En
un sens, Moon Crescent était une rue qui se voulait aussi romanesque que son
nom, et les événements qui s'y déroulèrent furent assez romanesques à leur
façon. En tout cas, la conception de cette rue avait été l'expression de ce
sentiment authentique — historique et presque héroïque —qui a réussi à se
maintenir à côté de l'esprit commercial dans les vieilles villes de la côte Est
des États-Unis. Elle avait été à l'origine une courbe d'architecture classique
évoquant tout à fait cette atmosphère du XVIIe siècle dans laquelle
des hommes tels que Washington et Jefferson avaient paru d'autant plus
républicains qu'ils étaient des aristocrates. Les visiteurs étrangers, à qui
l'on demandait régulièrement ce qu'ils pensaient de la ville, se devaient
particulièrement de donner leur avis sur Moon Crescent. Les contrastes mêmes
qui étaient venus perturber son harmonie originelle étaient caractéristiques de
sa survie. À un bout de la rue, ou disons une pointe, les dernières fenêtres
surplombaient un terrain clos ressemblant à un parc de gentilhomme, avec des
arbres et des haies aussi réguliers que dans un jardin de l'époque de la Reine
Anne. Mais à peine passé le coin de la rue, les autres fenêtres, parfois des
mêmes pièces, donnaient sur le vilain mur uni d'un immense entrepôt rattaché à
quelque industrie tout aussi vilaine. Au bout de la rue, les immeubles de Moon
Crescent avaient été reconstruits selon le modèle monotone des hôtels
américains et se dressaient à une hauteur qui, bien qu'inférieure à celle du
colossal entrepôt, leur aurait valu le nom de gratte-ciel à Londres. Mais la
colonnade qui courait tout le long des façades de la rue avait une majesté
grise et patinée
par le temps qui suggérait que les fantômes des Pères de la
République auraient très bien pu s'y promener encore. L'intérieur des
appartements, en revanche, était aussi propre et moderne qu'il est possible de
l'être avec les équipements qu'on trouve à New York, surtout à l'extrémité nord entre le jardin
coquet et le mur de l'entrepôt. Ces appartements étaient très petits, et
comprenaient simplement un salon, une chambre et une salle de bains, tous
parfaitement identiques comme les centaines de cellules d'une ruche. Dans l'un
de ces appartements, le célèbre Warren Wynd était assis à son bureau, occupé à
trier des lettres et à donner des instructions avec une rapidité et une
précision merveilleuses. On ne pouvait que le comparer à une tornade
méthodique.
Warren
Wynd était un homme très petit avec des cheveux gris assez longs et une
barbiche pointue, d'apparence frêle mais d'une énergie indomptable. Il avait
des yeux vraiment magnifiques, plus brillants que des étoiles et plus puissants
que des aimants, qu'il était difficile d'oublier une fois qu'on les avait vus.
Et de fait, dans son travail de réformateur et d'arbitre dans bien des œuvres
de bienfaisance, il avait amplement démontré qu'il savait se servir de ses
yeux. Il circulait toutes sortes d'anecdotes, et même, de légendes, sur la
rapidité miraculeuse avec laquelle il savait porter un jugement solide,
particulièrement sur le caractère des gens. On disait qu'il avait choisi son
épouse, qui avait travaillé si longtemps avec lui et de façon si charitable,
« parmi tout un régiment de femmes en uniforme défilant devant lui lors d’une
cérémonie officielle » – certains disaient qu'il s'agissait des
Éclaireuses d'Amérique, d'autres affirmaient que c'était la Police Féminine. On
racontait aussi comment trois vagabonds, parfaitement identiques sous leur
crasse et leurs haillons, s'étaient présentés devant lui pour demander la
charité. Sans hésiter un instant, il avait envoyé le premier dans un hôpital
spécialisé dans un certain type de maladie nerveuse, et le deuxième dans une
institution pour alcooliques. Quant au troisième, il l'avait pris comme
domestique personnel à un salaire confortable, et l'homme avait parfaitement
tenu son emploi pendant de nombreuses années. Il y avait aussi, bien sûr, les
inévitables anecdotes concernant les critiques et les reparties acerbes qu'il
avait formulées lors de ses contacts avec Roosevelt, Henry Ford et Mrs Asquith,
et toutes les autres personnes avec lesquelles un homme public américain, se
doit d'avoir eu un
entretien historique, ne serait-ce que dans les journaux. Il est certain qu'il
y avait peu de chances qu'il soit impressionné par de tels personnages, et au
moment où nous parlons, il continuait d'entretenir son tourbillon de papiers alors, que
l'homme assis en face de lui était lui-même un personnage presque aussi
important.
Silas
T. Vandam, le milliardaire et magnat du pétrole, était un homme mince au visage
allongé, avec un teint jaune et des cheveux noirs aux reflets bleutés, des
couleurs qu'on remarquait moins mais qui paraissaient d'autant plus sinistres
qu'il se tenait à contre-jour devant la fenêtre et le mur blanc de l'entrepôt
en face. Il était sanglé dans un élégant manteau garni d'astrakan. En revanche,
le visage animé et les yeux brillants de Wynd baignaient dans la lumière
provenant de l'autre fenêtre qui donnait sur le petit jardin, car son fauteuil
et son bureau étaient disposés devant elle. Et bien qu'il eût l'air préoccupé,
il ne semblait pas que ce fût particulièrement au sujet du milliardaire. Le
valet de Wynd, ou son domestique personnel, un puissant gaillard aux cheveux
blonds plaqués sur le crâne, se tenait devant le bureau de son maître avec un paquet
de lettres à la main. Le secrétaire privé de Wynd, un jeune homme très soigné
aux cheveux roux et au visage intelligent, avait déjà la main posée sur la
poignée de la porte, comme s'il avait deviné les intentions de son employeur ou réagi à
quelque geste de sa part. La pièce était non seulement parfaitement en
ordre, mais semblait même austère tant elle était vide. En effet, Wynd, avec sa
minutie caractéristique, avait loué tout l'étage au-dessus de son bureau pour
en faire une sorte de grenier ou de zone de stockage, dans lequel tous ses
papiers et autres possessions étaient soigneusement rangés dans des cartons et
des ballots ficelés.
— Remettez-les
à l'employé de l'étage, Wilson, dit Wynd à son domestique qui tenait les
lettres, et allez me chercher ensuite la brochure sur les Night Clubs de
Minneapolis. Vous la trouverez dans la liasse marquée « G ». Je la
veux dans une demi-heure, mais ne me dérangez pas avant. Eh bien, Mr Vandam, je
trouve votre proposition très prometteuse,
mais je ne puis vous donner de réponse définitive avant d'avoir vu le rapport.
Il devrait me parvenir demain après-midi, et je vous téléphonerai aussitôt
après. Je suis désolé de ne pas pouvoir être plus précis pour l'instant.
Mr
Vandam sembla considérer cette remarque comme une façon polie de le congédier,
et l'expression de son visage cireux indiqua qu'il y trouvait une certaine
ironie.
—
Eh bien, il ne me reste plus qu'à prendre congé, sans doute, dit-il.
— C'était
très aimable à vous de venir me voir, Mr Vandam, dit courtoisement Wynd. Vous
m'excuserez de ne pas vous raccompagner, mais j'ai une affaire urgente à
régler. Fenner, ajouta-t-il à l'adresse du secrétaire, raccompagnez Mr Vandam
jusqu'à sa voiture, et ne revenez pas avant une demi-heure. J'ai ici quelque
chose dont je veux m'occuper seul. Ensuite, j'aurai besoin de vous.
Les
trois hommes sortirent ensemble dans le couloir et refermèrent la porte
derrière eux. Le grand domestique, Wilson, tourna dans le couloir pour
rejoindre l'employé à l'étage, tandis que les deux autres prenaient la
direction opposée pour se rendre à l'ascenseur. L'appartement de Wynd était en
effet situé au quatorzième étage de l'hôtel. Ils n'avaient pas fait deux pas
qu'ils virent que le couloir était barré par une silhouette qui s'avançait vers
eux d'un pas presque majestueux. L'homme était très grand avec une carrure
impressionnante, et sa stature paraissait d'autant plus imposante qu'il était
vêtu de blanc, ou d'un gris clair qui s'en rapprochait. Il portait un très
large panama blanc au-dessus d'une crinière presque aussi blanche qui formait
une sorte de halo autour de sa tête. Ainsi encadré par cette auréole, son
visage était puissant et magnifique, comme celui d'un empereur romain, sauf
qu'il y avait quelque chose de juvénile, presque puéril, dans l'éclat de ses
yeux et la béatitude de son sourire.
—
Mr Warren Wynd est-il là ? s'enquit-il d'une voix enjouée.
—
Mr Warren Wynd est occupé, répondit Fenner. Il ne saurait être dérangé sous
aucun prétexte. Je dois vous dire, que je suis son secrétaire, et que je peux
prendre un message.
—
Mr Warren Wynd n'est disponible ni pour le pape ni pour les têtes couronnées,
ajouta Vandam, le magnat du pétrole, avec un sarcasme amer. Mr Warren Wynd est
très difficile. Je suis venu lui offrir la bagatelle de vingt mille dollars,
sous certaines conditions, et il m'a dit qu'il
me rappellerait comme si je n'étais qu'un simple petit garçon de courses.
—
C'est une chose magnifique que d'être un petit garçon, dit l'étranger, et c'est
encore plus magnifique de recevoir un appel. Et moi, j'ai reçu un appel qu'il
faut tout bonnement qu'il écoute. C'est un appel qui vient de notre grande et
magnifique région de l'Ouest, où se construit la véritable Amérique pendant que
vous autres, vous ne faites que roupiller. Dites-lui simplement qu'Art Alboin
d'Oklahoma City est venu le convertir.
—
Je viens de vous dire que personne ne peut le voir, rétorqua sèchement le
secrétaire aux cheveux roux. Il a donné des instructions pour qu'on ne le dérange
pas pendant une demi-heure.
—
Vous autres, dans l'Est, vous n'aimez pas être dérangés, dit Mr Alboin d'un air
désinvolte, mais je subodore qu'un grand vent se lève dans l'Ouest et va vous
déraciner, que ça vous plaise ou non. Ce Wynd passe sa vie à
décider combien d'argent doit aller à telle ou telle vieille religion guindée,
mais moi, je vous dis que tout ce qui laisse de côté le nouveau mouvement du
Grand Esprit qui vient de naître au Texas et dans l'Oklahoma, laisse de côté la
religion du futur.
—
Oh, j'en ai vu, de ces religions du futur, dit le milliardaire avec mépris. Je
les ai passées au peigne fin, et elles sont aussi pouilleuses qu'un chien de
prairie. Il y avait cette femme qui s'appelait Sophia,
mais qui aurait mieux fait de se faire appeler Sapphira *, à mon avis. De
l'imposture pure et simple. Des ficelles attachées à toutes les tables et aux
tambourins. Et puis il y a eu cette bande de la Vie Invisible. Ils se disaient
capables de disparaître comme ils voulaient, et c'est vrai, ils ont bien
disparu en même temps que cent mille de mes dollars.
J'ai rencontré Jupiter Jésus à Denver, je l'ai vu pendant des semaines, et ce n'était
qu'un vulgaire escroc. Tout comme le Prophète Patagonien, qui a dû filer en
Patagonie. Non, j'en ai fini avec tout ça. Désormais, je ne crois que ce que je
vois. Et je crois qu'on appelle ça être un athée.
— Je pense que vous vous
méprenez sur mon compte, dit l'homme de l'Oklahoma, presque avec véhémence. Je
pense être aussi athée que vous. Il n'y a rien de surnaturel ni de
superstitieux dans notre mouvement. Rien que du scientifique, tout simplement.
La seule vraie science qui en vaille la peine, c'est celle de la santé, et la
meilleure santé qui soit réside dans la respiration. Remplissez vos poumons du
grand air de la prairie, et vous pourriez faire basculer d'un souffle toutes
vos vieilles villes de la côte Est dans l'océan. Vous pourriez faire s'envoler
tous leurs grands hommes comme du duvet de chardon. C'est ça que nous faisons,
dans notre mouvement : nous respirons. Nous ne prions pas, nous respirons.
— Ma
foi, vous le faites très bien, apparemment, dit le secrétaire d'un air las.
Il avait un visage
intelligent et animé qui était bien incapable de dissimuler sa lassitude. Mais
il venait d'écouter ces deux monologues avec la patience et la politesse
admirables (qui contrastent tant avec leur réputation légendaire d'impatience
et d'insolence) dont font preuve les Américains en entendant de telles tirades.
— Non, rien de surnaturel,
poursuivit Alboin, rien que le grand fait naturel qu'on trouve à la base de
toutes les fantaisies surnaturelles. Qu'est-ce que les Juifs attendaient de
leur Dieu, sinon d'insuffler dans les narines de l'Homme le souffle de la
vie ? Nous respirons à travers nos propres narines, dans l'Oklahoma. Que
signifie le mot Esprit ? C'est juste le terme grec pour désigner les
exercices respiratoires. Vie, progrès, prophétie : tout est question de
souffle.
— Certains diraient que
c'est du vent, répliqua Vandam, mais je suis néanmoins heureux de voir que vous
vous passez du coup de la divinité.
Le
visage fin du secrétaire, plutôt pâle sous sa masse de cheveux roux, sembla
traversé par une expression évoquant quelque amertume secrète.
— Moi, je n'en suis pas
heureux, dit-il, j'en suis simplement certain. Cela semble vous plaire d'être
athées, et vous croyez peut-être tout bonnement ce qu'il vous plaît de croire.
Moi, Dieu sait si j'aimerais que Dieu existe... mais il n'existe pas, et c'est
bien ma veine.
Sans avoir perçu le moindre
bruit ni aucun mouvement, ils prirent tout à coup conscience, d'une façon
presque inquiétante, que leur groupe devant la porte de Wynd était passé de
trois à quatre personnes. Combien de temps cette personne supplémentaire
s'était-elle tenue là, aucun des participants à cette discussion animée
n'aurait su le dire, mais l'individu donnait toutes les apparences d'avoir
attendu respectueusement, et même timidement, l'occasion de dire quelque chose
d'urgent. Mais dans leur état de nervosité, il leur sembla qu'il était apparu
aussi brusquement et silencieusement qu'un champignon. Et de fait, il
ressemblait assez à un gros champignon noir, car il était très petit et sa
silhouette courtaude était dominée par son grand chapeau noir d'ecclésiastique.
La ressemblance aurait été encore plus frappante si les champignons avaient eu
l'habitude de porter un parapluie, surtout du genre cabossé et informe.
Fenner, le secrétaire, fut
encore plus surpris de constater qu'il s'agissait d'un prêtre. Mais lorsque
celui-ci tourna son visage rond sous son chapeau rond, et qu'il demanda
innocemment à voir Mr Warren Wynd, le secrétaire répondit négativement avec un
peu plus de sécheresse que précédemment. Mais le prêtre insista.
— Je veux vraiment voir Mr
Wynd, dit-il. Cela vous semblera peut-être bizarre, mais c'est précisément ce
que je veux faire. Je ne veux pas lui parler. Je veux simplement le voir. Je
veux juste voir si on peut voir qu'il est là.
— Eh bien, moi, je vous dis
qu'il est là mais qu'on ne peut pas le voir, répliqua Fenner, de plus en plus
agacé. Qu'est-ce que ça veut dire, vous voulez voir si on peut voir qu'il est
là ? Bien sûr, qu'il est là. Nous l'avons quitté il y a tout juste cinq
minutes, et nous sommes restés devant sa porte tout ce temps.
— Ma
foi, je veux voir s'il va bien, dit le prêtre.
— Pourquoi ?
demanda le secrétaire, sur un ton exaspéré.
— Parce que j'ai une raison
très sérieuse, et je dirais même solennelle, répondit gravement
l'ecclésiastique, de douter qu'il aille bien.
— Ah, Seigneur !
s'exclama Vandam avec une sorte de rage. Ça suffit, toutes ces
superstitions !
— Je sens que je vais
devoir m'expliquer, dit le petit prêtre. Je ne pense pas que vous me laisserez
même jeter un simple petit coup d'œil par la porte avant que je ne vous aie
raconté toute l'histoire. (Il resta un moment silencieux, comme pour réfléchir,
et poursuivit sans remarquer les visages étonnés autour de lui). Je marchais le
long de la colonnade lorsque j'ai aperçu un homme en guenilles qui courait à
toutes jambes au coin de la rue. Je l'ai vu venir vers moi, et j'ai pu
distinguer sa grande silhouette efflanquée et son visage. C'était celui d'un
pauvre diable d'Irlandais que j'ai un peu aidé autrefois. Je ne vous dirai pas
son nom. Quand il m'a vu, il a chancelé et il s'est arrêté en me saluant par
mon nom : « Par tous les saints, c'est le Père Brown ! Vous êtes
le seul homme dont le visage pouvait me faire peur aujourd'hui ».
» J'ai
aussitôt compris qu'il avait encore commis je ne sais quelle folie, et je ne
crois pas que mon visage lui ait tellement fait peur que ça, car il s'est mis
bientôt à m'en parler. Il m'a demandé si je connaissais Warren Wynd, et je lui
ai répondu que non, que tout ce que j'en savais, c'était qu'il habitait en haut
de l'un de ces immeubles. Il m'a dit : « Voilà un homme qui se prend
pour un saint... Mais s'il savait ce que j'ai dit sur lui, il n'aurait plus
qu'à aller se pendre ». Et il l'a répété plus d'une fois, d'une voix
agitée : « Oui, il n'aurait plus qu'à aller se pendre ». Je lui
ai demandé s'il avait fait quoi que ce soit à Wynd, et sa réponse a été assez
bizarre. Il m'a dit : « J'ai pris un pistolet, que je n'ai pas chargé
avec du plomb ni avec des balles, mais seulement avec une malédiction ».
Pour ce que j'ai pu en comprendre, il s'est contenté de se
rendre dans la petite allée entre ce bâtiment et le grand entrepôt, avec son
vieux pistolet chargé à blanc, et de tirer un coup de feu contre le mur comme
si cela allait suffire à faire s'effondrer l'immeuble. « Mais en même
temps », m'a-t-il dit, « je l'ai maudit avec la grande malédiction,
que la justice de Dieu le prenne par les cheveux et la vengeance du Diable par
les pieds, et qu'il soit déchiré en deux comme Judas et que le monde n'entende plus
jamais parler de lui ».
» Ma foi, peu importe
maintenant ce que j'ai pu dire d'autre à ce pauvre fou. Il s'est un peu calmé
et il est parti, et je suis allé inspecter l'arrière du bâtiment.
Effectivement, dans la petite ruelle au bas de cet immeuble, j'ai trouvé par
terre un très vieux pistolet rouillé. Je m'y connais assez en armes pour savoir
qu'il n'avait été chargé que d'un peu de poudre. J'ai vu les traces noires de
poudre et de fumée sur le mur, et même la marque du canon, mais aucune entaille
qu'une balle aurait pu faire. Il n'avait laissé aucune trace de destruction,
aucune trace de quoi que ce soit si ce n'est ces taches noires et la
malédiction qu'il a lancée vers le ciel. Je suis donc venu ici pour demander à
voir ce Warren Wynd et m'assurer qu'il va bien.
Fenner,
le secrétaire, éclata de rire.
— Je peux facilement régler
votre problème. Je vous assure qu'il va très bien. Nous l'avons laissé à son
bureau il y a quelques minutes seulement, en train d'écrire. Il était seul dans
la pièce à quelque trente mètres au-dessus de la ruelle, et placé de telle sorte
qu'aucun coup de feu n'aurait pu l'atteindre, même si votre ami n'avait pas
tiré à blanc. On ne peut accéder à son bureau que par cette porte, et nous
sommes restés devant pendant tout ce temps.
— Néanmoins, dit
gravement le Père Brown, j'aimerais bien jeter un coup d'œil pour voir.
— Eh bien, vous ne
pouvez pas, rétorqua l'autre. Grands dieux, ne me dites pas que
vous croyez à cette malédiction ?
— Vous oubliez, dit le
milliardaire avec une légère grimace de mépris, que toute l'activité de ce
révérend gentleman tourne autour de bénédictions et de malédictions. Allons,
monsieur, si Wynd a été voué aux Enfers, pourquoi ne le bénissez-vous pas à
nouveau ? À quoi servent vos bénédictions si elles ne peuvent pas lutter
contre la malédiction d'un traîne-savates d'Irlandais ?
— Y a-t-il encore des gens
qui croient à des choses pareilles de nos jours ? protesta l'homme de
l'Ouest.
— Le Père Brown croit à
bien des choses, à ce que je comprends, dit Vandam dont l'humeur avait été
affectée par la façon dont il avait été congédié ainsi que par la discussion en
cours. Le Père Brown croit qu'un ermite a traversé un fleuve sur
un crocodile surgi de nulle part, et que lorsqu'il a ordonné au crocodile de
mourir, l'animal a docilement obéi. Le Père Brown croit que je ne sais quel
saint est mort, et que son corps s'est transformé en trois corps pour qu'ils
puissent être distribués à trois paroisses, chacune étant décidée à être
considérée comme sa paroisse natale. Le Père Brown croit qu'un saint a accroché
son manteau à un rayon de soleil, et qu'un autre s'est servi du sien pour
traverser l'Atlantique. Le Père Brown croit que l'âne sacré avait six pattes,
et que la maison de Loreto a voyagé à travers les airs. Il croit à des
centaines de statues de la Vierge qui clignent de l’œil et qui pleurent matin
et soir. Ce n'est pas grand-chose pour lui de croire qu'un homme puisse
s'échapper par le trou de la serrure ou disparaître d'une chambre close. À mon
avis, il se soucie peu des règles de la nature.
— De
toute façon, moi, je dois me soucier des règles de Warren Wynd, dit le
secrétaire d'une voix lasse, et l'une de ses règles, c'est qu'on doit le
laisser tranquille quand il le demande. Wilson vous dira la même chose. (Le
grand domestique que Wynd avait envoyé chercher une brochure venait de
traverser tranquillement le couloir, le document à la main, mais sans s'arrêter
à la porte). Il va maintenant s'asseoir sur la banquette près du garçon d'étage
et se tourner les pouces en attendant qu'on ait besoin de lui. Il ne rentrera
pas dans le bureau avant, et moi non plus. Je crois que nous savons tous les
deux de quel côté notre tartine est beurrée, et il faudrait un bon nombre des
saints et des anges du Père Brown pour nous le faire oublier.
— Pour
ce qui est des saints et des anges... commença le prêtre.
— Ce ne sont que des
bêtises, répéta Fenner. Je ne voudrais pas paraître insultant, mais si ce genre
de choses convient très bien aux cryptes et aux cloîtres et à toutes sortes
d'endroits au clair de lune, vous ne trouverez pas de fantômes qui franchissent
une porte fermée dans un hôtel américain.
— Mais les hommes peuvent
ouvrir une porte, même dans un immeuble américain, répondit patiemment le Père
Brown. Et il me semble que le plus simple serait de l'ouvrir.
— Ce serait suffisamment simple
pour me faire perdre mon emploi, répliqua le secrétaire, et Warren Wynd n'aime
pas que ses secrétaires soient aussi simples que cela. Pas simples au point de
croire au genre de fables auxquelles vous semblez croire.
— Ma foi, dit gravement le
prêtre, c'est un fait que je crois à beaucoup de choses auxquelles vous ne
croyez sans doute pas. Mais il me faudrait un temps considérable pour vous les
détailler toutes, et pour vous expliquer pourquoi je pense avoir raison d'y
croire. Mais il vous suffirait de deux secondes pour ouvrir cette porte et me
prouver que j'ai tort.
Quelque
chose dans cette phrase sembla plaire à l'esprit plus audacieux de l'homme de
l'Ouest.
— Je dois dire que
j'aimerais assez prouver que vous avez tort, dit Alboin en s'avançant brusquement,
et c'est ce que je vais faire.
Il ouvrit la porte de
l'appartement et passa la tête à l'intérieur. Le premier coup d'œil révéla que
le fauteuil de Warren Wynd était vide. Le second coup d'œil révéla que la pièce
était vide également.
Fenner,
saisi à son tour d'une sorte d'énergie électrique, se précipita dans
l'appartement.
— Il
est forcément dans sa chambre, dit-il brièvement.
Tandis qu'il s'engouffrait
dans la pièce intérieure, les autres restèrent dans le bureau vide en regardant
autour d'eux. L'austérité et la simplicité de l'ameublement, qui ont déjà été
notées, leur opposaient un défi sévère. Il n'était manifestement pas question
qu'une souris puisse se cacher dans une telle pièce, encore moins un homme. Il
n'y avait pas de rideaux et, ce qui est plus rare dans un intérieur américain,
pas d'armoire. Même le bureau n'était qu'une simple table avec un tiroir peu
profond et un couvercle incliné. Les chaises étaient dures avec un simple
dossier haut. Un instant plus tard, le secrétaire réapparut après avoir exploré
les deux autres pièces. On pouvait lire dans ses yeux écarquillés que ses
recherches avaient été vaines, et sa bouche sembla s'agiter de façon mécanique
quand il demanda sèchement :
— Vous
ne l'avez pas vu passer par ici ?
Les autres ne jugèrent même
pas nécessaire de répondre par la négative. Leur esprit venait de se heurter à
quelque chose de semblable au grand mur de l'entrepôt qu'ils apercevaient en
face par la fenêtre, et dont le blanc virait progressivement au gris dans le
crépuscule tombant. Vandam s'approcha du rebord de la fenêtre auquel il s'était
appuyé une demi-heure plus tôt, et jeta un coup d'œil au-dehors. Il n'y avait
pas de conduite ni d'escalier de secours, pas de corniche ni aucun endroit où
poser le pied le long de la paroi qui descendait à pic vers la petite ruelle.
Il n'y avait rien non plus sur le mur au-dessus. L'autre côté de la rue était
encore plus nu : on ne voyait que l'étendue monotone du mur blanchi à la
chaux. Vandam scruta attentivement le trottoir en contrebas, comme s'il
s'attendait à y voir le corps du philanthrope disparu. Il ne put rien
distinguer d'autre qu'un petit objet noir, peut-être bien le pistolet que le
prêtre avait trouvé. Pendant ce temps, Fenner s'était rendu à l'autre fenêtre
qui donnait sur un mur également uni et inaccessible, mais au-delà duquel on
apercevait un petit jardin d'agrément au lieu d'une ruelle. Un bosquet d'arbres
empêchait de voir le sol, mais il dépassait à peine du sommet de la muraille.
Les deux hommes se retournèrent et se firent face dans la pénombre où le reflet
des derniers rayons d'argent du soleil sur les chaises et la table tournait
rapidement au gris. Comme si le crépuscule lui-même était une source
d'irritation, Fenner actionna l'interrupteur et les détails de la scène
ressortirent soudain distinctement dans la lumière crue de l'éclairage
électrique.
—
Comme vous l'avez fait remarquer tout à l'heure, dit Vandam d'un air sombre,
aucun coup de feu n'aurait pu l'atteindre d'en bas. Mais même s'il avait été
atteint par une balle, il n'aurait pas simplement disparu comme une bulle de
savon qui éclate.
Le secrétaire, qui était
encore plus pâle qu'avant, lança un regard irrité vers le visage bilieux du
milliardaire.
— Qu'est-ce qui vous prend
d'avoir ces idées morbides ? Qui vous parle de balles et de bulles ?
Pourquoi ne serait-il pas encore vivant ?
— Effectivement, répondit
Vandam d'un ton apaisant, pourquoi pas ? Si vous voulez seulement bien me
dire où il est, je vous dirai comment il y est allé.
Le secrétaire hésita un instant,
et finit par marmonner d'un air plutôt bougon :
— Vous avez sans doute
raison. Nous voilà confrontés exactement à ce dont nous parlions tout à
l'heure. Ce serait vraiment bizarre si vous et moi en venions à croire qu'il y
a quelque chose de vrai dans les malédictions. Mais qui peut bien s'être
attaqué à Wynd alors qu'il était enfermé ici ?
Mr Alboin, d'Oklahoma City,
se tenait pendant ce temps-là au milieu de la pièce, les jambes légèrement
écartées, et son auréole de cheveux blancs aussi bien que ses yeux ronds
semblaient rayonner de stupéfaction. C'est alors qu'il dit distraitement, avec
l'impudence tranquille d'un enfant terrible :
— Vous
ne l'aviez pas trop à la bonne, hein, Mr Vandam ?
Le long visage jaune de Mr
Vandam s'allongea encore et se fit plus sinistre tandis qu'il répondait avec un
sourire tranquille :
— S'il faut en venir à ce
genre de coïncidences, c'est vous, je crois, qui parliez d'un vent de l'Ouest
qui allait emporter nos grands hommes comme du duvet de chardon.
— Oui, je sais que j'ai dit
qu'il le ferait, répondit l'homme de l'Ouest en toute candeur, mais n'empêche,
comment diable a-t-il pu le faire ?
Le silence fut rompu par
Fenner qui déclara avec une sorte de brusquerie presque violente :
— Il n'y a qu'une chose à
dire sur cette affaire. Rien de tout cela n'est arrivé. Ça ne peut pas être
arrivé.
— Oh, mais si, dit le Père
Brown du coin de la pièce où il se tenait. C'est bel et bien arrivé.
Tous sursautèrent, car en
vérité, ils avaient complètement oublié ce petit bonhomme insignifiant qui les
avait amenés au départ à ouvrir la porte. Et en même temps que la mémoire leur
revenait, leur attitude s'inversa brusquement. Ils se rendirent soudain compte
qu'ils avaient tous traité le prêtre de rêveur superstitieux pour avoir
simplement suggéré ce qui venait précisément de se produire sous leurs yeux.
— Nom
d'un coyote ! s'exclama l'impétueux homme de l'Ouest, comme si c'était
plus fort que lui. Et s'il y avait du vrai dans tout ça, finalement ?
— Je dois avouer, dit Fenner
en contemplant la table d'un air soucieux, que les craintes du
révérend père étaient apparemment fondées. Je ne sais pas s'il a autre chose à
nous dire.
— Il
pourrait peut-être nous dire, fit Vandam d'un ton sarcastique, ce que diable
nous devons faire maintenant.
Le
petit prêtre sembla accepter ce rôle avec modestie et beaucoup de naturel.
— La seule chose qui me
vienne à l'esprit, dit-il, c'est qu'il faut d'abord prévenir les autorités, et
voir ensuite s'il n'y a pas d'autres traces de l'homme qui a tiré avec le pistolet.
Il a disparu à l'autre bout de la rue, du côté du petit jardin. Il y a quelques
bancs, et c'est un endroit très apprécié des vagabonds.
Des consultations directes
avec la direction de l'hôtel, menant à des consultations indirectes avec les
autorités policières, leur prirent un temps considérable, et la nuit était déjà
tombée lorsqu'ils sortirent sous la longue colonnade incurvée de Moon Crescent.
La rue semblait aussi froide et déserte que la lune dont elle portait le nom,
et l'astre lunaire lui-même se levait derrière le sommet des arbres sombres,
brillant d'une lumière spectrale, lorsqu'ils arrivèrent devant le petit jardin.
La nuit recouvrait de son voile une bonne partie de ce que cet endroit avait
d'artificiel, et tandis qu'ils se fondaient dans l'ombre des arbres, ils eurent
l'étrange impression d'avoir été soudain transportés à des centaines de
kilomètres de chez eux. Après qu'ils eurent marché un moment en silence,
Alboin, qui avait en lui quelque chose de plus proche de la nature, explosa
soudain.
— J'abandonne !
s'écria-t-il. Je rends les armes ! Je n'aurais jamais cru en arriver là,
mais que peut-on faire quand il vous arrive des choses pareilles ? Je suis
désolé, Père Brown. Je crois que je vais vous rejoindre, vous et vos contes de
fées. Désormais, les contes de fées, j'y crois. Ma foi, n'est-ce pas vous, Mr
Vandam, qui avez dit que vous êtes un athée qui ne croit qu'à ce qu'il
voit ? Eh bien, qu'est-ce que vous avez vu ? Ou plutôt, qu'est-ce que
vous n'avez pas vu ?
— Oui,
je sais, dit Vandam en hochant la tête d'un air lugubre.
— Oh,
c'est cette lune et ces arbres qui nous portent sur les nerfs, dit Fenner avec
entêtement. Les arbres ont toujours l'air bizarres dans le
clair de lune, avec leurs branches comme des tentacules. Regardez-moi ça...
— Oui, fit le Père Brown
qui se tenait immobile, le regard fixé sur la lune à travers les arbres. Il y a
une branche très bizarre, là-bas.
Quand il reprit la parole,
il dit simplement :
— J'avais cru que c'était
une branche cassée.
Mais cette fois-ci, il y
avait dans sa voix une émotion qui fit frissonner ses compagnons sans qu'ils
sachent pourquoi. II y avait effectivement quelque chose qui ressemblait à une
branche morte se balançant doucement à un arbre dont la silhouette sombre se
découpait dans le clair de lune. Mais ce n'était pas une branche morte. Quand
ils furent suffisamment près pour voir de quoi il s'agissait, Fenner fit un
bond en arrière en poussant un affreux juron. Puis il se précipita pour
desserrer la corde qui entourait le cou du petit homme dont les cheveux gris
pendaient sur son visage. Il comprit qu'il était mort avant même d'avoir réussi
à le détacher de l'arbre. Une grande longueur de corde avait été enroulée
autour des branches, et une partie relativement courte pendait d'une fourche de
l'arbre, rattachée au cadavre. Une jardinière était renversée à ses pieds,
comme le tabouret repoussé par un suicidé.
— Ah, bon Dieu ! dit
Alboin, dans ce qui était presque autant une prière qu'un juron. Qu'est-ce que
le type a dit ? « S'il savait, il n'aurait plus qu'à
aller se pendre ». N'est-ce pas cela qu'il a dit, Père Brown ?
— Oui, répondit le Père
Brown.
— Eh bien, dit Vandam d'une
voix caverneuse, je n'aurais jamais pensé voir ni dire une chose pareille. Mais
que peut-on dire d'autre sinon que la malédiction s'est accomplie ?
Fenner
se tenait immobile, le visage caché dans les mains.
Le
prêtre posa la main sur son bras et lui demanda d'une voix douce :
— Aviez-vous beaucoup
d'affection pour lui ?
Le secrétaire retira les
mains de son visage, qui semblait livide dans la lumière lunaire.
— Je le haïssais de toute
mon âme, dit-il, et si c'est une malédiction qui l'a tué, ce pourrait être la
mienne.
Le prêtre lui serra le bras
un peu plus fort et dit avec une véhémence qu'il n'avait guère manifestée jusqu'ici :
— Ce n'était pas votre
malédiction. Je vous en prie, soyez rassuré.
La
police du district rencontra de grandes difficultés avec les quatre témoins
impliqués dans l'affaire. Tous jouissaient d'une bonne réputation, et pouvaient
même être considérés comme des personnes dignes de confiance au sens habituel
du terme. Et l'un d'eux possédait un pouvoir et une importance
considérables : Silas Vandam, de l'Oil Trust. Le premier officier de
police qui tenta d'exprimer son scepticisme en l'entendant raconter son
histoire fit très rapidement jaillir des étincelles de l'esprit d'acier du
magnat.
— Ne venez pas me parler de
m'en tenir aux faits, dit le milliardaire avec aspérité. Vous n'étiez pas
encore né que je m'étais déjà tenu à pas mal de faits, et un bon nombre ont
tenu à moi. Ne vous inquiétez pas, je vais vous les dire, moi, les faits, si
seulement vous avez le bon sens de les noter correctement.
Le policier en question
était jeune et subalterne, et il comprenait vaguement que le milliardaire était
trop important politiquement pour être traité comme un citoyen ordinaire. Il le
passa donc, ainsi que ses compagnons, à un supérieur plus chevronné, un certain
inspecteur Collins, un homme grisonnant qui s'exprimait avec une amabilité
légèrement menaçante, comme un homme affable mais qui ne s'en laisse pas conter.
— Eh bien, ma foi, dit-il
en regardant les trois hommes devant lui avec des yeux pétillants, ça m'a tout
l'air d'une drôle d'histoire.
Le Père Brown était déjà
reparti vaquer à ses tâches quotidiennes, mais Silas Vandam était même allé
jusqu'à laisser de côté ses immenses activités sur le marché pendant une heure
ou deux, afin de témoigner de sa remarquable expérience. La fonction de
secrétaire de Fenner avait cessé, en un sens, en même temps que la vie de son
employeur. Quant au grand Art Alboin, il n'avait rien d'autre à faire à New
York, ou ailleurs, que de propager la religion du Souffle de la Vie ou du Grand
Esprit, et il restait donc impliqué pour l'instant dans l'affaire. C'est ainsi
que les trois hommes se tenaient alignés dans le bureau de l'inspecteur, prêts
à corroborer leurs témoignages respectifs.
— Bien, fit l'inspecteur
d'un air enjoué, pour commencer, il vaut mieux que je vous dise que ça ne sert
à rien de venir me parler de trucs miraculeux. Je suis un policier à l'esprit
pratique, et ce genre de choses est bon pour les curés et les pasteurs. Votre
fameux prêtre semble vous avoir troublé l'esprit avec je ne sais quelle
histoire de jugement et de mort effroyable, mais je vais le laisser en dehors
de tout ça, lui et sa religion. Si Wynd est sorti de la pièce, c'est que
quelqu'un l'a laissé sortir. Et si on l'a retrouvé pendu à un arbre, c'est que
quelqu'un l'y a pendu.
— Tout à fait, acquiesça
Fenner, mais puisque nous pouvons témoigner que personne ne l'a laissé sortir,
la question est de savoir comment quelqu'un a pu aller le pendre là-bas.
— Comment quelqu'un peut-il
avoir un nez au milieu de la figure ? demanda l'inspecteur. Il avait un
nez au milieu de la figure, et une corde autour du cou. Voilà les faits. Et
comme je l'ai dit, j'ai l'esprit pratique, et je m'en tiens aux faits. Comme ça
n'a pas pu arriver par miracle, c'est donc qu'un homme a fait le coup.
Alboin s'était tenu
jusqu'ici légèrement en retrait, et de fait, sa forme massive semblait former
un arrière-plan naturel pour les deux hommes devant lui, plus minces et plus
vifs. Sa tête blanche était penchée d'un air méditatif. Mais à peine
l'inspecteur eut-il prononcé sa dernière phrase qu'il la releva et secoua sa
crinière d'une façon léonine, comme s'il se réveillait. Il s'avança au milieu
du groupe, et tous eurent l'impression qu'il était encore plus massif qu'avant.
Ils avaient eu trop tendance à le prendre pour un balourd ou un charlatan, mais
il n'avait pas eu tout à fait tort en disant qu'il y avait en lui une certaine
puissance pulmonaire, un souffle vital comme un vent d'ouest qui
pourrait un jour balayer devant lui tout ce qui était plus léger.
— Ainsi donc, vous avez
l'esprit pratique, Mr Collins, dit-il d'une voix à la fois douce et incisive.
Vous avez bien dû nous le dire deux ou trois fois dans votre petit discours,
que vous avez l'esprit pratique, et je pense l'avoir bien compris. Et c'est un
fait très intéressant pour celui qui sera chargé un jour d'écrire un livre sur
votre vie, votre correspondance et vos conversations à table, sans oublier
votre portrait à l'âge de cinq ans, le daguerréotype de votre grand-mère et des
photos de votre ville natale. Et je suis sûr que votre biographe n'oubliera pas
de le mentionner en même temps que le fait que vous aviez un nez camus orné
d'un bouton, et que vous étiez presque trop gros pour pouvoir marcher. Et comme
vous avez l'esprit pratique, pourquoi ne pas continuer de le pratiquer jusqu'à
ce que vous ayez ressuscité Warren Wynd, pour lui demander comment un homme à
l'esprit pratique se débrouille pour traverser une porte en bois massif ?
Vous n'avez pas l'esprit pratique, vous avez l'esprit farceur, voilà tout. Le
Seigneur Tout-puissant s'est amusé à nos dépens quand il vous a imaginé.
Avec un sens aigu du
théâtre, il quitta majestueusement la pièce avant que l'inspecteur abasourdi
n'ait pu réagir. Et aucune des récriminations qui s'ensuivirent ne put effacer
son expression de triomphe.
— Je trouve que vous avez
eu parfaitement raison, lui dit Fenner. Si c'est ça les gens à l'esprit
pratique, je préfère encore les prêtres.
Il y eut une autre
tentative pour établir une version officielle des faits quand les autorités
prirent pleinement conscience de qui étaient les témoins de cette histoire, et
de toutes ses implications. Elle était déjà apparue dans les colonnes de la
presse sous un éclairage psychique sensationnel, et même éhonté. Des interviews
avec Vandam sur sa merveilleuse aventure, des articles concernant le Père Brown
et ses intuitions mystiques, tout cela avait amené ceux qui se sentent investis
de la responsabilité de guider le public à souhaiter le guider dans une
direction plus raisonnable. La fois suivante, on approcha ces témoins
embarrassants d'une manière moins directe et plus diplomatique. On leur fit
savoir, presque négligemment, que le professeur Vair s'intéressait beaucoup à
ce genre d'expériences inhabituelles, et qu'il était particulièrement intéressé
par leur étonnante aventure. Le professeur Vair était un psychologue renommé,
dont on savait qu'il avait eu l'occasion de s'intéresser en amateur à la
criminologie. Ce n'est que quelque temps plus tard qu'ils découvrirent qu'il
avait un lien avec la police.
Le professeur Vair était un
gentleman courtois, d'une élégance discrète dans son costume gris clair. Avec
sa cravate d'artiste et sa barbiche pointue, il évoquait plutôt un peintre
paysagiste pour ceux qui ne sont pas familiers avec un certain type
d'universitaire. Il dégageait non seulement une impression de courtoisie, mais
également de franchise.
— Oui, oui, je sais, dit-il
en souriant. J'imagine facilement ce que vous avez dû subir. La police ne
brille pas particulièrement dans les enquêtes de nature psychique, n'est-ce
pas ? Bien sûr, ce bon vieux Collins vous a dit qu'il s'en tenait aux
faits. Quelle absurdité ! Dans une affaire de ce genre, nous ne voulons
surtout pas les faits. Il est beaucoup plus essentiel d'avoir les illusions.
— Voulez-vous dire, demanda
gravement Vandam, que tout ce que nous avons pris pour des faits n'était que
simple illusion ?
— Pas du tout, répondit le
professeur. Je veux simplement dire que la police est stupide de négliger le
facteur psychologique dans de telles affaires. En fait, bien sûr, le facteur
psychologique est fondamental en tout, même si l'on commence à peine à le
comprendre. Tout d'abord, prenez l'élément qu'on appelle la personnalité. J'ai
déjà entendu parler de ce prêtre, le Père Brown, et c'est l'un des hommes les
plus remarquables de notre temps. Il appartient à ce genre d'hommes qui
dégagent une certaine atmosphère autour d'eux, et ceux qui l'entourent ne se
rendent pas compte à quel point leurs nerfs, et même leurs sens, peuvent en
être affectés. Les gens sont hypnotisés — oui, hypnotisés. Car l'hypnotisme,
comme toute chose d'ailleurs, est une question de degré. Il intervient
légèrement dans les conversations de tous les jours : il n'est pas
nécessaire qu'il soit pratiqué par un homme en smoking sur une
scène de théâtre. La religion du Père Brown a toujours fort bien compris la
psychologie des atmosphères, et sait comment faire appel à tous ses éléments
simultanément. Même au sens de l'odorat, par exemple. Elle comprend les effets
curieux produits par la musique sur les animaux et les humains. Elle peut...
— Attendez une seconde,
protesta Fenner. Vous ne croyez quand même pas qu'il est arrivé dans le couloir
avec un harmonium dans les bras ?
— Il peut faire beaucoup
mieux que ça, dit le professeur Vair en riant. Il sait comment concentrer
l'essence de toutes ces visions et ces sons spirituels, et même les odeurs, à
l'aide de quelques gestes discrets. C'est une forme d'art des attitudes. Par sa
seule présence, il serait capable de focaliser si bien vos esprits sur le
surnaturel que les choses naturelles vous échapperaient. Maintenant, dit-il en
revenant à son bon sens enjoué, vous savez que plus nous l'étudions, plus la
question du témoignage humain apparaît complexe. Il n'y a pas une personne sur
dix qui soit vraiment capable d'observer les choses. Il n'y en a pas une sur
cent qui sache les observer avec précision, puis s'en souvenir et enfin les
décrire. De nombreuses expériences scientifiques ont montré que des sujets sous
pression pensent qu'une porte est fermée alors qu'elle est ouverte, ou qu'elle
est ouverte alors qu'elle est fermée. Des gens sont en désaccord sur le nombre
de portes ou de fenêtres qu'il y a dans un mur en face d'eux. Ils sont victimes
d'illusions d'optique en plein jour. Et tout cela sans même être sous
l'influence d'une personnalité hypnotique. Mais dans le cas présent, nous avons
une forte personnalité très convaincante et décidée à imprimer une seule image
dans votre esprit : celle d'un Irlandais rebelle agitant son pistolet en
l'air et tirant ce coup à blanc dérisoire, dont l'écho a fait l'effet d'un
roulement de tonnerre dans le ciel.
— Professeur,
s'écria Fenner, je jurerais sur mon lit de mort que cette porte ne s'est jamais
ouverte !
— Des expériences récentes,
poursuivit tranquillement le professeur, tendent à montrer que notre conscience
n'est pas continue, mais qu'elle est au contraire une succession d'impressions,
comme dans un film. Il est possible que quelqu'un, ou quelque chose, se glisse
entre les scènes, pour ainsi dire, et agisse pendant que le rideau est baissé.
Il est probable que les numéros de magicien et toutes les formes de
prestidigitation reposent sur ce que nous pourrions appeler des éclairs de
cécité entre les éclairs de vision. Ce prêtre, ce prêcheur de concepts
transcendantaux, vous avait donc imprégnés d'une imagerie transcendantale :
celle du Celte qui, tel un Titan, fait trembler la haute tour avec sa
malédiction. Il l'a probablement accompagnée d'un geste subtil, mais
irrésistible, pour diriger vos yeux et votre esprit vers le destructeur inconnu
d'en bas. Ou quelque chose d'autre s'est produit, ou quelqu'un est venu à
passer par là.
— Le domestique a traversé
le couloir pour aller attendre sur la banquette, grommela Alboin, mais je ne
peux pas dire que cela ait beaucoup distrait notre attention.
— Vous ne pourrez jamais savoir,
répliqua Vair, si c'était cela, ou bien plus probablement vos yeux qui ont
suivi un geste quelconque du prêtre tandis qu'il vous racontait son histoire de
magie. C'est au cours de l'un de ces éclairs aveugles que Mr Warren Wynd se
sera glissé hors de son bureau et aura rencontré sa fin funeste. C'est
l'explication la plus vraisemblable, et c'est une bonne illustration de cette
nouvelle découverte. L'esprit n'est pas un trait continu, mais plutôt une ligne
pointillée.
— Très
pointillée, dit Fenner d'une voix faible. Pour ne pas dire complètement fêlée.
— Vous ne croyez quand même
pas, demanda Vair, que votre employeur était enfermé dans son bureau comme dans
une boîte ?
— Cela vaut toujours mieux
que de croire qu'on devrait m'enfermer dans une pièce comme
une cellule capitonnée, rétorqua Fenner. Voilà ce qui ne me convient pas du
tout dans vos suggestions, professeur. Je préfère encore croire à un prêtre qui
croit aux miracles, plutôt que de ne plus croire qu'un homme ait le droit de
croire ce qu'il voit. Le prêtre me dit qu'un homme a le droit de faire appel à
un Dieu dont je ne sais rien pour le venger selon les lois d'une justice
supérieure dont je ne sais rien non plus. Tout ce que je peux en dire, c'est que
je n'y connais rien. Mais au moins, si la prière et le pistolet de ce pauvre diable
d'Irlandais ont été entendus dans un monde supérieur, ce monde supérieur peut
avoir agi d'une façon qui nous paraît étrange. Mais vous, vous me demandez de
ne plus croire à la réalité de ce monde telle que je la perçois avec mes cinq
sens. D'après vous, tout un régiment d'irlandais armés de tromblons aurait pu
entrer dans cette pièce pendant que nous bavardions, pourvu qu'ils prennent
soin de marcher sur les zones aveugles de notre cerveau. En comparaison de ce
que vous nous racontez, des miracles tels que faire apparaître un crocodile ou
accrocher son manteau à un rayon de soleil me paraissent presque sensés.
— Oh, ma foi, dit le
professeur Vair plutôt sèchement, si vous êtes résolus à croire votre prêtre
avec son Irlandais miraculeux, je n'ai plus rien à dire. J'ai bien peur que
vous n'ayez pas eu l'occasion d'étudier la psychologie.
— Non, c'est vrai, dit
Fenner imperturbable, mais j'ai eu l'occasion d'étudier les
psychologues.
Et sur ces mots, il
s'inclina poliment et quitta la pièce avec sa délégation. Il resta silencieux
jusqu'à ce qu'ils se retrouvent dans la rue, et c'est alors qu'il s'adressa à
ses compagnons avec véhémence.
— Quelle bande de fous
furieux ! s'écria-t-il en fulminant. Que diable croient-ils qu'il va
arriver à ce monde, si plus personne ne sait s'il a vraiment vu quelque chose
ou non ? J'aurais dû lui faire sauter son imbécile de crâne avec une
charge à blanc, et je lui aurais expliqué ensuite que je l'avais fait dans un
éclair de cécité. Je ne sais si le miracle du Père Brown est miraculeux ou pas,
mais en tout cas, il a dit que cela allait se produire, et ça s'est bel et bien
produit. Tout ce que ces fichus cinglés sont capables de faire, c'est de voir
quelque chose se produire et d'affirmer ensuite qu'il ne s'est rien passé.
Ecoutez, je crois que nous devons au prêtre de témoigner de sa petite
démonstration. Nous sommes tous des hommes solides et sensés qui n'avons jamais
cru à rien. Nous n'étions pas ivres. Nous ne sommes pas des dévots. Les choses
se sont tout simplement passées comme il l'avait prédit.
— Je suis entièrement
d'accord, dit le milliardaire. C'est peut-être le début de développements
importants sur le plan spirituel. Mais de toute façon, l'homme qui opère
lui-même dans le domaine spirituel, le Père Brown, a manifestement marqué des
points dans cette affaire.
Quelques
jours plus tard, le Père Brown reçut un mot très poli, signé de Silas T.
Vandam, lui demandant s'il voulait bien venir à une certaine heure dans
l'appartement où s'était produite la disparition, afin de discuter des mesures
à prendre pour formaliser les circonstances de cet événement extraordinaire.
L'événement lui-même commençait à figurer dans les colonnes des journaux, et
suscitait partout l'enthousiasme des adeptes de l'occulte. Tandis qu'il se
dirigeait vers Moon Crescent, le Père Brown pouvait voir des affiches
tapageuses proclamant les grands titres : « Suicide de l'Homme
Disparu » et « Un Philanthrope Pendu par une Malédiction ».
Après avoir gravi les marches de l'hôtel et pris l'ascenseur, il retrouva le
petit groupe pratiquement tel qu'il l'avait quitté, Vandam, Alboin et le
secrétaire. Mais cette fois-ci, leur attitude à son égard était empreinte de
respect, et même de révérence. Ils se tenaient à côté de la table de travail de
Wynd, sur laquelle était posée une grand feuille de papier et de quoi écrire.
Ils se tournèrent vers lui pour le saluer.
—
Père Brown, dit leur porte-parole. (C'était l'homme de l'Ouest aux cheveux
blancs, que le poids des responsabilités semblait avoir quelque peu calmé). Si
nous vous avons prié de venir ici, c'est tout d'abord pour vous présenter nos
excuses et vous exprimer nos remerciements. Nous reconnaissons que vous êtes le
premier à avoir décelé cette manifestation spirituelle. Nous étions des
sceptiques purs et durs, tous autant que nous sommes, mais nous comprenons à
présent qu'il faut savoir briser cette carapace de scepticisme pour accéder aux
grandes choses qui se cachent derrière la réalité du monde. Vous représentez
ces choses-là, vous incarnez l'explication surnaturelle des choses, et nous
vous l'accordons bien volontiers. En second lieu, nous considérons que ce
document ne serait pas complet sans votre signature. Nous y consignons un
compte rendu fidèle et précis des faits à l'intention de la Société des
Recherches Psychiques, car les articles de journaux ne sont pas ce que vous
pourriez appeler précis, ni fidèles. Nous indiquons dans quelles circonstances
la malédiction a été proférée dans la rue, comment la victime était enfermée dans
son bureau comme dans une boîte, comment la malédiction l'a dissous dans l'air
et rematérialisé, d'une façon inimaginable, en suicidé pendu à son gibet. Voilà
tout ce que nous pouvons en dire, mais c'est tout ce que nous en savons, et nous
l'avons vu de nos propres yeux. Et comme vous avez été le premier à croire en
ce miracle, nous estimons tous que vous devriez être le premier à signer.
— Non,
vraiment, dit le Père Brown d'un air gêné, je ne pense
pas pouvoir le faire.
— Vous voulez dire que vous
préféreriez ne pas signer le premier ?
— Je veux dire que je
préférerais ne pas signer du tout, dit modestement le Père Brown. Vous voyez,
pour un homme dans ma situation, il ne serait pas vraiment convenable de
plaisanter à propos de miracles.
— Mais c'est vous-même qui
avez déclaré que c'était un miracle, dit Alboin en le regardant d'un air
étonné.
— Je
suis vraiment désolé, dit le Père Brown. J'ai bien peur qu'il n'y ait un
malentendu. Je ne crois pas avoir jamais dit qu'il s'agissait d'un miracle. Tout
ce que j'ai dit, c'est que cela pouvait se produire. Vous, vous avez dit que
c'était impossible, parce que ce serait un miracle si cela se produisait. Et
comme la chose s'est produite, vous avez dit que c'était un miracle. Mais je
n'ai jamais parlé de miracle ni de magie, ni de rien de ce genre du début à la
fin.
— Mais je pensais que vous
croyiez aux miracles, intervint le secrétaire.
— Oui, répondit le Père
Brown, je crois aux miracles. Je crois aussi aux tigres mangeurs d'hommes, mais
je n'en vois pas gambader partout. Si je veux des miracles, je sais où il faut
aller pour en trouver.
— Je ne comprends pas
pourquoi vous adoptez cette attitude, Père Brown, dit. Vandam. Elle me paraît
tellement étroite, et vous ne me semblez pas avoir l'esprit étroit, bien que
vous soyez un prêtre. Ne voyez-vous pas qu'un miracle comme celui-ci va mettre
le matérialisme sur le flanc ? Le monde entier va lire en grosses lettres
que non seulement les pouvoirs spirituels existent, mais qu'ils fonctionnent.
Vous allez servir la religion comme aucun prêtre ne l'a fait avant vous.
Le prêtre s'était quelque
peu raidi et semblait étrangement drapé d'une sorte de dignité inconsciente et
impersonnelle, malgré sa silhouette courtaude.
— Ma foi, dit-il, vous ne
suggérez tout de même pas que je devrais servir la religion à l'aide de ce que
je sais être un mensonge ? Je ne sais pas précisément ce que vous voulez
dire par cette expression, et pour être tout à fait franc, je ne suis pas sûr
que vous le sachiez vous-même. Le mensonge peut servir la religion, mais il y a
une chose dont je suis certain : il ne sert pas Dieu. Et puisque vous
insistez tant sur les choses auxquelles je crois, ne serait-il pas aussi bien
que vous ayez une petite idée de quelles choses il s'agit ?
— Je ne suis pas sûr de
bien comprendre, dit le milliardaire intrigué.
— Non,
effectivement, je ne crois pas que vous compreniez, répondit le Père Brown en
toute simplicité. Vous dites que cet acte a été accompli par des pouvoirs
spirituels. Quels pouvoirs spirituels ? Vous ne croyez tout de même pas
que les anges du paradis l'ont emporté et l'ont pendu à un arbre ? Quant
aux créatures de l'enfer... non, non. Les hommes qui ont commis cet acte ont
commis le mal, mais sans aller plus loin que le mal qu'ils avaient en eux, un
mal qui n'était pas suffisant pour les pousser à avoir recours à des pouvoirs
surnaturels. Je m'y connais un peu en satanisme, malheureusement pour moi...
j'ai été obligé de m'instruire. Je sais en quoi il consiste, je sais ce qu'il
est pratiquement toujours : orgueilleux et rusé. Il aime être
supérieur ; il aime terroriser les innocents et donner la chair de poule
aux petits enfants. C'est pour cela qu'il raffole des mystères, des rites
d'initiation, des sociétés secrètes et tout le reste. Ses yeux sont toujours
tournés vers l'intérieur, et même s'il peut paraître parfois majestueux et
grave, il cache toujours un pauvre sourire de dément. (Le prêtre frissonna
brusquement, comme s'il venait de sentir un courant d'air glacé). Non, oublions
cela, qui n'a rien à voir avec cette affaire, croyez-moi. Pensez-vous un seul
instant que mon malheureux Irlandais, qui courait comme un fou dans la rue, qui
m'a avoué la moitié de ce qu'il avait fait lorsqu'il a vu mon visage, et qui s'est enfui de peur de
m'avouer le reste, pensez-vous, dis-je, que Satan irait lui confier le moindre
secret ? Je dois reconnaître qu'il s'est associé à un complot,
probablement avec deux hommes pires que lui. Mais malgré tout, il était
simplement fou de rage lorsqu'il s'est précipité dans cette ruelle et qu'il a
tiré un coup de pistolet en proférant sa malédiction.
— Mais au nom du Ciel,
qu'est-ce que tout cela veut dire ? s'exclama Vandam. Un simple coup de
pistolet à blanc et une malédiction à la noix ne pourraient pas provoquer ce
qui s'est passé, sauf par un miracle. Ça ne pourrait pas faire disparaître Wynd
comme une fée des bois, ni le faire réapparaître cinq cents mètres plus loin
avec une corde autour du cou !
— Non, dit sèchement le
Père Brown, mais qu'est-ce que ça pourrait faire ?
— Je ne vous suis toujours
pas, répondit le milliardaire d'un air sombre.
— Je dis, qu'est-ce que ça
pourrait faire ? répéta le prêtre en manifestant pour la première fois une
émotion qui ressemblait à de l'agacement. Vous ne cessez de répéter qu'un tir à
blanc ne pourrait pas faire ceci ni cela ; que si c'était tout, le meurtre
ne pourrait pas avoir été commis ou le miracle n'aurait pas pu se produire. Il
ne semble pas vous venir à l'esprit de vous demander ce qui se passerait. Que
se passerait-il si un fou venait à tirer un coup de feu, sans rime ni raison,
juste au-dessous de votre fenêtre ? Quelle est la première chose qui se
produirait ?
Vandam
prit un air pensif.
— Je pense que j'irais
jeter un coup d'œil par la fenêtre, dit-il enfin.
— Oui, fit le Père Brown,
vous iriez regarder par la fenêtre. Voilà toute l'histoire. C'est une histoire
bien triste, mais elle est terminée, maintenant, et il y avait des
circonstances atténuantes.
— Quel danger pouvait-il y
avoir à regarder par la fenêtre ? demanda Alboin. Il n'est pas tombé,
sinon on aurait retrouvé son corps dans la ruelle.
— Non, dit le Père Brown à
voix basse. Il n'est pas tombé... Il s'est élevé.
Il y avait dans sa voix
comme l'écho d'un gong, une note fatale, mais il poursuivit :
— Il s'est
élevé, mais pas avec des ailes, qu'elles soient d'anges ou de démons. Il s'est élevé au bout
d'une corde, exactement tel que vous l'avez vu dans le jardin, un nœud coulant
passé autour de son cou juste au moment où il s'est penché par la fenêtre. Vous
ne vous souvenez pas de Wilson, son grand domestique, un homme d'une force
colossale alors que Wynd était une petite crevette ? Wilson n'est-il pas
monté à l'étage pour aller chercher une brochure, dans une pièce pleine de
paquets entourés de ficelles et de cordes ? A-t-on revu Wilson
depuis ? J'en doute.
— Vous
voulez dire, demanda le secrétaire, que Wilson l'a pêché à sa fenêtre comme on
attrape une truite au bout de sa ligne ?
— Oui, répondit l'autre, et
il l'a redescendu dans le jardin par l'autre fenêtre, où le troisième complice
l'a accroché à un arbre. Souvenez-vous que l'allée était toujours
déserte ; souvenez-vous que le mur d'en face était parfaitement nu ;
souvenez-vous que tout a été terminé moins de cinq minutes après que
l'Irlandais a donné le signal avec son pistolet. Ils étaient trois dans le
coup, bien sûr, et je me demande si vous avez deviné qui étaient ces trois
hommes.
Ses compagnons regardaient
fixement la fenêtre et le grand mur blanc en face. Aucun ne répondit.
— Au fait, poursuivit le
Père Brown, n'allez pas croire que je vous reproche d'avoir aussitôt conclu à
des causes surnaturelles. La raison en est très simple. Vous aviez tous juré
être des matérialistes invétérés, mais en fait, vous étiez en équilibre au bord
de la croyance — prêts à croire pratiquement n'importe quoi. Il y a des
milliers de gens qui sont ainsi en équilibre aujourd'hui, mais c'est une
position très inconfortable. On n'a de cesse de croire à quelque chose. C'est
pour cette raison que Mr Vandam a passé de nouvelles religions au peigne fin,
que Mr Alboin cite les Écritures pour sa religion d'exercices respiratoires, et
que Mr Fenner ronchonne après le Dieu dont il nie l'existence. C'est là que se
situe votre point de basculement. Il est très naturel de croire dans le
surnaturel. Cela ne semble jamais naturel de ne croire qu'aux choses
naturelles. Mais même s'il a suffi d'une légère poussée pour vous faire
basculer dans le surnaturel, cette affaire ne comportait que des choses
naturelles. Non seulement elles étaient naturelles, mais elles étaient d'une
simplicité presque surnaturelle... Je crois qu'il n'y a jamais eu d'affaire
aussi simple.
Fenner
éclata de rire, puis il sembla perplexe.
— Il y a une chose que je
ne comprends pas, dit-il. Si c'est bien Wilson qui a fait le coup, comment Wynd
en est-il venu à avoir un homme comme lui dans son entourage immédiat ?
Comment en est-il venu à se faire assassiner par un homme qu'il a vu tous les
jours pendant des années ? Il était célèbre pour la façon dont il savait
juger les hommes.
Le
Père Brown frappa le sol du bout de son parapluie avec une brusquerie dont il
faisait rarement preuve.
— Oui, dit-il d'une voix
presque véhémente, c'est pour cela qu'il en est venu à être assassiné. Il a été
tué exactement pour cela. Il a été tué parce qu'il jugeait les hommes.
Tous
le regardaient stupéfaits, mais il poursuivit comme s'ils n'étaient pas là.
— Qui peut prétendre
s'ériger en juge des hommes ? demanda-t-il. Ces trois-là étaient les
vagabonds qui se sont présentés un jour devant lui, et qu'il a rapidement
expédiés ici et là, à droite et à gauche, comme si avec eux il n'était nul
besoin de courtoisie, d'étapes d'intimité, d'amitié librement consentie. Et
vingt années n'ont pu éteindre le feu de l'indignation née de cette insulte
impardonnable qu'il leur a faite en osant les juger d'un seul regard.
— Oui, fit le secrétaire,
je comprends... Et je comprends aussi comment il se fait que vous compreniez...
toutes sortes de choses.
— Eh bien, moi, que je sois
damné si j'y comprends quelque chose ! s'écria l'impétueux gentleman venu
de l'Ouest. Votre Wilson et votre Irlandais ne sont qu'une paire d'assassins
qui ont tué leur bienfaiteur. Je n'ai aucune sympathie pour des meurtriers
sanguinaires de cet acabit, religion ou pas.
— Oui, sans aucun doute,
c'était un meurtrier sanguinaire, dit doucement Fenner. Je ne le défends pas, mais
j'imagine que c'est l'affaire du Père Brown de prier pour tous les hommes, même
pour un homme comme...
— Oui, acquiesça le Père
Brown, c'est mon affaire de prier pour tous les hommes, même pour un homme
comme Warren.
Gilbert Keith Chesterton, in Les
Enquêtes du Père Brown (Omnibus)
* Actes 9 : Sapphira et son mari Ananias s'étaient rendus
coupables d'escroquerie.