. Et il demeure aujourd'hui Nazareth,
où l'on dit que le fondateur du christianisme a passé son enfance.
« Cette nouvelle, messieurs, Son
Honneur l'a apprise le soir du jeudi de la semaine passée. Il a aussitôt ouvert
une enquête ; et, dès le vendredi matin, il a appris, du même Dolgoroukoff,
que ce pape avait convoqué, à Nazareth, une réunion de ses cardinaux pour
délibérer sur l'attitude à tenir en face de la loi de probation. Il y a là, de
sa part, une imprudence extraordinaire, que Son Honneur ne sait trop comment concilier
avec les qualités de réflexion et d'adresse attestées par la conduite
antérieure du même personnage. Toujours est-il que ces soi-disant cardinaux ont
été sommés, par des messagers spéciaux, d'avoir à se réunir à Nazareth, samedi
prochain, afin de commencer leurs délibérations le jour suivant, après
l'accomplissement de certaines cérémonies de leur culte.
« Sans doute, messieurs, vous
désirerez connaître les motifs qui ont conduit ce Dolgoroukoff a révéler tout cela. Son Honneur, qui a longuement interrogé
cet individu, est convaincu de sa sincérité. Depuis longtemps déjà, Dolgoroukoff
est en train de perdre toute foi à sa religion ; et il en est venu,
maintenant à comprendre, comme nous tous, que cette religion est l'obstacle suprême
à la consolidation de la race humaine. Aussi a-t-il estimé qu'il avait le
devoir de transmettre à Son Honneur, tout ce qu'il savait. Et c'est chose assez curieuse
de constater, comme un parallèle historique, que la naissance du christianisme
a eu pour cause occasionnelle un incident analogue à celui qui — du moins nous
l'espérons — causera bientôt l'extinction définitive de cette croyance. En
effet, alors comme aujourd'hui, il s'est trouvé que l'un des chefs de la
religion nouvelle a révélé aux autorités civiles le lieu où pourrait être découvert
le personnage principal de la secte, ainsi que les procédés au moyen desquels
on pourrait avoir accès auprès lui.
« Mais, messieurs, pour en
revenir à l'affaire elle-même, voici ce que vous propose Son Honneur, en se
fondant sur toutes les mesures précédentes qui ont reçu votre adhésion
unanime : c'est que, durant la nuit de samedi prochain, une force soit
envoyée en Palestine, et que, le lendemain matin, au moment où les derniers
chefs du christianisme se trouveront tous réunis, cette force achève, aussi
vite que possible, et de la façon la moins douloureuse, la grande œuvre de
destruction à laquelle toutes les puissances du monde ont résolu de collaborer.
Jusqu'ici, tous les gouvernements qui ont été consultés ont donné à cette
proposition un consentement sans réserve ; et Son Honneur ne doute pas que
le reste du monde y consente de la même
façon. Son Honneur, en effet, a conscience de ne pouvoir pas agir
sous sa propre responsabilité, dans une matière aussi grave. L'univers tout
entier est intéressé à l'accomplissement de cet acte de justice, dont les
conséquences seront d'un prix infini ; et le désir de Son Honneur est que
chacune des nations de l'univers prenne sa part, dans cet accomplissement.
« Voici donc quelle serait la
méthode d'exécution, à son avis, la plus sage : pour affirmer l'adhésion
unanime des puissances, Son Honneur propose que chacun des trois grands
départements du monde députe des vaisseaux aériens en nombre égal à celui des États
qui le constituent, c'est-à-dire cent
vingt-deux en tout, pour s'occuper de la réalisation de la sentence.
Il importe que ces aériens ne fassent point route ensemble, afin que la
nouvelle de leur départ ne parvienne point à Nazareth ; car il paraît que
le nouvel ordre du Christ Crucifié possède un système d'espionnage
remarquablement organisé. Le lieu du rendez-vous, donc, doit être seulement à Nazareth
même ; et, quant à l'heure du rendez-vous, Son Honneur propose que ce soit
neuf heures du matin, d'après la chronométrie de la Palestine. Mais, au reste,
tous ces détails pourront être décidés et communiqués aussitôt qu'une
résolution aura été prise sur le fond du projet.
« Pour ce qui est de l'exécution
finale, Son Honneur tend à croire que,
vu l'inévitabilité de celle-ci, on agira plus charitablement en
n'essayant. point de négocier, d'abord, avec les individus qu'il s'agit de
détruire : on fournira simplement une occasion, aux habitants du village,
de s'enfuir quelques instants d'avance ; après quoi, grâce aux explosifs
que l'expédition emportera avec elle, la fin pourra être, pratiquement,
instantanée.
« Son Honneur a l'intention de
se trouver là en personne, et de procéder lui-même à la première décharge des explosifs.
Il juge naturel et légitime que le monde, qui a voulu l'élire pour son
président, opère par ses mains, dans la
circonstance présente ; sans compter que cette intervention
directe du Président constituera un certain gage de respect envers une
superstition qui, pour néfaste qu'elle soit, n'en a pas moins été l'unique
force capable de résister au progrès normal de la race humaine.
« Et Son Honneur vous promet
solennellement, messieurs, que, si le plan qu'il vous offre se trouve réalisé,
jamais plus nous n'aurons à souffrir aucun mal de la part du christianisme.
Déjà l'effet moral de la récente loi a été prodigieux. Dans tous les pays, par
dizaines de milliers, des catholiques, et comptant même parmi eux des membres
de l'ordre fanatique que vous savez, ont publiquement abjuré leurs folies :
un dernier coup, assené maintenant au cœur et à la tête de l'Église catholique,
rendra certainement impossible la résurrection du corps ainsi mutilé.
« Tout au plus pourrait-on avoir
à craindre encore la survivance de Dolgoroukoff, car un seul cardinal suffirait
pour faire revivre la lignée tout entière. Mais aussi, malgré sa répugnance
adopter une telle mesure, Son Honneur se croit-il tenu de proposer que, après
la conclusion de l'affaire, Dolgoroukoff — qui, naturellement, ne se rendra pas
à Nazareth avec ses collègues, — soit, le plus charitablement possible, éliminé
à son tour, de façon à être préservé de tout danger d'une rechute possible.
« Et maintenant, messieurs, Son
Honneur vous demande d'exposer vos vues sur les points sur lesquels j'ai eu le
privilège de vous parler en son nom ».
La tranquille voix monotone s'arrêta.
Il y eut un instant de silence, et
tous les yeux se fixèrent, de nouveau, sur la figure immobile, vêtue d'écarlate
et de noir.
Puis, Oliver se leva. Il était pâle,
avec des yeux étrangement brillants.
— Messieurs, dit-il, je suis certain
que tous, ici, nous n'avons sur ces points qu'une seule pensée. En tant que je
puis être le représentant de mes collègues, qui ont bien voulu me confier cet
honneur avant la présente séance, je déclare que nous consentons à la
proposition, et que, pour tous les détails de sa mise en œuvre, nous nous en
remettons à la sagesse de Son Honneur.
Le Président, qui tenait ses yeux
obstinément baissés, les releva, et les promena vivement sur tous les visages
immobiles tournés vers lui.
Et alors, enfin, parmi un silence où
il semblait que les respirations même se fussent arrêtées, pour la première
fois il parla, de sa voix surnaturelle, aussi impassible, ce jour-la, qu'une rivière
gelée.
— Personne n'a-t-il rien d'autre à proposer ?
Il y eut un murmure de dénégation,
et, pendant que tous les assistants se relevaient :
— Son Honneur vous remercie, messieurs ! dit le
secrétaire.
* * *
Le samedi matin, vers neuf heures, Oliver
descendit de l'automobile qui l'avait amené à Wimbledon-Common, et commença à gravir
les marches conduisant à l'ancien quai de départ des aériens, abandonné
maintenant depuis plusieurs années. On avait jugé bon, en effet, pour tenir
l'expédition vers Nazareth aussi secrète que possible, que les délégués de
l'Angleterre à cette expédition partissent ainsi d'un endroit relativement
inconnu, et qui ne servait plus désormais que, de temps à autre, pour des
essais de machines nouvelles. L'ascenseur même avait été enlevé ; et force
était à Oliver de faire à pied la montée des cent cinquante marches.
Ce n'est qu'à contrecœur que le jeune
ministre avait accepté d'être désigné pour prendre part cette expédition :
car il n'avait toujours pas encore de nouvelles de sa femme, et il s'effrayait
de devoir quitter Londres pendant qu'il demeurait dans le doute sur la destinée
de Mabel. Après avoir longuement réfléchi, il se sentait moins enclin que
jamais à accepter l'hypothèse d'un suicide par euthanasie. Il en avait
parlé à deux ou trois des amies de Mabel, qui, toutes, avaient déclaré que
jamais la jeune femme n'avait fait la moindre allusion à une telle manière de
finir. Sans doute, Mabel devait s'être retirée quelque part, probablement à
l'étranger ; et, d'un jour à l'autre, Oliver s'attendait à la voir
revenir, repentante, réconciliée avec les exigences de la réalité, victorieusement
sortie de l'une de ces crises que, souvent déjà, elle avait traversées. Aussi
aurai t-il bien désiré pouvoir rester chez lui, de façon à l'accueillir, avec
une tendre indulgence, dès l'instant de son retour ; mais, d'autre part,
il n'avait point cru possible de se dérober aux instances de ses collègues.
Sans compter qu'il éprouvait sincèrement un désir, — à demi par conscience
professionnelle, à demi par curiosité, d'assister à cet
acte suprême de justice, qui allait détruire une secte qu'il considérait comme
la cause de sa tragédie domestique ; et puis, toujours, à présent, il y
avait en lui une sorte de fascination magnétique qui le portait à souhaiter de
mourir, au besoin, pour obéir à
un simple signe de
tête de Felsenburgh. Si bien que, tout compte fait, il s'était résigné au
départ, ayant seulement chargé son secrétaire de n'épargner aucune dépense pour
se mettre en communication avec lui, au cas où l'on recevrait des nouvelles de
sa femme, durant son voyage.
La chaleur, ce matin-là, était
vraiment terrible ; et c'est à grand'peine qu'Oliver parvint sur la
plate-forme. Il découvrit alors que l'aérien était déjà là, installé dans son
étui blanc d'aluminium, et que déjà les grandes ailes avaient commencé de
vibrer. Il entra dans la voiture, et posa sa valise sur l'un des sièges du
grand salon ; puis, après avoir échangé quelques mots avec le garde, qui,
naturellement, ignorait encore l'objet du voyage, il sortit, de nouveau, sur la
plate-forme, pour essayer de trouver un peu de fraîcheur, et pour rêver plus à son
aise.
Londres, tel qu'il l'aperçut à ses
pieds, lui parut avoir un aspect étrange. Immédiatement au-dessous de lui était
le grand square, tout desséché par l'intense chaleur de la semaine
précédente : un sol durci, un gazon jauni et fané, des arbres déjà
dépouillés d'une partie de leurs feuilles. Au-delà, s'étendait le tissu serré
des maisons. Mais ce qui
surprenait surtout Oliver, c'était l'extrême densité de l'air, qui était devenu
exactement pareil à ce que décrivaient les vieux livres de l'atmosphère de
Londres à l'époque des brouillards et de la fumée. Aucune trace de la fraîcheur
ni de la transparence matinales ; et impossible de chercher, dans une
direction quelconque, la source de ce voile de brume, car, de tous côtés, il
était le même. Il n'y avait pas jusqu'au ciel, au-dessus d'Oliver, qui n'eût
perdu son bleu ; il apparaissait comme souillé, d'une brosse boueuse ;
et le soleil étalait des stries d'un rouge sale, les plus singulières du monde.
Oliver songea qu'un grand orage, probablement, se préparait ; ou bien
peut-être était-ce le contrecoup de nouveaux tremblements de terre, dans une
autre région du globe, pareils à ceux qui, depuis quelques jours, s'étaient,
produits sur divers points avec une intensité effroyable, anéantissant toute
trace de vie, détruisant des villes, des villages, des nations entières.
N'importe, le voyage serait curieux, ne fût-ce que pour l'observation de ces
changements climatiques, à la condition, toutefois, songea Oliver, que la
chaleur ne devint pas trop intolérable, lorsqu'on traverserait les pays du Sud.
Et puis les pensées d'Oliver, tout
d'un coup, revinrent à l'angoissant mystère qui les hantait et les torturait
depuis une semaine.
Dix minutes après, environ, il vit
l'automobile rouge du ministère glisser rapidement sur la route, venant de Fulham ;
et, quelques instants plus tard, les trois autres membres anglais de
l'expédition apparurent sur la plate-forme, Snowford, et Cartwright, tous vêtus
d'étoffe blanche de la tête aux pieds, comme l'était aussi Oliver.
Ils ne se dirent pas un mot de
l'affaire qui les réunissait : car les employés et gardes allaient çà et là, et l'on tenait à empêcher
la moindre possibilité d'une indiscrétion. Les gardes avaient, simplement, été
informés que l'aérien aurait faire un voyage de deux jours et demi, et que le
premier point à atteindre serait le centre des Dunes du Sud.
Quant aux délégués, ils avaient reçu de nouvelles
instructions du Président, en même temps que Felsenburgh leur avait appris
l'adhésion de tous les pouvoirs du monde. Le plan de l'expédition, au moins
pour ce qui concernait la délégation anglaise, était définitivement arrêté.
L'aérien aurait à pénétrer en Palestine de la direction de la Méditerranée,
après s'être
joint aux aériens français et espagnol, environ à dix
kilomètres de l'extrémité orientale de l'île de Crête. À la vingt-troisième
heure, l'aérien montrerait son signal nocturne, une ligne rouge sur un champ
blanc ; et, au cas où les deux autres vaisseaux ne seraient pas en vue, il
aurait à les attendre, en planant à une hauteur de huit cents pieds. Puis la
traversée continuerait, et la rencontre générale aurait lieu au-dessus d'Esdraélon,
le lendemain matin, vers neuf heures.
Le garde s'approcha des quatre
hommes, qui se tenaient debout, silencieux, considérant l'étrange physionomie
de la ville, au-dessous d'eux.
— Messieurs, dit-il, nous sommes
prêts.
— Que pensez-vous du temps ? lui demanda Snowford.
Le garde eut un hochement de tête
incertain.
— Je ne serais pas étonné si nous allions avoir des coups de
tonnerre, monsieur ! dit-il.
— Simplement cela ? demanda Oliver.
— Peut-être même un gros orage, monsieur ! répliqua le
garde. Je n'ai encore jamais vu un temps comme celui-ci !
Snowford fit un pas vers la
passerelle.
— Allons, dit-il, mieux vaut partir tout de suite ! Nous
aurons, sans doute, assez de retard, en chemin, par la faute de ce maudit
temps !
Quelques minutes encore, et tout fut
prêt pour le départ. De l'avant du vaisseau, s'éleva une vague odeur de
cuisine, car le déjeuner allait être servi aussitôt ; et un chef à calotte
blanche passa la tête, un instant, pour interroger le garde. Les quatre hommes
s'assirent dans le luxueux salon : Oliver un peu à l'écart, plongé dans
ses pensées, les trois autres causant à voix basse. Une fois encore, le garde
traversa toute la longueur du vaisseau, se dirigeant vers son compartiment, à la
proue ; et, un moment après, retentit la sonnerie du départ. Alors, sur
toute l'étendue de l'aérien — le vaisseau le plus rapide de l'Angleterre et du
monde entier — se fit sentir la vibration du propulseur, qui commençait son
travail ; et Oliver, par la grande fenêtre de cristal, vit les rails
glisser en arrière, et surgir brusquement la longue ligne de Londres,
étrangement pale sous le ciel souillé. Il entrevit un petit groupe de personnes
qui, dans le square, levaient la tête ; et, tout de suite, ce groupe
disparut, à son tour, dans un grand tourbillon ; et bientôt un véritable
pavé de toits de maisons coula sous le vaisseau, et bientôt Londres lui-même se
rétrécit, se raréfia, montrant des taches d'un vert jauni ; après quoi, ce
fut la campagne desséchée qui s'étendit à perte de vue.
Snowford se leva, un peu chancelant
sur ses jambes.
— Je puis, aussi bien, prévenir le
garde dès maintenant ! dit-il. De cette façon nous n'aurons plus à être
dérangés !
Il se tourna ensuite vers Oliver, et
lui fit un petit signe presque imperceptible ; aussitôt Oliver se leva,
lui aussi, et les deux hommes s'en allèrent ensemble dans le petit corridor qui
longeait le vaisseau.
— J'ai une nouvelle pour vous ! dit
Snowford, montrant un télégramme qu'il sortit de sa poche. À Chypre, vous êtes
invité à monter à bord de l'aérien du Président !
Oliver rougit de plaisir, malgré
l'énorme poids qui pesait sur son cœur.
— Son Honneur a entendu parler de votre courageuse attitude,
à propos de votre femme ! poursuivit Snowford, tachant à dissimuler, dans sa
voix, l'envie qui le rongeait.
Oliver parcourut la petite feuille
jaune, que son collègue lui avait tendue : puis il la souleva à ses
lèvres, et la baisa.
— Je suis bien récompensé, certes ! dit-il.
Lorsque les deux ministres eurent
achevé de donner leurs instructions au garde, ils se dirigèrent vers la petite
pièce voisine du compartiment du pilote, où l'on avait placé l'explosif. Les
fabricants avaient envoyé le paquet à bord, dès le soir de la veille ; et
il gisait là, une botte de métal de quelques pieds carrés, soigneusement
enfoncée dans une couche de ouate.
Snowford s'agenouilla auprès de la
botte, détacha une clef de sa chaîne de montre ; et, sans dire un mot,
ouvrit les trois serrures et leva le couvercle, en souriant.
Dans l'écrin de velours, une petite
boule reposait, aussi inoffensive, pour le moment, qu'un morceau d'argile ;
et, sur l'un de ses côtés, saillait le petit bec de métal qui devait servir à en décharger le contenu.
Oliver s'agenouilla, lui aussi,
hypnotisé par cette vue.
Il songeait à l'effet
qu'allait produire, dans quelques heures, cette insignifiante petite boule. Il
avait l'impression d'entendre le bruit léger de sa chute, et puis, quelques
secondes plus tard, d'assister à la catastrophe, — la
terre éventrée, les rochers émiettés, l'air tout rempli d'éclats de pierre, et
de fragments d'arbres, et de membres humains déchiquetés !
Et Oliver se rappela, avec un nouvel
élan d'orgueil, que c'était du vaisseau même de Felsenburgh qu'il verrait et entendrait tout cela.
Plus d'une fois, durant cette longue
et torride journée, Oliver alla voir, de nouveau, la petite pièce, dominé par les
images terribles et attirantes qui s'en dégageaient pour lui. Non seulement il avait
l'impression que cette boîte de métal allait faire l'histoire ; mais il se disait encore que, de toute la surface du globe,
d'autres vaisseaux semblables, poursuivant le même objet — un objet d'une signification et d'une importance infinies — se dirigeaient vers le même point, et que chacun, comme
celui-ci, portait dans ses flancs une petite boule meurtrière. Là, sous le
revêtement d'acier uni, se trouvait, pour ainsi dire, le maître victorieux de
toute la civilisation intellectuelle et morale d'une ville. Les espoirs, les
craintes, toute la vie de milliers d'hommes, à la merci d'un petit paquet de
poudre et de cinq gouttes de liquide ! Et
cependant, il y avait encore des hommes qui croyaient en Dieu, devant ce
triomphe manifeste de la matière ! Il
y avait des hommes qui rêvaient, en bien petit nombre maintenant il est vrai, — que la vie de l'âme réclamait des forces supérieures à celles
de la matière, et un monde que tout le pouvoir de ces explosifs ne saurait
atteindre !
Lorsque déjà la nuit commençait à tomber,
d'ailleurs à peine distincte de la lourde journée embrumée, Oliver revint
brusquement vers ses collègues.
— Il y a trois vaisseaux en vue ! dit-il.
Les ministres se dirigèrent vers la
fenêtre : et là, en effet, se détachant
faiblement parmi les ténèbres, apparaissaient les phalènes spectrales, deux
d'un côté et une de l'autre, —
se dirigeant dans
le même sens que l'aérien anglais.
* * *
Le prêtre syrien s'éveilla
brusquement, sur un cauchemar : il avait rêvé que des milliers de visages
le considéraient, attentifs et horribles, dans le coin de la terrasse du toit,
où il couchait, à présent, depuis que la chaleur de sa petite chambre avait
cessé d'être supportable. Il se redressa, tout en sueur, et ayant beaucoup de
peine à reprendre son souffle. Il eut même l'impression, pendant quelques
instants, qu'il était en train de mourir, et que c'était déjà le monde
surnaturel qui l'entourait. Mais bientôt, à force d'efforts, il reconquit ses
sens : il se leva, s'habilla, et aspira de longues bouffées de l'air
étouffant de la nuit.
Au-dessus de lui, le ciel était comme
un immense trou, noir et vide ; ses yeux n'y distinguaient pas le moindre
rayon de lumière, encore que la lune fut certainement levée : car il
l'avait vue, deux heures auparavant, semblable à une faucille rouge, monter
lentement derrière le Thabor. Dans la plaine, non plus, ses yeux n'apercevaient
rien qu'une infinité de ténèbres.
D'une fenêtre, seulement, au-dessous
de lui, sortait un reflet de lumière, qui se projetait sur le sol comme une
lance tordue ; mais, au delà, rien. Rien, non plus, du côté nord, ni de
celui de l'est ; à l'ouest, une lueur, aussi faible et pâle que l'aile
d'une phalène, révélait l'emplacement des maisons de Nazareth. Le prêtre aurait
pu se croire sur le haut d'une tour, dans un désert, s'il n'y avait eu ce
reflet brisé, à ses pieds, et cette vague lueur dans le lointain.
Sur le toit même, du moins, le Syrien
parvenait à distinguer certains contours : car la trappe était restée
ouverte, par où débouchait l'escalier ; et un peu de lumière arrivait,
ainsi, de quelque part, dans les profondeurs de la maison.
Dans le coin le plus proche, un
paquet blanc gisait : c'était sans doute l'oreiller de l'abbé bénédictin.
Le prêtre avait vu l'abbé s'étendre là, précédemment : mais, était-ce deux
heures auparavant, ou bien deux siècles ? Une forme grise s'allongeait
contre le mur, — probablement le frère qui était venu avec l'abbé ; et
d'autres formes irrégulières apparaissaient, çà et là, contre le parapet de la
terrasse.
Marchant très doucement ; pour
n'éveiller personne, il traversa le toit dallé jusqu'à son extrémité opposée,
et, de nouveau, regarda au dehors : car toujours il était torturé du désir
de se persuader qu'il restait vivant, et se trouvait encore dans le monde des
hommes. Oui, vraiment, il vivait encore ! Cette fois, il voyait une lumière,
bien distincte et réelle, qui brillait parmi les rochers voisins ; et, à côté
d'elle, se dessinant avec la délicatesse d'une miniature, se montraient la tête
et les épaules d'un homme occupé à écrire. Et d'autres figures surgissaient,
dans le cercle de la lumière, des figures étendues sur le sol, et qui
semblaient dormir : sans compter quelques poteaux fichés en terre, pour
servir de supports à une tente qui devait être dressée le matin, et cinq ou six
petits tas de valises, sous des couvertures de voyage. Et, par delà le cercle,
d'autres formes et contours se perdaient dans les prodigieuses et effrayantes
ténèbres.
Puis, l'homme qui écrivait remua la
tête, et une ombre étrange vola sur le sol. Un cri, comme l'aboiement étranglé
d'un chien, retentit tout à coup, derrière le prêtre, et celui-ci, en se
retournant, aperçut une figure effrayée qui se réveillait et faisait effort
pour se redresser, évidemment sortie d'un cauchemar comme celui dont le prêtre
lui-même venait de sortir. Une autre figure s'agita, au bruit ; et toutes
deux retombèrent lourdement contre le mur, avec des soupirs angoissés. Sur quoi
le prêtre s'en retourna à l'endroit où il avait dormi, l'âme toujours en doute
de la réalité de ce qu'il voyait ; et le silence accablant descendit sur
la terrasse.
Le prêtre s'éveilla de nouveau, après
un sommeil sans rêve, et constata qu'un changement s'était produit. Du coin où
il gisait, ses yeux alourdis, lorsqu'il les releva, rencontrèrent un éclat qui
leur parut impossible à soutenir ; mais le prêtre, dès la minute suivante,
découvrit que cet éclat se réduisait simplement à la flamme d'une chandelle,
derrière laquelle brillaient deux énormes yeux noirs. Le Syrien comprit, et se releva précipitamment : c'était le
messager de Damas qui, ainsi que cela avait été arrangé la veille, venait le
réveiller, après être resté auprès du pape durant toute la nuit.
En traversant la terrasse, il regarda
autour de lui ; et il lui sembla que l'aube devait être venue, car le
sinistre ciel, au-dessus de lui, était enfin devenu visible. Une voûte énorme,
opaque et couleur de fumée, se recourbait jusqu'à l'horizon spectral, de
l'autre côté de la plaine, où les monts lointains projetaient des formes
aiguës, comme découpées dans une feuille de papier. Devant lui apparaissait le
Carmel, ou, du moins, il supposait que c'était cette montagne, quelque chose
comme le mufle et les épaules d'un taureau s'élançant en avant, et aboutissant à
une descente brusque. Au delà, de nouveau, le gris lugubre du ciel : et il
n'y avait pas de nuages, pas l'ombre d'une ligne ou d'une tache, pour rompre
l'immensité du dôme fumeux sous le centre duquel, exactement, le toit de la Maison
semblait posé. Et puis, au moment où le Syrien jeta un coup d'œil vers la
droite, avant de descendre les marches, il aperçut encore Esdraélon, s'étendant,
sombre et morne, dans l'espace imprégné comme d'une buée métallique. Mais tout cela était
aussi monstrueux, aussi profondément éloigné de la réalité ordinaire, qu'aurait
pu l'être un paysage fantastique peint par un aveugle-né, ou plutôt par un
homme qui jamais n'aurait vu les choses dans la claire lumière du soleil. Et le
silence était absolu, profond, épouvantable.
Très vite, le prêtre descendit les
marches raides, toujours précédé de la lumière que portait le messager ; puis
il longea le petit corridor, où il se heurta contre les pieds d'un homme qui
dormait, avec tous ses membres tassés, comme un chien fatigué ; aussitôt,
les pieds s'écartèrent, d'une détente machinale ; un faible gémissement
jaillit des ténèbres. Puis le prêtre dépassa le messager, qui s'était arrêté
sur le seuil d'une porte, et pénétra dans la chambre de son maître.
Une vingtaine d'hommes étaient réunis
lit, blanches figures silencieuses, chacun se tenant debout à part des autres.
Et toutes ces figures s'agenouillèrent, lorsque, presque au même moment, le
pape entra dans la chambre par la porte opposée ; et puis, de nouveau, elles
se tinrent debout, attentives, les visages imprégnés d'une blancheur de cire.
Le Syrien les parcourut d'un regard, après s'être placé derrière le siège de
son maître. Il y en avait deux qu'il connaissait, se souvenant de les avoir
vues la nuit précédente : le cardinal Ruspoli, avec ses grands yeux creusés,
et le maigre archevêque australien ; et il reconnut aussi le cardinal Corkran,
debout près de sa chaise, à la droite du pape, avec une liasse de papiers à la
main.
Le pape Sylvestre s'assit, et, d'un
geste, invita les autres à s'asseoir. Puis, tout de suite, il commença de
parler, de cette voix fatiguée et tranquille que son serviteur connaissait et
aimait.
— Éminences, nous voici tous réunis ; du moins, je
présume que personne autre n’est encore arrivé ! En tout cas, nous n'avons
plus de temps à perdre !... Le cardinal Corkran a quelque chose à vous
communiquer !
Il se tourna, affectueusement, vers
le Syrien :
— Mon père, asseyez-vous aussi ! Ce sujet va nous
demander quelque temps !
Le prêtre traversa la chambre
jusqu'au rebord de pierre de la fenêtre, d'où il pouvait apercevoir nettement
le visage du pape, à la lueur des deux chandelles qui brûlaient sur la table,
entre Sylvestre et le cardinal-secrétaire. Puis ce dernier parla, les yeux
toujours fixés sur ses papiers.
— Sainteté, je ferai mieux de reprendre les choses d'un peu
plus haut ! Leurs Éminences, peut-être, ne connaissent pas tous les
détails. Donc, voici :
« Le vendredi de la semaine
passée, à Damas, j'ai reçu des questions de divers prélats, dans les diverses
parties du monde, au sujet de l'attitude à adopter en présence des nouvelles
mesures de persécution. D'abord, je ne pus répondre rien de positif, car ce
n'est qu'à vingt heures passées
que le cardinal Ruspoli, de Turin, me mit au courant des faits. Le cardinal Malpas
me confirma les mêmes faits, quelques minutes après ; et le
cardinal-archevêque de Pékin les confirma à son tour, presque simultanément. Le
lendemain samedi, avant midi, j'avais reçu tous les renseignements
authentiques, de mes messagers de Londres et de New-York.
« J'avais été, tout de suite,
surpris de voir que le cardinal Dolgoroukoff ne joignît point sa communication
aux autres : les seules nouvelles qui me fussent parvenues de Russie, ce
vendredi soir, m'étaient envoyées par un prêtre faisant partie de l'ordre du
Christ Crucifié, à Moscou. À la suite d'une enquête qu'avait ordonnée Sa
Sainteté, j'appris que les affiches officielles, à Moscou, avaient parfaitement
annoncé les décrets dès vingt-deux heures, comme dans les autres villes. Aussi
était-il singulier que le cardinal Dolgoroukoff n'en eût pas été informé, ou
que, en ayant été informé, il n'eût pas accompli son devoir, qui était de
m'avertir sur-le-champ.
« Mais, depuis lors, Éminences, les
faits suivants sont venus au jour. Nous savons désormais, sans l'ombre d'un
doute possible, que le cardinal Dolgoroukoff a reçu un visiteur mystérieux,
dans la soirée du vendredi. Toutefois, Sa Sainteté m'a enjoint de me conduire
avec le cardinal Dolgoroukoff comme si rien de suspect ne s'était passé, et de
le convoquer ici, pour notre réunion présente, avec le reste du Sacré Collège.
À quoi le cardinal, tout d'abord, a répondu en promettant sa venue ; mais
hier, un peu avant midi, Son Éminence m'a fait savoir qu'elle venait d'être
victime d'un léger accident, qui pourtant ne l'empêcherait point, selon toute
probabilité, de se trouver ici à l'heure convenue. Depuis lors, je n'ai plus
reçu aucune autre nouvelle ».
Cette communication fut accueillie
par un silence de mort.
Le pape se tourna vers un des coins
de la chambre.
— Mon fils, dit-il, répétez-nous
publiquement ce que vous nous avez déjà rapporté en particulier !
Un petit homme aux yeux brillants
sortit, brusquement, de l'ombre.
— Sainteté, dit-il, c'est moi qui ai apporté le message au
cardinal Dolgoroukoff. D'abord, il a refusé de me recevoir ; mais, lorsque
je me suis frayé un passage jusqu'à lui, et lui ai communiqué la convocation,
il est resté longtemps silencieux ; et puis, en souriant, il m'a dit d'informer
Son Éminence de Damas qu'il ne manquerait point d'obéir.
Il y eut, de nouveau, un terrible
silence. Tout à coup, le grand et frêle Australien se leva.
— Sainteté, dit-il, j'ai été, jadis, intimement lié avec cet
homme... Mais nos relations amicales ont cessé depuis dix ans ; et je
crois devoir dire que, d'après ce que j'ai malheureusement pu connaître de lui,
je ne trouve point de difficulté à admettre...
Sa voix tremblait
de passion : mais Sylvestre l'arrêta, en levant la main.
— Éminence,
dit-il, il n'est pas besoin de récriminer ; nous n'avons plus même besoin
de preuves, car ce qui devait se produire a eu lieu ! Nous-même,
d'ailleurs, Nous ne doutons point de la nature de l'acte commis par cet homme.
C'est à lui que le Christ a donné la bouchée de pain, en lui disant :
« Ce que
tu es en train de faire, fais-le vite ! » Et lorsque cet homme eut
reçu la bouchée, il sortit aussitôt, et déjà la nuit était venue.
Une fois
encore, le silence tomba. On entendit seulement un long soupir, du dehors,
derrière la porte. Sans cesse, de tels soupirs s'élevaient, lorsque s'éveillait
l'un des voyageurs épuisés qui dormaient dans le couloir ; et ces soupirs
étaient pareils à celui d'un homme qui, au sortir des ténèbres, retrouverait
d'autres ténèbres remplaçant la lumière attendue.
Puis
Sylvestre, de nouveau, parla. Et, tout en parlant, il se mit à déchirer, comme
d'un geste machinal, un long papier, tout couvert de listes
de noms, qu'il avait pris sur la table.
— Éminences,
dit-il, il faut que vous sachiez ceci ! Il faut que vous sachiez que, du
moins ce que je crois, cette fin est venue dont a parlé Notre Sauveur, ce
dernier temps du monde, dont aucun homme n'a connu le jour ni l'heure. Et Notre
Sauveur a dit encore : Lorsque
le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre ?
Il s'interrompit dans l'occupation de
ses mains, et, montrant aux auditeurs ce qui restait de la feuille :
— Ceci, reprit-il, était une des affaires que nous avions à traiter ! C'était la liste des évêques à qui nous devions
communiquer les décisions adoptées par notre assemblée. Mais, désormais, cette
liste ne peut plus nous servir de rien... Mes fils, me comprenez-vous ? Que celui qui sera sur le toit de sa maison, a dit Notre Sauveur, qu'il se
garde bien de descendre pour emporter quelque chose de sa maison ; que
celui qui est dans les champs se garde bien de retourner chez lui pour prendre
son manteau !
Et Sylvestre
sourit doucement, paternellement, aux visages recueillis qui l'entouraient.
— Ce que nous pouvons faire maintenant se réduit à peu de chose... Écoutez, mes fils !
Et il leur
parla de la grande fin, et de la barque de Pierre, qui avait erré à travers une
nuit de vingt siècles, et du Maître qui dormait dans la barque, et de son grand
réveil. Et, pendant qu'il parlait ainsi, le prêtre syrien, toujours attentif à
le considérer, vit un changement étrange se manifester sur son visage.
Plusieurs fois le Syrien ferma les yeux et les rouvrit, pensant que l'illusion
allait s'effacer : mais, chaque fois, la certitude s'approfondit en lui
qu'il avait, devant les yeux, une chose que jamais encore il n'avait pu voir.
Il promena un coup d'œil sur le reste de l'assistance ; et il vit que tous
ces visages, eux aussi, les lèvres ouvertes, regardaient avec émerveillement la transformation
accomplie sur le visage du vicaire du Christ.
Et ce visage lui-même ?
Il sembla au prêtre syrien qu'une
lumière était allumée, à l'intérieur de ce visage, aussi visible et matérielle
que la lumière des bougies qui s'y reflétait. Tout à fait comme, parmi des
flammes, sur l'autel, l'hostie sacrée brille d'une blancheur qui dépasse en
rayonnement tout ce qui l'entoure, et la pâleur des toiles, et l'étincellement
de l'or et des joyaux, et la pureté candide des lis, de même le visage de
Sylvestre brillait, durant ces minutes d'extase. Et ses mains calmes, elles
aussi, posées sur la table, avaient pris la même transparence
surnaturelle ; et ses robes blanches — comme celles d'un Autre, jadis sur
le Thabor — étaient devenues infiniment plus blanches, « à un degré que ne
saurait atteindre le travail d'aucun foulon sur la terre » ; et sa
voix, maintenant, différait des accents ordinaires des bouches humaines autant
que la vibration du verre diffère du grincement des trompettes et des batteries
de tambours.
Et aucun bruit ne venait du reste de
la chambre, car les assistants regardaient et écoutaient sans remuer. Il
semblait au prêtre que chacun d'eux avait, également, sa part du tranquille et
sublime miracle. La petite chambre crépie à la chaux, les vieilles tables, les
chandeliers, tout l'ensemble du monde où, pour quelques instants encore, ces
hommes vivaient, se trouva changé et transfiguré.
— Voyez, s'écria Sylvestre, voyez comme toutes choses
attendent déjà le Juge qui s'approche ! De très loin, voici venir les
aigles dont Il a parlé, conduits par le Prince qui « n'a rien en lui » !...
Il étendit ses mains, d'un mouvement
brusque et large.
— Ne les voyez-vous pas ? s'écria-t-il ? Ne les
voyez-vous pas ?
Et alors, pour un bref instant, le
prêtre syrien qui l'écoutait eut, lui-même, un éclair de vision ; et,
pendant quelques secondes aussitôt envolées, il put voir, lui-même, ce que
voyait Sylvestre.
La mer immense s'étendait au-dessous
de lui, noire sous le ciel sans étoiles, et piquée seulement, çà et là, d'une
petite tache blanche qui trahissait son mouvement infini ; et, au-dessus
d'elle, tout juste devant les yeux du Syrien, s'ouvrait la cabine illuminée
d'un vaisseau volant. Un homme s'y tenait assis, plus de mille pieds au-dessus
des vagues ; un autre était assis en face de lui, et, entre les deux, se
dressait une table toute couverte de papiers. L'un des deux hommes, d'un geste
du doigt, désignait un point sur une carte ; et tous deux souriaient, le
visage rayonnant d'attente et de plaisir. Les moindres détails de la scène
apparaissaient avec une réalité merveilleuse : les douces lumières des
lampes, le tapis épais et moelleux, la porte de cristal ; et les visages de ces deux
hommes, que le prêtre syrien n'avait jamais vus, se révélaient à lui non moins
clairement, — la chevelure blanche et les traits
juvéniles de l'un, avec ses yeux profonds et sa fine bouche éloquente, et puis
le visage, un visage fatigué et tiré, de l'autre, mais, à cette minute, tout
allumé d'espoir.
Voilà ce que vit le prêtre, et non
point comme voient les yeux, mais comme voit l'esprit ! Il vit ce que les yeux ne sauraient voir, car tout lui
apparut sur un même plan, la mer au-dessus, le vaisseau blanc qui courait,
l'intérieur du vaisseau, et les moindres détails des visages, et les cartes
géographiques étalées sur la table. Mais il vit bien plus encore que cela : car il comprit, aussitôt, qui étaient ces hommes et ce qu'ils
pensaient, à quelle action ils se préparaient, en même temps il eut très
nettement la notion du pitoyable échec de leur entreprise. Il vit ces hommes
volant à la mort éternelle, tandis qu'ils s'imaginaient qu'ils allaient, enfin,
obtenir leur victoire. Il sut pourquoi ces hommes étaient assis là ; ; pourquoi ce vaisseau courait, de toute sa vitesse, à
travers le monde ;
pourquoi cette
troupe d'aigles s'était rassemblée des quatre coins du globe, armée de sa
puissance irrésistible ; il sut que ce qu'il apercevait ainsi était
le résumé de toutes les forces de la terre, unies pour procéder à leur dernière
victoire sur les derniers soutiens de la foi du Christ : il sut tout cela, et, cependant, aucune ombre de peur
n'était en lui.
Car, dans cette même vision d'extase,
il découvrait aussi un autre monde, transcendant et supérieur à toutes les
imaginations humaines, un monde de volontés et d'esprits, en comparaison duquel
tout l'univers terrestre n'était que poussière infime, aussitôt dispersée. Ce à
quoi toujours, en sa qualité de prêtre chrétien, il avait aspiré, ce dont
toujours il avait vécu sans le voir, c'était cela qui était en train,
maintenant, de passer du champ de sa foi dans celui de sa vue. Maintenant, dans
cette seconde infinie, son âme n'avait plus besoin d'aucun effort pour s'élever
à ce monde supérieur :
car c'était ce
monde seul qui devenait réel, tandis que l'ancienne réalité s'effaçait, comme
un rêve passager.
Et lorsque cette seconde
d'illumination finit —
et elle s'évanouit
dès que le pape eut baissé les mains —, la
connaissance de tout cela resta au fond du cœur du prêtre syrien, désormais
assurée et inébranlable. Il connut cette réalité surnaturelle aussi
certainement qu'un homme connaît le visage de son ami, il se la représenta
aussi fidèlement que notre mémoire reconstitue l'aspect d'un jardin, que lui a,
tout à coup, révélé la lueur d'un éclair. Et quand, ensuite, la voix de Sylvestre
continua de parler, dans un prodigieux élan d'enthousiasme, le prêtre ne perçut
que le seul bruit des mots. Car toute son âme persistait à regarder ce qu'il
lui avait été donné d'entrevoir, s'ingéniant — ainsi
que parfois nous faisons au sortir d'un rêve très intense — à revoir et à interpréter le spectacle prodigieux qui
s'était révélé à lui ;
la cabine du
vaisseau volant, les visages des deux hommes, leurs intentions méchantes, et
leurs vains espoirs...
Il tourna les yeux vers
Sylvestre ; et ce fut à travers ce torrent
d'images qu'il entendit de nouveau la voix, toute calme, de son maître, qui,
cette fois, s'adressait à lui :
— Mon père, il faut, tout de suite, que vous exposiez le
Saint-Sacrement dans la chapelle !
* * *
Une heure après, environ, le prêtre
sortit dans la cour, poussé par cette même étrange impulsion de mouvement qui,
déjà, l'avait contraint à errer par les rues du village, tel qu'un somnambule
qui marche sans savoir où ni pourquoi, et qui, pourtant, ne peut pas s'arrêter.
Sur toutes choses un charme était
tombé, pareil à celui qu'il subissait lui-même. De tous les hommes à qui
Sylvestre avait parlé, tout l'heure, dans sa chambre, aucun n'avait dit un seul
mot. Tous étaient sortis en silence, immédiatement ; quelques-uns avaient
traversé la cour, en même temps que le prêtre, pour se rendre à la chapelle, et
s'étaient jetés là, y gisaient, immobiles, sur les dalles de pierre.
Quelques-uns s'étaient retirés à part, pour se confesser l'un l'autre ; il
les avait vus, tout à l'heure, pendant qu'il s'occupait à préparer l'autel pour
l'office prescrit. Un autre, les mains pendantes, marchait de long en large
devant la maison, sans arrêt, les yeux très grands ouverts et ne voyant rien.
Un autre encore, saisi d'un besoin machinal de mouvement, comme le Syrien,
avait, lui aussi, parcouru le village, se parlant très haut à soi-même, tandis
que dans la lumière incertaine du monstrueux brouillard, des visages surpris le
considéraient, de toutes les portes des maisons. Les paroles de Sylvestre
avaient eu pour effet de clore, en quelque sorte, brusquement, l'existence
terrestre des auditeurs et tous, aussitôt, avaient laissé tomber d'eux, comme
un lourd manteau désormais inutile, toutes leurs pensées et occupations de ce
monde.
Quant au Syrien lui-même, il aurait
été bien incapable de rendre compte de l'état où il se trouvait. Il lui
semblait que le temps ne marchait plus, comme si ce n'était pas lui-même qui
remuait, mais la terre qui se mouvait sous ses pieds. Et toujours, tout en
changeant de place, il levait les yeux vers le ciel, du côté de l'Orient,
attendant ce qui allait venir, avec une certitude pleinement exempte de crainte.
* * *
Dans le ciel, aucun changement ne
s'était produit, depuis une heure, si ce n'est que, peut-être, la lumière était devenue un peu plus vive lorsque le
soleil avait grimpé plus haut, derrière l'impénétrable voile de brume. Les montagnes,
l'herbe, les visages des hommes, tout cela paraissait de plus en plus
irréel : c'étaient comme des choses vues, dans un rêve, par des yeux
alourdis de sommeil, à travers des paupières chargées de plomb. Et cette
impression d'irréalité existait même pour les autres sens. Le silence n'était
pas simplement une cessation de tout son : c'était
une chose en soi, positive et matérielle, et dont le poids énorme n'était allégé ni par le bruit des pas, ni par les
aboiements des chiens, ni par le murmure des voix. Le Syrien se disait que le
calme de l'éternité avait déjà commencé à descendre, et déjà étendait son voile
infini sur toutes les activités du monde agonisant. La matière gardait encore
son être, occupait encore l'espace : mais
elle n'était plus, désormais, que d'une nature toute subjective, résultant des
facultés intérieures de l'âme,
sans aucune
substance au dehors. Et il apparaissait au prêtre que lui-même, déjà, n'était
plus rattaché au reste des choses que par un fil de plus en plus mince. Ainsi,
il savait que l'écrasante chaleur persistait ; et, une fois, même, le sol
qu'il foulait de ses pieds craqua sous son contact, et fuma comme un fer chaud
sur lequel serait tombée une goutte de liquide. Il pouvait sentir cette chaleur
sur son front et ses mains, tout son corps en était inondé ; et, cependant, il ne pouvait plus percevoir cette chaleur,
ni ce corps, que du dehors et de loin, comme ces malades qui tout en éprouvant
la douleur, s'imaginent qu'elle n'est plus en eux, mais dans le lit où ils sont
couchés. Et il n'y avait plus, en lui, ni crainte, ni même espérance : il considérait sa personne, le monde, et jusqu'à la
présence terrible de l'Esprit, comme des faits qui allaient redevenir réels
bientôt, dans un instant, mais qui, à cette heure, se confondaient dans une
sorte d'énorme sommeil universel.
Et il ne s'étonna point non plus — lorsqu'il rouvrit la porte de la chapelle — de voir que, maintenant, tout le dallage était encombré de
figures étendues là, immobiles. Tous les cardinaux et tous leurs assistants
étaient prosternés sur le sol, tous semblables l'un à l'autre, sous les burnous
blancs que lui-même leur avait distribués la veille ; et devant eux, près
de l'autel, était agenouillée la figure
de l'homme que le Syrien connaissait mieux et aimait plus profondément que tout
le reste du monde, ses cheveux blancs se détachant sur la blancheur de l'autel.
Sur cet autel brillaient les six grands cierges ; et, entre eux, sur un
petit trône bas, se dressait l'ostensoir de métal avec, au milieu, le petit
disque blanc...
Et alors le Syrien s'agenouilla, lui
aussi, et resta immobile.
Il ne sut point combien de temps se
passa avant que se réveillassent sa conscience individuelle et son habitude
d'observation, avant que la coulée des images et la vibration des pensées eussent, enfin, cessé en lui, et que son âme enfin
se fût apaisée, comme l'eau d'un étang reconquiert lentement sa paix, après
avoir été troublée par le jet d'une pierre. Mais ce moment finit : par
arriver, cette tranquillité délicieuse dont Dieu récompense l'âme fidèle et
confiante, ce point de repos absolu qui sera, un jour, l'éternelle rémunération
des enfants de Dieu. Désormais, il n'y avait plus en lui aucune velléité
d'analyse de soi-même, ni de réflexion sur autrui. Il avait franchi le cercle
où l'âme regarde au dedans de soi, pour s'élever celui d'où elle regarde la
Gloire éminente ; et le premier signe par lequel il reconnut que le temps
s'écoulait fut un murmure soudain de voix, dont il put entendre les paroles
distinctement, et les comprendre, et s'associer lui-même à les dire, — encore
que tout cela lui apparût comme à travers un voile, ne laissant arriver à lui
que la pure essence des paroles et des choses :
SPIRITUS
DOMINI REPLEVIT ORBEM TERRARUM, ALLELUIA,
ET HOC QUOD CONTINET OMNIA, SCIENTIAM HABET VOCIS, ALLELUIA !
L'Esprit du Seigneur a rempli le monde entier,
Et toutes choses ont maintenant connaissance de Sa voix.
ET HOC QUOD CONTINET OMNIA, SCIENTIAM HABET VOCIS, ALLELUIA !
L'Esprit du Seigneur a rempli le monde entier,
Et toutes choses ont maintenant connaissance de Sa voix.
Puis la voix qui prononçait les mots
latins parut s'élever doucement.
EXSURGAT
DEUS ET DISSIPENTUR INIMICI EIUS
ET FUGIANT QUI ODERUNT EUM A FACIE EIUS !
Que Dieu surgisse, et que ses ennemis soient dispersés ;
Et que celui qui le déteste s'enfuie devant son visage !
GLORIA PATRI !
ET FUGIANT QUI ODERUNT EUM A FACIE EIUS !
Que Dieu surgisse, et que ses ennemis soient dispersés ;
Et que celui qui le déteste s'enfuie devant son visage !
GLORIA PATRI !
Le Syrien redressa sa tête alourdie.
Une figure fantômale était debout, l'autel, une haute figure blanche qui
semblait flotter dans l'air plutôt que reposer sur le sol ; les mains
étendues, une calotte blanche sur ses cheveux blancs, la figure brillait dans
le reflet des cierges.
Kyrie Eleison...
Gloria in excelsis Deo !
Et le prêtre entendit et répéta ces
prières : mais son âme passive ne fit aucun effort de réflexion, jusqu'au
moment où des paroles moins habituelles, tout à coup, le frappèrent :
Cum complerentur
dies Pentecostes...
Lorsque le jour de la Pentecôte fut
venu, tous les disciples, d'un même accord, se trouvèrent réunis au même
endroit ; et voici qu'arriva, tout à coup, du ciel, un grand bruit, comme
celui d'un vent puissant qui soufflerait ; et il remplit la maison où ils
étaient assis…
Alors le Syrien se rappela, et
comprit. En effet, c'était le matin de la Pentecôte ! Et, avec ce retour
de la mémoire, la réflexion lui revint. Où donc étaient-ils, le vent, et la
flamme, et la voix secrète ? Le monde était silencieux, concentré dans son
suprême effort d'affirmation de soi-même ; aucun frisson, aucun tremblement ne montrait que Dieu se
souvint ; aucune lumière ne venait rompre la voûte sinistre de ténèbres
étendue sur les terres et les mers, pour révéler que Dieu continuait à briller
dans le cœur de l'homme ; et il n'y avait pas même une voix qui jaillit du
silence ! Mais aussitôt le prêtre, avec l'assurance que lui avaient donnée
les paroles de son maître, se sentit tout joyeux de cet aspect des choses, bien
loin, à présent, de s'en effrayer. Car il comprit que ce monde prochain, dont
la venue s'annonçait ainsi, sans aucun des signes affreux qu'il avait redoutés,
que ce monde était tout autre qu'il ne l'avait craint : doux, et non point
terrible ; accueillant, et non point hostile ; clair, et non point
ténébreux ; et semblable à
la maison natale,
au lieu d'être un exil. Il laissa retomber sa tête sur ses mains, à la fois
honteux de ses frayeurs précédentes et satisfait de sa sécurité
reconquise ; et, de nouveau, sa personnalité s'effaça, il retomba aux
profondeurs de la paix intime...
Mais, tout à coup, au moment où la
messe finissait, et où le prêtre se baissait pour recevoir la dernière
bénédiction de son maître, il y eut un cri, une clameur soudaine, dans le
corridor ; et un des habitants du village se montra sur le seuil de la
chapelle, murmurant précipitamment des phrases en langue arabe :
— Vite, vite, tout le monde dehors ! Des vaisseaux
aériens accourent vers Nazareth ! La maison de l'Européen menacée,
condamnée à la destruction !...
* * *
Cependant ce bruit, et cette vue
même, dans l'âme du prêtre syrien firent à peine vibrer le fil, infiniment
ténu, qui, désormais, le rattachait au monde des sens. Il voyait et entendait
un grand tumulte, dans le corridor, des yeux enflammés et des bouches
criantes ; et, en contraste merveilleux, il apercevait
les pâles visages extasiés de ceux des cardinaux et prêtres qui, machinalement,
s'étaient retournés vers la porte : mais tout cela lui apparaissait séparé
de lui, comme une scène de théâtre, et le drame qui s'y joue, sont séparés du
spectateur de la galerie. Dans l'univers matériel, réduit maintenant à l'irréalité d'un mirage, des événements se passaient :
mais, pour l'âme du prêtre syrien, recueillie dans l'attente d'événements plus
réels, tout cela n'était rien qu'un rêve lointain et confus.
De nouveau, il se tourna vers l'autel ;
et là, comme il le savait d'avance, là, parmi la resplendissante lumière des
cierges, tout était en paix. Humblement, en un murmure lent et recueilli,
l'officiant adorait le mystère du Verbe incarné ; et bientôt, un fois de
plus, le prêtre syrien le vit tomber à genoux,
devant le Sacrement.
Et voici que par une impulsion
irrésistible, le prêtre syrien sentit que ses propres lèvres commençaient à
chanter, très haut, des paroles qui, à mesure qu'elles en sortaient,
s'ouvraient comme des fleurs épanouies au soleil :
O salutaris
hostia,
Quae cœlis pandis ostium.
Bella premunt hostilia ;
Da robur, fer auxilium.
Quae cœlis pandis ostium.
Bella premunt hostilia ;
Da robur, fer auxilium.
Tous les assistants chantaient, et il
n'y avait pas jusqu'au catéchumène mahométan, celui qui venait, tout à l'heure, d'entrer avec de grand cris d'effroi, il n'y
avait jusqu'à lui qui ne chantât comme les autres, sa petite tête mince penchée
en avant, et ses bras en croix sur sa poitrine. L'étroite chapelle retentissait
du mélange des voix ; et tout le vaste monde, au dehors, vibrait et
frémissait sous ce chant merveilleux.
Tout en continuant de chanter, le
prêtre vit que quelqu'un posait un voile sur les épaules de Sylvestre ; et
puis il y eut un mouvement, un passage de figures —d'ombres lointaines,
maintenant, dans l'évanouissement des apparences terrestres.
Uni trinoque
Domino
Sit sempiterna gloria :
Sit sempiterna gloria :
Et le pape se redressa, éclatante
pâleur dans le rayonnement de lumière, avec des plis de soie lui tombant des
épaules, et ses mains enveloppées de ces plis, et sa tête cachée par
l'ostensoir de métal au centre duquel éclatait la splendide blancheur.
Qui vitam sine
termino,
Nobis donet in patria.
Nobis donet in patria.
Les assistants remuaient, à présent,
et le monde de la vie renaissait en eux : voilà ce que le prêtre syrien
parvenait à comprendre ! Lui-même, bientôt, se trouva dehors, dans le
passage, parmi des visages livides et affolés, qui, la bouche ouverte,
contemplaient le spectacle de ces quarante prêtres indifférents aux
catastrophes prochaines, et tout absorbés dans le chant sonore du Pange lingua... Arrivé au coin du corridor, il se
retourna un instant, pour voir les six flammes tremblantes briller, comme des
lances de feu entourant un roi, et, au milieu d'elles, les rayons d'argent de
l'ostensoir, et le cœur blanc de Dieu.
Et puis il déboucha dans la cour,
dans cet espace libre où, déjà, la bataille se préparait.
Le ciel était passé maintenant d'une
obscurité sinistre à une lumière non moins effrayante, une lumière d'un rouge
de sang, qui semblait couler au-dessus du monde.
Depuis le Thabor, sur la gauche,
jusqu'au Carmel, à la limite de l'horizon de droite, par dessus toutes les
hauteurs d'alentour se dressait une énorme voûte de sang : aucune nuance
dans ce rouge, aucune gradation du zénith à l'horizon : tout était de la
même teinte profonde, comme un vrai sang qui coulerait à grands flots. Et il
vit aussi le soleil, blanc comme tout à l'heure l'hostie, levé au-dessus du
mont de la Transfiguration ; tandis que, là-bas, très loin, à l'occident,
là-bas où autrefois des hommes avaient vainement appelé Baal, il vit pendre la
faucille de la lune, également toute blanche.
In suprema nocte
cœnae...
chantaient des voix, non plus
quarante voix, mais des myriades, un cœur immense, qui paraissait remplir toute
l'infinité de l'espace.
Recumbens cum
fratribus,
Observata lege plene,
Cibis in legalibus
Cibum turbae duodenae
Se dat suis manibus.
Observata lege plene,
Cibis in legalibus
Cibum turbae duodenae
Se dat suis manibus.
Et le prêtre syrien vit également,
flottant dans l'air, comme d'immenses phalènes, ce cercle d'étranges vaisseaux
qu'il avait aperçus, quelques heures auparavant, dans son illumination. Ils
étaient blancs, eux aussi, sauf des instants où le reflet du ciel les teintait
de pourpre ; et, tandis qu'il les regardait, tout en continuant de
chanter, il comprit que le cercle avait achevé de se former, et que les hommes
qui montaient ces vaisseaux continuaient à ne rien voir, à ne rien savoir.
Verbum
caro, panem verum
Verbo carnem efficit ;
Verbo carnem efficit ;
Puis, avec un sourd mugissement, le
tonnerre s'éleva, et finit par un éclat prodigieux, secouant toute la terre,
qui, tout entière, remuait sourdement, parvenue au dernier temps de sa
dissolution.
Tantum
ergo, Sacramentum
Veneremur cernui :
Et antiquum documentum,
Novo cedat ritui :
Veneremur cernui :
Et antiquum documentum,
Novo cedat ritui :
Oui, voici enfin qu'il était venu,
l'Homme du Péché, celui que Dieu attendait ! Le voici qui trônait sous le
dôme de sang, dans son char magnifique, aveugle à tout ce qui n'était point
l'unique objet poursuivi par lui depuis de longs siècles, et sans s'apercevoir
que son monde était en train de se corrompre, de s'écrouler, et de périr autour
de lui.
Et son ombre remuait comme un nuage
pâle, au-dessus de cette plaine, désormais toute spectrale, où jadis Israël
avait combattu, et où Sennacherib s'était vanté de vaincre !
Et, une fois de plus, les voix
chantèrent :
Praestet
fides suplementum,
Sensuum defectui.
Sensuum defectui.
Le voici qui venait, plus rapide que
jamais, l'héritier des âges temporels, mais l'exilé de l'éternité : le
misérable prince des rebelles, la créature dressée contre Dieu, plus aveugle
que ce soleil pâli et que cette terre tremblante ! Et, autour de lui, le
cercle flottant de ses victimes s'agitait, pareil à un groupe d'insectes qui,
spontanément, vont chercher la mort dans la lumière d'une flamme... Le voici
qui venait ; et la terre, au moment où il la croyait enfin toute soumise à
sa domination, se déchirait et gémissait dans les luttes dernières de son
agonie !
Le voici qui venait, l'Antéchrist orgueilleux,
le Maître de la Terre ! Déjà son ombre descendait vers le sol, et les
ailes blanches du vaisseau tournaient, pour le conduire à l'endroit même d'où
il devait frapper ; et déjà, au même instant, une cloche immense,
surnaturelle, avait retenti, tandis que les myriades des voix continuaient
chanter doucement, tendre murmure opposé au fracas de la tempête
environnante :
Genitori,
Genitoque,
Laus et jubilatio :
Salus, honor, virtus quoque,
Sit et benedictio :
Procedenti abutroque,
Comparsit laudatio.
Laus et jubilatio :
Salus, honor, virtus quoque,
Sit et benedictio :
Procedenti abutroque,
Comparsit laudatio.
Et puis, ce monde passa, et toute sa
gloire se changea en néant...
Robert-Hugh Benson, in Le Maître de
la terre (Pierre Téqui)
Voir aussi le "Court récit sur l'antéchrist" de Soloviev.