lundi 22 octobre 2012

En donnant... Cardinal Lustiger, Le chemin du bonheur

Les béatitudes montrent le chemin du bonheur. Et cependant, leur message suscite souvent la perplexité, si ce n'est la réticence. Ce n'est pas, au fond, parce que l'hébreu et le grec sont devenus difficiles à traduire. C'est plutôt parce que ces paroles de bénédiction enseignent ce qu'est objectivement le bonheur : il a sa source en Dieu et consiste à s'unir à Son Fils. Mais comment accueillir une telle affirmation, alors que le bonheur est subjectif par essence ? On ne peut, en effet, guère être heureux sans en ressentir quelque chose ! Que valent alors ces belles et mystérieuses paroles pour trouver le bonheur quand on est malheureux ?
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Les Actes des apôtres (20, 35) rapportent une phrase de Jésus qui n'est pas transcrite dans les Évangiles. Saint Paul recommande aux anciens d'Éphèse : « Il faut se souvenir de ces mots que le Seigneur Jésus Lui-même a prononcés : "Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir" ».
Faut-il en conclure que l'abnégation serait le secret du bonheur ? Ce serait aller contre l'expérience commune : si l'on donne tout sans rien garder pour soi, si l'on s'oublie complètement, si l'on s'interdit d'attendre quoi que ce soit en retour, le résultat n'est pas le bonheur, qui disparaît forcément avec la conscience de soi, mais une sorte d'anéantissement. Ne reste, au mieux, que l'hypothétique sérénité à laquelle peut laisser place l'effacement complet de toute subjectivité.
Or ce n'est pas à un héroïsme suicidaire ni à une dissolution de la personne que Jésus appelle. Et Il ne promet pas davantage que Dieu récompensera automatiquement dans une autre existence ou dans « l'au-delà » n'importe quel détachement ou renoncement suffisant. Le christianisme n'encourage pas l'altruisme jusqu'au masochisme et ne limite pas le désir de l'homme à un nirvana au terme d'un cycle de réincarnations !
Lorsque Jésus évoque « le bonheur de donner », Il parle selon ce qu'Il fait Lui-même et exprime ce qui à la fois unit et définit les trois Personnes de la Trinité sainte, dans la surabondance de l'Amour incréé, parfait, saint, pur, total, partagé en un échange de dons absolus. C'est, en soi, objectivement, le bonheur. Et c'est en même temps, pour le Père, le Fils et l'Esprit, une communion intérieurement vécue dans la joie.
C'est précisément cette joie — ce bonheur ressenti avec jubilation — que le Christ offre d'éprouver à ceux qui Le suivent. Dans son dernier discours après la Cène, que rapporte l'Évangile selon saint Jean (chapitres 13 à 17), le rôle du Messie est dévoilé dans sa dimension trinitaire et la joie divine est promise aux apôtres : Jésus leur redit son intimité avec le Père (14, 9-11 ; 16, 15.28.32 ; 17, 10.21, etc.), Il leur annonce la venue de l'Esprit (14, 16-17 ; 15, 26 ; 16, 7-15) et Il prie « pour qu'ils aient la joie en plénitude » (17, 13). Il leur dit aussi (15, 11) : « Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite ».
Une telle allégresse est la béatitude promise aux persécutés qui répondent à la violence par la douceur et à la haine par l'amour. Jésus ne cache pas aux siens les épreuves qui les attendent (Jean 15, 18-25 ; 17, 14). Car l'affrontement au péché et la résistance à la tentation de se faire complice du mal dont on est pourtant victime peuvent mener à tout donner, jusqu'à sa vie même, et ainsi tout perdre. C'est ce à quoi Jésus consent sur la Croix.
Dans la Trinité sainte, certes, aucune des trois Personnes ne se perd ni n'est en rien diminuée en se donnant totalement. La perte est en quelque sorte la manière humaine de donner. On n'a plus ce que l'on offre. Dans la condition pécheresse, séparée de Dieu, le don devient privation, arrachement, sacrifice. Mais le renoncement n'empêche pas de ressentir déjà la joie.
L'homme, « créé à l'image et à la ressemblance de Dieu », la découvre lorsque, s'oubliant lui-même, il rejoint, malgré les doutes de son cœur, le don qui est la Vie divine même. Voilà pourquoi Jésus promet à ses apôtres : « Et votre joie, personne ne pourra vous l'arracher » (Jean 16, 22).
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Jésus dit encore : « Celui qui cherche sa vie la perdra ; celui qui perd sa vie à cause de moi la trouvera » (Matthieu 10, 39). Ce n'est donc pas lorsqu'il réussit, ni, à l'opposé, lorsqu'il oublie tout le reste en même temps que lui-même que l'homme découvre le sens de sa vie et sa vocation au bonheur. Mais c'est lorsqu'il se donne « à cause du Christ », à Son exemple, à Sa suite, en aimant comme Lui. La joie qui lui est alors offerte, il ne la prend pas, il ne la conquiert pas, il ne l'achète pas en ajoutant les sacrifices aux vertus. Elle lui est octroyée « en héritage », elle est participation à la joie de donner, de donner tout, de se donner, qui est la Vie même de Dieu.
Cette joie, qui anticipe la libération du mal et de la mort, est bien sûr paradoxale. Elle vient littéralement « du ciel ». Les trois paraboles que rassemble le chapitre 15 de l'Évangile selon saint Luc, conjuguent la miséricorde et la joie : le berger retrouve sa brebis, la femme sa drachme, le père son fils perdu et mort, et ils se réjouissent. L'allégresse de ces trois personnages suggère qu'en Dieu la « miséricorde », l'attachement inlassable à ce qui paraît perdu, est source de joie, car cela permet de donner gratuitement — et de partager : « Réjouissez-vous avec moi », disent le berger et la femme à leurs amis et voisins, comme Dieu à ses anges lorsqu'un seul pécheur se convertit (Luc 15, 7 et 10). Et le père du « fils prodigue » invite son aîné à se joindre au festin.
Le secret du bonheur de l'homme est donc d'avoir part à la joie de Dieu. C'est en s'associant à Sa « miséricorde », en donnant sans rien escompter en échange, en s'oubliant, même en se perdant que l'on est associé à la « joie du ciel ». L'homme ne « se trouve » — c'est-à-dire n'atteint le bonheur pour lequel il est invinciblement fait parce qu'il est créé « à l'image et à la ressemblance de Dieu » — qu'en se perdant « à cause du Christ ». Il ne se reçoit qu'en se donnant sans réserve, en acceptant de tout perdre à la suite du Fils.
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La « récompense » du « bon et fidèle serviteur » est littéralement d' « entrer dans la joie du Seigneur » (Matthieu 25, 21), de partager la Vie même de Dieu. La « persécution », l'expérience de souffrance et d'arrachement, n'est pas gommée. Le Fils unique l'a connue sans tricher. Elle n'a pas altéré Sa joie de faire la volonté de son Père dans le don de Lui-même.
Est-il possible d' « entrer » déjà dans cette joie de Dieu sans être dupe de son imagination ? Les hommes peuvent-ils éprouver ici-bas ce qu'a vécu l'Homme-Dieu, partager le bonheur divin aussi bien que la Passion de Jésus de Nazareth ?
C'est possible parce que Dieu donne à l'homme de se comporter comme Lui. Si l'on accepte de s'appuyer sur Dieu même sans Le « voir », si l'on consent à être uni au Christ qui s'est livré au point de se faire la nourriture, la vie, le souffle, l'amour, le pardon, la résurrection de l'homme, si l'on se laisse entraîner dans les mouvements que suscite l'Esprit saint, voici que, dans l'obscurité d'une existence qui se consume peu à peu, apparaît une joie infiniment plus grande et plus belle que tous les rêves de réussite humaine, une joie insaisissable quoique certaine : la mystérieuse joie de communier à la joie de Dieu.
Joie d'être aimé de Dieu alors même qu'on ne L'aime pas assez. Joie de savoir, malgré son peu de foi, que Dieu garde confiance en chacun, puisqu'Il l'appelle d'un amour irrévocable. Même si l'on s'estime loin de Dieu, si l'on pense avoir avec Lui un « contentieux » insurmontable, il faut se rappeler qu' « il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repentir » (Luc 15, 7) et que Dieu veut associer à cette joie non seulement ses anges et ses saints, mais aussi et même d'abord celui qui « était mort et perdu, et est retrouvé et revenu à la vie » (Luc 15, 32). Oui, le repentir est source de joie.
« Si tu savais le don de Dieu, dit Jésus à la Samaritaine (Jean 4, 10), c'est toi qui Lui demanderais à boire ». Il suffit de désirer ce don pour déjà y tremper les lèvres Même si l'on souffre ou si l'on se sent coupable pourvu que l'on ressente cette faim et cette soif de la « justice » de Dieu, on peut déjà goûter le bonheur. Le Christ enseigne cette joie de la vie donnée, cette logique de l'amour qui se fait don.
Le bonheur de l'homme, c'est la joie qu'il reçoit de Dieu.
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Deux bénédictions que Jésus a prononcées après le Sermon sur la montagne tracent clairement ce chemin du bonheur.
Au chef des pharisiens qui L'invite à un repas, le Christ dit : « Quand tu donnes un festin, invite des pauvres [...] Heureux seras-tu parce qu'ils n'ont rien à te rendre » (Luc 14, 14) — car ainsi tu agis comme Dieu agit envers toi, et tu goûtes donc la joie de Dieu.
On se rappellera encore le lavement des pieds avant la Cène (Jean 13, 4-17). Jésus se fait l'esclave des siens. Il donne par là un signe de ce qu'Il va accomplir dans l'Eucharistie. Et Il prophétise ce qu'Il va réaliser dans Sa Passion, par amour, pour purifier ceux qu'Il aime, les sauver, leur communiquer la Vie divine et leur permettre de la recevoir. Il commente son geste en disant : « Vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres » — vous dépouiller, vous mettre au service de vos frères, de vos sœurs, les aimer humblement, pour vous comporter comme Dieu à leur égard et à votre égard, et ainsi partager Sa joie. Jésus conclut en effet : « C'est un exemple que je vous ai donné : ce que j'ai fait pour vous, faites-le aussi. [...] Heureux serez-vous si vous le faites » — car dès le moment où vous vivez dans le don et l'oubli de vous-même, vous agissez en enfants de Dieu et vous participez au bonheur de Dieu qui se donne à vous.
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Ce don sans retour est la clé de toutes les béatitudes. Le Christ les vit en plénitude pour nous permettre de les vivre à notre tour et d'en recevoir le bonheur.
Il reste cependant, pour qui écoute ces béatitudes, une hésitation qui l'empêche de faire le pas décisif : quel bonheur réel, concret, tangible est-il offert à celui qui, à la suite du Christ, voudra tout donner, ce qu'il a et ce qu'il est ? Déjà les apôtres demandaient à Jésus : « Et nous qui avons tout quitté pour te suivre, quelle sera notre récompense ? » (Matthieu 19, 27). Le Royaume des cieux, la Terre promise, la consolation, la plénitude de la justice, la miséricorde, voir Dieu, être enfant de Dieu... En tous ces dons promis et qui sont notre bonheur brille une éblouissante lumière, celle du Christ ressuscité, en qui nous ressusciterons. Car si dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu'Il est. Ainsi s'exprime saint Jean dans sa Première Épître (3, 2)
Jean-Marie, cardinal Lustiger, in Soyez heureux