mardi 10 novembre 2015

En faustinant... Jean-Paul II, La Miséricorde est la limite imposée au mal

Le psaume Miserere est peut-être l'une des plus belles prières que l'Église a héritées de l'Ancien Testament. Les circonstances de son origine sont connues. Il est né comme le cri d'un pécheur, le roi David, qui s'était approprié la femme du soldat Urie, qui avait commis l'adultère avec elle et qui ensuite, pour effacer les traces de son délit, s'était donné du mal pour que l'époux légitime de la femme tombe sur le champ de bataille. Dans le deuxième livre de Samuel, le passage dans lequel le prophète Nathan pointe contre David son doigt accusateur, le désignant comme responsable d'un grand crime devant Dieu, est impressionnant : « Cet homme, c'est toi » (2 Samuel 12, 7). Le roi fait alors l'expérience d'une sorte d'illumination, d'où jaillit une profonde émotion qui trouve une issue dans les paroles du Miserere. C'est le psaume qui revient sans doute le plus souvent dans la liturgie :
Miserere mei, Deus,
secundum misericordiam tuam ;
et secundum multitudinem miserationum tuarum
Bele iniquitatem meam.
Amplius lava me ab iniquitate mea,
et a peccato meo munda me.
Quoniam iniquitatem meam ego cognosco,
et peccatum meum contra me est semper.
Tibi, tibi soli peccavi
et malum coram te feci,
ut iustus inveniaris in sententia tua
et aequus in iudicio tuo...
On constate une beauté particulière dans ce lent écoulement des paroles latines et, en même temps, dans le déroulement des pensées, des sentiments et des mouvements du cœur. Il est évident que la langue originale du psaume Miserere n'était pas celle-ci, mais notre oreille est habituée à la version latine, peut-être plus encore qu'à la traduction en langue courante, bien que les paroles des traductions modernes, et particulièrement les mélodies, soient aussi, à leur manière, touchantes :
Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour,
Selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
Lave-moi tout entier de ma faute,
Purifie-moi de mon offense.
Oui, je connais mon péché,
Ma faute est toujours devant moi.
Contre toi et toi seul j'ai péché,
Ce qui est mal à tes yeux, je l'ai fait.
Ainsi tu peux parler et montrer ta justice,
Être juge et montrer ta victoire.
Moi, je suis né dans la faute,
J'étais pécheur dès le sein de ma mère.
Mais tu veux au fond de moi la vérité ;
Dans le secret tu m'apprends la sagesse.
Purifie-moi avec l'hysope, et je serai pur ;
Lave-moi et je serai blanc, plus que la neige.
Fais que j'entende les chants et la fête ;
Ils danseront les os que tu broyais.
Détourne ta face de mes fautes,
Enlève tous mes péchés.
Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu,
Renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de ta face,
Ne me reprends pas ton esprit saint.
Rends-moi la joie d'être sauvé ;
Que l'esprit généreux me soutienne.
 Aux pécheurs, j'enseignerai tes chemins ;
Vers toi, reviendront les égarés.
Libère-moi du sang versé, Dieu, mon Dieu sauveur,
Et ma langue acclamera ta justice.
Seigneur, ouvre mes lèvres,
Et ma bouche annoncera ta louange...
1
Ces paroles n'appellent pratiquement aucun commentaire. Elles parlent d'elles-mêmes. Par elles-mêmes elles révèlent la vérité sur la fragilité morale de l'homme. Il s'accuse devant Dieu parce qu'il sait que le péché est contraire à la sainteté de son Créateur. En même temps, l'homme-pécheur sait bien que Dieu est miséricorde et que cette miséricorde est infinie : Dieu est toujours prêt à pardonner et à rendre de nouveau juste l'homme pécheur.
D'où vient cette miséricorde infinie du Père ? David est un homme de l'Ancien Testament. Il connaît le Dieu unique. Pour nous, hommes de la Nouvelle Alliance, dans le Miserere de David, il est possible de reconnaître la présence du Christ, le Fils de Dieu, identifié au péché par le Père en notre faveur (cf. 2 Corinthiens 5, 21). Le Christ a pris sur lui les péchés de nous tous (cf. Isaïe 53, 12), pour satisfaire la justice lésée par la faute et, de cette façon, il a maintenu l'équilibre entre la justice et la miséricorde du Père. Il est significatif que sœur Faustine ait vu le Fils comme Dieu miséricordieux, le contemplant cependant non pas tant sur la Croix que dans sa condition ultérieure de ressuscité dans la gloire. C'est pourquoi elle a relié sa mystique de la miséricorde au mystère de Pâques, où le Christ se présente victorieux du péché et de la mort (cf. Jean 20, 19-23).
Si j'évoque ici sœur Faustine et le culte du Christ miséricordieux promu par elle, je le fais aussi parce que cette sainte appartient à notre temps. Elle a vécu dans les premières décennies du XXe siècle et elle est morte avant la Seconde Guerre mondiale. C'est pendant cette période que lui fut révélé le mystère de la Divine Miséricorde, et elle rapporte dans son Journal ce dont elle a fait l'expérience. Aux survivants de la Seconde Guerre mondiale, les paroles notées dans le journal de sainte Faustine apparaissent comme un évangile caractéristique de la Divine Miséricorde, écrit selon la perspective du XXe siècle. Ses contemporains ont compris ce message. Ils l'ont bien compris à travers l'accumulation dramatique du mal durant la Seconde Guerre mondiale et au travers de la cruauté des systèmes totalitaires. Ce fut comme si le Christ avait voulu révéler que la limite imposée au mal, dont l'homme est l'auteur et la victime, est en définitive la Divine Miséricorde. Certes, en elle il y a aussi la justice, mais celle-ci ne constitue pas à elle seule l'ultime parole de l'économie divine dans l'histoire du monde et dans l'histoire de l'homme. Dieu sait toujours tirer le bien du mal, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et puissent parvenir à la connaissance de la vérité (cf. 1 Timothée 2, 4) : Dieu est Amour (cf. 1 Jean 4, 8). Le Christ crucifié et ressuscité, tel qu'il est apparu à sœur Faustine, est la suprême révélation de cette vérité.
Ici je veux encore me reporter à ce que j'ai dit sur le thème des expériences de l'Église en Pologne au temps de la résistance contre le communisme. Il me semble qu'elles ont une valeur universelle. Je pense aussi que sœur Faustine et son témoignage à propos du mystère de la Divine Miséricorde s'insèrent en quelque sorte dans cette perspective. L'héritage de sa spiritualité eut — nous le savons par expérience — une grande importance pour la résistance contre le mal qui agissait dans les systèmes inhumains d'alors. Tout cela conserve une signification précise non seulement pour les Polonais, mais aussi pour le vaste ensemble de l'Église dans le monde. La béatification et la canonisation de sœur Faustine l'ont, entre autres, mis en évidence. Ce fut comme si le Christ, par son intermédiaire, avait voulu dire : « Le mal ne remporte pas la victoire définitive ! » Le mystère pascal confirme que le bien est en définitive vainqueur ; que la vie est victorieuse de la mort et que l'amour triomphe de la haine.
Jean-Paul II, in Mémoire et identité


1. Psaume 51 (50), 3-17