Le livre de la Genèse dit que le
septième jour de la Création, Dieu se reposa. D'où la tradition du Jour du Seigneur : le samedi chez
les juifs, le dimanche chez les chrétiens, le vendredi chez les musulmans. Il
ne s'agit pas du repos hebdomadaire ni de l'organisation du travail ou des
loisirs. L'important, c'est que tout homme et toute communauté doivent
s'extraire régulièrement de leur quotidien pour prendre du recul. On dispose
d'un immense héritage spirituel dans lequel puiser, tant il est vrai, comme le
dit l'Ecclésiaste, qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Rien, si ce
n'est les modalités culturelles de l'expression. Il faut des passeurs. En
respectant à la lettre les obligations et les rites de leurs religions, les
adeptes les plus engagés des trois monothéismes organisent leur méditation dans
le cadre d'une discipline consentie. D'autres trouvent leur voie en suivant des
enseignements dans la tradition du Bouddha. Ces derniers font une place plus
importante à la sagesse, à la conduite ordinaire de la vie, au rapport entre le
corps et l'esprit. Un rapport situé dans une vision cosmologique
transcendantale, ce en quoi le bouddhisme est une religion. Le sentiment
transcendantal, on peut d'abord l'éprouver devant la beauté, et d'abord celle
du cosmos et de la vie, dans les arts ou, pour certains, dans les mathématiques.
On peut l'éprouver dans l'amour. Pour prendre du recul, point n'est besoin
d'être un mystique dans le désert.
La tradition rationaliste de la
morale athée, toute récente à l'échelle de l'aventure humaine, ne répond pas au
besoin de beaucoup d'hommes de combler
le vide ontologique. La psychanalyse et la psychiatrie, si utiles par ailleurs,
n'y pourvoient pas non plus. La morale athée fait d'ailleurs peu de sens en
dehors de quelques îlots au sein du monde occidental. Au nom d'un universalisme
autoproclamé, elle postule l'équivalence rationnelle de tous les individus et
en principe nie le groupe ou la communauté en tant que réalité intermédiaire
nécessaire dans la quête du sens. Cette réalité, nul ne l'a mieux incarnée que
le peuple juif dont — fait unique l'identité est marquée aujourd'hui comme il y
a près de trois mille ans par le rapport d'un peuple à son dieu. Un dieu qui
est aussi présenté comme le Dieu unique et donc celui de tous les peuples. D'où
la notion de Peuple élu. Parfois, je
me prends à imaginer un nouveau chapitre de la Bible, où un prophète bien
vivant interpréterait l'histoire d'Israël depuis 1948. Depuis les temps
modernes, en Europe, l'idée de nation a progressivement et peut-être
provisoirement supplanté celle de peuple, et cohabite difficilement avec celles
de groupe ou de communauté. Aujourd'hui, je vois dans la négation des peuples,
des groupes ou des communautés comme sujets politiques une erreur
anthropologique majeure, certes difficile à corriger. Quand mon maître Jean
Ullmo, juif agnostique et non pratiquant mais aux antipodes du relativisme d'un
Claude Lévi-Strauss, exaltait la France, phare universel, il transposait
l'histoire de la Révélation et voyait en notre pays la Nation élue pour l'accomplissement de l'histoire des hommes. Élue
par qui ? Par la Raison, Dieu étant devenu, pour paraphraser Newton parlant
de la gravitation, une hypothèse inutile. La figure française de l'intellectuel se substitue à celle du prophète. Au XXe siècle, deux
autres nations se sont placées sur un terrain semblable. La Russie soviétique a
pensé un moment accomplir le programme inachevé de la Révolution française. Et
toujours — pour combien de temps ? — la nation américaine, qui prend sa
source dans les Lumières mais n'a jamais cessé d'entretenir un rapport complexe
avec la religion.
La transition vers le troisième
millénaire restera marquée dans les siècles à venir par la révolution des
technologies de l'information et de la communication, supérieure en ampleur et
en intensité aux précédents de l'invention de l'écriture et de l'imprimerie. En
ampleur, car Internet a bouleversé directement tous les systèmes techniques et
donc l'économie mondiale. La diffusion puis la convergence des
télécommunications, de la télévision et de l'ordinateur ont ébranlé les
cultures les plus enracinées et fait perdre leur équilibre aux entités collectives
les moins préparées. En intensité, car la phase de transition aura été courte,
une discontinuité dans l'optique de la longue durée. Internet a déjà apporté
d'immenses bénéfices à l'humanité. Bien que toute tentative de prévision
détaillée soit vaine, même à l'horizon d'une ou deux décennies, il est clair
que cela continuera, dans tous les domaines de la vie quotidienne ou de la
science et de la technologie — particulièrement la médecine. On peut affirmer
aussi que l'homme continuera de faire l'apprenti sorcier, jouera avec la nature
et sans doute avec sa propre évolution, tout cela au nom du progrès.
L'accroissement vertigineux du bruit numérique qui se répand jusque dans le
désert autour pour égarer les faibles, personnes physiques ou morales. Au
niveau individuel, la prise de recul devient de plus en plus difficile dans un
environnement matérialiste où les transactions financières se font dans la
microseconde. Au niveau collectif, le bruit finir par fracturer les peuples. Il
pousse chacun à se mêler des affaires des autres de façon incohérente dans
l'espace comme dans la durée. Ces autres
que le plus souvent on ne connaît pas et qu'on croit respecter en leur imposant
nos choix. En raison d'une supériorité matérielle encore réelle et de sa conviction
de détenir aussi la supériorité morale, comme si les deux ne faisaient qu'un,
l'ethnocentrisme occidental porte ainsi une lourde responsabilité, par exemple
au Moyen-Orient. Une longue accumulation d'actions inconsidérées a généré des
réactions non intentionnelles, comme l'islamisme politique ou le terrorisme,
ces pathologies de la quête identitaire chez des peuples brisés. À un moindre
degré, un risque de décomposition est manifeste en Europe même, en raison d'un
élargissement de l'Union trop rapide par rapport à ses capacités d'adaptation
et d'une immigration incontrôlée. Deux tendances favorisées par la civilisation
Internet. L'imbrication chaotique de groupes ou de communautés en mal
d'identité ne peut qu'engendrer des drames. On peut prévoir des moments de
folie, du sang et des larmes. Dans un contexte aussi turbulent, les stratégies
ordinaires se désagrègent à peine mises en place, et les politiques étrangères
se réduisent à des actions de circonstance. Il est temps de s'arrêter et d'éteindre
les incendies qui ont éclaté un peu partout.
Parce qu'ils restent provisoirement
les plus forts, les Occidentaux doivent méditer sur leur part de responsabilité
dans les dérèglements du début du XXIe siècle. Ils peuvent encore, à
condition de se remettre en cause sans renier leurs racines, redresser la
marche du monde. À condition aussi de se mettre à l'écoute des autres cultures
et de susciter le dialogue entre égaux, même dans l'ordre politique. Quand on a
confiance en soi, on n'a pas peur de l'égalité. La perspective de ce petit
livre sans prétention n'est pas la politique internationale, mais la dimension
spirituelle au sens large. André Malraux aurait prophétisé que le nouveau
siècle serait religieux. Mais pour qu'elles remplissent leur rôle dans la cité,
les organisations religieuses doivent aussi faire leur examen de conscience,
apprendre à intervenir dans la politique à un juste niveau et à coopérer entre
elles sans jamais perdre de vue leur raison d'être, qui est le bien de tous les
hommes. Que de travail en perspective ! Quoi de plus important, de ce
point de vue, que la révolution en cours au sein de l'Église catholique romaine ?
Je suis persuadé que l'islamisme politique est une maladie guérissable et donc
temporaire d'une religion ouverte à l'extérieur à travers le soufisme et tant
de témoignages individuels crédibles. Le judaïsme reste fascinant, car il donne
l'illustration la plus parfaite de ce qu'est un peuple à travers les
vicissitudes de l'histoire. Il met en lumière l'importance du contenu spirituel
et des rites qui en découlent dans l'expression d'une identité collective. À
travers la diaspora, il préfigure la forme de cosmopolitisme que pourrait
revêtir une mondialisation réussie. Je crois aussi que la meilleure
connaissance du bouddhisme en Occident et l'image qu'en donnent le Dalaï Lama
et d'autres maîtres spirituels sont un enrichissement pour les trois monothéismes,
ou plutôt pour le monothéisme, car juifs,
chrétiens et musulmans vénèrent le même Dieu.
Je suis de ceux pour qui tout a un
sens et qui sont sensibles au Mystère. Si le nouveau millénaire commence sous
de moins bons auspices que le rêve néo-hégélien de la fin de l'Histoire, c'est
peut-être parce qu'une crise était nécessaire pour rappeler à l'homme les
fondements de sa condition. Sans doute fallait-il des signes forts au seuil
d'un nouveau tsunami scientifique et technique d'où le meilleur et le pire
pourraient sortir. Ces signes, il faut les reconnaître et les interpréter. Les
voies pour y parvenir sont le silence, la méditation, le parler à propos,
l'action avec sagesse et détermination, la persévérance.
24
décembre 2014
Thierry
de Montbrial, in Une goutte d’eau et l’océan,
Journal d’une quête de sens (Albin Michel)
Journal d’une quête de sens (Albin Michel)