L'objection est recevable.
Après tout, Jésus Lui-même, à Gethsémani, demande : « Mon Père, s'il
est possible, que cette coupe passe loin de moi » (Matthieu 26,
39). Alors, que peut bien signifier cette béatitude ? Y aurait-il donc une
affliction qui serait paradoxalement source de bonheur ?
* * *
Le Christ parle ailleurs de
l'affliction, dans un contexte qui éclaire le sens du terme : il l'oppose
à la joie d'une noce. On a reproché à ses disciples de ne pas jeûner comme le
font ceux qui suivent Jean-Baptiste, et Jésus rétorque : « Les
invités à la noce peuvent-ils pleurer et être dans l'affliction d'un deuil tant
que l'Époux est avec eux ? Mais des jours viendront où l'Époux leur aura
été enlevé, et c'est alors qu'ils pleureront » (Matthieu 9, 15).
L'affliction qui est
l'objet de la troisième béatitude est ainsi liée à l'absence de l'Époux,
c'est-à-dire du Messie, qui est « enlevé ». La peine ressentie est
donc celle du deuil, face à la Passion et à la mort de Jésus.
La même expression se
retrouve encore à la fin de l'Évangile selon saint Marc (16, 10) :
après avoir vu le Christ ressuscité, Marie de Magdala « part l'annoncer à ceux
qui avaient été avec lui et qui étaient dans le deuil et les pleurs »,
affligés de la mort de leur Seigneur et Maître bien-aimé.
La malédiction qui
contraste avec cette bénédiction dans la version de l'Évangile de saint Luc (6,
25) n'est pas moins révélatrice : « Malheureux vous qui riez maintenant,
car vous serez dans le deuil et vous pleurerez ». L'important est ici le
mot « maintenant ». Il vise ceux qui rient parce qu'ils ne
reconnaissent pas sur le moment le sujet du deuil qui appelle une consolation. C'est
le cas de ceux qui, face au Christ en croix, « se moquent et ricanent »
(Luc 22, 63 ; 23, 35).
Dans
la troisième béatitude, il n'est donc pas question de n'importe quelle peine humaine. Il
serait illusoire et cynique de soutenir que ceux qui souffrent dans leur corps
et leur âme n'ont qu'à prendre leur mal en patience parce que Dieu veillera à
ce que tout aille mieux, au besoin après leur mort. Mais il s'agit ici du deuil
de la mort du Christ. C'est l'affliction qui monte dans le cœur des disciples
quand ils constatent que leur Seigneur entre dans le mystère de sa Passion.
Être associé à l'offrande
que Jésus fait de sa vie, à la mort qu'Il subit volontairement pour prendre sur
Lui notre péché et nos souffrances, être ainsi « dans le deuil de l'Époux »,
ce n'est pas du tout la même chose que d'être affligé par son propre malheur
dont on ne comprend pas le sens.
* * *
Cependant, quelle « consolation »
est promise à une telle affliction ?
Il faut se rappeler ici
comment Jésus présente l'Esprit saint dans son discours après la Cène (voir
Jean 14, 16.26 ; 15, 26 ; 16, 7) : « Avocat, défenseur,
consolateur » ou, en décalquant le grec : « Paraclet »,
traduction de l'hébreu menahen, qui signifie « consolation ».
Or c'est l'un des noms utilisés pour désigner le Messie (voir Luc 2,
25). Jésus Lui-même annonce donc, avant sa Passion, la venue de « l'autre
Consolateur » (Jean 14, 16), à savoir l'Esprit Saint.
Être consolé par l'Esprit
de Dieu, ce n'est évidemment pas se faire materner comme un enfant qui crie :
« Maman, bobo ! » Quand Isaïe (25, 8) prophétise que Dieu « essuiera
les larmes de tous les visages », il montre l'humanité entière arrachée à
la mort et participant à la vie divine. Saint Jean reprend la même formule pour
décrire dans son Apocalypse (21, 3-4) la Jérusalem céleste comme « la
demeure de Dieu avec les hommes ». Et il ajoute : « De mort, il
n'y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus ».
Isaïe (60, 20) évoquait déjà ce bonheur : « Le Seigneur sera pour toi
la lumière de toujours et les jours de ton deuil seront révolus » (voir
66, 10 : « Soyez dans l'allégresse, vous tous qui portiez le deuil »).
Cette consolation est bien
réelle : c'est le don de la vie en plénitude, sur laquelle la mort n'a
plus de prise. Et ce don est l’œuvre de l'Esprit saint, le Consolateur.
* * *
On comprend donc l'attitude
du vieillard Syméon qui, au Temple, prend dans ses bras l'Enfant Jésus : « Il
attendait la consolation d'Israël et l'Esprit Saint reposait sur lui » (Luc
2, 25). On l'a vu, « la consolation d'Israël », c'est le Messie,
le Sauveur, selon une expression récurrente dans la seconde partie (chapitres
40 à 66) du Livre d'Isaïe. C'est pourquoi Syméon réconforté peut dire :
« Maintenant tu peux, ô Maître, laisser ton serviteur s'en aller dans la
paix. Car mes yeux ont vu ton salut » (Luc 2, 29-30).
On peut encore évoquer ici
le massacre des Innocents. Saint Matthieu (2, 18) discerne dans l'horreur l'accomplissement
de la prophétie de Jérémie (31, 15) : « Une voix dans Rama s'est fait
entendre, des sanglots et une longue plainte. C'est Rachel qui pleure ses enfants
et ne veut pas être consolée parce qu'ils ne sont plus ». Qu'est-ce qui
peut compenser la perte de ses enfants ? Rien, si ce n'est l'Esprit saint
qui ressuscite les morts, comme l'a décrit Ézéchiel (37, 1-14) dans sa vision
des ossements desséchés auxquels l'Esprit de Dieu rend des nerfs, de la chair,
de la peau et finalement la vie. Seule la vraie consolation apporte non pas un
réconfort temporaire, mais la certitude d'un changement total, messianique, non
pas dans telle ou telle destinée privilégiée, mais dans la condition humaine.
* * *
Un
autre épisode de l'Évangile permet de découvrir le sens profond de la
consolation promise à ceux qui entrent en compassion avec la Passion du Christ :
c'est la mort et la résurrection de Lazare (Jean 11, 44).
Devant le tombeau de son
ami, Jésus est très humainement bouleversé. Il « frémit intérieurement »,
précise l'évangéliste. Un tel bouleversement est surprenant : le Fils
aurait-il donc oublié que le Père l'exauce toujours ? En vérité, il faut
rapprocher cette émotion du combat ultime que livre Jésus lorsqu'Il pressent et
vit dans son cœur et dans sa chair le deuil de sa propre mort.
C'est le cas après son
entrée triomphale à Jérusalem. Il perçoit le sacrifice qui L'attend et dit :
« Maintenant, mon âme est troublée » (Jean 12, 27). Plusieurs fois
auparavant, Il avait annoncé aux apôtres sa Passion et sa mort : « C'est
un baptême 1 que j'ai à recevoir, et l'angoisse pèse sur moi jusqu'à
ce qu'il soit accompli » (Luc 12, 50). À Gethsémani, enfin, le
Christ vit par avance son offrande sur la Croix. Reprenant le Psaume 42
(6 et 12), Il s'écrie : « Mon âme est triste à en mourir » (Matthieu
26, 38 ; Marc 14, 34). Saint Luc (22, 43) rapporte pour sa part
qu'un « ange venu du ciel » apparaît pour Le réconforter. Mais c'est
par l'Esprit saint, qui habite en plénitude son humanité, que Jésus sera « consolé »
— arraché à la mort, ressuscité.
L'affliction par compassion
est alors, au sens strict, souffrance avec (en latin : cum) Jésus,
participation à sa Passion où Il « porte le péché du monde ».
Ce « deuil » est introduit au cœur du mystère de la Pâque et devient source
de consolation. Car le sacrifice du Serviteur souffrant vaut pour tous ceux qui
sont dans la peine. La délivrance opérée par le don de l'Esprit saint, c'est-à-dire
la Résurrection de Jésus, vaut également pour tous les hommes, puisque c'est
pour « sauver le monde », y vaincre le péché et donc la mort que le
Christ a affronté l'angoisse de la Croix.
* * *
Reste
à se demander ce que cette béatitude peut dès à présent apporter à l'humanité,
dont l'expérience ne montre que trop qu'elle demeure blessée et dans l'affliction.
Il ne faut pas se méprendre
sur ce qu'impliquent le deuil de Jésus devant sa propre Passion et celui des « amis
de l'Époux » : il s'agit d'éprouver spirituellement, autrement dit
très réellement et concrètement, même si ce n'est pas physiquement ni
matériellement, le poids du péché et du mal qui défigurent le monde. On est
loin des manifestations, toujours fugaces, d'un bon cœur touché par le malheur
d'autrui. Car s'il n'y avait que sensibilité dans l'affliction vraiment
chrétienne, on pourrait protester : « Je n'ai que faire de votre
pitié. Je préférerais que vous soulagiez ma souffrance et que vous trouviez un
remède à mes maux ». Or ce n'est pas une sympathie éphémère et vaine
qu'apporte Jésus, mais la délivrance, la Rédemption.
Être affligé, au sens
profond de la troisième béatitude, c'est entrer dans ce « deuil » de
Jésus le Vendredi saint. C'est se tenir avec Marie au pied de la croix. C'est partager
la Passion de Jésus et porter avec Lui « le péché du monde »,
c'est-à-dire le mal qui y règne, avec ses conséquences impitoyables :
l'injustice, la souffrance et la mort.
Alors, paradoxalement, dans
le mystère de la Pâque du Christ, oui, heureux ceux qui pleurent. Heureux ceux qui
sont capables d'accompagner Jésus jusqu'au bout. Heureux ceux dont la foi
connaît l'épreuve du Vendredi saint et tient bon dans l'obscurité, car ils
seront consolés par le don de la Résurrection, œuvre de l'Esprit saint. Heureux
sont-ils car ils sont associés au dessein de Dieu : ils travaillent avec
Jésus au salut du monde.
* * *
Cette béatitude fait
comprendre l'attitude chrétienne face à la souffrance de ceux qu'accable « le
péché du monde » : non pas sensiblerie ni apitoiement, mais foi dans
la Résurrection, la Rédemption, le pardon. La dure expérience de Job n'est
certes pas effacée : « Si je parle, ma douleur n'est point calmée. Et
si je me tais, me quittera-t-elle ? » (Job 16, 6). Mais Jésus
porte en Lui, sur Lui ce qui est insupportable à l'homme. Dans les chants du
Serviteur, Isaïe prophétise les épreuves et l'affliction du Messie : « Homme
de douleurs, familier de la souffrance, [...] en fait ce sont nos souffrances qu'il
porte, ce sont nos douleurs qu'il endure » (53, 3-4).
Qu'est-ce que cela change ?
Qu'y a-t-il de réconfortant à savoir que le Christ a subi le deuil infligé par
le péché en acceptant la mort et qu'Il a de la sorte éprouvé, Lui « l'Innocent »,
tout le mal qui règne dans le monde ? Tout simplement qu'on ne peut
prendre conscience de cette affliction du Messie et la partager que si l'on
sait en même temps que l'Esprit saint L'a « consolé » en Le
ressuscitant et que cette « consolation » est donnée en « bienheureuse
espérance » à ceux qui Le suivent et L'imitent (Tite 2, 13).
Avec Jésus, le croyant ne
partage donc pas seulement l'affliction, mais aussi l'espérance en un monde délivré
et transfiguré. En « portant sa croix chaque jour » (Luc 9,
23), il est le témoin déjà « heureux » de cette foi en la
Résurrection opérée par l'Esprit saint. Alors que l'homme doit inéluctablement
affronter le malheur le plus extrême, qui est la mort, il ne s'abandonne pas à
la pire épreuve que connaissent ceux qu'écrase la souffrance : s'enfermer
dans le désespoir et refuser la consolation divine.
Cette troisième béatitude
donne donc aux disciples du Christ de puiser la force du bonheur dans la compassion
à la Passion du Christ. Elle fait que « suivre Jésus » jusqu'au
Calvaire n'est pas prendre une voie d'asservissement, de condamnation ni de
malheur, mais s'engager sur le chemin de la vie, de la liberté et du bonheur.
Dans la lumière de cette béatitude, le renoncement pour le Christ et avec Lui
n'apparaît plus comme une destruction mutilante, mais comme l'accueil de la « consolation
éternelle » dans la Résurrection (voir 2 Thessaloniciens 2, 16).
Jean-Marie,
cardinal Lustiger, in Soyez heureux (NiL Éditions)
1.
Sur le sens du mot « baptême », voir Le
Baptême de votre enfant, Paris, Fleurus, 1997, chapitres n
et 111, p. 17 à 32.