vendredi 23 novembre 2012

En suivant... André Sève, La grâce d'appel


Jésus attend notre chèque en blanc. Qui veut n'y risquer qu'un bout de chemin et un bout de cœur, qu'il ne dise pas : « Je veux te rencontrer ». Rencontrer Jésus, c'est le suivre et tout se joue dans un bref dialogue initial : « Suis-moi. — Je te suis ». Nous sommes ici dans l'adhésion inconditionnelle. Une réserve, une crainte, une condition, et cet homme subjugué qui allait suivre Jésus ne le suivra pas. Réfléchir sur de tels ratages, c'est mieux voir ce que signifie l'appel à rencontrer Jésus Christ. Grâce des grâces, et pourtant combien de fois gaspillée !
Réfléchir sur des ratages
On peut méditer l'histoire de l'homme riche qui se détourne, lourd et triste (Lc 18, 18-27). Ou la parabole des invités qui ont tant « d'excuse-moi » (Lc 14, 15-24). Mais je suis encore plus frappé par l'ensemble de Matthieu 8, 18-26, tellement c'est l'image de nos désirs, de nos tergiversations et de nos peurs.
« Un scribe s'approche.
– je vais te suivre partout où tu iras.
– Les renards, dit Jésus, ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'Homme, lui n'a pas où poser la tête.
Un autre des disciples lui dit
– Seigneur, permets-moi d'aller d'abord enterrer mon père.
– Suis-moi, laisse les morts enterrer les morts.
Ces mots sont durs. Suivre Jésus est dur. Sinon on croit l'avoir rencontré mais on rêve.
Après ces deux approches, Jésus monte dans une barque, Matthieu reprend le mot clé : ses disciples le suivirent. La barque est prise dans une tempête, et ils hurlent de peur : « Seigneur, au secours, nous périssons ! » Jaillit alors la question étrange que nous devons recevoir nous aussi de plein fouet : « Pourquoi avez-vous peur ? »
Ils sont en péril de mort et il dit : pourquoi avez-vous peur ? On a là l'expression la plus forte de l'adhésion inconditionnelle, de l'adhésion-confiance, de la folle confiance sans laquelle il n'est pas possible de suivre vraiment le Christ.
Cette confiance accepte l'idée que le suivre ne supprime aucune tempête : il est là, il faut se fier à lui ou ne pas venir.
Vouloir le rencontrer pour le suivre, c'est bien autre chose que lire pieusement l'Évangile ou le disséquer scientifiquement, ou faire provision de petits conseils. Ces rencontres-là ne résistent pas aux coups de la vie et aux peurs. Un peu plus loin (9, 9), Matthieu nous donne le plus typique modèle d'adhésion : « Jésus vit, assis au bureau des taxes, un homme qui s'appelait Matthieu. Il lui dit : 'Suis-moi'. Il se leva et il le suivit ».
La grâce d'appel
Devons-nous donc lâcher notre vie ? Non, parce que Jésus est dans notre vie, on ne le rencontre pas dans les nuages. Le suivre signifie vivre ce que nous avons à vivre comme il veut que nous le vivions. Ce qui exige bien plus qu'attraper ici et là un bout d'Évangile. Ces bouts n'ont de force transformante que si nous arrivons jusqu'à la rencontre qui nous dresse prêt à tout vivre désormais avec lui.
Nous pourrons dire que nous avons rencontré Jésus quand nous lui ouvrirons notre vie sans défendre un recoin, sans refuser une fibre.
Et le plus difficile est encore au-delà : nous arracher de nous-mêmes le oui qui totalise l'imprévisible de notre vie de demain. Aucun marché limité n'est possible avec Jésus. Il ne demande pas de le suivre pour ceci et pour cela, jusqu'ici et jusque-là. Il dit : « Suis-moi ».
La seule réponse (mais quelle rencontre pour y arriver !), c'est une inconditionnalité englobant notre vie entière : « Je veux tout vivre avec toi, ce que j'ai à vivre en ce moment et ce que j'aurai à vivre demain ». Avec toi signifiant, bien sûr, comme toi et par toi.
Un peu fou ? Tout à fait fou. Et extrêmement raisonnable. Cela dépend de la force de notre foi. Si notre foi est faible, Jésus ne peut pas faire grand-chose, et lire l'Évangile ne nous secouera guère. Je débusque ici la grande erreur : s'embarquer tout de suite dans une recherche intellectuelle ou sentimentale, alors qu'il faut d'abord réveiller, renforcer notre foi.
Seule la foi peut dire oui à une grâce d'appel comme celle que nous recevons quand nous avons fortement envie de rencontrer Jésus pour le suivre. La foi discerne que dans notre désir et dans notre oui, Jésus est premier et le sera toujours. C'est lui qui appelle, c'est lui qui aime le premier, c'est lui qui sait exactement ce que nous sommes et qui nous donnera la force de le suivre. Ne comptons ni sur notre lecture fine de l'Évangile ni sur nos battements de cœur. Comptons d'abord sur lui.
Jour après jour, il déterminera notre vie comme il déterminait celle de ses apôtres. Il se montrait terriblement exigeant : « Ils étaient impressionnés, ils disaient : 'Qui donc peut être sauvé ?' » (Mt 19, 25). Mais la grâce de le suivre s'adaptait à l'exigence. Si on croit cela, on peut s'exposer à sa plénitude effrayante : aime comme j'aime, sois libre comme je suis libre, affronte tout, mais demande tout.
Lorsqu'à la grâce d'appel répond une foi inconditionnelle, on a un disciple du Christ. Et une aventure commence, celle de François d'Assise ou de Thérèse de Lisieux. Et la nôtre ? Pourquoi pas ? En sachant bien que « Suis-moi » annonce un chemin, et le chemin de Jésus est connu, chemin de croix, chemin d'amour. Si nous ne lions pas très fortement la lecture de l'Évangile à notre foi et à notre courage, nous ne suivrons pas Jésus, nous n'aurons fait que rêver de loin à cette aventure.
Jésus est toujours nouveau
Une autre manière de rater la rencontre décisive, c'est d'enfermer le mystère de Jésus dans des mots trop vite dits et cadenassés. Même les plus sûrs comme Messie et Fils de Dieu doivent rester ouverts. Jésus est toujours plus nouveau que les mots. Il est toujours à connaître comme inconnu. Ses réponses sont toujours des questions « Qui suis-je vraiment pour toi ? » Gardons-nous de le chercher en essayant de trouver le Jésus que nous voulons et que nous avons déjà défini.
Quand, dans mes recherches pour rencontrer le vrai Jésus, j'apprends qu'il est Messie, Fils de Dieu, Serviteur, Fils de l'Homme, je suis tenté de croire que je tiens Jésus dans ces définitions. C'est vrai qu'il comble les attentes de l'Ancien Testament comme Messie, et qu'il dévoile un inattendu inouï comme Fils de Dieu. Mais il est Jésus-Messie, Jésus-Serviteur, Jésus-Fils de Dieu. Ce n'est pas le titre qui le définit, c'est lui qui donne à des titres qui nous rassurent un contenu si nouveau qu'en réalité les mots craquent, aucun ne me permet d'affirmer : je sais tout de Jésus.
Je dois désirer une rencontre de plus en plus riche qui ne sera jamais une connaissance dominatrice et fermée comme lorsque je sais exactement ce qu'est un objet. Déjà un homme, je ne puis l'enserrer. Mais Jésus !
Les premières communautés croyantes l'ont d'abord regardé, remémoré, scruté, puis elles ont mis les mots, anciens et nouveaux, au service de ce qu'elles ressentaient et découvraient. De l'Évangile à l'Apocalypse, et ensuite dans les christologies, le « Qui suis-je ? » de Jésus a préservé ses disciples de resserrer et de fermer le mystère.
Ce que Dieu est en Jésus Christ, ce qu'il fait en Jésus Christ n'a cessé de se déployer au cours des siècles et se déploie en ce moment avec nos idées neuves sur sa Résurrection et sur son action dans le sens de la liberté, la justice, l'importance de la vie quotidienne.
Les efforts actuels des exégètes nourrissent la connaissance que notre époque a de Jésus Christ et donc le visage que prennent son appel et notre réponse. Et ce Jésus Christ à suivre aujourd'hui est aussi celui dont la présence et l'action se révèlent dans les combats pour l'homme, dans les nouveaux courages, dans les nouvelles façons collectives d'aimer nos frères malheureux.
Nous n'allons pas partir à la recherche d'un « toi et moi » qui, en nous enfermant avec un Jésus du passé et un Jésus de nos rêves, nous laisserait finalement seul avec nous-mêmes. Jésus de Nazareth est devenu immense. Sa rencontre nous donne le Père et l'Esprit et nous ouvre à notre Monde d'aujourd'hui où il agit et où il nous demande d'agir. Le suivre, c'est s'engager dans son œuvre « Père qu'ils soient un ! » Œuvre d'amour, œuvre gigantesque quand on regarde le monde tel qu'il est. Vivre quelque chose avec Jésus c'est sortir du trop petit cercle de nos pensées, de nos peurs et de nos égoïsmes. Aucun appel à vivre puissamment, à faire de notre vie quelque chose qui en vaille la peine, n'est aussi fort que le « Viens, suis-moi » de Jésus.
André Sève, in Avec Jésus, qu’est-ce que tu vis ?