Ce soir-là, M. l’évêque de Digne, après sa promenade en
ville, était resté assez tard enfermé dans sa chambre. Il s’occupait d’un grand
travail sur les Devoirs, lequel est
malheureusement demeuré inachevé. Il dépouillait soigneusement tout ce que les
Pères et les Docteurs ont dit sur cette grave matière. Son livre était divisé
en deux parties ; premièrement les devoirs de tous, deuxièmement les
devoirs de chacun, selon la classe à laquelle il appartient. Les devoirs de tous
sont les grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique :
devoirs envers Dieu (Matth., VI),
devoirs envers soi-même (Matth., V,
29, 30), devoirs envers le prochain (Matth.,
VII, 12), devoirs envers les créatures (Matth.,
VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l’évêque les avait trouvés indiqués et
prescrits ailleurs ; aux souverains et aux sujets, dans l’Épître aux
Romains ; aux magistrats, aux épouses, aux mères et aux jeunes hommes, par
saint Pierre ; aux maris, aux pères, aux enfants et aux serviteurs, dans
l’Épître aux Éphésiens ; aux fidèles, dans l’Épître aux Hébreux ; aux
vierges, dans l’Épître aux Corinthiens. Il faisait laborieusement de toutes ces
prescriptions un ensemble harmonieux qu’il voulait présenter aux âmes.
Il travaillait encore à huit heures, écrivant assez
incommodément sur de petits carrés de papier avec un gros livre ouvert sur ses
genoux, quand madame Magloire entra, selon son habitude, pour prendre
l’argenterie dans le placard près du lit. Un moment après, l’évêque, sentant
que le couvert était mis et que sa sœur l’attendait peut-être, ferma son livre,
se leva de sa table et entra dans la salle à manger.
La salle à manger était une pièce oblongue à cheminée,
avec porte sur la rue (nous l’avons dit), et fenêtre sur le jardin.
Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert.
Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle
Baptistine.
Une lampe était sur la table ; la table était près de
la cheminée. Un assez bon feu était allumé.
On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient
toutes deux passé soixante ans : madame Magloire petite, grasse,
vive ; mademoiselle Baptistine, douce, mince, frêle, un peu plus grande
que son frère, vêtue d’une robe de soie puce, couleur à la mode en 1806, qu’elle
avait achetée alors à Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des
locutions vulgaires qui ont le mérite de dire avec un seul mot une idée qu’une
page suffirait à peine à exprimer, madame Magloire avait l’air d’une paysanne et mademoiselle Baptistine d’une
dame. Madame Magloire avait un bonnet
blanc à tuyaux, au cou une jeannette d’or, le seul bijou de femme qu’il y eût
dans la maison, un fichu très blanc sortant de la robe de bure noire à manches
larges et courtes, un tablier de toile de coton à carreaux rouges et verts,
noué à la ceinture d’un ruban vert, avec pièce d’estomac pareille rattachée par
deux épingles aux deux coins d’en haut, aux pieds de gros souliers et des bas
jaunes comme les femmes de Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine était
coupée sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches à
épaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous une
perruque frisée dite à l’enfant.
Madame Magloire avait l’air intelligent, vif et bon ; les deux angles de
sa bouche inégalement relevés et la lèvre supérieure plus grosse que la lèvre
inférieure lui donnaient quelque chose de bourru et d’impérieux. Tant que
monseigneur se taisait, elle lui parlait résolument avec un mélange de respect
et de liberté ; mais dès que monseigneur parlait, on a vu cela, elle
obéissait passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait
même pas. Elle se bornait à obéir et à complaire. Même quand elle était jeune,
elle n’était pas jolie, elle avait de gros yeux bleus à fleur de tête et le nez
long et busqué ; mais tout son visage, toute sa personne, nous l’avons dit
en commençant, respiraient une ineffable bonté. Elle avait toujours été
prédestinée à la mansuétude ; mais la foi, la charité, l’espérance, ces
trois vertus qui chauffent doucement l’âme, avaient élevé peu à peu cette
mansuétude jusqu’à la sainteté. La nature n’en avait fait qu’une brebis, la
religion en avait fait un ange. Pauvre sainte fille ! doux souvenir
disparu !
Mademoiselle Baptistine a depuis raconté tant de fois ce
qui s’était passé à l’évêché cette soirée-là, que plusieurs personnes qui
vivent encore s’en rappellent les moindres détails.
Au moment où M. l’évêque entra, madame Magloire parlait
avec quelque vivacité. Elle entretenait mademoiselle
d’un sujet qui lui était familier et auquel l’évêque était accoutumé. Il
s’agissait du loquet de la porte d’entrée.
Il paraît que, tout en allant faire quelques provisions
pour le souper, madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux.
On parlait d’un rôdeur de mauvaise mine ; qu’un vagabond suspect serait
arrivé, qu’il devait être quelque part dans la ville, et qu’il se pourrait
qu’il y eût de méchantes rencontres pour ceux qui s’aviseraient de rentrer tard
chez eux cette nuit-là. Que la police était bien mal faite du reste, attendu
que M. le préfet et M. le maire ne s’aimaient pas, et cherchaient à se nuire en
faisant arriver des événements. Que c’était donc aux gens sages à faire la
police eux-mêmes et à se bien garder, et qu’il faudrait avoir soin de dûment
clore, verrouiller et barricader sa maison, et
de bien fermer ses portes.
Madame Magloire appuya sur ce dernier mot ; mais
l’évêque venait de sa chambre où il avait eu assez froid, il s’était assis
devant la cheminée et se chauffait, et puis il pensait à autre chose. Il ne
releva pas le mot à effet que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le
répéta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame Magloire sans
déplaire à son frère, se hasarda à dire timidement :
— Mon frère, entendez-vous ce que dit madame
Magloire ?
— J’en ai entendu vaguement quelque chose, répondit
l’évêque.
Puis tournant à demi sa chaise, mettant ses deux mains sur
ses genoux, et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement
joyeux, que le feu éclairait d’en bas :
— Voyons. Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? Nous
sommes donc dans quelque gros danger ?
Alors madame Magloire recommença toute l’histoire, en
l’exagérant quelque peu, sans s’en douter. Il paraîtrait qu’un bohémien, un
va-nu-pieds, une espèce de mendiant dangereux serait en ce moment dans la
ville. Il s’était présenté pour loger chez Jacquin Labarre qui n’avait pas
voulu le recevoir. On l’avait vu arriver par le boulevard Gassendi et rôder
dans les rues à la brume. Un homme de sac et de corde avec une figure terrible.
— Vraiment ? dit l’évêque.
Ce consentement à l’interroger encouragea madame
Magloire ; cela lui semblait indiquer que l’évêque n’était pas loin de
s’alarmer ; elle poursuivit triomphante :
— Oui, monseigneur. C’est comme cela. Il y aura quelque
malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police
est si mal faite (répétition inutile). Vivre dans un pays de montagnes, et
n’avoir pas même de lanternes la nuit dans les rues ! On sort. Des fours,
quoi ! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi….
— Moi, interrompit la sœur, je ne dis rien. Ce que mon
frère fait est bien fait.
Madame Magloire continua comme s’il n’y avait pas eu de
protestation :
— Nous disons que cette maison-ci n’est pas sûre du
tout ; que, si monseigneur le permet, je vais aller dire à Paulin
Musebois, le serrurier, qu’il vienne remettre les anciens verrous de la
porte ; on les a là, c’est une minute ; et je dis qu’il faut des
verrous, monseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit ; car je dis qu’une
porte qui s’ouvre du dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien
n’est plus terrible ; avec cela que monseigneur a l’habitude de toujours
dire d’entrer, et que d’ailleurs, même au milieu de la nuit, ô mon Dieu !
on n’a pas besoin d’en demander la permission….
En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent.
— Entrez, dit l’évêque.
HÉroïsme de l’obÉissance passive
La porte s’ouvrit.
Elle s’ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu’un
la poussait avec énergie et résolution.
Un homme entra.
Cet homme, nous le connaissons déjà. C’est le voyageur que
nous avons vu tout à l’heure errer cherchant un gîte.
Il entra, fit un pas, et s’arrêta, laissant la porte
ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l’épaule, son bâton à la main, une
expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la
cheminée l’éclairait. Il était hideux. C’était une sinistre apparition.
Madame Magloire n’eut pas même la force de jeter un cri.
Elle tressaillit, et resta béante.
Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l’homme qui
entrait et se dressa à demi d’effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers
la cheminée, elle se mit à regarder son frère et son visage redevint
profondément calme et serein.
L’évêque fixait sur l’homme un œil tranquille.
Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au
nouveau venu ce qu’il désirait, l’homme appuya ses deux mains à la fois sur son
bâton, promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans
attendre que l’évêque parlât, dit d’une voix haute :
— Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galérien.
J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en
route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche
depuis Toulon. Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivant
dans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé à cause de mon
passeport jaune que j’avais montré à la mairie. Il avait fallu. J’ai été à une
autre auberge. On m’a dit : Va-t-en ! Chez l’un, chez l’autre.
Personne n’a voulu de moi. J’ai été à la prison, le guichetier n’a pas ouvert.
J’ai été dans la niche d’un chien. Ce chien m’a mordu et m’a chassé, comme s’il
avait été un homme. On aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en suis allé
dans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n’y avait pas d’étoile. J’ai
pensé qu’il pleuvrait, et qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour empêcher de
pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver le renfoncement d’une
porte. Là, dans la place, j’allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme
m’a montré votre maison et m’a dit : « Frappe là ». J’ai frappé.
Qu’est-ce que c’est ici ? Êtes-vous une auberge ? J’ai de l’argent.
Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j’ai gagnés au bagne par mon travail
en dix-neuf ans. Je payerai. Qu’est-ce que cela me fait ? J’ai de
l’argent. Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j’ai bien faim.
Voulez-vous que je reste ?
— Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert
de plus.
L’homme fit trois pas et s’approcha de la lampe qui était
sur la table.
— Tenez, reprit-il, comme s’il n’avait pas bien compris,
ce n’est pas ça. Avez-vous entendu ? Je suis un galérien. Un forçat. Je
viens des galères.
Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune
qu’il déplia.
— Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert
à me faire chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire ? Je sais lire,
moi. J’ai appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà
ce qu’on a mis sur le passeport : « Jean Valjean, forçat libéré,
natif de… – cela vous est égal… – Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans
pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre
fois. Cet homme est très dangereux ». Voilà ! Tout le monde m’a jeté
dehors. Voulez-vous me recevoir, vous ? Est-ce une auberge ?
Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? Avez-vous une écurie ?
— Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez des draps
blancs au lit de l’alcôve.
Nous avons déjà expliqué de quelle nature était
l’obéissance des deux femmes.
Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L’évêque
se tourna vers l’homme.
— Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons
souper dans un instant, et l’on fera votre lit pendant que vous souperez.
Ici l’homme comprit tout à fait. L’expression de son
visage, jusqu’alors sombre et dure, s’empreignit de stupéfaction, de doute, de
joie, et devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou :
— Vrai ? quoi ? vous me gardez ? vous ne me
chassez pas ! un forçat ! Vous m’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez pas ! Va-t-en, chien !
qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j’avais
dit tout de suite qui je suis. Oh ! la brave femme qui m’a enseigné ici !
Je vais souper ! un lit ! Un lit avec des matelas et des draps !
comme tout le monde ! il y a dix-neuf ans que je n’ai couché dans un
lit ! Vous voulez bien que je ne m’en aille pas ! Vous êtes de dignes
gens ! D’ailleurs j’ai de l’argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur
l’aubergiste, comment vous appelez-vous ? Je payerai tout ce qu’on voudra.
Vous êtes un brave homme. Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas ?
— Je suis, dit l’évêque, un prêtre qui demeure ici.
— Un prêtre ! reprit l’homme. Oh ! un brave
homme de prêtre ! Alors vous ne me demandez pas d’argent ? Le curé,
n’est-ce pas ? le curé de cette grande église ? Tiens ! c’est
vrai, que je suis bête ! je n’avais pas vu votre calotte !
Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans
un coin, puis remis son passeport dans sa poche, et il s’était assis.
Mademoiselle Baptistine le considérait avec douceur. Il continua :
— Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n’avez pas de
mépris. C’est bien bon un bon prêtre. Alors vous n’avez pas besoin que je
paye ?
— Non, dit l’évêque, gardez votre argent. Combien
avez-vous ? ne m’avez-vous pas dit cent neuf francs ?
— Quinze sous, ajouta l’homme.
— Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps
avez-vous mis à gagner cela ?
— Dix-neuf ans.
— Dix-neuf ans !
L’évêque soupira profondément.
L’homme poursuivit :
— J’ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n’ai
dépensé que vingt-cinq sous que j’ai gagnés en aidant à décharger des voitures
à Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un aumônier au
bagne. Et puis un jour j’ai vu un évêque. Monseigneur, qu’on appelle. C’était
l’évêque de la Majore, à Marseille. C’est le curé qui est sur les curés. Vous
savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c’est si loin ! — Vous comprenez,
nous autres ! Il a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel, il avait
une chose pointue, en or, sur la tête. Au grand jour de midi, cela brillait.
Nous étions en rang. Des trois côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face
de nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous
n’entendions pas. Voilà ce que c’est qu’un évêque.
Pendant qu’il parlait, l’évêque était allé pousser la
porte qui était restée toute grande ouverte.
Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu’elle
mit sur la table.
— Madame Magloire, dit l’évêque, mettez ce couvert le plus
près possible du feu.
Et se tournant vers son hôte :
— Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir
froid, monsieur ?
Chaque fois qu’il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le
visage de l’homme s’illuminait. Monsieur
à un forçat, c’est un verre d’eau à un naufragé de la Méduse. L’ignominie a soif de considération.
— Voici, reprit l’évêque, une lampe qui éclaire bien mal.
Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la
cheminée de la chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d’argent
qu’elle posa sur la table tout allumés.
— Monsieur le curé, dit l’homme, vous êtes bon. Vous ne me
méprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je
ne vous ai pourtant pas caché d’où je viens et que je suis un homme malheureux.
L’évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
— Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez. Ce n’est pas
ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à
celui qui entre s’il a un nom, mais s’il a une douleur. Vous souffrez ;
vous avez faim et soif ; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me
dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi, excepté
celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis à vous qui passez, vous êtes ici
chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu’ai-je besoin de
savoir votre nom ? D’ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez
un que je savais.
L’homme ouvrit des yeux étonnés.
— Vrai ? vous saviez comment je m’appelle ?
— Oui, répondit l’évêque, vous vous appelez mon frère.
— Tenez, monsieur le curé ! s’écria l’homme, j’avais
bien faim en entrant ici ; mais vous êtes si bon qu’à présent je ne sais
plus ce que j’ai ; cela m’a passé.
L’évêque le regarda et lui dit :
— Vous avez bien souffert ?
— Oh ! la casaque rouge, le boulet au pied, une
planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de
bâton ! La double chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au
lit, la chaîne. Les chiens, les chiens sont plus heureux ! Dix-neuf
ans ! J’en ai quarante-six. À présent, le passeport jaune ! Voilà.
— Oui, reprit l’évêque, vous sortez d’un lieu de
tristesse. Écoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes
d’un pécheur repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez
de ce lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les hommes,
vous êtes digne de pitié ; si vous en sortez avec des pensées de
bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu’aucun de nous.
Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe
faite avec de l’eau, de l’huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau
de viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de seigle.
Elle avait d’elle-même ajouté à l’ordinaire de M. l’évêque une bouteille de
vieux vin de Mauves.
Le visage de l’évêque prit tout à coup cette expression de
gaîté propre aux natures hospitalières :
— À table ! dit-il vivement.
Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait
avec lui, il fit asseoir l’homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine,
parfaitement paisible et naturelle, prit place à sa gauche.
L’évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe,
selon son habitude. L’homme se mit à manger avidement.
Tout à coup l’évêque dit :
— Mais il me semble qu’il manque quelque chose sur cette
table.
Madame Magloire en effet n’avait mis que les trois
couverts absolument nécessaires. Or c’était l’usage de la maison, quand
l’évêque avait quelqu’un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts
d’argent, étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte
d’enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui élevait la
pauvreté jusqu’à la dignité.
Madame Magloire comprit l’observation, sortit sans dire un
mot, et un moment après les trois couverts réclamés par l’évêque brillaient sur
la nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.
DÉtails sur les fromageries de Pontarlier
Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à
cette table, nous ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage
d’une lettre de mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation
du forçat et de l’évêque est racontée avec une minutie naïve :
…Cet homme ne
faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec une voracité d’affamé.
Cependant, après la soupe, il a dit :
— Monsieur le curé
du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour moi, mais je dois dire que
les rouliers qui n’ont pas voulu me laisser manger avec eux font meilleure
chère que vous.
Entre nous,
l’observation m’a un peu choquée. Mon frère a répondu :
— Ils ont plus de
fatigue que moi.
— Non, a repris cet
homme, ils ont plus d’argent. Vous êtes pauvre. Je vois bien. Vous n’êtes
peut-être pas même curé. Êtes-vous curé seulement ? Ah ! par exemple,
si le bon Dieu était juste, vous devriez bien être curé.
— Le bon Dieu est
plus que juste, a dit mon frère.
Un moment
après il a ajouté :
— Monsieur Jean
Valjean, c’est à Pontarlier que vous allez ?
— Avec itinéraire
obligé.
Je crois bien que
c’est comme cela que l’homme a dit. Puis il a continué :
— Il faut que je
sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur voyager. Si les nuits
sont froides, les journées sont chaudes.
— Vous allez là, a
repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution, ma famille a été ruinée,
je me suis réfugié en Franche-Comté d’abord, et j’y ai vécu quelque temps du
travail de mes bras. J’avais de la bonne volonté. J’ai trouvé à m’y occuper. On
n’a qu’à choisir. Il y a des papeteries, des tanneries, des distilleries, des
huileries, des fabriques d’horlogerie en grand, des fabriques d’acier, des
fabriques de cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à
Châtillon, à Audincourt et à Beure qui sont très considérables….
Je crois ne pas me
tromper et que ce sont bien là les noms que mon frère a cités, puis il s’est
interrompu et m’a adressé la parole :
— Chère sœur,
n’avons-nous pas des parents dans ce pays-là ?
J’ai répondu :
— Nous en avions,
entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des portes à Pontarlier dans
l’ancien régime.
— Oui, a repris mon
frère, mais en 93 on n’avait plus de parents, on n’avait que ses bras. J’ai
travaillé. Ils ont dans le pays de Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean,
une industrie toute patriarcale et toute charmante, ma sœur. Ce sont leurs
fromageries qu’ils appellent fruitières.
Alors mon frère,
tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très en détail ce que
c’étaient que les fruitières de Pontarlier ; — qu’on en distinguait deux
sortes : — les grosses
granges, qui sont aux riches, et où il y
a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à huit milliers de
fromages par été ; les fruitières d’association, qui sont aux pauvres ; ce sont les paysans de la moyenne
montagne qui mettent leurs vaches en commun et partagent les produits. — Ils
prennent à leurs gages un fromager qu’ils appellent le grurin ; — le grurin reçoit le lait des
associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille
double ; — c’est vers la fin d’avril que le travail des fromageries
commence ; c’est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs vaches
dans la montagne.
L’homme se ranimait
tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce bon vin de Mauves dont il
ne boit pas lui-même parce qu’il dit que c’est du vin cher. Mon frère lui
disait tous ces détails avec cette gaîté aisée que vous lui connaissez,
entremêlant ses paroles de façons gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu
sur ce bon état de grurin, comme s’il eût souhaité que cet homme comprît, sans
le lui conseiller directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une
chose m’a frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien ! mon
frère, pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l’exception de quelques
paroles sur Jésus quand il est entré, n’a pas dit un mot qui pût rappeler à cet
homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon frère. C’était bien
une occasion en apparence de faire un peu de sermon et d’appuyer l’évêque sur
le galérien pour laisser la marque du passage. Il eût paru peut-être à un autre
que c’était le cas, ayant ce malheureux sous la main, de lui nourrir l’âme en
même temps que le corps et de lui faire quelque reproche assaisonné de morale
et de conseil, ou bien un peu de commisération avec exhortation de se mieux
conduire à l’avenir. Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était,
ni son histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait
éviter tout ce qui pouvait l’en faire souvenir. C’est au point qu’à un certain
moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier, qui ont un doux travail près du ciel
et qui, ajoutait-il, sont heureux
parce qu’ils sont innocents, il s’est
arrêté court, craignant qu’il n’y eût dans ce mot qui lui échappait quelque
chose qui pût froisser l’homme. À force d’y réfléchir, je crois avoir compris
ce qui se passait dans le cœur de mon frère. Il pensait sans doute que cet
homme, qui s’appelle Jean Valjean, n’avait que trop sa misère présente à
l’esprit, que le mieux était de l’en distraire, et de lui faire croire, ne
fût-ce qu’un moment, qu’il était une personne comme une autre, en étant pour
lui tout ordinaire. N’est-ce pas là en effet bien entendre la charité ?
N’y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment évangélique dans cette
délicatesse qui s’abstient de sermon, de morale et d’allusion, et la meilleure
pitié, quand un homme a un point douloureux, n’est-ce pas de n’y point toucher
du tout ? Il m’a semblé que ce pouvait être là la pensée intérieure de mon
frère. Dans tous les cas, ce que je puis dire, c’est que, s’il a eu toutes ces
idées, il n’en a rien marqué, même pour moi ; il a été d’un bout à l’autre
le même homme que tous les soirs, et il a soupé avec ce Jean Valjean du même
air et de la même façon qu’il aurait soupé avec M. Gédéon Le Prévost ou avec M.
le curé de la paroisse.
Vers la fin, comme
nous étions aux figues, on a cogné à la porte. C’était la mère Gerbaud avec son
petit dans ses bras. Mon frère a baisé l’enfant au front, et m’a emprunté
quinze sous que j’avais sur moi pour les donner à la mère Gerbaud. L’homme
pendant ce temps-là ne faisait pas grande attention. Il ne parlait plus et
paraissait très fatigué. La pauvre vieille Gerbaud partie, mon frère a dit les
grâces, puis il s’est tourné vers cet homme, et il lui a dit : Vous devez
avoir bien besoin de votre lit. Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite.
J’ai compris qu’il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et
nous sommes montées toutes les deux. J’ai cependant envoyé madame Magloire un
instant après porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la Forêt-Noire
qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela tient chaud. C’est
dommage que cette peau soit vieille ; tout le poil s’en va. Mon frère l’a
achetée du temps qu’il était en Allemagne, à Tottlingen, près des sources du
Danube, ainsi que le petit couteau à manche d’ivoire dont je me sers à table.
Madame Magloire est
remontée presque tout de suite, nous nous sommes mises à prier Dieu dans le
salon où l’on étend le linge, et puis nous sommes rentrées chacune dans notre
chambre sans nous rien dire.
TranquillitÉ
Après avoir donné le bonsoir à sa sœur, monseigneur
Bienvenu prit sur la table un des deux flambeaux d’argent, remit l’autre à son
hôte, et lui dit :
— Monsieur, je vais vous conduire à votre chambre.
L’homme le suivit.
Comme on a pu le remarquer dans ce qui a été dit plus
haut, le logis était distribué de telle sorte que, pour passer dans l’oratoire
où était l’alcôve ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre à coucher
de l’évêque.
Au moment où ils traversaient cette chambre, madame
Magloire serrait l’argenterie dans le placard qui était au chevet du lit.
C’était le dernier soin qu’elle prenait chaque soir avant de s’aller coucher.
L’évêque installa son hôte dans l’alcôve. Un lit blanc et
frais y était dressé. L’homme posa le flambeau sur une petite table.
— Allons, dit l’évêque, faites une bonne nuit. Demain
matin, avant de partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches tout chaud.
— Merci, monsieur l’abbé, dit l’homme.
À peine eut-il prononcé ces paroles pleines de paix que,
tout à coup et sans transition, il eut un mouvement étrange et qui eût glacé
d’épouvante les deux saintes filles si elles en eussent été témoins.
Aujourd’hui même il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui le
poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter une
menace ? Obéissait-il simplement à une sorte d’impulsion instinctive et
obscure pour lui-même ? Il se tourna brusquement vers le vieillard, croisa
les bras, et, fixant sur son hôte un regard sauvage, il s’écria d’une voix
rauque :
— Ah çà ! décidément ! vous me logez chez vous
près de vous comme cela !
Il s’interrompit et ajouta avec un rire où il y avait
quelque chose de monstrueux :
— Avez-vous bien fait toutes vos réflexions ? Qui
est-ce qui vous dit que je n’ai pas assassiné ?
L’évêque leva les yeux vers le plafond et répondit :
— Cela regarde le bon Dieu.
Puis, gravement et remuant les lèvres comme quelqu’un qui
prie ou qui se parle à lui-même, il dressa les deux doigts de sa main droite et
bénit l’homme qui ne se courba pas, et, sans tourner la tête et sans regarder
derrière lui, il rentra dans sa chambre.
Quand l’alcôve était habitée, un grand rideau de serge
tiré de part en part dans l’oratoire cachait l’autel. L’évêque s’agenouilla en
passant devant ce rideau et fit une courte prière.
Un moment après, il était dans son jardin, marchant,
rêvant, contemplant, l’âme et la pensée tout entières à ces grandes choses
mystérieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts.
Quant à l’homme, il était vraiment si fatigué qu’il
n’avait même pas profité de ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa bougie
avec sa narine à la manière des forçats et s’était laissé tomber tout habillé
sur le lit, où il s’était tout de suite profondément endormi.
Minuit sonnait comme l’évêque rentrait de son jardin dans
son appartement.
Quelques minutes après, tout dormait dans la petite
maison.
Jean Valjean
Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla.
Jean Valjean était d’une pauvre famille de paysans de la
Brie. Dans son enfance, il n’avait pas appris à lire. Quand il eut l’âge
d’homme, il était émondeur à Faverolles. Sa mère s’appelait Jeanne
Mathieu ; son père s’appelait Jean Valjean, ou Vlajean, sobriquet
probablement, et contraction de Voilà
Jean.
Jean Valjean était d’un caractère pensif sans être triste,
ce qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c’était
quelque chose d’assez endormi et d’assez insignifiant, en apparence du moins,
que Jean Valjean. Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. Sa mère
était morte d’une fièvre de lait mal soignée. Son père, émondeur comme lui,
s’était tué en tombant d’un arbre. Il n’était resté à Jean Valjean qu’une sœur
plus âgée que lui, veuve, avec sept enfants, filles et garçons. Cette sœur
avait élevé Jean Valjean, et tant qu’elle eut son mari elle logea et nourrit
son jeune frère. Le mari mourut. L’aîné des sept enfants avait huit ans, le
dernier un an. Jean Valjean venait d’atteindre, lui, sa vingt-cinquième année.
Il remplaça le père, et soutint à son tour sa sœur qui l’avait élevé. Cela se
fit simplement, comme un devoir, même avec quelque chose de bourru de la part
de Jean Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal
payé. On ne lui avait jamais connu de bonne
amie dans le pays. Il n’avait pas eu le temps d’être amoureux.
Le soir il rentrait fatigué et mangeait sa soupe sans dire
un mot. Sa sœur, mère Jeanne, pendant qu’il mangeait, lui prenait souvent dans
son écuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de lard
le cœur de chou, pour le donner à quelqu’un de ses enfants ; lui, mangeant
toujours, penché sur la table, presque la tête dans sa soupe, ses longs cheveux
tombant autour de son écuelle et cachant ses yeux, avait l’air de ne rien voir
et laissait faire. Il y avait à Faverolles, pas loin de la chaumière Valjean,
de l’autre côté de la ruelle, une fermière appelée Marie-Claude ; les
enfants Valjean, habituellement affamés, allaient quelquefois emprunter au nom
de leur mère une pinte de lait à Marie-Claude, qu’ils buvaient derrière une
haie ou dans quelque coin d’allée, s’arrachant le pot, et si hâtivement que les
petites filles s’en répandaient sur leur tablier et dans leur goulotte. La
mère, si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants.
Jean Valjean, brusque et bougon, payait en arrière de la mère la pinte de lait
à Marie-Claude, et les enfants n’étaient pas punis.
Il gagnait dans la saison de l’émondage vingt-quatre sous
par jour, puis il se louait comme moissonneur, comme manœuvre, comme garçon de
ferme bouvier, comme homme de peine. Il faisait ce qu’il pouvait. Sa sœur
travaillait de son côté, mais que faire avec sept petits enfants ? C’était
un triste groupe que la misère enveloppa et étreignit peu à peu. Il arriva
qu’un hiver fut rude. Jean n’eut pas d’ouvrage. La famille n’eut pas de pain.
Pas de pain. À la lettre. Sept enfants ! Un dimanche soir, Maubert
Isabeau, boulanger sur la place de l’Église, à Faverolles, se disposait à se
coucher, lorsqu’il entendit un coup violent dans la devanture grillée et vitrée
de sa boutique. Il arriva à temps pour voir un bras passé à travers un trou
fait d’un coup de poing dans la grille et dans la vitre. Le bras saisit un pain
et l’emporta. Isabeau sortit en hâte ; le voleur s’enfuyait à toutes
jambes ; Isabeau courut après lui et l’arrêta. Le voleur avait jeté le
pain, mais il avait encore le bras ensanglanté. C’était Jean Valjean.
Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant
les tribunaux du temps « pour vol avec effraction la nuit dans une maison
habitée ». Il avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde,
il était quelque peu braconnier ; ce qui lui nuisit. Il y a contre les
braconniers un préjugé légitime. Le braconnier, de même que le contrebandier,
côtoie de fort près le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore
un abîme entre ces races d’hommes et le hideux assassin des villes. Le
braconnier vit dans la forêt ; le contrebandier vit dans la montagne ou
sur la mer. Les villes font des hommes féroces parce qu’elles font des hommes
corrompus. La montagne, la mer, la forêt, font des hommes sauvages. Elles
développent le côté farouche, mais souvent sans détruire le côté humain.
Jean Valjean fut déclaré coupable. Les termes du code
étaient formels. Il y a dans notre civilisation des heures redoutables ;
ce sont les moments où la pénalité prononce un naufrage. Quelle minute funèbre
que celle où la société s’éloigne et consomme l’irréparable abandon d’un être
pensant ! Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères.
Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de
Montenotte remportée par le général en chef de l’année d’Italie, que le message
du Directoire aux Cinq-Cents, du 2 floréal an IV, appelle Buona-Parte ; ce
même jour une grande chaîne fut ferrée à Bicêtre. Jean Valjean fit partie de
cette chaîne. Un ancien guichetier de la prison, qui a près de quatre-vingt-dix
ans aujourd’hui, se souvient encore parfaitement de ce malheureux qui fut ferré
à l’extrémité du quatrième cordon dans l’angle nord de la cour. Il était assis
à terre comme tous les autres. Il paraissait ne rien comprendre à sa position,
sinon qu’elle était horrible. Il est probable qu’il y démêlait aussi, à travers
les vagues idées d’un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d’excessif. Pendant
qu’on rivait à grands coups de marteau derrière sa tête le boulon de son
carcan, il pleurait, les larmes l’étouffaient, elles l’empêchaient de parler,
il parvenait seulement à dire de temps en temps : J’étais émondeur à Faverolles. Puis, tout en sanglotant, il élevait
sa main droite et l’abaissait graduellement sept fois comme s’il touchait
successivement sept têtes inégales, et par ce geste on devinait que la chose
quelconque qu’il avait faite, il l’avait faite pour vêtir et nourrir sept
petits enfants.
Il partit pour Toulon. Il y arriva après un voyage de
vingt-sept jours, sur une charrette, la chaîne au cou. À Toulon, il fut revêtu
de la casaque rouge. Tout s’effaça de ce qui avait été sa vie, jusqu’à son
nom ; il ne fut même plus Jean Valjean ; il fut le numéro 24601. Que
devint la sœur ? que devinrent les sept enfants ? Qui est-ce qui
s’occupe de cela ? Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre scié
par le pied ?
C’est toujours la même histoire. Ces pauvres êtres
vivants, ces créatures de Dieu, sans appui désormais, sans guide, sans asile,
s’en allèrent au hasard, qui sait même ? chacun de leur côté peut-être, et
s’enfoncèrent peu à peu dans cette froide brume où s’engloutissent les
destinées solitaires, moines ténèbres où disparaissent successivement tant de
têtes infortunées dans la sombre marche du genre humain. Ils quittèrent le
pays. Le clocher de ce qui avait été leur village les oublia ; la borne de
ce qui avait été leur champ les oublia ; après quelques années de séjour au
bagne, Jean Valjean lui-même les oublia. Dans ce cœur où il y avait eu une
plaie, il y eut une cicatrice. Voilà tout. À peine, pendant tout le temps qu’il
passa à Toulon, entendit-il parler une seule fois de sa sœur. C’était, je
crois, vers la fin de la quatrième année de sa captivité. Je ne sais plus par
quelle voie ce renseignement lui parvint. Quelqu’un, qui les avait connus au
pays, avait vu sa sœur. Elle était à Paris. Elle habitait une pauvre rue près
de Saint-Sulpice, la rue du Geindre. Elle n’avait plus avec elle qu’un enfant,
un petit garçon, le dernier. Où étaient les six autres ? Elle ne le savait
peut-être pas elle-même. Tous les matins elle allait à une imprimerie rue du
Sabot, n° 3, où elle était plieuse et brocheuse. Il fallait être là à six heures
du matin, bien avant le jour l’hiver. Dans la maison de l’imprimerie il y avait
une école, elle menait à cette école son petit garçon qui avait sept ans.
Seulement, comme elle entrait à l’imprimerie à six heures et que l’école
n’ouvrait qu’à sept, il fallait que l’enfant attendît, dans la cour, que
l’école ouvrit, une heure ; l’hiver, une heure de nuit, en plein air. On
ne voulait pas que l’enfant entrât dans l’imprimerie, parce qu’il gênait,
disait-on. Les ouvriers voyaient le matin en passant ce pauvre petit être assis
sur le pavé, tombant de sommeil, et souvent endormi dans l’ombre, accroupi et
plié sur son panier. Quand il pleuvait, une vieille femme, la portière, en
avait pitié ; elle le recueillait dans son bouge où il n’y avait qu’un
grabat, un rouet et deux chaises de bois, et le petit dormait là dans un coin,
se serrant contre le chat pour avoir moins froid. À sept heures, l’école
ouvrait et il y entrait. Voilà ce qu’on dit à Jean Valjean. On l’en entretint
un jour, ce fut un moment, un éclair, comme une fenêtre brusquement ouverte sur
la destinée de ces êtres qu’il avait aimés, puis tout se referma ; il n’en
entendit plus parler, et ce fut pour jamais. Plus rien n’arriva d’eux à
lui ; jamais il ne les revit, jamais il ne les rencontra, et, dans la
suite de cette douloureuse histoire, on ne les retrouvera plus.
Vers la fin de cette quatrième année, le tour d’évasion de
Jean Valjean arriva. Ses camarades l’aidèrent comme cela se fait dans ce triste
lieu. Il s’évada. Il erra deux jours en liberté dans les champs ; si c’est
être libre que d’être traqué ; de tourner la tête à chaque instant ;
de tressaillir au moindre bruit ; d’avoir peur de tout, du toit qui fume,
de l’homme qui passe, du chien qui aboie, du cheval qui galope, de l’heure qui
sonne, du jour parce qu’on voit, de la nuit parce qu’on ne voit pas, de la
route, du sentier, du buisson, du sommeil. Le soir du second jour, il fut
repris. Il n’avait ni mangé ni dormi depuis trente-six heures. Le tribunal
maritime le condamna pour ce délit à une prolongation de trois ans, ce qui lui
fit huit ans. La sixième année, ce fut encore son tour de s’évader ; il en
usa, mais il ne put consommer sa fuite. Il avait manqué à l’appel. On tira le
coup de canon, et à la nuit les gens de ronde le trouvèrent caché sous la
quille d’un vaisseau en construction ; il résista aux gardes-chiourme qui
le saisirent. Évasion et rébellion. Ce fait prévu par le code spécial fut puni
d’une aggravation de cinq ans, dont deux ans de double chaîne. Treize ans. La
dixième année, son tour revint, il en profita encore. Il ne réussit pas mieux.
Trois ans pour cette nouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, je crois,
pendant la treizième année qu’il essaya une dernière fois et ne réussit qu’à se
faire reprendre après quatre heures d’absence. Trois ans pour ces quatre
heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815 il fut libéré ; il était entré là en
1796 pour avoir cassé un carreau et pris un pain.
Place pour une courte parenthèse. C’est la seconde fois
que, dans ses études sur la question pénale et sur la damnation par la loi,
l’auteur de ce livre rencontre le vol d’un pain, comme point de départ du
désastre d’une destinée. Claude Gueux avait volé un pain ; Jean Valjean
avait volé un pain. Une statistique anglaise constate qu’à Londres quatre vols
sur cinq ont pour cause immédiate la faim.
Jean Valjean était entré au bagne sanglotant et
frémissant ; il en sortit impassible. Il y était entré désespéré ; il
en sortit sombre.
Que s’était-il passé dans cette âme ?
Le dedans du dÉsespoir
Essayons de le dire.
Il faut bien que la société regarde ces choses puisque
c’est elle qui les fait.
C’était, nous l’avons dit, un ignorant ; mais ce
n’était pas un imbécile. La lumière naturelle était allumée en lui. Le malheur,
qui a aussi sa clarté, augmenta le peu de jour qu’il y avait dans cet esprit.
Sous le bâton, sous la chaîne, au cachot, à la fatigue, sous l’ardent soleil du
bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience et
réfléchit.
Il se constitua tribunal.
Il commença par se juger lui-même.
Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement
puni. Il s’avoua qu’il avait commis une action extrême et blâmable ; qu’on
ne lui eût peut-être pas refusé ce pain s’il l’avait demandé ; que dans
tous les cas il eût mieux valu l’attendre, soit de la pitié, soit du
travail ; que ce n’est pas tout à fait une raison sans réplique de
dire : peut-on attendre quand on a faim ? que d’abord il est très
rare qu’on meure littéralement de faim ; ensuite que, malheureusement ou
heureusement, l’homme est ainsi fait qu’il peut souffrir longtemps et beaucoup,
moralement et physiquement, sans mourir ; qu’il fallait donc de la
patience ; que cela eût mieux valu même pour ces pauvres petits
enfants ; que c’était un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif, de
prendre violemment au collet la société tout entière et de se figurer qu’on
sort de la misère par le vol ; que c’était, dans tous les cas, une
mauvaise porte pour sortir de la misère que celle par où l’on entre dans
l’infamie ; enfin qu’il avait eu tort.
Puis il se demanda :
S’il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale
histoire ? Si d’abord ce n’était pas une chose grave qu’il eût, lui
travailleur, manqué de travail, lui laborieux, manqué de pain. Si, ensuite, la
faute commise et avouée, le châtiment n’avait pas été féroce et outré. S’il n’y
avait pas plus d’abus de la part de la loi dans la peine qu’il n’y avait eu
d’abus de la part du coupable dans la faute. S’il n’y avait pas excès de poids
dans un des plateaux de la balance, celui où est l’expiation. Si la surcharge
de la peine n’était point l’effacement du délit, et n’arrivait pas à ce
résultat : de retourner la situation, de remplacer la faute du délinquant
par la faute de la répression, de faire du coupable la victime et du débiteur
le créancier, et de mettre définitivement le droit du côté de celui-là même qui
l’avait violé. Si cette peine, compliquée des aggravations successives pour les
tentatives d’évasion, ne finissait pas par être une sorte d’attentat du plus
fort sur le plus faible, un crime de la société sur l’individu, un crime qui
recommençait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans.
Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit
de faire également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance
déraisonnable, et dans l’autre cas sa prévoyance impitoyable, et de saisir à
jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de travail, excès de
châtiment. S’il n’était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément
ses membres les plus mal dotés dans la répartition de biens que fait le hasard,
et par conséquent les plus dignes de ménagements.
Ces questions faites et résolues, il jugea la société et
la condamna.
Il la condamna sans haine.
Il la fit responsable du sort qu’il subissait, et se dit
qu’il n’hésiterait peut-être pas à lui en demander compte un jour. Il se
déclara à lui-même qu’il n’y avait pas équilibre entre le dommage qu’il avait
causé et le dommage qu’on lui causait ; il conclut enfin que son châtiment
n’était pas, à la vérité, une injustice, mais qu’à coup sûr c’était une
iniquité.
La colère peut être folle et absurde ; on peut être
irrité à tort ; on n’est indigné que lorsqu’on a raison au fond par
quelque côté. Jean Valjean se sentait indigné. Et puis, la société humaine ne
lui avait fait que du mal. Jamais il n’avait vu d’elle que ce visage courroucé
qu’elle appelle sa justice et qu’elle montre à ceux qu’elle frappe. Les hommes
ne l’avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait été
un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa sœur, jamais il
n’avait rencontré une parole amie et un regard bienveillant. De souffrance en
souffrance il arriva peu à peu à cette conviction que la vie était une
guerre ; et que dans cette guerre il était le vaincu. Il n’avait d’autre
arme que sa haine. Il résolut de l’aiguiser au bagne et de l’emporter en s’en
allant.
Il y avait à Toulon une école pour la chiourme tenue par
des frères ignorantins où l’on enseignait le plus nécessaire à ceux de ces
malheureux qui avaient de la bonne volonté. Il fut du nombre des hommes de
bonne volonté. Il alla à l’école à quarante ans, et apprit à lire, à écrire, à
compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c’était fortifier sa haine.
Dans certains cas, l’instruction et la lumière peuvent servir de rallonge au
mal.
Cela est triste à dire, après avoir jugé la société qui
avait fait son malheur, il jugea la providence qui avait fait la société.
Il la condamna aussi.
Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d’esclavage,
cette âme monta et tomba en même temps. Il y entra de la lumière d’un côté et
des ténèbres de l’autre.
Jean Valjean n’était pas, on l’a vu, d’une nature
mauvaise. Il était encore bon lorsqu’il arriva au bagne. Il y condamna la
société et sentit qu’il devenait méchant, il y condamna la providence et sentit
qu’il devenait impie.
Ici il est difficile de ne pas méditer un instant.
La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en
comble et tout à fait ? L’homme créé bon par Dieu peut-il être fait
méchant par l’homme ? L’âme peut-elle être refaite tout d’une pièce par la
destinée, et devenir mauvaise, la destinée étant mauvaise ? Le cœur
peut-il devenir difforme et contracter des laideurs et des infirmités
incurables sous la pression d’un malheur disproportionné, comme la colonne
vertébrale sous une voûte trop basse ? N’y a-t-il pas dans toute âme
humaine, n’y avait-il pas dans l’âme de Jean Valjean en particulier, une
première étincelle, un élément divin, incorruptible dans ce monde, immortel
dans l’autre, que le bien peut développer, attiser, allumer, enflammer et faire
rayonner splendidement, et que le mal ne peut jamais entièrement
éteindre ?
Questions graves et obscures, à la dernière desquelles
tout physiologiste eût probablement répondu non, et sans hésiter, s’il eût vu à
Toulon, aux heures de repos qui étaient pour Jean Valjean des heures de
rêverie, assis, les bras croisés, sur la barre de quelque cabestan, le bout de
sa chaîne enfoncé dans sa poche pour l’empêcher de traîner, ce galérien morne,
sérieux, silencieux et pensif, paria des lois qui regardait l’homme avec
colère, damné de la civilisation qui regardait le ciel avec sévérité.
Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le
physiologiste observateur eût vu là une misère irrémédiable, il eût plaint
peut-être ce malade du fait de la loi, mais il n’eût pas même essayé de
traitement ; il eût détourné le regard des cavernes qu’il aurait entrevues
dans cette âme ; et, comme Dante de la porte de l’enfer, il eût effacé de
cette existence le mot que le doigt de Dieu écrit pourtant sur le front de tout
homme : Espérance !
Cet état de son âme que nous avons tenté d’analyser
était-il aussi parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons essayé de le
rendre pour ceux qui nous lisent ? Jean Valjean voyait-il distinctement,
après leur formation, et avait-il vu distinctement, à mesure qu’ils se
formaient, tous les éléments dont se composait sa misère morale ? Cet
homme rude et illettré s’était-il bien nettement rendu compte de la succession
d’idées par laquelle il était, degré à degré, monté et descendu jusqu’aux
lugubres aspects qui étaient depuis tant d’années déjà l’horizon intérieur de
son esprit ? Avait-il bien conscience de tout ce qui s’était passé en lui
et de tout ce qui s’y remuait ? C’est ce que nous n’oserions dire ;
c’est même ce que nous ne croyons pas. Il y avait trop d’ignorance dans Jean
Valjean pour que, même après tant de malheur, il n’y restât pas beaucoup de
vague. Par moments il ne savait pas même bien au juste ce qu’il éprouvait. Jean
Valjean était dans les ténèbres ; il souffrait dans les ténèbres ; il
haïssait dans les ténèbres ; on eût pu dire qu’il haïssait devant lui. Il
vivait habituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un
rêveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout à coup, de lui-même ou
du dehors, une secousse de colère, un surcroît de souffrance, un pâle et rapide
éclair qui illuminait toute son âme, et faisait brusquement apparaître partout
autour de lui, en avant et en arrière, aux lueurs d’une lumière affreuse, les
hideux précipices et les sombres perspectives de sa destinée.
L’éclair passé, la nuit retombait, et où était-il ?
il ne le savait plus.
Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles
domine ce qui est impitoyable, c’est-à-dire ce qui est abrutissant. C’est de
transformer peu à peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en
une bête fauve. Quelquefois en une bête féroce. Les tentatives d’évasion de
Jean Valjean, successives et obstinées, suffiraient à prouver cet étrange travail
fait par la loi sur l’âme humaine. Jean Valjean eût renouvelé ces tentatives,
si parfaitement inutiles et folles, autant de fois que l’occasion s’en fût
présentée, sans songer un instant au résultat, ni aux expériences déjà faites.
Il s’échappait impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte.
L’instinct lui disait : sauve-toi ! Le raisonnement lui eût
dit : reste ! Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement
avait disparu ; il n’y avait plus que l’instinct. La bête seule agissait.
Quand il était repris, les nouvelles sévérités qu’on lui infligeait ne
servaient qu’à l’effarer davantage.
Un détail que nous ne devons pas omettre, c’est qu’il
était d’une force physique dont n’approchait pas un des habitants du bagne. À
la fatigue, pour filer un câble, pour virer un cabestan, Jean Valjean valait
quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d’énormes poids sur son dos,
et remplaçait dans l’occasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on
appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue
Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l’avaient surnommé
Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait le balcon de l’hôtel de ville de
Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se
descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait là, soutint de
l’épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d’arriver.
Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains
forçats, rêveurs perpétuels d’évasions, finissent par faire de la force et de
l’adresse combinées une véritable science. C’est la science des muscles. Toute
une statique mystérieuse est quotidiennement pratiquée par les prisonniers, ces
éternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver
des points d’appui là où l’on voit à peine une saillie, était un jeu pour Jean
Valjean. Étant donné un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses
jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtés dans les aspérités de la
pierre, il se hissait comme magiquement à un troisième étage. Quelquefois il
montait ainsi jusqu’au toit du bagne.
Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque
émotion extrême pour lui arracher, une ou deux fois l’an, ce lugubre rire du
forçat qui est comme un écho du rire du démon. À le voir, il semblait occupé à
regarder continuellement quelque chose de terrible.
Il était absorbé en effet.
À travers les perceptions maladives d’une nature
incomplète et d’une intelligence accablée, il sentait confusément qu’une chose
monstrueuse était sur lui. Dans cette pénombre obscure et blafarde où il
rampait, chaque fois qu’il tournait le cou et qu’il essayait d’élever son
regard, il voyait, avec une terreur mêlée de rage, s’échafauder, s’étager et
monter à perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une
sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de
faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui
n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la
civilisation. Il distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et
difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles,
quelque groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son bâton,
ici le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, tout en haut, dans une
sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces
splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et
plus noire. Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait
au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à
la civilisation, marchant sur lui et l’écrasant avec je ne sais quoi de
paisible dans la cruauté et d’inexorable dans l’indifférence. Âmes tombées au
fond de l’infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces
limbes où l’on ne regarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de tout
son poids sur leur tête cette société humaine, si formidable pour qui est
dehors, si effroyable pour qui est dessous.
Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle
pouvait être la nature de sa rêverie ?
Si le grain de mil sous la meule avait des pensées, il
penserait sans doute ce que pensait Jean Valjean.
Toutes ces choses, réalités pleines de spectres, fantasmagories
pleines de réalités, avaient fini par lui créer une sorte d’état intérieur
presque inexprimable.
Par moments, au milieu de son travail du bagne, il
s’arrêtait. Il se mettait à penser. Sa raison, à la fois plus mûre et plus
troublée qu’autrefois, se révoltait. Tout ce qui lui était arrivé lui
paraissait absurde ; tout ce qui l’entourait lui paraissait impossible. Il
se disait : c’est un rêve. Il regardait l’argousin debout à quelques pas
de lui ; l’argousin lui semblait un fantôme ; tout à coup le fantôme
lui donnait un coup de bâton.
La nature visible existait à peine pour lui. Il serait
presque vrai de dire qu’il n’y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de
beaux jours d’été, ni de ciel rayonnant, ni de fraîches aubes d’avril. Je ne
sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme.
Pour résumer, en terminant, ce qui peut être résumé et
traduit en résultats positifs dans tout ce que nous venons d’indiquer, nous
nous bornerons à constater qu’en dix-neuf ans, Jean Valjean, l’inoffensif
émondeur de Faverolles, le redoutable galérien de Toulon, était devenu capable,
grâce à la manière dont le bagne l’avait façonné, de deux espèces de mauvaises
actions : premièrement, d’une mauvaise action rapide, irréfléchie, pleine
d’étourdissement, toute d’instinct, sorte de représaille pour le mal
souffert ; deuxièmement, d’une mauvaise action grave, sérieuse, débattue
en conscience et méditée avec les idées fausses que peut donner un pareil
malheur. Ses préméditations passaient par les trois phases successives que les
natures d’une certaine trempe peuvent seules parcourir, raisonnement, volonté,
obstination. Il avait pour mobiles l’indignation habituelle, l’amertume de
l’âme, le profond sentiment des iniquités subies, la réaction, même contre les
bons, les innocents et les justes, s’il y en a. Le point de départ comme le
point d’arrivée de toutes ses pensées était la haine de la loi humaine ;
cette haine qui, si elle n’est arrêtée dans son développement par quelque
incident providentiel, devient, dans un temps donné, la haine de la société,
puis la haine du genre humain, puis la haine de la création, et se traduit par
un vague et incessant et brutal désir de nuire, n’importe à qui, à un être
vivant quelconque. Comme on voit, ce n’était pas sans raison que le passeport
qualifiait Jean Valjean d’homme très
dangereux.
D’année en année, cette âme s’était desséchée de plus en
plus, lentement, mais fatalement. À cœur sec, œil sec. À sa sortie du bagne, il
y avait dix-neuf ans qu’il n’avait versé une larme.
L’onde et l’ombre
Un homme à la mer !
Qu’importe ! le navire ne s’arrête pas. Le vent
souffle, ce sombre navire-là a une route qu’il est forcé de continuer. Il
passe.
L’homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à
la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l’entend pas ; le navire,
frissonnant sous l’ouragan, est tout à sa manœuvre, les matelots et les
passagers ne voient même plus l’homme submergé ; sa misérable tête n’est
qu’un point dans l’énormité des vagues. Il jette des cris désespérés dans les
profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il la regarde, il
la regarde frénétiquement. Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était
là tout à l’heure, il était de l’équipage, il allait et venait sur le pont avec
les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant.
Maintenant, que s’est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c’est
fini.
Il est dans l’eau monstrueuse. Il n’a plus sous les pieds
que de la fuite et de l’écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le
vent l’environnent hideusement, les roulis de l’abîme l’emportent, tous les
haillons de l’eau s’agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache
sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi ; chaque fois qu’il
enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit ; d’affreuses
végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à
elles ; il sent qu’il devient abîme, il fait partie de l’écume, les flots
se le jettent de l’un à l’autre, il boit l’amertume, l’océan lâche s’acharne à
le noyer, l’énormité joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit
de la haine.
Il lutte pourtant, il essaie de se défendre, il essaie de
se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite
épuisée, il combat l’inépuisable.
Où donc est le navire ? Là-bas. À peine visible dans
les pâles ténèbres de l’horizon.
Les rafales soufflent ; toutes les écumes
l’accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. Il
assiste, agonisant, à l’immense démence de la mer. Il est supplicié par cette
folie. Il entend des bruits étrangers à l’homme qui semblent venir d’au delà de
la terre et d’on ne sait quel dehors effrayant.
Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu’il y a des
anges au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui ?
Cela vole, chante et plane, et lui, il râle.
Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis,
l’océan et le ciel ; l’un est une tombe, l’autre est un linceul.
La nuit descend, voilà des heures qu’il nage, ses forces
sont à bout ; ce navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes,
s’est effacé ; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il
enfonce, il se roidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues
monstres de l’invisible ; il appelle.
Il n’y a plus d’hommes. Où est Dieu ?
Il appelle. Quelqu’un ! quelqu’un ! Il appelle
toujours.
Rien à l’horizon. Rien au ciel.
Il implore l’étendue, la vague, l’algue, l’écueil ;
cela est sourd. Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n’obéit
qu’à l’infini.
Autour de lui, l’obscurité, la brume, la solitude, le
tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En
lui l’horreur et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d’appui. Il songe
aux aventures ténébreuses du cadavre dans l’ombre illimitée. Le froid sans fond
le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. Vents,
nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le
désespéré s’abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse
faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans
les profondeurs lugubres de l’engloutissement.
Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes
d’hommes et d’âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse
tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! ô mort
morale !
La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où la pénalité
jette ses damnés. La mer, c’est l’immense misère.
L’âme, à vau-l’eau dans ce gouffre, peut devenir un
cadavre. Qui la ressuscitera ?
Nouveaux griefs
Quand vint l’heure de la sortie du bagne, quand Jean
Valjean entendit à son oreille ce mot étrange : tu es libre ! le moment fut invraisemblable et inouï, un rayon
de vive lumière, un rayon de la vraie lumière des vivants pénétra subitement en
lui. Mais ce rayon ne tarda point à pâlir. Jean Valjean avait été ébloui de
l’idée de la liberté. Il avait cru à une vie nouvelle. Il vit bien vite ce que
c’était qu’une liberté à laquelle on donne un passeport jaune.
Et autour de cela bien des amertumes. Il avait calculé que
sa masse, pendant son séjour au bagne, aurait dû s’élever à cent soixante et
onze francs. Il est juste d’ajouter qu’il avait oublié de faire entrer dans ses
calculs le repos forcé des dimanches et fêtes qui, pour dix-neuf ans,
entraînait une diminution de vingt-quatre francs environ. Quoi qu’il en fût,
cette masse avait été réduite, par diverses retenues locales, à la somme de
cent neuf francs quinze sous, qui lui avait été comptée à sa sortie.
Il n’y avait rien compris, et se croyait lésé. Disons le
mot, volé.
Le lendemain de sa libération, à Grasse, il vit devant la
porte d’une distillerie de fleurs d’oranger des hommes qui déchargeaient des
ballots. Il offrit ses services. La besogne pressait, on les accepta. Il se mit
à l’ouvrage. Il était intelligent, robuste et adroit ; il faisait de son
mieux ; le maître paraissait content. Pendant qu’il travaillait, un
gendarme passa, le remarqua, et lui demanda ses papiers. Il fallut montrer le
passeport jaune. Cela fait, Jean Valjean reprit son travail. Un peu auparavant,
il avait questionné l’un des ouvriers sur ce qu’ils gagnaient à cette besogne
par jour ; on lui avait répondu : trente
sous. Le soir venu, comme il était forcé de repartir le lendemain matin, il
se présenta devant le maître de la distillerie et le pria de le payer. Le
maître ne proféra pas une parole, et lui remit vingt-cinq sous. Il réclama. On
lui répondit : cela est assez bon
pour toi. Il insista. Le maître le regarda entre les deux yeux et lui
dit : Gare le bloc 1.
Là encore il se considéra comme volé.
La société, l’état, en lui diminuant sa masse, l’avait
volé en grand. Maintenant, c’était le tour de l’individu qui le volait en
petit.
Libération n’est pas délivrance. On sort du bagne, mais
non de la condamnation. Voilà ce qui lui était arrivé à Grasse. On a vu de
quelle façon il avait été accueilli à Digne.
L’homme rÉveillÉ
Donc, comme deux heures du matin sonnaient à l’horloge de
la cathédrale, Jean Valjean se réveilla.
Ce qui le réveilla, c’est que le lit était trop bon. Il y
avait vingt ans bientôt qu’il n’avait couché dans un lit, et quoiqu’il ne se
fût pas déshabillé, la sensation était trop nouvelle pour ne pas troubler son
sommeil.
Il avait dormi plus de quatre heures. Sa fatigue était
passée. Il était accoutumé à ne pas donner beaucoup d’heures au repos.
Il ouvrit les yeux et regarda un moment dans l’obscurité
autour de lui, puis il les referma pour se rendormir.
Quand beaucoup de sensations diverses ont agité la
journée, quand des choses préoccupent l’esprit, on s’endort, mais on ne se
rendort pas. Le sommeil vient plus aisément qu’il ne revient. C’est ce qui
arriva à Jean Valjean. Il ne put se rendormir, et il se mit à penser.
Il était dans un de ces moments où les idées qu’on a dans
l’esprit sont troubles. Il avait une sorte de va-et-vient obscur dans le
cerveau. Ses souvenirs anciens et ses souvenirs immédiats y flottaient
pêle-mêle et s’y croisaient confusément, perdant leurs formes, se grossissant
démesurément, puis disparaissant tout à coup comme dans une eau fangeuse et
agitée. Beaucoup de pensées lui venaient, mais il y en avait une qui se
représentait continuellement et qui chassait toutes les autres. Cette pensée,
nous allons la dire tout de suite : — Il avait remarqué les six couverts
d’argent et la grande cuiller que madame Magloire avait posés sur la table.
Ces six couverts d’argent l’obsédaient. — Ils étaient là.
— À quelques pas. — À l’instant où il avait traversé la chambre d’à côté pour
venir dans celle où il était, la vieille servante les mettait dans un petit
placard à la tête du lit. — Il avait bien remarqué ce placard. — À droite, en
entrant par la salle à manger. — Ils étaient massifs. — Et de vieille
argenterie. — Avec la grande cuiller, on en tirerait au moins deux cents
francs. — Le double de ce qu’il avait gagné en dix-neuf ans. — Il est vrai
qu’il eût gagné davantage si l’administration
ne l’avait pas volé.
Son esprit oscilla toute une grande heure dans des
fluctuations auxquelles se mêlait bien quelque lutte. Trois heures sonnèrent.
Il rouvrit les yeux, se dressa brusquement sur son séant, étendit le bras et
tâta son havresac qu’il avait jeté dans le coin de l’alcôve, puis il laissa
pendre ses jambes et poser ses pieds à terre, et se trouva, presque sans savoir
comment, assis sur son lit.
Il resta un certain temps rêveur dans cette attitude qui
eût eu quelque chose de sinistre pour quelqu’un qui l’eût aperçu ainsi dans
cette ombre, seul éveillé dans la maison endormie. Tout à coup il se baissa,
ôta ses souliers et les posa doucement sur la natte près du lit, puis il reprit
sa posture de rêverie et redevint immobile.
Au milieu de cette méditation hideuse, les idées que nous
venons d’indiquer remuaient sans relâche son cerveau, entraient, sortaient,
rentraient, faisaient sur lui une sorte de pesée ; et puis il songeait
aussi, sans savoir pourquoi, et avec cette obstination machinale de la rêverie,
à un forçat nommé Brevet qu’il avait connu au bagne, et dont le pantalon
n’était retenu que par une seule bretelle de coton tricoté. Le dessin en damier
de cette bretelle lui revenait sans cesse à l’esprit.
Il demeurait dans cette situation, et y fût peut-être
resté indéfiniment jusqu’au lever du jour, si l’horloge n’eût sonné un coup —
le quart ou la demie. Il sembla que ce coup lui eût dit : allons !
Il se leva debout, hésita encore un moment, et
écouta ; tout se taisait dans la maison ; alors il marcha droit et à
petits pas vers la fenêtre qu’il entrevoyait. La nuit n’était pas très
obscure ; c’était une pleine lune sur laquelle couraient de larges nuées
chassées par le vent. Cela faisait au dehors des alternatives d’ombre et de
clarté, des éclipses, puis des éclaircies, et au dedans une sorte de
crépuscule. Ce crépuscule, suffisant pour qu’on pût se guider, intermittent à
cause des nuages, ressemblait à l’espèce de lividité qui tombe d’un soupirail
de cave devant lequel vont et viennent des passants. Arrivé à la fenêtre, Jean
Valjean l’examina. Elle était sans barreaux, donnait sur le jardin et n’était
fermée, selon la mode du pays, que d’une petite clavette. Il l’ouvrit, mais,
comme un air froid et vif entra brusquement dans la chambre, il la referma tout
de suite. Il regarda le jardin de ce regard attentif qui étudie plus encore
qu’il ne regarde. Le jardin était enclos d’un mur blanc assez bas, facile à
escalader. Au fond, au-delà, il distingua des têtes d’arbres également
espacées, ce qui indiquait que ce mur séparait le jardin d’une avenue ou d’une
ruelle plantée.
Ce coup d’œil jeté, il fit le mouvement d’un homme
déterminé, marcha à son alcôve, prit son havresac, l’ouvrit, le fouilla, en
tira quelque chose qu’il posa sur le lit, mit ses souliers dans une des poches,
referma le tout, chargea le sac sur ses épaules, se couvrit de sa casquette
dont il baissa la visière sur ses yeux, chercha son bâton en tâtonnant, et
l’alla poser dans l’angle de la fenêtre, puis revint au lit et saisit
résolument l’objet qu’il y avait déposé. Cela ressemblait à une barre de fer
courte, aiguisée comme un épieu à l’une de ses extrémités.
Il eût été difficile de distinguer dans les ténèbres pour
quel emploi avait pu être façonné ce morceau de fer. C’était peut-être un
levier ? C’était peut-être une massue ?
Au jour on eût pu reconnaître que ce n’était autre chose
qu’un chandelier de mineur. On employait alors quelquefois les forçats à
extraire de la roche des hautes collines qui environnent Toulon, et il n’était
pas rare qu’ils eussent à leur disposition des outils de mineur. Les
chandeliers des mineurs sont en fer massif, terminés à leur extrémité
inférieure par une pointe au moyen de laquelle on les enfonce dans le rocher.
Il prit ce chandelier dans sa main droite, et retenant son
haleine, assourdissant son pas, il se dirigea vers la porte de la chambre
voisine, celle de l’évêque, comme on sait. Arrivé à cette porte, il la trouva
entrebâillée. L’évêque ne l’avait point fermée.
Ce qu’il fait
Jean Valjean écouta. Aucun bruit.
Il poussa la porte.
Il la poussa du bout du doigt, légèrement, avec cette
douceur furtive et inquiète d’un chat qui veut entrer.
La porte céda à la pression et fit un mouvement
imperceptible et silencieux qui élargit un peu l’ouverture.
Il attendit un moment, puis poussa la porte une seconde
fois, plus hardiment. Elle continua de céder en silence. L’ouverture était
assez grande maintenant pour qu’il pût passer. Mais il y avait près de la porte
une petite table qui faisait avec elle un angle gênant et qui barrait l’entrée.
Jean Valjean reconnut la difficulté. Il fallait à toute
force que l’ouverture fût encore élargie.
Il prit son parti, et poussa une troisième fois la porte,
plus énergiquement que les deux premières. Cette fois il y eut un gond mal
huilé qui jeta tout à coup dans cette obscurité un cri rauque et prolongé.
Jean Valjean tressaillit. Le bruit de ce gond sonna dans
son oreille avec quelque chose d’éclatant et de formidable comme le clairon du
jugement dernier. Dans les grossissements fantastiques de la première minute,
il se figura presque que ce gond venait de s’animer et de prendre tout à coup
une vie terrible, et qu’il aboyait comme un chien pour avertir tout le monde et
réveiller les gens endormis.
Il s’arrêta, frissonnant, éperdu, et retomba de la pointe
du pied sur le talon. Il entendait ses artères battre dans ses tempes comme
deux marteaux de forge, et il lui semblait que son souffle sortait de sa
poitrine avec le bruit du vent qui sort d’une caverne. Il lui paraissait
impossible que l’horrible clameur de ce gond irrité n’eût pas ébranlé toute la
maison comme une secousse de tremblement de terre ; la porte, poussée par
lui, avait pris l’alarme et avait appelé ; le vieillard allait se lever,
les deux vieilles femmes allaient crier, on viendrait à l’aide ; avant un
quart d’heure, la ville serait en rumeur et la gendarmerie sur pied. Un moment
il se crut perdu.
Il demeura où il était, pétrifié comme la statue de sel,
n’osant faire un mouvement.
Quelques minutes s’écoulèrent. La porte s’était ouverte
toute grande. Il se hasarda à regarder dans la chambre. Rien n’y avait bougé.
Il prêta l’oreille. Rien ne remuait dans la maison. Le bruit du gond rouillé
n’avait éveillé personne. Ce premier danger était passé, mais il y avait encore
en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas pourtant. Même quand il s’était cru
perdu, il n’avait pas reculé. Il ne songea plus qu’à finir vite. Il fit un pas
et entra dans la chambre.
Cette chambre était dans un calme parfait. On y
distinguait çà et là des formes confuses et vagues qui, au jour, étaient des
papiers épars sur une table, des in-folio ouverts, des volumes empilés sur un
tabouret, un fauteuil chargé de vêtements, un prie-Dieu, et qui à cette heure
n’étaient plus que des coins ténébreux et des places blanchâtres. Jean Valjean
avança avec précaution en évitant de se heurter aux meubles. Il entendait au
fond de la chambre la respiration égale et tranquille de l’évêque endormi.
Il s’arrêta tout à coup. Il était près du lit. Il y était
arrivé plus tôt qu’il n’aurait cru.
La nature mêle quelquefois ses effets et ses spectacles à
nos actions avec une espèce d’à-propos sombre et intelligent, comme si elle
voulait nous faire réfléchir. Depuis près d’une demi-heure un grand nuage
couvrait le ciel. Au moment où Jean Valjean s’arrêta en face du lit, ce nuage
se déchira, comme s’il l’eût fait exprès, et un rayon de lune, traversant la
longue fenêtre, vint éclairer subitement le visage pâle de l’évêque. Il dormait
paisiblement. Il était presque vêtu dans son lit, à cause des nuits froides des
Basses-Alpes, d’un vêtement de laine brune qui lui couvrait les bras jusqu’aux
poignets. Sa tête était renversée sur l’oreiller dans l’attitude abandonnée du
repos ; il laissait pendre hors du lit sa main ornée de l’anneau pastoral
et d’où étaient tombées tant de bonnes œuvres et de saintes actions. Toute sa
face s’illuminait d’une vague expression de satisfaction, d’espérance et de
béatitude. C’était plus qu’un sourire et presque un rayonnement. Il y avait sur
son front l’inexprimable réverbération d’une lumière qu’on ne voyait pas. L’âme
des justes pendant le sommeil contemple un ciel mystérieux.
Un reflet de ce ciel était sur l’évêque.
C’était en même temps une transparence lumineuse, car ce
ciel était au dedans de lui. Ce ciel, c’était sa conscience.
Au moment où le rayon de lune vint se superposer, pour
ainsi dire, à cette clarté intérieure, l’évêque endormi apparut comme dans une
gloire. Cela pourtant resta doux et voilé d’un demi-jour ineffable. Cette lune
dans le ciel, cette nature assoupie, ce jardin sans un frisson, cette maison si
calme, l’heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne sais quoi de solennel
et d’indicible au vénérable repos de ce sage, et enveloppaient d’une sorte
d’auréole majestueuse et sereine ces cheveux blancs et ces yeux fermés, cette
figure où tout était espérance et où tout était confiance, cette tête de
vieillard et ce sommeil d’enfant.
Il y avait presque de la divinité dans cet homme ainsi
auguste à son insu. Jean Valjean, lui, était dans l’ombre, son chandelier de
fer à la main, debout, immobile, effaré de ce vieillard lumineux. Jamais il
n’avait rien vu de pareil. Cette confiance l’épouvantait. Le monde moral n’a
pas de plus grand spectacle que celui-là : une conscience troublée et
inquiète, parvenue au bord d’une mauvaise action, et contemplant le sommeil
d’un juste.
Ce sommeil, dans cet isolement, et avec un voisin tel que
lui, avait quelque chose de sublime qu’il sentait vaguement, mais
impérieusement.
Nul n’eût pu dire ce qui se passait en lui, pas même lui.
Pour essayer de s’en rendre compte, il faut rêver ce qu’il y a de plus violent
en présence de ce qu’il y a de plus doux. Sur son visage même on n’eût rien pu
distinguer avec certitude. C’était une sorte d’étonnement hagard. Il regardait
cela. Voilà tout. Mais quelle était sa pensée ? Il eût été impossible de
le deviner. Ce qui était évident, c’est qu’il était ému et bouleversé. Mais de
quelle nature était cette émotion ?
Son œil ne se détachait pas du vieillard. La seule chose
qui se dégageât clairement de son attitude et de sa physionomie, c’était une
étrange indécision. On eût dit qu’il hésitait entre les deux abîmes, celui où
l’on se perd et celui où l’on se sauve. Il semblait prêt à briser ce crâne ou à
baiser cette main.
Au bout de quelques instants, son bras gauche se leva
lentement vers son front, et il ôta sa casquette, puis son bras retomba avec la
même lenteur, et Jean Valjean rentra dans sa contemplation, sa casquette dans
la main gauche, sa massue dans la main droite, ses cheveux hérissés sur sa tête
farouche.
L’évêque continuait de dormir dans une paix profonde sous
ce regard effrayant. Un reflet de lune faisait confusément visible au-dessus de
la cheminée le crucifix qui semblait leur ouvrir les bras à tous les deux, avec
une bénédiction pour l’un et un pardon pour l’autre.
Tout à coup Jean Valjean remit sa casquette sur son front,
puis marcha rapidement, le long du lit, sans regarder l’évêque, droit au
placard qu’il entrevoyait près du chevet ; il leva le chandelier de fer
comme pour forcer la serrure ; la clef y était ; il l’ouvrit ;
la première chose qui lui apparut fut le panier d’argenterie ; il le prit,
traversa la chambre à grands pas sans précaution et sans s’occuper du bruit,
gagna la porte, rentra dans l’oratoire, ouvrit la fenêtre, saisit un bâton,
enjamba l’appui du rez-de-chaussée, mit l’argenterie dans son sac, jeta le
panier, franchit le jardin, sauta par-dessus le mur comme un tigre, et
s’enfuit.
L’ÉvÊque travaille
Le lendemain, au soleil levant, monseigneur Bienvenu se
promenait dans son jardin. Madame Magloire accourut vers lui toute bouleversée.
— Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur
sait-elle où est le panier d’argenterie ?
— Oui, dit l’évêque.
— Jésus-Dieu soit béni ! reprit-elle. Je ne savais ce
qu’il était devenu.
L’évêque venait de ramasser le panier dans une
plate-bande. Il le présenta à madame Magloire.
— Le voilà.
— Eh bien ? dit-elle. Rien dedans ! et
l’argenterie ?
— Ah ! repartit l’évêque. C’est donc l’argenterie qui
vous occupe ? Je ne sais où elle est.
— Grand bon Dieu ! elle est volée ! C’est
l’homme d’hier soir qui l’a volée !
En un clin d’œil, avec toute sa vivacité de vieille
alerte, madame Magloire courut à l’oratoire, entra dans l’alcôve et revint vers
l’évêque. L’évêque venait de se baisser et considérait en soupirant un plant de
cochléaria des Guillons que le panier avait brisé en tombant à travers la
plate-bande. Il se redressa au cri de madame Magloire.
— Monseigneur, l’homme est parti ! l’argenterie est
volée !
Tout en poussant cette exclamation, ses yeux tombaient sur
un angle du jardin où l’on voyait des traces d’escalade. Le chevron du mur
avait été arraché.
— Tenez ! c’est par là qu’il s’en est allé. Il a
sauté dans la ruelle Cochefilet ! Ah ! l’abomination ! Il nous a
volé notre argenterie !
L’évêque resta un moment silencieux, puis leva son œil
sérieux, et dit à madame Magloire avec douceur :
— Et d’abord, cette argenterie était-elle à nous ?
Madame Magloire resta interdite. Il y eut encore un
silence, puis l’évêque continua :
— Madame Magloire, je détenais à tort et depuis longtemps
cette argenterie. Elle était aux pauvres. Qu’était-ce que cet homme ? Un
pauvre évidemment.
— Hélas Jésus ! repartit madame Magloire. Ce n’est
pas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous est bien égal. Mais c’est pour
monseigneur. Dans quoi monseigneur va-t-il manger maintenant ?
L’évêque la regarda d’un air étonné.
— Ah çà mais ! est-ce qu’il n’y a pas des couverts
d’étain ?
Madame Magloire haussa les épaules.
— L’étain a une odeur.
— Alors, des couverts de fer.
Madame Magloire fit une grimace significative.
— Le fer a un goût.
— Eh bien, dit l’évêque, des couverts de bois.
Quelques instants après, il déjeunait à cette même table
où Jean Valjean s’était assis la veille. Tout en déjeunant, monseigneur
Bienvenu faisait gaîment remarquer à sa sœur qui ne disait rien et à madame
Magloire qui grommelait sourdement qu’il n’est nullement besoin d’une cuiller ni
d’une fourchette, même en bois, pour tremper un morceau de pain dans une tasse
de lait.
— Aussi a-t-on idée ! disait madame Magloire toute
seule en allant et venant, recevoir un homme comme cela ! et le loger à
côté de soi ! et quel bonheur encore qu’il n’ait fait que voler ! Ah
mon Dieu ! cela fait frémir quand on songe !
Comme le frère et la sœur allaient se lever de table, on
frappa à la porte.
— Entrez, dit l’évêque.
La porte s’ouvrit. Un groupe étrange et violent apparut
sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. Les trois hommes
étaient des gendarmes ; l’autre était Jean Valjean.
Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le
groupe, était près de la porte. Il entra et s’avança vers l’évêque en faisant
le salut militaire.
— Monseigneur… dit-il.
À ce mot Jean Valjean, qui était morne et semblait abattu,
releva la tête d’un air stupéfait.
— Monseigneur ! murmura-t-il. Ce n’est donc pas le
curé ?…
— Silence ! dit un gendarme. C’est monseigneur
l’évêque.
Cependant monseigneur Bienvenu s’était approché aussi
vivement que son grand âge le lui permettait.
— Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il en regardant
Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Et bien mais ! je vous avais
donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous
pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés
avec vos couverts ?
Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable
évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre.
— Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet
homme disait était donc vrai ? Nous l’avons rencontré. Il allait comme
quelqu’un qui s’en va. Nous l’avons arrêté pour voir. Il avait cette
argenterie….
— Et il vous a dit, interrompit l’évêque en souriant,
qu’elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il
avait passé la nuit ? Je vois la chose. Et vous l’avez ramené ici ?
C’est une méprise.
— Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser
aller ?
— Sans doute, répondit l’évêque.
Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula.
— Est-ce que c’est vrai qu’on me laisse ? dit-il
d’une voix presque inarticulée et comme s’il parlait dans le sommeil.
— Oui, on te laisse, tu n’entends donc pas ? dit un
gendarme.
— Mon ami, reprit l’évêque, avant de vous en aller, voici
vos chandeliers. Prenez-les.
Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d’argent et
les apporta à Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot,
sans un geste, sans un regard qui pût déranger l’évêque.
Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les
deux chandeliers machinalement et d’un air égaré.
— Maintenant, dit l’évêque, allez en paix.
— À propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile
de passer par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de
la rue. Elle n’est fermée qu’au loquet jour et nuit.
Puis se tournant vers la gendarmerie :
— Messieurs, vous pouvez vous retirer.
Les gendarmes s’éloignèrent.
Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir.
L’évêque s’approcha de lui, et lui dit à voix basse :
— N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis
d’employer cet argent à devenir honnête homme.
Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien
promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles en les
prononçant. Il reprit avec une sorte de solennité :
— Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal,
mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux
pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu.
Victor Hugo, in Les Misérables
1. La prison.