LA FACE
NORD DES DRUS, DIX ANS
PLUS TARD
Un arrêt dans la descente des Drus. — De bons souvenirs : un orage,
une chute de pierres, une corde coincée. — Qui
m'a valu ces souvenirs ? peut-être
le besoin d'aventure. —
Ses
origines. — L'une de ses manifestations : la guerre. — Un point de vue sur l'héroïsme, un
autre sur la montagne telle qu'elle devrait être et telle qu'elle devient par
la pratique. —
Un
pis-aller qu'on ne doit pas ériger en système. — Un peu d'hypocondrie. — Pour compenser, de bonnes paroles,
une recette, des nouvelles des Trois, un dernier couplet sur la lune.
Il est 9 heures du soir. Je suis
assis sur une banquette de pierre, à mi-hauteur des Drus. Mes jambes pendent
dans le vide. Tiennot, mon compagnon, fume à mes côtés. Nous nous reposons en
attendant que la lune se lève. Elle éclairera notre descente sur la Charpoua.
Rien ne presse. La nuit est belle,
aussi belle que la veille pendant le bivouac au pied de la face nord. Les
étoiles brillent. J'imagine qu'elles sont autant de trous dans une voûte sombre
par où passerait la lumière d'un au-delà rayonnant de clarté. Mes vêtements ont
séché depuis l'orage. L'heure est douce et propice à la rêverie.
J'en avais voulu à cet orage. Nous
étions en avance sur l'horaire. Il ne s'agissait plus que de plonger dans les
rappels, et pan ! un coup de tonnerre avait claqué sur le Grépon et, très
vite après, un autre sur le Moine. Il avait fallu s'arrêter sur une étroite
plate-forme, tout près du sommet, face à un à-pic de cinq cents mètres. Deux
heures s'étaient écoulées sous le grésil, deux précieuses heures qui nous
auraient permis d'en finir avec les difficultés bien avant la nuit.
Je me revois tout là-haut, adossé au
rocher, tête rentrée dans les épaules. Les éclairs se rapprochent. Leur
cheminement indique qu'ils ont les Drus pour objectif. À chaque coup je compte
les secondes qui séparent lumière et son. Dix, sept, six, quatre. Je cherche à
prévoir quand il n'y en aura plus que deux, plus qu'une, et ce qui se passera
après. Je me sens aussi en vue qu'une statue sur son piédestal. Si je colle au
rocher, de l'eau me coule dans le cou. Tant pis, je colle le plus possible. En
face de nous, une masse sombre se révèle lentement, comme une photographie dans
son bain. C'est le Grépon dont la neige peu à peu accuse les traits de son
versant Mer de Glace.
À nos pieds, nous avons déposé
marteau, pitons et mousquetons. Cette ferraille est dangereuse. Où la
mettre ? Le piédestal n'est pas vaste. Il est un triangle scalaire dont le
vide forme le grand côté.
Derrière la paroi de droite il y a peut-être de la place
pour le matériel. Ai-je le temps d'y aller ? Nouvel éclair. Je
compte : une, deux. Oui, encore huit cents mètres de répit. Je fais vite,
comme si la ferraille était brûlante. Je suis bien aise de bouger. Je m'occupe,
autrement dit, et j'attends.
J'étais vexé d'attendre, impuissant, le gros coup dur.
Pendant huit heures nous avions grimpé sans arrêt en un rythme sûr, constant,
efficace. Nous voulions sortir avant
4 heures. J'avais renoncé au tabac, à ma tranche de lard, et même au plaisir du
dilettante qui explore. Avec le Leica de Tiennot j'avais pris cependant
trente-six vues, presque une par longueur de corde, mais avec le même réglage
d'optique pour aller plus vite, et voilà que tous ces beaux efforts
aboutissaient à un rendez-vous
avec l'orage...
Il aurait pu nous être fatal. La foudre avait claqué à
droite et à gauche, nous ébranlant à chaque coup. J'avais senti des
tiraillements dans les cheveux au-dessus des oreilles : mon souffle était
devenu oppressé, et comme chaque fois en pareil cas, je m'étais demandé si
l'orage avait une influence directe sur le physique, ou indirecte par
l'intermédiaire du moral, — question qu'il est toujours humiliant de se poser...
Tiennot a peut-être suivi mes pensées. Sa cigarette est finie. Il écrase le mégot
et dit : « Dans le fond, nous avons eu de la
chance. J'aime mieux que l'orage nous ait pris là-haut plutôt qu'à la montée ou à la descente ».
Il a raison. Nos rappels
n'auraient pas été facilités par le grésil. Dans la face nord il nous aurait
encore davantage handicapés.
Des souvenirs
me reviennent. Je frissonne un peu. J'évoque : « Et ce
matin ? »
Tiennot comprend. Il
hoche la tête :
« Ah ! j'ai bien cru que c'était la fin ! »
Qui aurait pu
prévoir pareille avalanche de pierres juste au moment où nous débouchions sous
la Niche !
Je sens
encore sous mes doigts la roche humide, noirâtre et branlante de la cheminée où
je me trouvais. Les prises tiennent comme les livres dans une bibliothèque.
Seules les poussées latérales peuvent être utilisées. Les semelles vibram adhèrent mal. Entre mes talons
j'aperçois le vide. Là-dessous il y a le surplomb qui domine la fissure
Lambert. Nous en venons. Je n'ai pas eu d'appréhension à ce moment-là. Comme
après de nombreuses répétitions j'ai fait les gestes qui convenaient. Se
glisser en équilibre, bras en croix et collés au rocher, le long d'une
miraculeuse vire de trente centimètres de large, propre et bien taillée en
pleine paroi, au-dessus d'un à-pic absolu de plusieurs centaines de mètres.
Puis, lentement relever le menton, regarder en haut, à la verticale, étudier le
passage et s'y élever sans penser à rien d'autre qu'à ces doigts coincés dans la fente, à cette opposition
de poussées dont la résultante permettra d'atteindre cette prise toute proche
et si lointaine, qu'on arrive saisir, qui rassure et rend heureux.
Le vide dans
ces moments-là ne compte plus. On n'y pense pas. Une seule chose importe : la façon de gravir le mètre de paroi
qui fait face. Mais quand on a gravi ce mètre, et bien d'autres, quand pendant
plusieurs longueurs de corde, c'est-à-dire pendant plusieurs fois vingt-cinq
mètres, on ne trouve pas dix
centimètres carrés de surface plate où poser les pieds, et qu'alors il faut
s'arrêter, et attendre comme on peut, du gaz plein les
jambes, qu'on vous fasse signe de monter, il arrive qu'on se rappelle à quelle hauteur on se trouve.
Dans ma cheminée j'ai le temps de
l'imaginer. Je sens le vide par tous les pores de la peau. C'est presque
agréable. Cela chatouille. Cela remplit tout le corps de nerfs. Une tension en
résulte. Je l'aime non pour elle, mais pour la détente que donnera bientôt la
sécurité. À ce moment, j'entends : « Attention ! »
Je me fais tout petit et prête
l'oreille. Je devine un grondement sourd. Est-ce une illusion ? Non, il
grossit, il se précipite. Je pense : les pierres. Elles sont là. Elles
éclatent quelque part au-dessus de moi. J'essaie de voir. À vingt mètres de la
paroi, des blocs gros comme des tables passent en sifflant, puis je ne les
entends plus. Ils se fondent dans l'abîme. D'autres pilonnent la sortie de la
cheminée. Tiennot est là-haut, en plein écrasement.
Je crois être en sûreté, mais s'il est touché, c'est la fin. Je ne
pourrai le retenir. Un gravier me heurte le front. Ça y est, tout va aller très
vite. J'ai mal. Les pierres continuent. Où ai-je mal ? Ah ! c'est au nez.
Je me presse trop contre le rocher. Je me retire un peu. J'entends alors : « Touché ? »
Je dois avouer que non. La joie ne
vient qu'après et je rejoins Tiennot. Il est assis sur une vaste
plate-forme. On dirait qu'il s'éveille et en même temps il paraît essoufflé...
Tout autour de lui le rocher est constellé de points d'impacts. Plusieurs tonnes
de pierres sont passées par là. Un petit rocher surplombant l'a protégé. Nous
avons eu de la chance.
Je fais cette
constatation sans émoi, comme s'il s'agissait d'une chose normale et prévue, mais
elle est dans le souvenir, telle une richesse nouvelle que je saurai exploiter
le moment venu...
Je le peux
maintenant, au repos sur la voie du retour. La lune va paraître. Invisible
encore, elle nimbe d'argent la crête des Grandes Jorasses. Une clarté laiteuse emplit l'espace. Elle s'intensifie
en s'épaississant, comme si elle était plus un fluide que de la lumière. Il
fait bon communier à
cette beauté. Le Père a bien su faire les choses pour la joie de ses
enfants. Comme la vie paraît bonne après les coups durs ! Je remue les doigts de pied. Je
les sens grouiller dans mes souliers. Je sens que je vis. J'ai faim. Une
cigarette me fait envie, je me l'offre.
Pour mieux
savourer l'heure, en raffiné, je l'oppose à une autre, à celle du Grand Dièdre de la face nord.
Il s'était
présenté à l'extrémité
d'un étrange tunnel qui perçait de part en part un pilier de la montagne. Tiennot en était
sorti comme s'il s'était glissé hors d'une fenêtre pour escalader le
cinquantième étage d'un gratte-ciel.
Quand je le
revis il était en pleine muraille. Ses gestes sont précis, mesurés. Il n'est
pas l'aventurier des cimes qui bataille, il est le praticien qui opère à petits
coups, scientifiquement.
Son pied
droit repose sur un piton. Il en plante un autre, un peu au-dessus de sa tête.
Il est en équilibre sur trois centimètres de fer. Lentement, en un geste de
caresse, sa main descend jusqu'aux mousquetons qui pendent à sa ceinture. Il en prend un, y passe
un des deux filins qui nous attachent et fixe le tout au piton
supérieur. Il faut maintenant qu'il se rétablisse dessus. Petit à petit son corps s'élève et se met
en boule. Il semble se concentrer sur le piton. L'effort doit être terrible. Il
y a un temps d'immobilité complète, puis une légère détente vers le haut. Elle
s'accentue, le corps s'allonge, grandit, un bras tendu le précède en quête
d'une prise que je ne vois pas. Elle a dû être atteinte. Tiennot s'arrête et
respire un bon coup. Il est sur le deuxième piton.
À mon tour je
dois sortir du tunnel. Nous sommes dès lors tous deux dans le grand dièdre
lisse. Ses formes sont celles d'une glissière parfaite. En haut, elle se perd
sous un surplomb. En bas, polie et bombée, elle plonge vers le vide et canalise
mes pensées vers lui. J'ai l'impression qu'un méchant individu regarde
par-dessus mon épaule ce que je fais.
Tiennot veut que je
l'assure. Il doit se hisser sur un troisième piton. Mes semelles sont à la
limite de leur adhérence. Heureusement nos cordes passent par trois
mousquetons. C'est bien le diable si les trois pitons lâchent en même temps.
Lentement les minutes passent. À force d'être tendu vers le haut le cou se
fatigue. Mes pieds ont tendance à glisser. Je suis mal. J'appuie le menton sur
ma main droite qui recouvre une bonne prise. Ça repose. À dix centimètres de
mes yeux, un lichen s'étale dans un repli de roche. Je l'envie.
J'entends Tiennot dire : « Tiens, je ne
suis pas mal ».
En effet, pour
la première fois depuis vingt minutes ses pieds reposent sur des prises naturelles, une sur
chaque paroi du dièdre. Par contre il est dans un cul-de-sac renversé, la tête
sous l'auvent du surplomb. Cette position a son charme. Par sport,
je veux la fixer sur une photo. Je n'ai qu'une main pour manœuvrer. Quand
l'appareil est prêt, Tiennot
a disparu. Les cordes s'enfuient à gauche. Tant pis, ou plutôt tant mieux.
À mon tour
j'attaque les pitons, cinq en tout, et à mon tour je m'étonne d'être aussi bien
sous le surplomb. Tiennot
est sur une bonne plate-forme, à ma hauteur. Comment est-il allé
là-bas ? Le plan du
dièdre qu'il faut franchir est absolument lisse. Je m'aperçois alors que ma
main droite est morte. J'ai deux doigts tétanisés à angle aigu par une crampe.
Je suis furieux. Jamais je n'ai pris de crampe. Je dois me masser et perdre
cinq minutes. Ardemment, je souhaite que la forme revienne avant les grosses difficultés.
Il paraît qu'elles ne vont pas tarder.
Arrivé sur la
plate-forme, je l'inspecte. Elle est la section d'un pilier — celui que perçait le tunnel — vertical et lisse sur trois côtés.
Sur le quatrième il s'appuie à
une grande paroi qui plonge jusqu'à la Niche, deux cents mètres plus bas.
Tiennot repart. Il
s'aventure à gauche, au-dessus de la Niche, puis disparaît derrière une nervure
jaune. J'entends de nouveau le marteau. Le son est creux. La corde se remet à
courir sur la roche, par saccades. Un de ses arrêts se prolonge. Tiennot crie : « Corde ! »
Je la secoue.
« Corde ! » hurle Tiennot.
Elle s'est
coincée quelque part. Je la fais sauter, serpenter. Je tire. Rien à faire.
Quelle guigne !
Tiennot est furieux. Sa voix s'étrangle dans des efforts désespérés.
Que faire ?
Tout à coup,
le cliquetis d'une ferraille qui tombe. Que se passe-t-il ? Tiennot ? Le choc sera
terrible. Je m'arc-boute. Une secousse à la corde. On la tire en haut.
Ouf ! Un piton a
cédé, probablement celui qui retenait la corde, mais pourquoi n'est-il pas
resté attaché par son mousqueton ? II y a une erreur quelque part. Tant mieux pour nous.
En me
glissant au-dessus de la Niche, j'espérais l'accueil d'un bon couloir. Je ne
trouve que dalles lisses et presque verticales. C'est le dièdre de tout à
l'heure, en pire. Une cordelette pend à un piton. En la prenant de la main
droite on doit pouvoir penduler jusqu'à cette bonne prise qui là-bas permettra
de continuer. Mais la corde n'est pas neuve. On a rafistolé la montagne avec
une mauvaise ficelle. Heureusement que Tiennot est en haut ! Après dix mètres d'escalade, je l'aperçois au sommet
d'une muraille verticale. Deux fissures la rayent. Une main dans chacune
d'elles, je monte. Je dois atteindre une prise plate, puis me rétablir dessus.
Ça y est, je la tiens. Le reste ne sera plus que jeu de barre fixe... La
traction est faite, il faut la transformer en poussée, mais le rocher se bombe
au-dessus de la prise. Il repousse en arrière. Un sérieux effort des bras
devient nécessaire. Il n'était pas prévu. Plus je m'élève, plus le rocher
repousse. J'arrive à
la limite. Juste à ce moment la corde me tire en arrière. Elle s'est
accrochée quelques mètres plus bas sous un surplomb. Je veux la forcer. Je
peine comme pour tenir, aux agrès, la planche
en avant. Deux, trois
secondes, je résiste, puis m'effondre épuisé, pendu à bout de bras, sous la
prise.
De la main
droite j'essaie de libérer la corde. Elle s'agite au-dessus de la Niche, qui
arrive à me fasciner avec son fond noir et lisse, tel un appentis d'ardoise
vitrifié par de la glace. Ma main gauche se fatigue. Elle porte presque tout
mon poids. Il faut absolument que la corde se décide à venir vite. Rien à
faire. Je dois redescendre le long des deux fissures.
Zut
alors !...
Je m'ébroue à
ce souvenir. Heureusement que c'est déjà un souvenir, car pendant un quart
d'heure j'avais en fait évolué sans le savoir dans les fameuses difficultés
qu'on nous avait annoncées.
« Tiens, dit Tiennot, la lune est
levée ».
Depuis un
moment déjà je dois regarder, sans le voir, son disque plat qui glisse dans le
ciel. Bientôt la base des Drus sera éclairée, et nous pourrons descendre. Pour
le moment, seul le sommet de la montagne, blafard, semble flotter sur une nappe
d'ombre noire et dense. Le Mont Blanc brille d'une moire toute neuve.
Comme c'est
beau !
pensai-je ; et comme c'est extraordinaire que je puisse assister à
ce changement de décor. Mais qu'est-ce donc que je fais ici à cette heure, en
pleine féerie, loin de mes occupations ? Pourquoi, depuis dix ans, de mystérieux rendez-vous
m'ont-ils été donnés
avec rocs, glaces, fatigues et dangers ? Qui les a choisis ? Moi ? Qui donc en moi ? Le prêtre ? Ah ! certes non. Souvent il a regimbé. L'homme alors ? Mais quel homme, l'esthète ? Rarement. Le sportif ? Que ce mot est vilain ! Il évoque la machine spécialisée
par la pédale, la balle ou le ring, le lecteur des chroniques du lundi tant
soit peu bébêtes. Non, je m'en voudrais d'être venu à l'Alpe par goût sportif. Alors pourquoi ?
Souvent déjà je me suis posé la
question. Mon propre cas est un problème que j'aimerais résoudre, peut-être
pour me justifier, car parfois je me sens presque coupable. La majorité de mes
collègues et des gens raisonnables en sont persuadés. Leurs raisons ont du
poids. Ils parlent des dangers, de la perte de temps, de l'absence de but
utile. Comment leur répondre puisque je ne sais pas moi-même au juste pourquoi
je fais de la montagne ? Je l'aime, c'est une affaire
entendue. J'y suis heureux, c'est certain. Il est vrai que ces raisons ne dont
valables que pour moi, et c'est peut-être l'essentiel, mais il se pourrait
qu'une erreur ou une tare me fasse trouver bon ce que les autres, les normaux,
trouvent mauvais, ce qui serait humiliant.
Somme toute, il se peut très bien
qu'il y ait tare et perversion. Pourquoi ai-je préféré la face nord des Drus à
leur voie normale ? Parce que plus réputée ? Orgueil
donc ! Oui ? Non ? Je passe prudemment.
Parce que plus difficile et plus dangereuse ?
De toute la course n'ai-je pas
gardé meilleur souvenir de l'orage, de la chute de pierres, de la mésaventure
avec la corde, des épisodes les plus dangereux par conséquent ? N'est-il pas
morbide cet attrait pour le risque ? Cependant j'aime la vie autant
qu'il est possible de l'aimer ; courtiser la mort ne m'a jamais plu.
Serait-ce parce que je suis joueur et que les parties dont l'enjeu est le plus
fort me sont les plus agréables ? Il y a peut-être de cela. Mais il
y a plus. J'aime partir pour, une simple promenade avec un sac garni de vivres, gage d'une indépendance de quelques jours. J'aime explorer une
montagne sans danger ni réputation. J'aime marcher, agir, peiner, pour le
simple plaisir de le faire. Je suis de ceux à qui il arrive d'en avoir assez de la fade monotonie,
de la recherche perpétuelle de l'utile, du confort amollissant qu'impose la
civilisation actuelle.
Ceux qui
regimbent contre elle ne sont peut-être pas tellement originaux qu'on pourrait
le croire. Ce sont peut-être eux qui obéissent à la tradition, car, somme toute, le monde moderne ne
date que d'hier. Cette neige qui brille au col du Géant mettra des années pour
arriver au Mont Envers. Le caillou qu'elle entraîne donne une fois par siècle
le coup de rabot qui use le granit. Il a fallu beaucoup de ces coups pour que
la Mer de Glace creuse son passage entre Grépon et Drus. La terre est vieille. L'homme aussi. Comparé
à son âge, celui du monde moderne est dans le rapport de un à mille, peut-être de un à dix mille
ou plus. Depuis très peu de temps nous vivons dans les usines, les bureaux, ou
sur le macadam des routes. Depuis très peu de temps nous disposons du
restaurant et de l'épicier pour manger, du gendarme et des lois pour défendre ou limiter nos
droits. Pendant des millénaires nos ancêtres ont couru forêts et prairies à la recherche de leur subsistance,
qu'ils devaient conquérir à force de ruse, d'adresse et d'audace. Ils se sont
adaptés à ces rudes
conditions de vie faites de hasards, de dangers et de peines. Beaucoup d'eau
coulera sous les ponts avant que d'autres conditions de vie créent d'autres
aptitudes et ainsi d'autres besoins. C'est pourquoi, pendant longtemps encore,
nous aimerons la rude vie de l'aventure.
Pascal disait
que tout le malheur de l'homme tenait à ce qu'il ne savait pas se retirer seul dans sa chambre,
mais qu'il courait après le divertissement (c'est-à-dire l'Aventure) pour
oublier « le malheur
naturel de sa condition faible et mortelle ». J'avais admiré ce propos. Je le mettais maintenant en
doute. Non, la chambre close n'était pas un idéal de vie, personne ne nous
avait créés pour lui, personne surtout ne nous y avait habitués. La recherche
de l'aventure, du divertissement pascalien, engendre peut-être des peines et
des souffrances, mais que sont-elles au prix de la vie qu'elles étoffent ? Tout le malheur des hommes tient
peut-être à ce qu'ils ne peuvent pas toujours trouver l'aventure dont ils ont
besoin. Ils sèchent dans la monotonie comme poisson sur la rive.
Et pourquoi,
si ce n'est pour éviter ce danger, aurait-on inventé les jeux du cirque, les
tournois, les sports, les intrigues, les complots, les révolutions ; la
lutte pour l'argent, le pouvoir, les honneurs ; toutes ces activités d'art,
de savoir, de sciences qui sont les manifestations de la vie, mais de la vie
telle qu'on l'a héritée, et qui reste toujours marquée par le besoin
d'aventures ? Pourquoi en
particulier aurait-on pratiqué la guerre avec une telle constance, bien qu'on ait
su longtemps avant Aristote qu'elle ne rapportait rien ?
Si bêtes que
soient les hommes, on n'aurait tout de même pas réussi à les faire se battre s'ils n'y
avaient pas trouvé du plaisir. Quand c'est la guerre, le vilain et le
chevalier, le seigneur et le sans-culotte, le citoyen épicier ou rond-de-cuir
répondent tous :
Présent ! Ils grognent
pour la forme, peut-être par pudeur, comme une grande personne qui doit marcher
à quatre pattes
pour amuser des enfants, peut-être parce qu'un autre jeu qui paraissait
suffisant avait été choisi ; néanmoins on marche.
Le bedonnant
réserviste marche au pas. Il joue le jeu à fond, et rentré à la maison, toute sa vie, il parlera de ce qui fut sa
grande aventure.
Tout
récemment on a pu constater avec quelle résolution la jeunesse a opté pour le maquis ou la milice, et avec quelle
résolution des « Père
Tranquille » ont fait de
la résistance. Eux aussi ont joue le jeu à fond et on pourrait dire avec
délices. L'orthodoxie veut que l'on croie au patriotisme de tous et qu'on
l'agite avec les trois couleurs, même quand il s'agit d'antimilitaristes, même
quand les résistants, les héros, avaient été jusqu'alors de parfaits égoïstes,
pour qui la bourse et l'estomac bien garnis avaient été les uniques raisons de
vivre. Il faut admettre que la France, l'humanité, la démocratie, les nobles
idéaux ont été leurs
mobiles déterminants. Le nier serait de mauvais goût, cruel, et peut-être faux
dans bien des cas, mais on peut aussi admettre que le besoin d'aventure ait eu
son mot à dire.
Je crois aux
miracles, quand ils sont reconnus par l'Église. Des autres je me méfie. Or il faudrait croire à des miracles de belle qualité, si,
du jour au lendemain, Dieu mobilisait sa puissance pour transformer le vulgaire
noceur ou la timide nullité en pur héros. Si à l'encontre de tout bon sens, le fait semble s'être
produit des milliers de fois, c'est qu'il y a plusieurs formes d'héroïsmes. Le
service de la Patrie est pour tous l'occasion offerte. Pour le véritable
héroïsme il en est encore le mobile essentiel ; pour les autres, c'est le
besoin d'aventure. Suivant les cas, ces mobiles se mélangent selon différentes
proportions. À l'état pur ils font soit des Jeanne d'Arc, soit des aventuriers.
Leur alliage produit le
Français moyen. Un peu de montagne lui ferait du bien.
C'est le seul terrain où il
pourrait trouver une aventure non pas simplement physique comme dans les
sports, non pas de pure imagination comme dans le jeu, non pas stupidement
meurtrière comme la guerre, ou poussant à l'égoïsme comme la lutte pour
l'argent, les places et les honneurs, mais une aventure bienfaisante en tous
points. Elle lui permet de s'engager à fond, par son corps, par sa
volonté et son intelligence. Elle satisfait son besoin de lutte, sans qu'il en
coûte à personne, sauf peut-être à ce qu'il y a
de moins bon en lui. Elle ouvre un champ à son amour pour la victoire, pour
l'indépendance, la solitude, la beauté et la découverte, sans que rien ne
l'empêche de savourer la capiteuse impression de vivre une destinée
exceptionnelle.
La montagne m'avait donné toutes
ces joies et je l'en bénissais ; cependant il me semble que l'aventure est
allée en diminuant avec les années. Mes meilleurs souvenirs sont ceux de notre
première semaine en Oisans. Le Dru à côté fait piètre figure. Pendant
des années j'avais considéré sa face nord, les Grandes Jorasses mises à part, comme la plus belle entreprise qui puisse tenter
un alpiniste. Or j'en revenais et j'étais presque déçu.
Pendant des heures, nous avions
joué sur du rocher splendide, en virtuoses, sans angoisse, presque sans
fatigue, avec toute la lucidité désirable pour savourer l'heure, pour se sentir
merveilleusement en vie, avec un corps parfaitement au point, capable de gestes
défiant, semble-t-il, toutes les lois de notre servitude
humaine. Ce sont là des satisfactions qui comptent et qu'on peut
apprécier. Je les appréciais. Mais elles n'étaient peut-être que trop
savoureuses, parce que trop à notre mesure, trop en somme dans le genre de
celles qu'un être intelligent peut s'offrir grâce à son savoir, à sa technique,
à cette éducation de civilisé par laquelle il réussit, en se forçant un peu, à
augmenter sa capacité de jouissance. Nous avions eu le plaisir de faire, et
même de voir ce que nous faisions ; nous n'avions pas assez vécu selon
cet obscur désir qui pousse à chercher la véritable Aventure, celle qui
s'impose et qu'on ne dirige pas, où il y a de l'imprévu bon ou mauvais, de la bagarre,
de la vraie, non pas académique et organisée, mais réelle et souvent
tragique où l'on se bat en serrant les dents. Voilà ce qui nous avait manqué et
ce que j'avais connu en Oisans.
Je revois les
incidents du jour et les juge. Les pierres menacent, nous en avons l'habitude.
Les cordes s'accrochent, ce n'est qu'une fausse manœuvre ; mouillées elles ne glissent pas
dans les rappels, ce n'est qu'un peu plus pénible. Ces rappels font perdre du
temps, on les supprime, c'est une opinion. Un surplomb nous arrête : Tiennot se pend à mon
pied, je descends sur ses mains, c'est une méthode. L'orage, la nuit nous
retardent, c'est un contretemps, un prétexte à repos, ce n'est plus de l'aventure. Autrefois je
croyais en elle, maintenant je veux y croire. En somme par un atavique amour de
primitif pour une vie de primitif, j'étais devenu, dans l'exercice même de cette
vie de primitif, un civilisé, armé en civilisé et frustré d'autant.
Depuis
longtemps j'avais senti venir ce danger et m'étais défendu, comme nous le
faisons tous, en choisissant des courses de plus en plus difficiles, à la façon
des morphinomanes qui peu à peu augmentent la dose qui les satisfait. Mais la
difficulté n'est qu'un des éléments constitutifs de l'aventure. Si on peut le
corser jusqu'à un certain point on ne peut rien sur les autres éléments.
L'imprévu en particulier, loin d'augmenter, diminue souvent à mesure que
l'expérience s'enrichit. Fatalement l'Aventure se décolore. Car en voulant la
connaître on s'y adapte et on s'y habitue. Ce n'est qu'au début d'une carrière
alpine qu'on en goûte tout le charme.
Par contre on
peut en découvrir un autre, totalement différent, fait d'expérience, de
technique appliquée, de gestes et de décisions raisonnées et raisonnables, tout
entier centré sur le plaisir d'agir en virtuose et de réaliser des prouesses.
Lui aussi a sa valeur et mérite l'enthousiasme. Ceux qui le dénigrent ont tort,
surtout quand ils jouent les renards de la fable en disant bien haut : « Ils sont trop
verts et bons pour des goujats ».
Non,
l'alpiniste moderne n'est pas un goujat, ni même un imbécile. Il est tout
simplement un être intelligent capable d'éducation. En faisant de la montagne,
il l'a humanisée,,
mieux encore il l'a civilisée et il y trouve un plaisir de civilisé. Ce
n'est peut-être pas ce qu'il cherchait au départ. Il sait néanmoins se
contenter de ce qui est possible, et ainsi il agit en sage. En revanche, ceux
qui refusent d'abdiquer, les maniaques de l'Aventure, ne sont que des utopistes
très dangereux pour eux-mêmes. Ils choisissent toujours trop difficile et tous
ils se tuent.
Mais il ne
faudrait pas ériger en système ce qui n'est qu'un pis-aller. Dans un sens ils
ont raison les anciens qui se plaignent qu'on a tué le charme, le mystère, la
poésie de la montagne qu'ils ont connue autrefois. Toutes expressions vagues
par lesquelles ils veulent dire qu'on a tué la belle Aventure. Ils ont surtout raison quand ils
s'en prennent non pas à
l'alpiniste, qui par la force des choses devient un technicien, mais à certains procédés qui restreignent
la possibilité de l'Aventure.
Je conçois
que lorsqu'on aime une chose on s'en fasse l'apôtre. C'est très bien de faire
connaître la montagne. Elle seule permet, dans notre monde moderne, de vivre
l'Aventure comme nous en avons besoin par hérédité. Qu'on fasse donc connaître
cette montagne mais en lui laissant le plus possible son charme propre. Nous
n'avons pas besoin d'un sport de plus, même plus vivifiant et formateur que les
autres. Nous avons besoin de vivre de temps en temps selon nos goûts, en
compagnie de l'Aventure !
Or que fait-on ?
On organise la montagne. On prétend organiser l'Aventure ! N'est-ce pas contradictoire dans
les termes, que d'organiser, que de civiliser, que de pourrir d'humanité, ce
dont le plus grand charme résidait précisément dans l'imprévu ? Bien sûr il faut aménager la
montagne pour qu'on y vienne. Il faut en parler pour qu'on la connaisse. Mais
qu'on le fasse selon une méthode et dans des termes qui ne nuisent pas à ce que l'on prêche. Les clubs, les
revues, les écoles d'escalade peuvent être très utiles. Ils peuvent aussi être
très dangereux.
Qu'arrive-t-il trop
souvent ? Le pauvre
gars de Lyon ou de Paris qui aime l'Aventure est véhiculé jusqu'au Montenvers. On lui a fait
la leçon. On lui a dit comment il fallait faire. On lui a même indiqué le mât
de cocagne auquel il doit grimper. Dans la région ils ne manquent pas. Ils ne
sont même plus des mâts de cocagne. On en a fait des tests. Et le brave
gars les subit. Il grimpe avec toute l'ardeur de la jeunesse. Il est même
content, comme il le serait en réussissant un beau placage
de rugby ou un beau coup de raquette, et ce n'est déjà pas si mal, mais il
ne peut pas connaître l'Aventure. On lui a volé ce qu'il cherchait, au moins
confusément. Une fois de plus il peine et lutte pour un but utilitaire auquel
il est étranger :
faire une course que l'engouement des autres lui a imposée. Il vit non pour
vivre, mais pour faire, et faire quoi ? Une paroi, un peu de rocher, un peu de dangereuse
acrobatie. Il est exactement l'hurluberlu auquel pensent les béotiens en
parlant de l'alpiniste. L'homme est redevenu l'esclave de l'homme. On l'a fait
marcher et parce qu'il a bien fait son travail on le paie d'un peu de renommée.
C'est un
salaire qui a son prix. Malheureusement il se déprécie vite car la concurrence
joue. Les manœuvres se présentent en foule. On les fait venir de partout, on
les excite, on les dope, et en avant : grimpez, courez, battez les records ! Les exploits seront publiés,
commentés, vantés. Ils feront envie. Bien vite ils seront refaits et
vulgarisés. De super-exploits deviendront nécessaires. À leur tour ils seront
faits et refaits, à leur tour ils perdront leur valeur. Et le tragique de cette
course-compétition n'est pas qu'on accule le grimpeur au 6° degré et à tous les risques qu'il
comporte, le tragique tient à ce qu'on déprécie l'unique matière à aventure qui
reste à la portée de tous.
Je sais très
bien que rien ne peut aller à l'encontre de l'évolution. L'alpiniste ne peut
que devenir un technicien de par la pratique même de l'alpinisme. Ses
satisfactions resteront très grandes ; mais qu'on ne l'aide pas, qu'on ne
le pousse pas à brûler les étapes de cette évolution. Elle se fera bien toute
seule. L'homme est un être qui s'éduque très vite. C'est ce qui explique sa
grandeur, c'est aussi ce qui tue sa joie quand s'éduquer revient à s'habituer. Plus longtemps
il restera novice, gauche, timide et modeste en face de la montagne, mieux cela
vaudra. Jugés par les autres, ses exploits ne seront rien ; pour lui, ils
seront de la merveilleuse Aventure, et c'est lui qui sera riche et les autres
qui resteront pauvres. Il se peut même qu'il puisse en toute prudence réaliser
de très belles courses et y connaître une aventure corsée en rapport. Son
plaisir sera double et de novice et de vétéran. Mais pour cela, il faut qu'il
se défende des revues, des clubs, de la mode, du snobisme qui n'est que
tyrannie imposée à la bêtise, il
faut qu'il poursuive seul avec quelques purs son roman intérieur, qu'avec
ravissement il verra se modeler sur la pierre et la glace. Qu'il soit en somme
un homme libre qui se refuse à
travailler pour un salaire, et que toujours il recherche le véritable
divertissement, qui consiste à
préférer la chasse à la prise.
Ce n'est pas
si facile qu'on croit. Bien que connaissant le remède, je ne l'ai pas toujours
employé. Ma sottise a eu sa sanction. Plus souvent qu'à mon tour j'ai été le tâcheron de
l'escalade. Les anciens de notre « G.H.M. » m'ont envié et même admiré, un peu
comme autrefois j'avais envié et admiré les grands alpinistes. Quelle
stupidité ! Ce sont eux — les amis qui en sont restés aux
montagnes à vache — qui sont à envier, parce que ce sont eux qui
savent le mieux goûter, comme je l'avais fait à notre première sortie d'Oisans, le vrai charme de la
montagne, terre d'Aventure.
Pour le retrouver, un seul moyen
souvent reste au vétéran : conduire des novices sur les
sommets. La recette est bonne. La fraîcheur des jeunes rend plus délectable la
source vers laquelle on les guide, mais pour ne pas troubler le cristal de son
eau qu'on les y conduise avec discrétion.
C'est ce que fait l'ami Jo. Plus
heureux que Gui amputé de la jambe et retenu dans la plaine, Jo est lui
aussi, maintenant, curé en montagne. Il a vu son ministère se colorer selon son
goût, grâce au décor de cimes aimées, au vide de la vallée brumeuse où le
regard plonge et qui dit la hauteur où l'on se trouve, grâce à l'air qui se
respire comme s'avale l'eau fraîche de ces torrents, dont le bruit est la vie
de l'Alpe, grâce aux rocs, aux petits champs, aux arbres rabougris qui
rappellent ceux de La Bérarde, grâce à ces longues
marches de visite pastorale séduisantes comme des promenades de vacances. Pour
lui aussi, la cure et la petite église, perchées sur un piton, sont le refuge
d'altitude désiré pendant l'effort et si bon quand on s'y trouve, et lui aussi
en a la possession, cette fois sans limite d'heure, ni de jour, complète, large
et longue comme le bonheur dans sa plénitude.
C'est de sa cure que l'ami Jo conduit ses
jeunes sur les sommets de son domaine. L'Aventure vit encore pour eux et pour
lui. Elle est presque à domicile. Ils jouent comme nous avons joué. Leur groupe
est le G.T.H.M. : le Groupe de très Haute Montagne.
Ils ironisent un peu, mais pas trop, ils croient encore en la grandeur du jeu.
Une heure
peut-être vient de s'écouler. Elle a suffi pour emplir de clarté le grand trou
noir qui béait à nos pieds. La
lune maintenant y fait miroiter le glacier de la Charpoua comme l'eau au fond d'un puits. Le moment est venu d'y
descendre et de naviguer sur la vague bleutée des séracs. Amarré à une rive par
ses câbles, un refuge nous attend quelque part. Allons, j'ai médit de lui, de
moi-même et des Drus. À minuit l'Aventure est encore possible en montagne.
Oisans, 14
février 1948.
Jean Sarenne, in Trois curés en
montagne