lundi 21 janvier 2013

En actant... Jean Dubois, Libre arbitre et liberté

1. Liberté de choix et indétermination.
Dans l'indétermination du vouloir, l'homme prend conscience de sa liberté. Avant que j'ouvre ce livre l'emploi de mon temps était indéterminé. J'aurais pu indifféremment écouter la radio, aller au cinéma, rendre service, et je continue librement ma lecture parce qu'il m'est toujours possible de changer d'occupation. En cela j'ai conscience d'être libre. N'être pas nécessité à vouloir ceci plutôt que cela, tel est pour la plupart des hommes le sens de la liberté.
À vrai dire, ce n'est là qu'une première approche toute superficielle et provisoire du mystère de l'être libre. L'indétermination ne suffit pas à définir la liberté, ce serait l'identifier à une pure contingence. Être libre le dimanche ce n'est pas être indifférent à tous les loisirs possibles. Bien dérisoire serait cette liberté qui me trouverait le soir aussi indéterminé que le matin. L'indétermination n'est que le champ d'exercice de la liberté, l'occasion de sa manifestation. Ma liberté ne consiste pas dans une radicale indifférence vis-à-vis de tous les biens qui m'entourent. S'il en était ainsi, je serais livré au hasard, plus misérable que les êtres dépourvus de connaissance. La liberté de choix est une réalité positive, liée à la condition spirituelle. Chez les êtres matériels, la nature a en quelque sorte fixé par un jugement pré-établi le terme du mouvement. Homme, je juge moi-même du terme de mon désir, j'apprécie et je mesure la bonté des choses. Le libre arbitre est précisément le pouvoir de comparer tel bien au bien absolu, n'y aurait-il qu'un parti à prendre. Être libre c'est donc pouvoir juger du bien actuellement et immédiatement désirable. Par le libre arbitre, j'échappe à l'indifférence : plusieurs biens s'offraient tout à l'heure à mon opinion, j'ai élu celui de lire, je me suis déterminé.
Dire que la volonté n'est pas nécessitée à suivre le bien ainsi proposé serait encore faire équivaloir liberté et indifférence. Ce serait prétendre que l'appétit ne désire pas le bien jugé tel, et donc contredire la notion même d'appétit. Je ne puis vouloir le contraire de ce que j'ai ultimement jugé préférable, ce serait un non-sens : l'appétit suit le jugement.
2. Liberté de choix et déterminisme psychologique.
Le vrai problème est donc de se demander quelle force anime le jugement libre pour qu'il puisse exercer sur le vouloir une pesée déterminante. L'illusion de l'indifférence repose sur une expérience, courante hélas, qui semble nier cette pensée : « Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas ». Que de fois il m'arrive de choisir un parti en sachant que le bien est ailleurs. Le médecin m'interdit de fumer. Je sais que cela me fait tort. J'en ai parfaitement conscience au moment où un ami me tend son étui à cigarettes. Néanmoins j'accepte. Il en va de même de tous les cas où, connaissant quelle est la loi ou quel serait le bien, je me dérobe. Le langage courant exprime cette duplicité si humaine : « il a agi contre sa conscience ».
Agir contre sa conscience, c'est aller contre le jugement serein et réfléchi, celui que je pose dans le calme, celui du moraliste. Cependant, même quand j'agis contre ma conscience, j'agis selon un jugement. Tout choix comporte, plus ou moins perceptibles, une délibération et un jugement. L'action humaine peut s'analyser sous la forme d'un syllogisme pratique dont le schéma le plus général serait : le bien est à vouloir, or tel acte est le bien, donc tel acte est à vouloir. La majeure est nécessaire, elle exprime la nature même de la volonté définie comme le désir du bien. La conclusion est la décision ultime qui ordonne immédiatement mon acte. L'option libre réside donc dans la mineure ; elle s'effectue dans le jugement où j'affirme : ceci est mon bien.
J'opte donc toujours pour ce qui me semble être le meilleur, pour ce que je juge être le bien. N'est-ce pas admettre, à l'opposé d'une liberté d'indifférence, un déterminisme du meilleur ? C'était la position de Leibniz : la liberté n'était pour lui qu'un déterminisme psychologique. L'homme ne serait-il qu'un automate spirituel sous le coup d'une nécessité morale ?
Cette illusion vient de ce que l'on juxtapose, comme des personnes distinctes, une intelligence abstraite et une volonté agissante pure. Oui, j'agis selon un jugement, mais celui-ci n'est pas la résultante d'un ensemble de raisons idéales. Affirmer : ceci est mon bien, c'est attribuer à un être limité la valeur déterminante du bien en soi. Or, nous l'avons vu, Dieu seul épuise la plénitude du bien. Il y a entre le Bien et les biens une marge irréductible où le jeu de la raison est indéterminé. Si mon jugement se fixe sur un bien ce ne sera donc pas en vertu des seules ressources de la pure raison. Je choisis le meilleur, mais le meilleur choisi n'est pas nécessairement le meilleur selon la raison. Mon choix ne peut être mis en équation rigoureuse, il y entre une part de non-rationnel. Ce non-rationnel n'est autre que l'élan même de l'affectivité. L'ultime jugement pratique est déjà imbibé de vouloir.
3. Raison et volonté dans l'acte libre.
Il n'est donc pas suffisant de dire que la volonté agit conformément au jugement qui lui propose le bien. Elle concourt d'elle-même à l'efficacité de ce jugement. Le libre arbitre est la maîtrise de la volonté sur le jugement qui la détermine.
L'intelligence est déterminée en regard de biens particuliers. L'élan de l'affectivité vient combler l'écart entre l'abstrait et le concret, entre la conclusion universelle de la morale ou de la conscience, et la réalité du présent que je vis. La volonté donne au jugement sa valeur d'efficacité existentielle.
Entre tous les biens qui se proposaient tout à l'heure à mon libre choix, je pouvais examiner celui qui était préférable. J'ai estimé que la lecture d'un austère traité de théologie était le moyen le plus convenable à l'obtention de la fin supérieure que je poursuis. Mais cette conclusion, tout idéale et raisonnable, n'avait en soi aucun mordant sur mon action. Elle n'était justement que raisonnable, elle n'avait pas seule la vertu de me faire agir. Ma volonté a dû intervenir.
Le jugement qui me fait agir n'est plus une simple conclusion spéculative : ceci est à faire, il est préférable de lire ; c'est un ordre : fais ceci, il faut te mettre à l'étude. Le mouvement affectif qui m'emporte vers l'agir donne à ma raison une prise sur la réalité concrète dé l'action. La proposition morale n'est plus universelle et abstraite, elle me détermine efficacement, maintenant : le jugement qui m'a déterminé c'est celui que j'ai vécu en ouvrant mon livre et en me mettant à lire.
Ainsi le jugement ne devient ultime qu'en vertu du vouloir lui-même. La présence de ce dynamisme affectif apparaît nettement dans tous les cas où il gauchit la décision raisonnable. La raison me dit bien qu'il ne faut pas fumer, mais, dans les circonstances où je me trouve, la tentation est si forte, cela me semble désirable. Fumer me fait tort, je le sais, mais dans le cas présent j'apprécie ce plaisir comme un bien. Cela nuit à ma santé, trouble mes habitudes, bouleverse même mes principes moraux. L'ultime jugement pratique me détermine néanmoins dans ce sens.
On comprend que le meilleur choisi concrètement n'est plus nécessairement le meilleur en soi. Je suis enclin à envisager dans les biens particuliers le seul aspect qui m'agrée, refusant d'en considérer l'autre face. Le faux bien peut ainsi avoir raison de bien. On voit tout le trouble que peut apporter dans le jugement moral l'affectivité inférieure. Le délectable le plus vil peut prendre raison de désirable, la concupiscence qui augmente le volontaire en dévie également l'élan.
Il est donc vrai de dire que le motif le plus puissant l'emporte, mais ce n'est pas le plus puissant en raison pure, abstraitement. C'est celui auquel mon dynamisme affectif a donné d'être plus puissant.
4. L'acte libre, acte de la personne.
La causalité du motif abstrait n'est donc que relative. Pour passer de la conclusion rationnelle à l'absolu de l'acte, il faut invoquer le vouloir lui-même. Le jugement détermine le vouloir, le vouloir conditionne le jugement. Selon toute apparence nous voici au rouet !
Non, car dans l'intime relation de l'intelligence et de la volonté gît précisément le mystère de l'acte libre. Nous avons dégagé plus haut le rôle respectif des deux puissances dans l'activité volontaire. L'intelligence meut la volonté en lui présentant son objet. La volonté, ayant l'initiative de son exercice, meut l'intelligence et la pousse à sa décision ultime. Motion objective, motion d'exercice, il importe de manier cette analyse avec délicatesse ; voyons quelle en est la portée.
Il ne s'agit évidemment pas de séparer les deux puissances de l'âme comme deux individus antagonistes. L'esprit humain incline à de tels durcissements. Intelligence et volonté sont puissances de la même âme et elles s'enveloppent mutuellement dans cette unité essentielle. L'âme agit par elles. Comme dans la mystérieuse interaction de l'âme et du corps, il y a entre intelligence et volonté réciprocité vivante, cercle vital et non cercle vicieux. L'analyse de leurs rôles respectifs permet de dégager les composantes d'un acte unique, l'acte de la personne qui est le tout agissant. C'est sous le bénéfice de cette analyse qu'on a situé l'acte libre par rapport aux extrêmes : il n'est ni l'indifférence radicale d'un vouloir aveugle, ni le déterminisme d'un jugement rigoureux.
Entre ces deux extrêmes, le mystère subsiste. On ne rend pas plus raison du secret de l'acte libre que de la connaissance ou de l'amour. L'analyse a eu pour but, non d'évacuer le mystère, mais de le cerner d'aussi près que possible. Fruit de l'action réciproque des deux pouvoirs spirituels de l'homme, l'acte libre est un jugement voulu ou un vouloir jugé.
Jugement voulu, vouloir jugé, Aristote préférait déjà cette seconde appellation. Des deux composantes de l'acte volontaire, lumière de la raison, dynamisme de la volonté, celle-ci semble jouer le rôle majeur. Le libre arbitre est un dynamisme éclairé, c'est pourquoi on l'a défini comme la maîtrise de la volonté sur le jugement qui la détermine.
Je choisis selon ce que je suis. Il y a au fond de moi-même une secrète complicité avec certains biens dans lesquels je me retrouve. Cette tendance me définit, elle révèle mon être intime, elle crée en moi une affinité qui conditionne mon jugement. Le secret de l'acte libre est celui du moi désirant et voulant. La liberté révèle et mesure ma personne.
5. Libre arbitre et liberté.
Le choix révèle le moi, mais si mon acte libre trahit ce que je suis, c'est aussi mon acte libre qui me construit. L'expérience de ce fait est une des perceptions initiales de la pensée existentialiste. C'est ce qu'exprime un J.-P. Sartre en disant que l'homme est liberté. Mais son système l'oblige à interpréter l'acte libre comme un choix imprévisible qui définit celui qui le pose, donnant le sens de la situation présente, et un sens nouveau à son passé, instituant son être, créant sa règle morale et son univers tout entier. L'homme n'est ainsi « rien d'autre que son projet » 1, il s'identifie à l'option présentement vécue. C'est retrouver sous une forme plus subtile la liberté d'indifférence poussée jusqu'à la plus radicale des contingences, celle de l'absurde.
Outre un mépris des valeurs transcendantes, il y a dans une telle philosophie une méconnaissance du caractère durable de nos actes. Ceux-ci laissent en nous leurs traces, ils nous modèlent. Notre personnalité s'édifie dans le devenir, c'est par les actes du libre arbitre que nous la construisons.
Par leur intensité ou leur répétition en effet, les actes libres créent en nous des aptitudes nouvelles à l'action, ils laissent en notre âme des inclinations à désirer la fin librement choisie. Il ne s'agit pas de l'automatisme des habitudes corporelles, mais d'un empressement de l'âme qui devient de plus en plus allègre. Par le seul jeu de notre libre arbitre nous pouvons nous établir dans un état de liberté. Cette liberté voulue et construite peut sans cesse être refusée ou détruite, mais ma liberté d'hier pèse sur ma liberté d'aujourd'hui. Il reste vrai que j'agis selon ce que je suis, mais je me fais en agissant.
Le vertueux qui a intensément choisi le bien et qui persévère dans son option bénéficie d'une facilité croissante, il va vers la parfaite liberté de celui qui, dégagé de la servitude des passions, tend sans obstacle et sans résistance vers le bien raisonnable. Le libre arbitre est l'instrument de cette libération, il est au service de la liberté spirituelle.
Cette dernière affirmation demande une explication où l'on récapitulera d'ailleurs toute notre théorie du volontaire. Le libre arbitre peut être appelé la liberté de choix. Cette liberté de choix n'épuise pas toute la richesse de liberté, on peut pousser plus loin la réflexion et faire droit aux philosophies qui lient intimement la liberté à la personne.
Au delà de la liberté de choix, à la source même, il y a une liberté métaphysique, nous l'appellerons volontiers liberté de spontanéité 2. Celle-là était absence de nécessité, celle-ci est absence de contrainte : c'est la liberté de l'être qui suit sans violence son mouvement naturel. La pierre tombe librement, l'oiseau construit librement son nid, quand rien ne vient s'opposer au mouvement spontané et nécessaire de leur nature. La liberté de spontanéité n'est donc pas autre chose que la possibilité pour un être de tendre librement vers sa fin. Elle est identique à la nécessité qui vient du dedans.
La liberté est une nécessité ! Quel paradoxe ! En remontant les degrés de l'être nous observons un épanouissement croissant et parallèle de l'intériorité et de la spontanéité. Au niveau des êtres conscients, l'intériorité devient immanence, la spontanéité devient initiative, indépendance, maîtrise de soi. La liberté de spontanéité est, dans les natures spirituelles, le jaillissement nécessaire et naturel du vouloir. Elle atteint en Dieu sa perfection souveraine : l'amour nécessaire que Dieu se porte est un élan de parfaite liberté. En l'homme, la liberté de spontanéité est le désir nécessaire du bien.
Nous dissolvons trop souvent hélas notre liberté de spontanéité dans notre liberté de choix. Nous croyons à tort que l'homme peut choisir sa fin essentielle comme il choisit son métier, ses distractions, ses amours, ses moyens d'action. En réalité, il y a dans le cœur de l'homme un irrécusable désir d'imiter le modèle divin, d'atteindre la parfaite indépendance de la liberté divine. L'homme est fait pour une liberté de spontanéité.
Que sera cette spontanéité sinon le désir même de Dieu, car il n'y a qu'une fin ultime, objet non de notre choix mais de notre élan naturel et nécessaire. L'homme parfaitement libre est donc celui qui a découvert quel est le souverain bien, celui dont la volonté se coule dans le vouloir même de Dieu. La parfaite liberté est donc un acquiescement à l'Autre, une remise de soi à Dieu.
Cette liberté est pour nous le terme d'une libération progressive. Nous avons à nous dégager librement de l'esclavage de la chair et du péché. Chacun de nos choix implique un consentement et un détachement. Le libre arbitre, liberté de choix, est l'instrument de cette libération. Lorsque le choix sera résorbé dans la spontanéité, alors régnera la véritable liberté, le déterminisme de la Fin ultime.
Livrés à nos seules forces d'homme nous aurions la tragique certitude de tendre vers un achèvement impossible, une libération jamais atteinte. Le chrétien sait que cette libération est acquise et qu'il ne la réalise pas seul. Il possède en la grâce le germe d'une liberté sublime, la liberté des enfants de Dieu, et il va vers son accomplissement. L'Esprit-Saint est en lui, lumière et force, lucidité de l'intelligence, maîtrise du vouloir, spontanéité divine de l'Amour qui crie vers le Père. La Jérusalem céleste enfante des fils libres de la véritable liberté : « Là où est l'Esprit de Dieu, là est la liberté ».
Jean Dubois, op, in Initiation théologique, tome III, Les actes humains (1953)

1. J.-P. SARTRE, L'existentialisme est-il un humanisme ?, Nagel, Paris, 1946, pp. 22-23.
2. L'expression est de Jacques Maritain, dans son article sur L'idée thomiste de la liberté, paru dans la Revue thomiste de juillet-septembre 1939 et publié depuis dans le volume d'essais De Bergson à saint Thomas d'Aquin, Paris, Hartmann, 1947.