samedi 14 mai 2011

En glanant... Werenfried van Straaten, Où Dieu pleure

UNE VOCATION ÉTRANGE
Je suis prêtre, religieux, et rarement dans mon abbaye. Car depuis vingt-deux ans je parcours les pays où Dieu pleure, ou bien je suis à la recherche d'hommes qui veulent m'aider à sécher Ses larmes. C'est là une vocation étrange. Sa genèse est également étrange et embrouillée. Mais, en jetant un coup d'œil sur le passé, je décèle dans ma vie une ligne droite qui, à travers tout, va de Dieu à Dieu.
Ceux qui me connaissent de près savent combien il y a d'ombre en moi et combien de choses je dois regretter et corriger. Je m'y applique de mon mieux. Cependant tout devait être ainsi. Tout le bien et tout le mal, tout ce que Dieu m'a donné ou pris, les collaborateurs qui m'ont entouré et ceux qui m'ont quitté ou que j'ai dû renvoyer, tout ce que j'ai édifié et tout ce qui a été démoli par moi-même ou par d'autres, tout ce que Dieu m'a miséricordieusement permis ou ce qu'il m'a imposé, ce qu'Il m'a accordé dans Son amour surabondant ou ce que je me suis subrepticement approprié, toutes mes joies et mes peines, mes amitiés, mes soucis, mes colères saintes ou peu saintes, mon optimisme et ma grande confiance dans les hommes, mais aussi mes adversaires et mes traîtres, mes croix, mes combats et mes péchés — tout, tout avait un sens dans ma vie tumultueuse ; tout était en fonction de la tâche à laquelle Dieu m'avait prédestiné ; tout me préparait à la vocation que j'ai reçue de Lui et pour laquelle je Lui voue une reconnaissance éternelle. Quand j'étais jeune, je voulais devenir artiste-peintre.
Mon père, un instituteur de la vieille école, décida que je me consacrerais à l'enseignement. Pendant des années il a donné des cours du soir pour pouvoir me payer des études universitaires. À l'université, j'étudiai la philologie classique tout en m'intéressant davantage aux problèmes sociaux. J'en arrivai de la sorte à devenir non pas professeur mais rédacteur d'un périodique d'étudiants et co-fondateur d'un parti politique qui, heureusement d'ailleurs, ne fit pas long feu. J'entrai dans un mouvement religieux qui voulait réaliser une réforme à l'intérieur de l'Église et qui fut persécuté par les autorités ecclésiastiques de l'époque comme une secte dangereuse. Ce mouvement, auquel je dois beaucoup, me donna une vision nouvelle mais toujours valable du christianisme et un grand amour du Christ. Mais il me mit en même temps en conflit avec l'épiscopat néerlandais qui, dans les années trente, ne se distinguait guère par un progressisme particulier. D'où mon anticléricalisme précoce. Nombre de mes amis vivaient en désaccord avec l'Église. Mes deux frères, qui se préparaient au sacerdoce, doutaient de mon orthodoxie. J'étais le grand souci de ma famille.
À l'étonnement de tous, Dieu m'appela au couvent en 1934, quoique à ce moment j'étais tombé follement amoureux. Le sacrifice qui me fut demandé là me coûta plus que je ne puis le décrire ici. Si j'avais réfléchi plus longtemps, j'aurais probablement dit non. Mais il n'est pas dans mes habitudes de réfléchir longtemps et j'ai eu l'audace de dire oui. Cela n'a rien à voir avec la perfection chrétienne, car mon audace est souvent plus grande que ma force. C'est pourquoi, malgré mes intentions les plus sacrées, je suis resté, après une vie religieuse de trente-cinq ans, un homme faible et imparfait qui ne peut pas se vanter de ses propres mérites mais seulement de la miséricorde de Dieu.
Je décidai de devenir capucin parce que je pensais que je devais mettre ma vie au service des pauvres. Les Capucins — le seul ordre pauvre que je connaissais aux Pays-Bas embourgeoisés de cette époque — me refusèrent pour raison de santé. Pendant trois mois j'ai vécu dans l'incertitude. Je quittai alors la Hollande pour entrer chez les Prémontrés à Tongerlo quoique, de l'avis de gens sages, je ne semblais être prédestiné ni à la liturgie, ni à la contemplation, ni à la vie des chanoines réguliers. Dieu cependant est plus sage que les hommes. Visant dès le début la perfection religieuse, je m'imposai tant de rigueurs qu'après trois ans ma santé flancha. Le médecin me déclara inapte aux missions, au ministère paroissial et à la prédication. Cela voulait pratiquement dire que je devais quitter l'abbaye. Heureusement, l'Abbé ne me renvoya pas. Tout en sachant que je chantais un peu trop fort et passablement faux, il me considérait quand même apte à la célébration chorale de l'office divin, car il avait un cœur grand et paternel. Je pouvais donc devenir prêtre. Ensuite il me prit comme secrétaire particulier. L'Abbé Stalmans m'a beaucoup appris. Il a dit une fois : « Je suis heureux d'avoir Werenfried, mais je suis aussi heureux de n'avoir qu'un seul Werenfried ». En ce temps-là, j'écrivis un livre sur la vie blanche à Tongerlo. C'était un de ces livres poétiques, pleins de fleurs et d'étoiles, comme les jeunes moines en écrivaient dans les années d'entre les deux guerres. J'aime toujours « La Vie blanche », même si, rétrospectivement, je vois tant de taches noires dans la mienne. Alors vint la seconde guerre mondiale avec toute sa misère, gravée à jamais dans ma mémoire. Je me trouvais entre deux feux parce que je ne pouvais interpréter l'abominable tuerie autrement que comme une lutte entre païens pour les choses de ce monde. Je ne voulais pas prendre parti si ce n'est pour l'amour et contre la haine. Dans un pays qui gémissait sous une occupation ennemie, je prétendais que les chrétiens ont le devoir d'aimer leurs ennemis et que c'est un péché grave que de leur refuser systématiquement les signes et les gestes habituels de la charité fraternelle.
J'avais des amis parmi les communistes et dans l'armée allemande, chez les collaborateurs, dans la résistance et parmi les volontaires qui combattaient les Russes sur le front de l'Est. Cela me mit souvent dans l'embarras. Car presque tous ceux qui s'engageaient personnellement avaient la conviction que la Patrie, l'Europe, Dieu, un Ordre Nouveau ou n'importe quel idéal ne pouvait être servi que d'une seule manière : la manière qu'ils considéraient eux-mêmes comme la bonne. J'en ai déçu un grand nombre lorsque je refusai de me laisser annexer par un seul groupe. Rares étaient ceux qui comprenaient combien il est néfaste de réclamer le prêtre pour un parti et de lui demander de couvrir toute sa cargaison de son drapeau ecclésiastique. Je fis mon possible pour comprendre tous ceux qui étaient sincères, pour placer l'amour au-dessus de toutes les divergences et pour sauver ce qui pouvait être sauvé.
Après la guerre, beaucoup de mes amis, morts dans la discorde et la division, gisaient dans les charniers ou dans les cimetières militaires qui couvraient l'Europe dévastée. Les uns étaient tombés revêtus de l'uniforme allemand, les autres de l'uniforme allié. D'autres encore étaient passés par les chambres à gaz des camps de concentration d'Hitler ou avaient péri, civils sans défense, sous les bombardements anglo-saxons. Beaucoup furent exécutés, soit comme résistants, soit comme collaborateurs. Les victimes de l'épuration dure et inhumaine d'après-guerre, qui a encore laissé des plaies vives, n'étaient pas rares.
C'est alors que je fondai une petite revue dans laquelle je plaidai, mois après mois, pour la restauration de l'amour dans un monde déchiré. J'y menai une campagne contre la haine et pour la réconciliation en plaçant la miséricorde au-dessus du droit. J'y mendiai de l'amour pour un ennemi battu. J'y défendai ceux qui étaient sans défense, les prisonniers, ceux qui étaient chassés de leur terre et de leurs biens, les persécutés, les pauvres et les opprimés.
Ce fut là le début de ma vraie vocation à laquelle, depuis lors, j'ai essayé de répondre le mieux possible. L'essentiel de cette vocation n'est pas la distribution de lard aux Allemands expulsés ou de petites voitures aux prêtres « sac-au-dos », ni la construction d'émetteurs-radio au service des analphabètes dans les pays en voie de développement ou l'édition de livres pour les persécutés derrière le rideau de fer, ni les chapelles-écoles au Vietnam ou les colis pour les forçats en Sibérie. L'essentiel de ma vocation est de sécher les larmes de Dieu, partout où Il pleure.
Dieu ne pleure évidemment pas au ciel, où Il habite une lumière inaccessible et où Il se complaît dans Son bonheur infini. Dieu pleure sur terre. Ses larmes coulent sans cesse sur la face divine de Jésus, qui est un avec le Père céleste et qui, dans les plus petits d'entre les Siens, vit encore et souffre faim et persécution. Les larmes des pauvres sont les Siennes parce qu'Il a voulu s'identifier totalement à eux. Et les larmes de Jésus sont les larmes de Dieu.
Ainsi Dieu pleure dans tous les hommes affligés, de notre temps, qui souffrent et sanglotent. Nous ne pouvons pas L'aimer, Lui, sans sécher leurs larmes. C'est pourquoi je commençai mon odyssée à travers les ruines et les camps de baraquements de l'Allemagne vaincue, à travers les régions d'Europe et d'Asie où habitent les réfugiés, à travers les républiques populaires communistes, à travers l'Amérique latine avec son christianisme féodal, et à travers tous les pays et continents où Dieu pleure. Dans ce livre j'ai consigné quelques détails de cette odyssée. Je l'ai écrit à l'intention de ceux qui m'ont aidé à sécher les larmes de Dieu.

DÉLIVREZ-NOUS DU MAL
Avant que je ne commence mon pèlerinage à travers les régions de détresse de cette terre, Dieu m'a fait comprendre le sens profond du mal. Sans cette compréhension, acquise pendant les années de guerre dans la solitude de ma cellule de l'abbaye de Tongerlo, ma foi aurait fait naufrage dans l'océan de misères sur lequel je dois naviguer sans répit. Après tant d'années, je veux essayer de rassembler les idées qui me sont venues quand, jeune prêtre, je luttais avec le problème du mal. C'est arrivé un soir d'été, quand je me trouvais dans ma cellule. Tous les bruits s'étaient éteints. La violence trépidante de la guerre, le ronronnement énervant des bombardiers et l'aboiement hargneux de la D.C.A. s'étaient tus. Il ne restait qu'un silence fragile, tendu subtilement d'étoile en étoile comme un fil d'araignée et couvrant la terre et la paisible abbaye. Il me parut que Dieu travaillait dans ce silence ; que Sa Main caressait ce monde en touchant l'essence même des choses et des âmes ; une grande Main, créatrice et réparatrice, douce comme la main caressante d'une mère.
Était-ce cette même Main qui, d'un seul geste, avait arraché aux abysses du néant mille constellations ? Qui avait lancé dans l'espace la voie lactée et modelé comme dans une cire molle la beauté sauvage des massifs rocheux ? Oui, c'était la même Main, aussi puissante et grande, mais attentive maintenant, comme la main d'une infirmière au chevet d'un malade.
Dieu est incompréhensible. Il arrange Lui-même le lit de l'humanité souffrante. Avec précaution, Il ausculte les plaies et soutient les membres brisés. Car Il ne peut haïr ce qu'Il a fait et Il ne peut détester aucune œuvre de Ses mains. C'est pourquoi, dans le silence de Son crépuscule éternel, quand l'humanité dort et que seules les étoiles muettes sont les témoins de Son amour, Il ne cesse de recréer et de régénérer la terre.
La Main de Dieu caresse la terre. Son doux visage se penche avec sollicitude sur ses blessures. Créateur et Restaurateur éternel des choses, Il se promène au paradis abîmé pour changer en bien le mal des hommes. Si cela n'était pas possible, Il ne le permettrait pas. Il nous barrerait les sentiers de la méchanceté. Car qui peut quelque chose contre Lui ? Même le démon, serviteur soumis, se trouve devant Sa face et joue fidèlement le rôle qui lui est attribué dans le spectacle de la création qui n'a d'autre but que la plus grande gloire de Dieu. Dieu n'a pas créé le mal, car Il est l'Amour et au soir de chaque jour de la création Il a trouvé que tout était bien. Non, Il n'a pas voulu le mal mais II ne l'empêche pas parce qu'Il ne veut pas détruire le grand bien de la liberté humaine et parce que même le péché est utile dans Sa Main toute-puissante. Il est plus ingénieux que nous. Chaque fois que nous brisons Son  œuvre, les morceaux se rejoignent en une mosaïque plus belle encore dans laquelle Sa sagesse brille avec plus d'éclat qu'auparavant. Il permet le mal mais Il se promène dans les nuits de la terre pour le changer en bien.
Serein et grave, comme un enfant qui joue au bord de l'eau, Il laisse couler des ruisseaux de peine par le creux de Sa Main jusqu'à ce qu'ils deviennent des larmes de contrition et de pénitence. D'un geste léger Il transforme les bourreaux de l'humanité en instruments de Salut éternel. Il les choisit comme artisans de la croix rédemptrice, vaste comme le monde, sur laquelle Son Fils veut être suspendu et verser Son sang jusqu'à la fin des temps pour attirer à Lui tous les hommes. Il bénit la haine stérile et la colère dévastatrice des tyrans et des persécuteurs et, voyez, ils produisent de bons fruits : la confiance joyeuse et la douce patience des agneaux qui peuvent suivre l'Agneau d'éternité en éternité. Des épaves humaines gémissantes reçoivent le signe de Sa Grâce pour devenir des compagnons de sort de Son Fils au Golgotha. Ainsi, l'humanité battue porte la couronne victorieuse de l'Homme des Douleurs vers la scène glorieuse du jugement dernier.
Dieu va plus loin et Il offre la couronne des martyrs et des saints aux victimes de la violence insensée et de la force majoritaire des lâches. Il pose son regard sur tous les esseulés et tous les incompris, sur les écrasés et les rejetés de cette terre, sur la masse anonyme de ceux qui traînent la lourde croix du monde et qui trébuchent et tombent sept fois par jour et plus ; Il bénit leurs luttes et leurs défaites et longtemps Il suit des yeux leur chute profonde dans les abîmes de l'humiliation. Souriant de leur crainte parce qu'Il connaît aussi les hauts sommets de leur élévation. Des derniers Il fait les premiers, Il rassasie les affamés de biens spirituels et II transforme toute vie perdue en gain éternel. Et, à tous les grains de blé qui tombent et meurent dans la terre, Il donne la croissance et la fertilité de Son Amour divin.
Ensuite, grand et puissant, Il se tourne vers les princes de la terre et vers les champions sans vergogne de l'injustice, auxquels Il a donné puissance et liberté pour crucifier les enfants de Sa prédilection. Il a mesuré leur temps. Voyant que la mesure de leurs péchés est pleine, Il renverse leurs trônes pour les rassasier à leur tour de tourments. Mais leur réprobation doit les guérir. C'est pourquoi Il attendra avec une patience infinie le moment où Il pourra les reprendre parmi les porcs, comme des fils prodigues, pour les presser contre Son cœur paternel qui n'a jamais cessé de les aimer. Fussent-ils même des malfaiteurs de grande envergure, des ennemis géniaux et des adversaires acharnés de Son Royaume sur terre, ils L'ont cependant servi quand ils tourmentaient et tuaient Ses enfants, car ils ont peuplé Son ciel de saints. Sans le vouloir ils ont, par leur méchanceté affreuse, augmenté la victoire du Christ. Ils demeurent les points de mire de Sa miséricorde jusqu'à ce que leur méchanceté meure sur la croix de leurs souffrances et qu'ils soient dignes de partager, dans la lumière éternelle, l'héritage des saints.
Mais il y en a aussi qui persévèrent jusqu'à la fin dans la lutte orgueilleuse contre l'amour de Dieu. C'est le troupeau noir des damnés. La Main de Dieu, maintenant impitoyable et forte, recrée également leur méchanceté. Il la redresse en un témoignage éclatant de Sa Justice divine. Leurs grincements de dents ne se tairont jamais et proclameront pour l'éternité combien il était bon que Dieu les punit...
Dieu renouvelle la face de la terre. Il se trouve au chevet de l'humanité souffrante pour la guérir. Il orne de gloire l'œuvre hideuse des créatures insensées. Là où Ses doigts lumineux caressent avec amour les choses, la création s'étale dans une douce lueur.
Ce soir-là, étonné comme un petit garçon, j'ai saisi quelque chose du mystère du mal. Ma bible était ouverte au texte : « Voyez, je renouvelle tout... » Et lorsque Dieu, du lointain de Son immense ciel étoilé, s'approcha et remplit ma cellule de Sa présence, je n'ai pas eu peur parce que, avec tous les autres, je me savais porté et abrité au creux de Sa Main.

PAUVRE PETITE ROSE-MARIE
Bien abritée au creux de la Main de Dieu, également sœur Rose-Marie a parcouru le long chemin qui, par deux fois, devait croiser le mien. La seconde fois, la rencontre eut lieu sur un bac en Inde. Il y avait place pour un camion, deux jeeps et un nombre de gens apparemment illimité. Les passagers devaient tous se tenir d'un côté afin d'assurer le mieux possible l'équilibre du bateau. Après une longue attente, notre jeep put embarquer. Autour de nous se pressait une foule hétéroclite : des hommes à moitié nus appartenant à la tribu primitive des Bhil, des Sikhs barbus, des mendiants professionnels mutilés, des enfants étiques et des femmes couleur de bronze drapées dans des saris bariolés, avec des anneaux rutilants aux chevilles et aux poignets et une petite perle dorée sur la narine gauche.
Il fallut encore un quart d'heure avant qu'un Sikh au turban blanc émerge d'une écoutille et se mette à écoper l'eau à l'aide d'un bidon à pétrole. C'était le signal du départ ; l'équipage au complet dut alors sauter dans l'eau jaunâtre afin de mettre notre bac à flot.
La traversée fut périlleuse. De l'autre jeep descendit une jeune religieuse allemande, en route pour chercher du ravitaillement destiné à son orphelinat. Nous liâmes conversation et elle se présenta : son nom était Rose-Marie. Quand elle entendit le mien, elle essaya en vain de cacher son émotion. Je lui promis de rendre visite à son orphelinat le lendemain. C'est grâce à cette visite que le récit qui va suivre a trouvé place dans ce livre.
Peu de temps après la guerre, un de mes amis, voyageant en Allemagne, prit une photo d'une petite réfugiée d'un camp de transit. Il avait également parlé à la mère, veuve de guerre chassée de Breslau. Cette fillette était la seule de ses cinq enfants ayant survécu à l'expulsion de la Silésie. Il m'envoya la photo, ainsi que l'adresse de la mère, en me demandant de faire quelque chose pour ces gens. C'était à l'époque où je collectais du lard pour les Allemands affamés.
L'expression du visage de l'enfant me frappa à tel point que je lui consacrai un article intitulé « Pauvre petite Rose-Marie ». J'envoyai à la mère un colis de vivres, de vêtements, un peu de chocolat ainsi qu'une poupée pour la petite fille. J'y ajoutai la photo et la traduction de mon article. J'ai reçu une belle lettre de remerciement, et puis je n'ai plus entendu parler ni de la mère ni de la fille, jusqu'au jour où je visitai en Inde l'orphelinat et la jeune religieuse allemande.
Cet orphelinat semblait être un ramassis de huttes et de baraques autour d'une maison en ruines. Une école — où les enfants apprennent à cuisiner et à coudre, et au moins à écrire leur nom et leur date de naissance — fait aussi partie de l'ensemble. Sans quoi ils ne pourraient jamais voter et ils resteraient leur vie durant privés de tout droit. L'hôpital que les sœurs ont construit à côté de l'orphelinat — « il est payé par Dieu », me disait sœur Rose-Marie — ne sert pas seulement aux enfants mais à tout le monde. L'an dernier, 17.000 malades y furent traités gratuitement. À défaut de personnel ce sont les familles mêmes des malades qui prennent soin des leurs, pendant que les enfants jouent sous les lits.
L'histoire de cette entreprise de charité authentique me fut contée par sœur Rose-Marie. Lorsqu'elles arrivèrent ici, les religieuses trouvèrent neuf petits réfugiés pakistanais sans parents. Maintenant il y en a plus de cinq cents, mais « nous n'avons pas le temps de les compter tous les jours ». Hier, cinq petits ont été déposés devant la porte. Aujourd'hui, quelqu'un a amené une fillette de six ans. Il l'avait trouvée et prise avec lui pour la mettre en location. L'enfant, tombée malade, était devenue sans valeur pour lui. C'est pourquoi il l'amena chez les sœurs. Après sa guérison, cette fille aboutira probablement à la « Section des jeunes ménagères ». Ce sont des fillettes de six à neuf ans, venant de familles particulièrement pauvres. Les parents ne sont pas à même de nourrir les enfants, et pour cette raison ils les cèdent — souvent en pleurant — à des acheteurs d'enfants. Sinon elles mourraient. Mais le calvaire qui les attend ensuite est pire que la mort. La plupart sont louées comme domestiques à des familles qui les exploitent ou les maltraitent, jusqu'à ce qu'elles s'enfuient. L'extrême misère les conduit sur le mauvais chemin. Souvent, le maître de maison ou ses fils en abusent. Devenues enceintes, on les jette à la porte. D'autres sont employées dans la prostitution d'enfants : elle est florissante ici à cause de la conviction superstitieuse que le commerce avec une enfant vierge guérit les maladies vénériennes.
Lorsque ces enfants, détruites d'âme et de corps, finissent par échouer à la « Section des jeunes ménagères », les religieuses se trouvent devant des problèmes qui ne peuvent être résolus par des médecins ou des méthodes pédagogiques, mais seulement — et ici sœur Rose-Marie fait un geste vers la pauvre chapelle — par Lui... Elle m'accompagne à travers les misérables pavillons de cette maison d'enfants qui est aussi hallucinante qu'émouvante. Nous passons près d'un bébé noir comme jais, entouré de dix bambins qui s'enthousiasment : « Elle boit déjà ! Elle s'assied déjà ! » s'exclament-ils. En souriant, la sœur m'explique que ce bébé a été abandonné dans un train. Il est ici depuis huit jours seulement. Les enfants en sont fous.
Sœur Rose-Marie semble connaître chaque enfant personnellement : « Cette petite aveugle avec des fleurs dans ses cheveux noirs est une musulmane. Les musulmans célèbrent une fête aujourd'hui, et c'est pour cela que les autres enfants l'ont ornée de fleurs. Elle n'était qu'un bout de chair humaine quand on l'amena ici. Maintenant elle est le centre d'affection des autres. C'est pourquoi elle vivra... Ce bébé a été trouvé à la plage juste avant que la marée ne monte... Ce délicieux garçonnet a encore deux sœurs ici ; la mère est morte de faim et nous ne connaissons pas le père... Ce petit bouclé est enfant de parents lépreux. Ils l'ont abandonné dans un hôpital où, pendant trois ans, il a vécu sous les lits avec les enfants des malades sans que personne ne le remarque... Ce bébé ne pesait que deux livres quand on l'a découvert dans une poubelle il y a deux mois. Il en pèse déjà cinq maintenant. Il vivra... Ce tout petit a déjà six ans et fut trouvé jouant avec le cadavre de sa mère, morte de faim... »
Et ainsi de suite. Chaque enfant joue le rôle principal dans l'affreux drame de sa propre petite vie. Cinq cents drames. Et à chacun d'eux, dix, trente, cinquante autres sont mêlés. Des milliers d'humains souffrants, créatures de Dieu, dont la misère me fut brusquement révélée par le sobre commentaire de cette jeune religieuse. Elle n'était en Inde que depuis à peine deux ans, me dit sa supérieure, mais à des lieues à la ronde on l'appelle « L'Ange de charité ».
J'étais profondément ému. Lors des adieux, sœur Rose-Marie me demanda ma bénédiction et me donna une enveloppe. J'y trouvai la photo, depuis longtemps oubliée déjà, de la petite réfugiée de Breslau, et l'article que j'avais envoyé jadis à sa mère. Elle y avait ajouté une petite carte mentionnant que la poupée et le chocolat avaient été pour elle les toutes premières preuves de la bonté divine et qu'elle devait sa vocation à mon article. C'est pour cette raison qu'en entrant au couvent elle avait pris le nom de Rose-Marie.
En l'honneur de Dieu, qui a voulu se servir de mes pauvres paroles pour faire d'une petite réfugiée un ange de charité, voici l'article de la pauvre petite Rose-Marie :
Rose-Marie, je ne t'ai jamais rencontrée, et je te connais seulement par la triste photo qui m'a été envoyée. Mais je sais que tu vis dans un camp, et ainsi je comprends bien pourquoi tu as l'air d'une petite fleur fanée, pour qui mieux vaudrait être cueillie bien vite.
Moi aussi, j'ai été dans un camp. Non pas comme réfugié, ni pour y vivre dans un baraquement. Non, j'y étais seulement en visite. C'était pour voir. Pour distribuer des cigarettes et des bonbons. Pour chercher en vain le mot qui puisse consoler. Pour finir par donner seulement la main et m'en aller découragé. J'ai essayé honnêtement de faire quelque chose de bien. J'ai fait un discours aux réfugiés. Je ne sais pas si cela les a aidés. Cela n'a pas aidé Friedhilde avec qui pourtant j'ai encore parlé pendant une heure au moins. Oui, j'ai fait mon possible, mais je n'ai pas pu la convaincre. Elle demeurait aussi désespérée qu'auparavant. Et le lendemain matin elle était morte. Les veines ouvertes. Suicide... C'était ainsi lorsque je visitai ce camp. Et je puis imaginer le reste. Les vols et les disputes ; la vie brutale dans les baraquements, le jour et la nuit ; des lits partout, l'un au-dessus de l'autre, l'un à côté de l'autre, l'un derrière l'autre ; avec des garçons et des filles, des hommes, des femmes et des enfants ; des hommes passionnés, des déracinés, sans terre et sans famille, déshumanisés et humiliés au point d'être devenus des fauves, grognant de faim, qui saisissent et dévorent tout ce qui tombe sous leurs griffes.
Anne-Marie, quel âge as-tu ? Sept ans ? C'est beaucoup trop jeune pour l'enfer. Évidemment, l'éclat de l'étonnement s'est éteint dans tes yeux, car il n'y a rien que tu ne saches déjà. Et tu as dû apprendre toutes choses, ternies, sans secret, sans pudeur, brutalement.
Où est ton père ? A-t-il été tué, comme tant de papas — deux par semaine — dans une rixe au camp Valka à Nuremberg ? Ou est-il porté manquant en Russie ? Tombé ? Prisonnier en Sibérie ? A-t-il quitté ta maman ? Est-il mort de tuberculose ?
Heidemarie, si tu avais un père courageux, fort, gentil, tu ne devrais sûrement pas avoir l'air si triste sous le portail de ce baraquement en bois ! Il te prendrait sûrement sur ses épaules, pour te porter loin d'ici, à grands pas, en chantant, en gambadant... vers une petite maison blanche aux tuiles rouges, un plumet de fumée bleue montant de la cheminée, et avec un petit lit tout blanc pour dormir...
Et ta mère ? Ou peut-être n'as-tu plus qu'une grand-mère ? Ou une vieille tante ? Tu as peut-être quand même une mère, mais elle pleure beaucoup et elle est malade de nostalgie. Sa voix est peut-être devenue rauque et elle jure contre les hommes ? Ou t'a-t-elle battue parce que tu la dérangeais derrière la couverture râpée, dans le coin, près de son ami que tu dois appeler « mon oncle » ? Marie-Louise, ne sois pas fâchée contre elle, parce qu'elle est encore plus pauvre que toi. Rose-Marie, Marie-Louise, Anne-Marie, Heidemarie... Je ne sais même pas comment tu t'appelles. Je t'ai seulement appelée ainsi parce que je voudrais confier toutes les Rose, Hilda, Annie et toutes les autres petites filles des camps de réfugiés à la Mère des Douleurs, la Vierge Marie, toute pure, qui sait pourquoi tu es si triste. Car elle aussi a dû s'enfuir avec son Enfant, et c'est pour cela qu'elle aime d'un amour maternel, qui comprend tout, tous les petits enfants dans les camps, et toi aussi. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour Rose-Marie, et pour nous, pauvres pécheurs, et pour le monde criminel, qui se dispute les zones d'influences et les matières premières, au prix des âmes de ces enfants innocents. Faites que nous ne scandalisions plus ses petits. Et faites que, par la justice et l'amour, nous réparions le mieux possible le désastre. Afin que Dieu dans Sa juste colère ne nous maudisse pas. Amen.
De Breslau jusqu'en Inde et de Rose-Marie jusqu'à Rose-Marie... c'est jusque là et plus loin encore que s'étend l'amour qui s'efforce de sécher les larmes de Dieu.

Werenfried van Straaten, o.praem, in Où Dieu pleure