mercredi 20 mai 2015

En irradiant... Françoise Évenou, La Rencontre

Alors j'ai décidé, dans un ultime sursaut, de faire une retraite, peut-être pour me retirer le plus loin possible, dans le sanctuaire de mon cœur.
J'ai cherché sur Google, tapé « retraite, monastère », et j'ai trouvé l'Abbaye Notre-Dame-de-Protection à Valognes, une petite ville normande dans la Manche. J'ai téléphoné, j'ai entendu la douceur d'une voix et j'y suis allée.
Lorsque je suis arrivée sur le quai de la gare, il faisait nuit. Traînant mon sac de voyage sur les pavés de la ville, je cherchais du regard une indication... et j'ai aperçu le clocher d'une église. Je m'y suis dirigée.
Je n'oublierai jamais son visage, l'infinie douceur de son sourire, lorsqu'elle m'a accueillie, à la tombée de la nuit, au portail de l'abbaye. Et là, j'ai su que j'étais arrivée à bon port. Tout respirait l'amour de Dieu. Comment oublier celle qui avançait paisiblement dans la nuit, une lanterne à la main, pour éclairer le chemin, le chemin de mon retour ? Comment oublier ces paroles de vie, ces paroles qui ne sont qu'accueil de l'autre ? Comment oublier son regard baigné d'amour qui m'enveloppe d'une tendresse infinie ?
Sœur Francesca.
Elle irradie d'une telle lumière, d'une telle force, pourtant si vulnérable, courbée par les années, sans aucun fard pour masquer les rides de la vie. Que la bonté est belle !
Elle m'a conduite à ma chambre, s'assurant que je ne manquais de rien, me mettant à mon aise, n'exigeant rien, n'imposant rien. Et puis, tout doucement elle s'est retirée, a refermé la porte. Tout était simple et respirait l'essentiel.
Et j'ai vu le crucifix.
Je me suis agenouillée, devant Toi, mon Dieu, et des larmes ont jailli de mon cœur déchiré. J'ai pleuré, pleuré un torrent purifiant tout sur son passage, déverrouillant mes fermetures, emportant mes résistances. Ce n'étaient plus des larmes d'apitoiement, c'étaient des perles vivantes, des perles qui font renaître à la vie. C'est la vie qui s'engouffre à nouveau. Là où elle s'était arrêtée.
À genoux, devant Toi, qui n'es que tendresse. Tu ne me juges pas. Tu m'accueilles à bras ouverts. Je suis ce Fils prodigue de la parabole que Tu nous racontes, ce fils qui, après une longue errance, revient chez lui. Tu l'as revêtu de ses plus beaux vêtements, Tu as préparé un grand festin pour lui :
Parce que mon fils que voilà était mort, et il est
revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé !
Tu m'attendais, Tu guettais mon retour depuis tant d'années, Tu l'espérais, Tu souffrais même. Alors, dès que Tu m'as vue revenir, Tu as couru vers moi, Tu m'as prise dans tes bras, Tu m'as couverte de baisers.
Je suis là tout simplement, à genoux devant Toi. Sans rien dire, sans « rien penser », sans rien faire. Il n'y a plus de questionnement, de culpabilité, et le sentiment d'être libérée, délivrée de moi-même, surgit spontanément.
Ton regard plein d'amour me réconcilie avec moi-même, avec mon être le plus profond. Alors, j'implore ton pardon pour m'être éloignée si longtemps de Toi.
Ma nuit a été calme. J'ai dormi d'un sommeil profond et en me réveillant je me sentais apaisée. De la fenêtre de ma chambre, j'apercevais le cloître de l'abbaye. Des religieuses glissaient silencieusement sur les pavés de la cour. Une cloche a tinté.
Je suis entrée dans l'église presque déserte et j'ai été saisie par la beauté dépouillée du lieu. D'une porte latérale, les religieuses, deux par deux, rejoignaient leur stalle, entourant le chœur. La vision de cette communauté, unie dans la prière, chantant d'une même voix, m'enlaçait. Je retrouvais le sens profond de la liturgie, la bonne odeur de l'encens, la douce lumière des cierges, l'éclat des vitraux, « le lait et le miel » de ces chants de louange, l'écoute de Ta Parole, qui pénètre en moi, agit, me transforme, et la communion avec Toi. Mon âme s'ouvrait à la beauté sobre et étincelante. Je Te retrouvais.
Encore tout émue de notre rencontre, je me dirige vers la salle à manger. J'arrive la première. La table est déjà dressée. Pour cinq couverts, seulement ? oh ! Je ne déjeunerai pas avec les sœurs ? Je découvrirai plus tard que je suis dans l'hôtellerie, cette partie du monastère réservée aux retraitants.
Mais alors, qui sont les autres convives ? Ils arrivent, en silence. Ponctuels. Une jeune étudiante, deux autres femmes, un prêtre et sœur Francesca, qui arrive sautillante comme un moineau, le sourire aux lèvres. Elle ne restera que le temps du bénédicité. J'avais oublié cette courte prière avant le repas qui célèbre la terre et le travail des hommes, la vie que Tu nous donnes.
Je suis restée trois jours à l'abbaye. Je suis allée à des offices. Je me suis promenée. J'ai lu. J'ai vécu au rythme de la vie monastique.
Je découvrais qu'à travers des gestes aussi simples que dresser une table avec soin, mettre des fleurs fraîchement coupées dans de l'eau, veiller à la logistique des repas et même faire la vaisselle, on peut transformer tous les petits riens du quotidien en occasions d'aimer.
Peut-être qu'un jour, je pourrais dire, comme sœur Francesca : « Tout est grâce ! » et faire de tous les instants de ma vie un temps de communion avec Dieu. Suivre la « petite voie » de l'enfance spirituelle de Sainte Thérèse de Lisieux : s'émerveiller des actions du Seigneur, lui faire confiance, s'abandonner à lui comme le ferait un petit enfant dans les bras de sa mère, pour prendre l'ascenseur de l'Amour que sont les bras du Seigneur.
Au cours de ces trois jours, je découvrais progressivement ta présence au plus profond de moi. J'étais entrée dans le sanctuaire de mon cœur, ce lieu inviolable, ce lieu que personne ne peut fouler, ce lieu où la voix de Dieu se fait entendre pour nous révéler son amour. Toi, plus intime à moi-même que moi-même, nous dit Saint Augustin dans ses Confessions.
Tard je vous ai aimée ;
Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous ai aimée.
C'est que vous étiez au-dedans de moi et, moi, j'étais en dehors de moi. 

Et c'est là que je vous cherchais ;
Vous étiez avec moi et je n'étais pas avec vous.
Présence qu'il découvre enfin, au plus intime de lui-même, dans le même temps qu'il se découvre lui-même.
Seul Toi pouvais me conduire véritablement à moi-même.
Cette vérité qu'il m'est donné de découvrir dans le silence de cette abbaye est tout simplement ma rencontre avec Toi.
Mais ces instants de grâce, ces moments d'émerveillement, ne les avais-je pas déjà vécus ? Le jour de ma première communion avec Toi, où je me suis avancée vers l'autel, vêtue de blanc, mon cœur saisissant que cette rencontre était décisive ? Que j'allais me nourrir de Toi, qui T'offres tout entier, jusqu'à ton corps et ton sang.
[...]
Oui, je T'avais déjà rencontré, ma chair en gardait la mémoire, car sinon comment me serais-je souvenue de Toi ?
Et puis, bien sûr, il y a toutes ces fois où je ne T'ai pas reconnu, bien trop occupée par mes enfants, ma famille, mon travail, mes amis, mes activités, mes voyages. La vie m'appelait ailleurs et pourtant Tu étais toujours là. C'est moi qui m'étais éloignée de Toi, à pas feutrés, sans rien dire, sans claquer la porte... parce que c'était tellement plus facile de Te mettre entre parenthèses.
Lorsque je me suis mise en route vers cette abbaye, je ne savais pas ce qui m'attendait. Et quand je suis rentrée à Paris, les feuilles des arbres bruissaient de joie sur mon passage. L’impensable s'était produit : je savais, tout mon être savait ce qui comptait le plus à mes yeux, là où se trouvait mon véritable bonheur, l'inestimable valeur de l'amour familial. Qu'il était déjà là, mon plus bel accomplissement, qu'elle était là, mon « œuvre » véritable : donner forme, jour après jour, à cet amour, patiemment, humblement, ardemment.
Je regardais le monde et les êtres comme si je les voyais pour la première fois, comme à une nouvelle aurore de ma vie. Et c'est d'un cœur nouveau que j'étreignais mon époux.
Tout a retrouvé sa vraie place. Mes valeurs, mes sentiments, mes désirs se sont réordonnés autour de Toi.
Mon cœur avait trouvé son trésor.

Françoise Évenou, in La Rencontre (Nouvelle Cité 2015)