Ton serviteur se tient devant toi,
écrasé.
Tu l'avais choisi pour qu'il te
prolonge et te ressemble. C'est fait. Il est devenu comme toi, en toi, l'homme
de la douleur continue. Il t'a plu de le laisser broyer comme tu fus broyé, de
le laisser à l'abandon comme tu fus abandonné. Tu l'as jeté dans la solitude de
sa séparation d'avec le monde et tu l'as maintenu en plein monde pour qu'il y
soit en contradiction avec le monde.
Viens à son secours, Seigneur, il
n'en peut plus. Il t'appelle.
Tu l'as élevé trop haut pour ses
propres forces. Tu lui as donné trop de pouvoir. Tu sauves et tu sanctifies par
lui, qui n'est qu'un homme. Il doit te représenter sans avoir la possibilité de
se dédire, te continuer sans avoir le loisir de se reprendre.
Tu l'as pris ; il ne saurait
plus s'appartenir ; il n'a de voie que celle du don continu. Ce n'est pas
par son costume austère qu'il est engagé, mais par tout lui-même. Qu'il porte
la soutane, le clergyman, ou quelque vêtement de travail n'y change rien ;
il est à jamais vêtu de ta croix, en sa chair et en son esprit. Il porte ton
effigie en son âme. Parce que tu l'as choisi, il est devenu l'homme des
douleurs.
S'il s'était rendu compte de tes
exigences, peut-être n'eût-il pas eu le courage du pas décisif qui l'engageait
à n'être plus que ton serviteur, mais ta grâce le livrait avec force à
l'inconnu terrible de ta ressemblance. Il adhérait au delà de ce qu'il pouvait
entrevoir, il adhérait aux profondeurs de ta vie que la théologie l'avait à
peine aidé à percevoir. Tu l'avais séduit par ta douceur, par tes sermons, par
ton Église. Ce n'est que peu à peu que tu lui révélais ta folie d'amour et le
tourment de la miséricorde. Il croyait aller travailler à la vigne, sous le
grand soleil, en chantant de belles chansons d'homme, avec les autres
travailleurs ; il croyait aller à la joie et tu l'as conduit au pressoir.
À mesure qu'il avançait dans le
monde, il se heurtait plus âprement aux duretés du monde. À mesure qu'il aimait
davantage ses frères les hommes, il souffrait davantage de les trouver si loin
de toi ; à mesure qu'il comprenait mieux ton mystère, sa parole pour
l'annoncer venait se perdre dans la lourde trame des égoïsmes et des haines. Il
fallait bien qu'il endosse, lui aussi, les péchés des hommes.
Tu dilatais son cœur à l'infini de la
misère humaine, à l'en faire éclater en même temps que tu lui faisais toucher
du doigt sa propre misère, sa fragilité de pécheur, son impuissance à ne jamais
assez aimer.
Seigneur, ton serviteur est devant
toi, un ver et non un homme. Il se traîne encore enrobé de soi-même, encore
impur, tout faiblesse. Il a beau faire, il demeure la contradiction à ton
message tant que tu ne l'auras pas intégralement crucifié, tant qu'il voudra
encore, par quelque biais, s'échapper.
Seigneur Jésus, que de médiocrités
humaines, et les miennes parmi les autres, voilent le visage si pur de ton Église.
En t'incorporant les fidèles, en séparant tes clercs, tu les laisses à leurs tempéraments,
à leur sottise, à leur arriérisme, à leur modernisme, à leurs calculs, à leur
suffisance, à leur orgueil. C'est la plus terrible épreuve de la foi et combien
de mes frères en sacerdoce n'ont pu la surmonter. Je ne parle pas des aventures
banales et cependant bien douloureuses de ceux qui adhèrent aux nouveautés pour
se justifier. Je parle de ceux qui n'avaient pas la foi assez éclairée ou assez
vive pour demeurer d'Église malgré les petitesses et les retards des gens d'Église.
Ils ont cru à leur propre sagesse plus qu'à la réalité continue de ta présence
dans la société des chrétiens, comme si tu avais cessé de rénover les âmes et
d'éclairer les pasteurs fidèles.
Seigneur Jésus, tu laisses les tiens,
ceux qui t'ont vraiment choisi et ceux qui parlent en ton nom, aux lents
processus de purification d'intelligence, et de maturation, pour respecter en
eux l'humaine condition. Nous voudrions que d'adhérer à toi donne d'emblée la
plus complète vision du monde, la pleine science, et la plus haute sainteté. Tu
n'as pas opéré ainsi avec les douze, et saint Paul nous a dévoilé la lourdeur
charnelle des membres des premières Églises. Pourquoi notre époque serait-elle
privilégiée ; pourquoi prêtres et prélats de notre temps seraient-ils tous
des surhommes ? Ta grâce chemine dans le mystère des acquiescements
intérieurs et dans les signes porteurs de vie que tu as légués à ton Église. Ta
vérité fait sa trouée à travers les contradictions et les obscurités de la
recherche.
Je crois, Seigneur, que tu n'as pas
abandonné les tiens, qu'une germination ne cesse de s'accomplir en profondeur,
que le monde est toujours fécondé par tes saints.
Ne permets pas que je cède aussi aux
impatiences et garde-moi dans ton amour.
Seigneur Jésus, ton serviteur est
devant toi, brisé par la fatigue et accablé de sa tristesse. Donne-lui la force
et la joie, donne-lui l'indéfectible espérance, donne-lui de te connaître
toujours mieux, donne-lui la pureté et l'intensité de l'amour, l'abnégation
sans reprise, et le courage du sacrifice continu.
Seigneur Jésus, ton serviteur croit
encore trop en lui-même et pas assez en toi ; il compte trop sur les
moyens humains et pas assez sur ta grâce ; sur les dispositifs et pas
assez sur la perfection de l'amour.
Pourtant, Seigneur, tu veux qu'il ne
néglige pas les moyens humains et qu'il ne fasse pas fi des dispositifs. Il ne
sert à rien d'être naïf ou stupide et dans une société désormais si complexe et
si collective, si technifiée, le
prêtre qui se refuse à prévoir, à préparer, à organiser, ne fait pas son devoir
pastoral, quelle que soit sa tâche. Le prêtre doit accepter les techniques
modernes de l'action et les utiliser pour ton règne sans toutefois se laisser
dominer par les appareils qu'il est amené à mettre en place.
Mais il doit s'attendre à être mangé, écrasé de travail et de
difficultés, dénué de ressources, et s'acharner à aller de l'avant quand même,
sous cette croix et dans la foi.
Pourtant, il lui faudrait beaucoup de
temps pour réfléchir et pour prier, pour parfaire sa vision universelle qui ne peut
être qu'une vision en ordre au salut.
Seigneur Jésus, souvent ton serviteur
ne sait plus comment sauvegarder son équilibre et choisir, à tant de
bifurcations, le bon chemin. Si tu ne l'inspires pas dans son action, il va se
perdre en aventures. Ton prêtre a plus que jamais besoin de toi.
Il faudrait que tu lui apprennes à
parler aux hommes, à transmettre le message essentiel, celui du salut, à partir
des préoccupations banales et des mots concrets de sa génération. Il ne sait
plus faire passer le message.
Des méthodes nouvelles
d'évangélisations sont indispensables, rejoignant les hommes là où ils sont, et
parlant de ce à quoi ils aspirent confusément, la justice, le bien, la vérité,
l'absolu pour qu'ils te trouvent.
On les dit matérialisés ; c'est
vrai et faux. Dès lors qu'il y a en eux de l'authentique fraternité, le vouloir
d'un mieux être de l'humanité, le vouloir d'une société plus humaine, la
recherche du savoir, un point se trouve en eux où peut s'accrocher l'étincelle.
Ils voudraient valoir plus, et tu
leur en fais un commandement. Ils sont prêts à se tourner vers toi, si on leur
fait comprendre qui tu es, ce que tu as apporté au monde, où tu conduis.
Mais des expressions, des images
nouvelles, des exemples d'un type nouveau sont nécessaires pour les aider à
briser le filet aux mailles serrées des réalités matérielles dans lequel la vie
moderne les a emprisonnés.
C'est étonnant comme ils sont émus
par un grand film : Monsieur Vincent
et Dieu a besoin des hommes, malgré
les fautes commises par les cinéastes, ont plus porté que des milliers de
sermons à clichés.
Apprends, Seigneur, à ton serviteur,
à parler aux hommes et à utiliser tous les moyens nouveaux d'expression qui
leur rendent la vérité intelligible.
Il est un fait terriblement déconcertant :
dans notre civilisation occidentale, le prêtre qui devrait être pont pour aller à Dieu, devient écran.
Son costume, son genre de vie, son langage, son inadaptation, sa vie en
apparence privilégiée, le mystère des cérémonies cultuelles, leur manque
fréquent de beauté, leur côté cocasse parfois, les classes de mariage et
d'enterrement, le fait qu'on le rencontre trop souvent pour des affaires
d'argent, sa non sainteté, sa morgue de semi-intellectuel, sa non transparence,
son option en faveur d'une classe ou d'un régime, sa non patience, tout cela
ensemble le fait écran au lieu de le faire lumière, froid dans le dos au lieu
de le faire chaleur humaine, rencontre désagréable au lieu de le faire
compagnon d'amitié. Pour la plupart des hommes, il est le témoin d'un passé
dont on ne veut plus ; il est un bouquet de fleurs artificielles poussiéreuses ;
il est la réaction contre ce qui entraîne le monde ; il est le marchand
d'évasions infantiles, l'impresario de spectacles surannés, le cornac de la
mort.
Je sais bien, Seigneur, tout ce qu'il
y a de faux dans ces impressions ou ces occupations. Il faudrait tout de même
le débarrasser des décors usés parmi lesquels il cherche maladroitement à
t'exhiber.
Il faudrait qu'il soit mis dans les
conditions où tu transparaisses à travers lui.
Que d'il faudrait, Seigneur, et ton serviteur est bien ridicule de te
poser tant d'exigences.
C'est qu'il se débat dans
l'impuissance de te donner.
Louis-Joseph Lebret, in Appels au
Seigneur (1955)