Extraits de l'audition du cardinal Lustiger devant
la « Commission de réflexion sur l'application
du principe de laïcité dans la République ».
Mardi 23 septembre 2003
Laïcité est un mot qui,
comme une sorte d'aimant, traîne aujourd'hui avec lui tous les problèmes
sociaux et moraux de notre conscience nationale et de notre République. On lui
fait porter un poids probablement plus lourd que le concept lui-même n'est
capable d'assumer. On peut certes toujours développer la portée d'un concept,
mais l'enjeu se situe au niveau des symboles et de la vision d'elle-même qu'a
notre nation.
Je me placerai, pour commencer, du
point de vue de l'histoire et du droit, en considérant la façon dont s'est
établi chez nous un statut des cultes.
C'est une exception française, une
particularité liée au contexte d'il y a deux cents ans, mais qui y a survécu et
s'est muée en état de fait stable et codifié. La notion de cultes paraissait claire à l'époque. Elle est devenue plus obscure.
Elle n'a pas de définition juridique précise, si ce n'est un texte bref du
Conseil d'État qui parle de l'organisation formelle de pratiques religieuses.
Ce n'est pas en historien ni en
juriste que j'aborde ce point capital, mais en praticien qui a une certaine
perception de ce que représente concrètement un culte. Cependant, mon expérience inclut également la mémoire des
divisions et des conflits des deux siècles passés, et je n'oublie pas non plus
les dix siècles qui ont précédé, au cours desquels la nation française s'est
constituée, en même temps que les autres en Europe, chacune avec sa solution
propre pour régler les rapports entre les Églises et l'État. Par parenthèse, je
n'ai pas eu le loisir de vérifier le sens que reconnaît à laïcité le dictionnaire de l'Académie, ni l'origine et l'évolution
de l'usage de ce mot, mais l'enquête vaudrait la peine.
Entre 1801 et 1808 donc, après la
tourmente révolutionnaire, Napoléon Bonaparte a accompli une œuvre de
pacification en conférant un statut concordataire aux cultes alors identifiés en France. En ce qui concerne l'Église
catholique, l'apaisement a eu pour prix une violence de plus. En effet, les
traces de l'histoire de l'évangélisation ont été littéralement effacées,
puisque le pape a accepté que tous les diocèses soient supprimés et que tous
les évêchés soient reconstitués sur les bases territoriales déterminées par les
départements. Le modèle de l'Église de France demeure original en Europe et
même dans le monde, car à travers tous les changements de régime (empires,
monarchies, républiques...) elle a gardé la même structure jacobine et
centralisée. Dans la pensée du premier consul bientôt Empereur, l'évêque était
mis au rang du préfet et faisait partie des serviteurs de l'État aux ordres du
gouvernement.
Les autres cultes ont été mis au carré de la même manière. Le
protestantisme a reçu des institutions nationales avec des hiérarchies calquées
sur celle de l'État. Et même le judaïsme a été pareillement aligné. Comment
tout cela a-t-il pu fonctionner et durer ? Peut-être parce que tous
étaient entraînés dans la même histoire et subissaient les mêmes secousses. On
se fait à tout, y compris aux prothèses...
Les deux siècles suivants ont été
marqués par bien des soubresauts pour démêler le politique et le religieux. Les
deux cultes principaux — catholique
et protestant — se sont alors situés différemment. Le premier est resté
largement majoritaire mais son rôle dans la société a été remis en cause. Quant
au second, après les persécutions subies sous l'Ancien Régime, il a rejoint un
certain libéralisme. L'aboutissement a été la crise anticléricale du début du XXe
siècle et la séparation des Églises et de l'État.
L'Église catholique a, pour sa part,
refusé les associations cultuelles
prévues par les législateurs, estimant qu'elles dénaturaient son organisation
propre et constituaient dans son fonctionnement une intrusion de l'État 1.
On peut voir là un écho de vieilles querelles du temps du gallicanisme :
l'État tente de mettre la religion à son service et de la gérer en
l'organisant ; réciproquement, le culte
est tenté d'exercer dans l'État, voire à sa place, un pouvoir de structuration
de la société.
C'est une tension qu'il serait trop
long d'examiner en détail, mais elle éclaire la réflexion à laquelle nous
sommes appelés. Car ces tentations ont conditionné le statut actuel des
religions, c'est-à-dire les trois qui ont été reconnues il y a deux cents
ans : le catholicisme, le protestantisme (avec la spécificité de l'Église
luthérienne en Alsace) et le judaïsme. Leur situation présente s'inscrit dans
la continuité des dispositions prises pendant la Révolution pour dépasser les
affrontements antérieurs, puis — de façon décisive — par le Concordat
napoléonien, ensuite en 1905 avec la séparation de l'Église et de l'État, et
enfin à travers les accords négociés après la Première Guerre mondiale et la
façon dont ils ont depuis été compris et appliqués.
Le mot cultes a toujours dans notre République le sens où on l'entendait
au début du XIXe siècle dans les textes législatifs. Il désigne non
pas une notion abstraite et générale, susceptible d'intégrer n'importe quel
contenu, mais fondamentalement le catholicisme, sur le modèle duquel le
protestantisme et le judaïsme ont alors été restructurés. C'est ainsi que les rabbins,
dont le rôle est bien différent de celui des prêtres catholiques, ont été
forcés à se comporter quasiment comme des curés et que les pasteurs protestants
ont reçu des prérogatives qu'ils n'avaient pas demandées, avec un statut
juridique qui n'était pas automatiquement le leur dans le fonctionnement plus
associatif, plus électif de la Réforme...
C'est donc un catholicisme sécularisé
et institutionnalisé au niveau national qui, dans la pensée de l'Empereur, a
servi de modèle juridique pour toutes les religions. Les définitions étaient
extrêmement pauvres, puisque l'on n'avait comme référence que le mot culte. Il avait ses lieux, ses
ministres, ses fêtes... Tout le monde comprenait de quoi il s'agissait, mais
rien n'était précisément nommé. De la sorte, notre sociologie — disons la
vulgate sociologique utilisée dans la pensée politique et pour les analyses de
notre vie sociale — ne connaît pas le concept de religion et n'a pas de
vocabulaire suffisamment vaste, critique et différencié pour désigner exactement
de quoi l'on parle. On ne trouve pas davantage dans le droit de notion claire
et stable.
Par exemple, l'appellation ministre du culte est fort vague. Je
l'ai vérifié lorsque j'ai eu à discuter avec le Garde des Sceaux du
gouvernement de M. Jospin du problème des protections juridiques, comparables à
celles dont bénéficie l'Ordre des Avocats, que l'on pouvait légitimement
réclamer pour les prêtres à partir de l'obligation au secret de la confession.
J'ai été bien compris. Mais la difficulté a vite surgi : si l'on parle de ministres du culte, à qui cela
s'appliquera-t-il ? Peut-on reconnaître comme ministres du culte des dirigeants d'organisations que la
jurisprudence a par ailleurs considérées comme des sectes ? C'est l'enjeu
de procès en cours. Que ce soit à tort ou à raison, je n'ai pas à me prononcer
là-dessus. C'est aux tribunaux qu'il revient de trancher. Mais ceci montre bien
l'embarras où l'on se trouve immédiatement dès que l'on veut retoucher la
situation des cultes telle qu'elle
s'est établie depuis deux siècles.
Permettez-moi encore deux mots sur le
poids de l'histoire et du droit. J'ai évoqué le refus par l'Église, sous
l'autorité du pape 2, de la formule associative prévue par la
loi votée le 9 décembre 1905. Or un compromis, défini avec Aristide Briand en
1923, a produit une variante acceptable par les deux parties et ensuite
confirmée dans la jurisprudence française. Le dernier recueil en date de toutes
les décisions prétoriennes concernant l'application de ces dispositions a été
réalisé par Mgr Jean Kerleveo, décédé il y a trois ans 3. C'est
un domaine de haute spécialisation, où l'on découvre comment la pratique
administrative et les tribunaux ont su gérer l'application de la loi.
Notre laïcité est ainsi le fruit d'un
travail admirable de mise en œuvre d'une loi qui, en elle-même, ne fournissait
pas de normes pour régler la vie ordinaire et concrète. C'est donc un
savoir-vivre que la jurisprudence a permis de développer. Et c'est dans la
manière dont elle a été peu à peu codifiée et reconnue que la loi de 1905 nous
apparaît aujourd'hui, avec les accords de 1923, comme le fondement du compromis à la française. C'est une
histoire de famille. Les historiens le confirmeront, à commencer par René
Rémond, mon illustre confrère de l'Académie, qui est spécialiste de cette
période. On est parti d'un conflit politique aigu : d'un côté les
adversaires de la République, où le camp clérical paraissait soutenir l'option
royaliste ; de l'autre le parti républicain, engagé dans une lutte
anticléricale, c'est-à-dire non seulement contre le pouvoir des clercs, mais
encore, plus profondément, contre la foi chrétienne même, dans une perspective
positiviste ou néo-positiviste. C'est ce que Mme Marie-George Buffet semble
avoir devant vous reconnu au passage. Beaucoup de ses propos me paraissent
d'ailleurs dignes d'intérêt et il me serait facile d'y souscrire.
On peut dire que la lutte
anticléricale du début du siècle dernier a épousé l'ancienne querelle politique
et transformé en combat antireligieux ce qui avait initialement été un
affrontement strictement politique. Une preuve en est la Révolution de 1848, où
l'un de mes prédécesseurs, Mgr Denys Affre, est mort d'une balle
perdue dans le faubourg Saint-Antoine. Il était l'avocat du peuple, qu'il
voyait réconcilié avec la République, comme la République avec la religion. Il
n'a réussi que sa mort dans cette affaire, victime d'un idéalisme républicain
et — oserai-je le dire avec un anachronisme dont j'ai conscience ? —
laïque, dont je me sens très proche. Car il a perçu dans cette Révolution
l'amorce d'une évolution dont les fruits étaient encore loin d'être visibles.
Aujourd'hui, la position de l'Église
catholique et de l'épiscopat est très claire : la laïcité à la française est le résultat de compromis historiques qui
lui ont progressivement donné sa substance ou son âme. Il n'y a pas de
définition tombée du ciel et qui pourrait se parer de tous les atours d'une
pensée philosophique construite dont on l'affuble parfois aujourd'hui parce
qu'on a besoin de ce concept pour désigner autre chose. Notre pratique de la
laïcité est incompréhensible partout ailleurs, parce que les autres peuples
n'ont pas notre histoire et ne peuvent comprendre les équilibres auxquels nous
sommes parvenus.
Nous sommes désormais d'accord. Mais
sur quoi ? Sur un savoir-vivre ensemble qui ne résulte pas de concessions
idéologiques de part et d'autre, et plutôt de l'évolution que d'une
cohabitation. Il s'agit d'une réalité sociale qui est devenue épaisse et dure.
On ne peut l'enfermer ni dans des concepts ni dans des mesures administratives
simplistes. Seuls des révolutionnaires particulièrement dogmatiques ont pu
imaginer qu'il était possible de transformer le calendrier en substituant la
décade à la semaine biblique. Seules les dictatures estiment pouvoir changer
les mœurs d'un peuple en l'espace de quelques mois. La durée des réalités
humaines est lente. Elle se déploie au rythme de l'inculturation et de
l'évolution des mentalités. Elle n'est jamais linéaire, et au contraire
toujours récapitulative, avec des rappels et des retours qui nous stupéfient
régulièrement. Voyez les fils ou petits-fils d'immigrés algériens qui ont
épousé notre mode de vie et nos manières d'être et de penser : comment ne
seraient-ils pas déconcertés de constater que leurs propres enfants deviennent
ce que l'on nomme communément des musulmans intégristes ? Mais parler
d'intégrisme suffit-il à analyser le fait sociologiquement et à le gérer
politiquement ?
Il y a donc une réalité historique,
qui est ce compromis à la française —
compromis d'une laïcité qui n'est ni ouverte,
ni nouvelle. N'en cherchons pas d'autre que celle qui existe. Acceptons qu'elle
soit ce qu'elle est. Je préférerais que l'on parle de laïcité apaisée, parce que cet adjectif tient
compte de l'histoire et des capacités d'adaptation au fil du temps. Le sens
juridique français et la gestion administrative ont su dépasser les
affrontements et trouver des solutions concrètes en faisant prévaloir l'ordre
public comme règle générale du bien commun.
Ce qui a suivi la crise de 1905 me
fait penser à une famille nombreuse qui vit sous le même toit après un divorce
avec séparation complète de tout l'héritage. On continue de cohabiter en
établissant peu à peu un mode de vie qui respecte cette rupture légale. C'est
difficile à concevoir abstraitement. C'est pourtant la réalité historique dans
laquelle nous nous trouvons.
Quant au statut des religions
minoritaires, il est lui-même à considérer en fonction de chacune pour ce
qu'elle est. Ce serait une erreur non seulement sociologique, non seulement
historique, mais politiquement grave que de ne pas « parler concrètement
des choses concrètes », selon la formule de Marx. Le protestantisme n'est
pas le judaïsme. Et ni l'un ni l'autre ne sont assimilables au catholicisme, en
raison de leurs contenus, de leurs passés, de leurs fonctionnements respectifs
et de la vocation propre que chacun se reconnaît. En tant que minorité, le
protestantisme a joué un rôle politique déterminant au cours des deux derniers
siècles, y compris dans la querelle de la séparation et dans l'adoption des
lois laïques. Les historiens le savent. Pour ce qui est du judaïsme, toujours
en marge, son histoire tragique ne saurait être benoîtement réduite à une
variante quelconque du problème des cultes
en France. Ce serait une erreur matérielle, une injustice, une sottise... Je ne
puis empêcher qu'on se livre à ce genre de jeu au nom du compromis français,
mais il vaudrait tout de même mieux savoir de quoi l'on parle !
Quoi qu'il en soit, nous pensons pour
notre part qu'il ne faut pas toucher à ce compromis. Je vois que les forces
républicaines les plus sages et les plus averties prennent la même position.
Car toucher à cet équilibre, ce serait remettre en cause, avec des conséquences
imprévisibles, ce qui constitue aujourd'hui l'unité et l'identité de la France.
Il est possible de discuter de certains points d'application : les
édifices du culte, la possibilité
d'en construire, etc. Je ne veux pas alourdir mon propos. L'essentiel en est,
encore une fois, qu'il ne faut pas fragiliser l'équilibre du compromis
historique en France. Nous admirons la Common Law des Britanniques et la
manière dont ce corpus développé dans la jurisprudence leur a permis de
traverser les siècles. Disons que notre Common Law est peut-être cette
législation d'il y a un siècle et la façon dont elle a été appliquée depuis. En
cherchant à tout reprendre depuis les fondations, nous risquerions de miner
l'équilibre réel, juridique, social et symbolique de l'édifice national.
Je regrette que René Rémond ne soit
pas présent, car cela me permettrait de parler plus librement. En effet, je me
réfère directement à ses travaux et j'aurais préféré le faire devant lui. Il a
dernièrement publié un ouvrage qui a surpris beaucoup d'observateurs – un livre
d'humeur – donnant l'impression que, dans la République d'aujourd'hui, les catholiques
se sentent persécutés 4. Or, il en est un représentant éminent.
Et il est un de ceux qui ont le mieux analysé en profondeur la réalité du
compromis. Sa réflexion récente suggère que l'on est en train de rompre non pas
le contrat, mais l'équilibre apaisé, et qu'au fond ce qui peut paraître comme
une série de dérapages atteint beaucoup plus que l'intérêt particulier des
catholiques, à savoir la substance même du compromis républicain avec tout ce
qu'il implique.
Il est indéniable que la donne a
changé depuis quelque temps, avec l'immigration, et spécialement maghrébine
qui, avec l'islam, donne une dimension nouvelle au fait religieux. Mais ce
n'est pas tout, car en même temps la crise actuelle de la société, les
hésitations sur l'Europe et les incertitudes liées à la mondialisation pèsent sur l'identité française.
Il faut d'abord distinguer
l'immigration de l'islam. Un de mes amis, observateur attentif des débats
parlementaires, m'a confié être très frappé de l'évolution du vocabulaire
utilisé pour désigner les immigrés. Du temps de la colonisation en Algérie, il
n'est question que d'indigènes ou de citoyens. Pas de trace de leur religion
dans les échanges à l'Assemblée ni dans les textes législatifs. Ensuite, on se
met à parler des Algériens. Et ce n'est que depuis quelques années que l'on
évoque explicitement l'islam. Autrement dit, pendant près de deux siècles, la
République a tacitement reconnu l'islam comme une des religions de fait dans
les départements français d'Algérie. Elle a ainsi pu bravement gérer ce
problème, sans nommer l'islam, et construire la Grande Mosquée de Paris. Nous
avons là une illustration du paradoxe français, fondé sur une prodigieuse
capacité à sous-entendre l'essentiel.
En ce qui concerne l'immigration, ce
qui change tout est encore à venir. Cette immigration est déjà beaucoup plus
massive que l'on pense pouvoir le tolérer, mais, d'après les prévisions, il est
inéluctable qu'elle s'amplifie dans les vingt ou trente prochaines années, en
raison de nécessités économiques et d'équilibrage des populations sur la
surface du globe. Hormis certains démographes et quelques commentateurs très
marginaux, je ne crois pas que cette perspective ait été souvent mentionnée dans
les débats publics, sinon pour susciter des réactions défensives, utilisant des
réflexes xénophobes et racistes comme outils politiques — et tout cela en vain,
car aucun limes 5 n'a jamais pu interdire les grands flux de
populations.
Nous sommes devant des phénomènes à
l'échelle planétaire, qui sont à l'évidence d'une ampleur bien plus
considérable que ceux qui ont pu se produire en Europe pendant les cinq
premiers siècles de l'ère chrétienne. Les conditions sont entièrement
nouvelles. Se cacher cette réalité, c'est pratiquement renoncer à préparer
l'avenir et faire de la politique au jour le jour, ce qui est irresponsable
vis-à-vis des générations futures.
La question est de savoir s'il existe
un patrimoine propre à la France. Mérite-t-il d'être préservé ? Peut-il
survivre ? La fameuse exception
française n'est pas simplement un équilibre subtil autour de la laïcité. Ce
compromis me paraît quelque chose d'accessoire, une habileté sociale, politique
et administrative. Mais il y a, sous le mot laïcité,
une réalité plus profonde. En suscitant des réflexions sur son principe, votre
commission entreprend d'analyser la conscience française. Qu'est donc la
République ? Qu'est donc notre nation ? Notre culture ? A-t-elle
à être défendue, ou bien se défend-elle elle-même ? Quel est finalement
l'idéal auquel peuvent adhérer tous les citoyens et quel mode de vie
peuvent-ils partager ?
Toutes ces interrogations sont
compliquées par le fait que notre pays a subi depuis une soixantaine d'années
un bouleversement radical. La population française, qui était rurale à 80 % à
la fin de la Seconde Guerre mondiale, est aujourd'hui urbanisée dans des
proportions peut-être supérieures. La France a subi une révolution – dont on ne
sait pas très bien qui a fait la commande, qui a veillé à son exécution ni qui
va payer – pour le meilleur et pour le pire : on le voit bien dans la
manière dont l'immigration est traitée.
Notre culture a pour caractéristique
d'être intégrationniste. C'est ce qui ressort de la notion de laïcité. On désigne ainsi, sans savoir
le nommer plus exactement, le génie qui a créé la nation française. Par ma vie
personnelle, par mon histoire, j'en suis le témoin parfaitement conscient. J'ai
lu il y a peu une remarquable monographie sociologique sur l'immigration juive
de Pologne entre les deux Guerres mondiales 6. Ce travail est
sans doute un peu lassant à la lecture si l'on n'a pas d'intérêt particulier
pour le sujet, mais il est fort instructif. Car on peut faire une transposition
avec l'immigration maghrébine aujourd'hui : on voit les mêmes mécanismes
se reproduire, et des différences apparaissent aussi, que l'on peut aisément
identifier : elles tiennent à la nature de la culture d'origine, sans
parler des circonstances historiques, puisque cette étude s'arrête en 1940 —
chacun sait comment et dans quelle tragédie.
La vraie question est peut-être
aujourd'hui celle-ci : qu'est-ce qui fait de la France un idéal désirable
et partageable, de sorte que des immigrants vont, s'ils ont la possibilité de
choisir, opter pour notre pays plutôt que pour les États-Unis, la
Grande-Bretagne ou l'Allemagne ? Pourquoi voudrait-on devenir
Français ? Le Canada n'est-il pas préférable ? Il y a bien sûr les
opportunités pratiques, les filières,
les informations transmises par ceux qui ont déjà émigré, mais aussi l'image
d'un certain mode de vie, d'un cadre de droit et de la façon dont les lois sont
appliquées et respectées... La France n'est-elle qu'une destination
d'immigration parmi d'autres et comme les autres, à l'instar des terres
autrefois vides du Nouveau Monde ou de l'Australie ? La réponse est
non : même si nous sommes un pays relativement sous-peuplé, nous
prétendons avoir une identité.
Alors la question est de savoir si
notre nation, notre culture, est capable d'exprimer quelque chose auquel aient
envie de participer ceux qui sont encore au loin. J'en parle
d'expérience : mes parents, qui avaient été instruits dans une langue
étrangère et pour qui le français était lié à leur nouvelle nationalité, m'ont
élevé, comme les instituteurs des écoles publiques et des lycées d'État que
j'ai fréquentés, dans l'amour, le respect, l'ambition, l'idéalisation même de
cette identité française, en raison
de son contenu. Dans les temps tourmentés de la Guerre, cette confiance est
allée jusqu'à l'inconscience, dans la conviction que le statut de citoyen
français était une protection qui valait toutes les garanties. C'était une
erreur, puisque sous le régime de Vichy un décret de dénationalisation a été appliqué et que la France a en l'occurrence
renié son identité qui avait attiré des immigrés.
Et l'islam ? La nation et l'État
sont complètement désorientés face à cette religion. Dans les immigrations
précédentes, les cultures d'origine ne constituaient pas des noyaux aussi durs
de résistance à l'intégration. Comment traiter cette immigration de style
inédit ?
Ma réponse sera simple :
certainement pas en appliquant de force le processus biséculaire par lequel
s'est constitué le vieux tissu français. Il faut prendre d'autres outils.
L'islam seul réformera l'islam. Ou les musulmans seuls réformeront leur
religion. Notre pays peut leur fournir les conditions de cette évolution, s'ils
la veulent. Nous devons donc rester sur le terrain qui nous est propre, avec
les règles que nous avons fixées, sans mettre brusquement en place une nouvelle
politique religieuse dont nous n'avons ni l'expérience, ni les moyens
juridiques, et qui du coup bouleverserait tout l'équilibre intérieur. Peut-être
le respect de l'ordre public, les valeurs républicaines telles qu'elles ont été
formulées (l'école, le savoir-vivre et le savoir-gouverner, la sagesse dans
l'utilisation des lois...) suffiront-ils pour patienter et permettre qu'une
normalité s'établisse.
Si la France n'est pas en mesure
d'offrir aux musulmans cette capacité d'autodéfinition et d'auto-insertion,
alors le temps des barbares est
revenu et tout ce que nous ferons ne servira de rien. Il faut suffisamment
croire dans la force de notre civilisation et de notre culture, non par
chauvinisme, mais par confiance en la raison et en l'humanité — confiance dans
le droit et dans la vocation humaine au partage dès lors que l'on se place sur
le terrain fondamental des droits de l'homme, de la dignité de la personne, du
respect des libertés et du bien commun, de l'ordre public et de l'état de droit
précis qui existe dans ce pays. Sinon, on verra éclater bien d'autres conflits
et porter bien d'autres coups de canif — peut-être plus graves — au contrat social qui constitue l'identité
française et la rend désirable.
Jean-Marie, cardinal Lustiger,
in Jean-Marie Lustiger cardinal républicain (Parole et Silence)
in Jean-Marie Lustiger cardinal républicain (Parole et Silence)
1. Voir Émile POULAT, Les Diocésaines. République
française, Église catholique : Loi de 1905 et associations cultuelles, le
dossier d'un litige et de sa solution (1903-2003), La Documentation
française, 2007 (avant d'être entendu par la Commission Stasi, le cardinal
Lustiger a consulté Émile Poulat, dont les travaux n'ont été publiés que plus
tard).
2. Encyclique Vehementer nos de
Pie X, 11 février 1906.
3. Jean KERLEVEO (1910-2000), L'Église catholique en
régime de Séparation, Desclée, Paris, 1957-1964 (3 tomes).
4. Le Christianisme en accusation,
Desclée de Brouwer, Paris, 2000. (Il y aura encore Le Nouvel
Antichristianisme, ibid., 2005).
5. Le limes était la frontière
fortifiée censée empêcher les « barbares » de pénétrer dans l'Empire
romain.
6. Didier EPELBAUM, Les enfants de
papier. Les juifs de Pologne immigrés en France jusqu'en 1940, Grasset,
Paris, 2002.