Tout ce que j'ai écrit est signé, disait Péguy. On pourrait ajouter : signé de son sang. Des innombrables lignes de prose ou de vers tracées par sa plume, il n'en est pas une qui ne porte sa marque, son empreinte, pas une qui ne parle au nom de l'homme tout entier. Aucun style ne fut l'homme plus que celui de Péguy. Il y a parfaite identification du créateur et de sa création : consubstantialité. La vie et la mort de Charles Péguy sont celles d'un témoin ; son œuvre aussi. Il a prouvé qu'un homme, qu'un groupe d'hommes travaillant ensemble, sont capables de faire éclater à contre-courant, dans la médiocrité d'une période, la gloire d'une époque. Patiemment, tenacement, il est devenu vers l'âge de trente-cinq ans – à force de penser à Jeanne d'Arc, à saint Louis, à sainte Geneviève – ce qu'il appelait un bon Français de l'espèce ordinaire et vers Dieu un fidèle : un chrétien dans la paroisse.
Il était
de ces âmes dont Bergson suggère qu'elles ont entraîné, qu'elle entraînent
encore dans leur mouvement les sociétés civilisées. Leurs appels s'adressent à
notre conscience. En sa brève existence, tout événement assume la
signification d'un symbole. Peu de figures ont été plus que la sienne
représentatives de leur lignée et de leur génération – ou du moins, de ce que
cette génération, cette lignée peuvent offrir d'exemplaire. Fils droiturier de
la vieille Gaule, les disciplines étrangères n'ont eu, la Grèce exceptée, que
peu de part en sa formation ; mais son patriotisme n'a rien d'exclusif,
rien de cocardier. Les accents des Saintes Écritures et de la liturgie ont
modelé ses propres intonations. On a pu dire qu'à force d'approfondir deux ou
trois notions, il a fini par ne plus vivre qu'en elles.
Ce qu'un
Kierkegaard avait fait à l'égard de Hegel et des églises luthériennes, un Péguy
le fait à l'égard de Taine et de Renan, et du « parti intellectuel »,
des normaliens, des sorbonnards, des politiciens socialistes – Jaurès, Herr,
Léon Blum –, à l'égard des faux pacifistes et des Tartuffes de l'humanitarisme,
non moins qu'à l'égard du parti maurrassien. À leur embourgeoisement il oppose l'image du témoin
de la vérité. C'est cette grâce du
témoignage qui conduira Péguy, immanquablement, vers une Jeanne et vers un
Louis IX, vers ces martyrs et ces saints que la souffrance configure à leur
maître, Jésus. Car ce n'est pas le zèle humain qui fait à lui seul les martyrs :
c'est le Christ qui les appelle. S'il y a du prophète en Péguy – autant qu'on
peut l'être sans l'inspiration divine – il y a en lui, plus encore, de l'apôtre
et du témoin. Il est de ces hommes dont Kierkegaard a dit qu'à chaque
génération, ils sont destinés à être sacrifiés, afin de découvrir, au milieu
des pires souffrances, ce qui peut être utile aux autres. Péguy sait que le débat n'est pas entre les héros et les
saints : le combat est contre ceux qui méprisent également les héros et
les saints.
Claudel a
pu se demander si la milice de Péguy ne faisait pas partie de cette mission
de survie dont parlent les historiens de Jeanne d'Arc. Ne pourrait-on
appliquer également à Péguy le mot de Lamartine : « La pensée
de tout un peuple repose quelquefois dans l'individu le plus ignoré d'une vaste
foule » ?
Rappelant le trait d'une Américaine
qui attribuait à Jeanne d'Arc le mérite de la victoire de la Marne, Bergson a
proclamé que, lorsque la France aura réconcilié ses enfants, lorsqu'à nouveau
resplendira la lumière qu'elle reçut mission d'apporter au monde, si l'on vient
à se demander quel fut celui qui lança l'appel et ranima la flamme, on entendra
la même voix murmurer : « Pourquoi chercher ? Ce fut Péguy ».
Georges
Cattaui, in Péguy, témoin du temporel chrétien (Centurion)